Alexandre Pouchkine

Quatre nouvelles à la Russe:
– Le pope et son valet Balda
– La tsarine et les sept frères
– Le pêcheur et le petit poisson doré
– Le tsar Clairsoleil et son fils

Le pope et son valet Balda

Il était une fois un pope qui ne plaisait pas vraiment au Bon Dieu parce qu’il était paresseux et très avare. Un jour, il se rendit à la foire. Il traînait d’un étal l’autre, cherchant visiblement quelque chose qui ne s’y trouvait pas, quand Balda l’aperçut. Balda ne trouvait pas de travail ces derniers temps. Quand il vit le gros ventre du pope et sa bouche encore grasse des saucisses de son petit déjeuner, il se dit que peut-être il avait là l’occasion de trouver un emploi.
– Que vous êtes matinal, mon père ! s’exclama-t-il en s’inclinant respectueusement devant le pope. Cherchez-vous quelque chose ?
– Je cherche un valet, mais pas n’importe lequel ! Mon valet devra faire la cuisine, le ménage, il devra couper du bois, labourer mes champs, prendre soin de mes chevaux, mener les moutons au pâturage et traire les vaches. Mais surtout, qu’il ne vole pas dans mon garde-manger et qu’il ne boive pas en cachette à mes tonneaux ! Je ne veux pas qu’il me coûte plus que les services qu’il me rend. Allez, laisse-moi passer ! Tu ne peux rien comprendre à ce que je raconte.
– Mais si, je comprends très bien, répondit Balda avec enthousiasme. Je suis celui que vous cherchez ! Je travaillerai pour une simple assiette de purée. La seule chose que je vous demande, c’est de pouvoir vous donner trois gifles à la fin de mon année de service.
– Ça alors ! s’étonna le pope. Je n’ai jamais entendu une chose pareille ! Un valet gifler un homme de Dieu ? N’est-ce pas là un péché ? Je dois y réfléchir. Mais comme le pope était très avare, sa réflexion fut de courte durée : trois gifles, ça ne coûtait rien. Alors, il tapa la main de Balda et l’affaire fut conclue. Balda travaillait beaucoup. Il se levait avant l’aube et allait labourer les champs. De retour avant le chant du coq, il donnait à boire aux chevaux et s’affairait dans la cuisine. Bientôt, le feu crépitait dans l’âtre, la terrasse était balayée, la salle rangée, le fumier sorti, les animaux allongés sur de la paille fraîche… Balda n’arrêtait pas. Il mettait des gâteaux dans le four, faisait sauter des crêpes et invitait toute la famille à prendre un délicieux petit déjeuner. La femme du pope chantait les louanges de Balda. Sa fille, une jeune demoiselle belle comme une image, l’appelait par ici et par là, et Balda, avec le sourire, faisait ses quatre volontés. Le pope paresseux ne sortait plus de son lit. Ainsi le temps passa très vite… L’année de service de Balda s’achevait, le pope pensa avec inquiétude aux trois gifles promises. Il ne dormit plus, ne mangea plus…
– Que t’arrive-t-il ? lui demanda sa femme. Le pope fut soulagé de pouvoir tout lui raconter.
– J’ai une idée, dit-elle, je crois savoir comment éviter les trois gifles. Demande à Balda d’exécuter une tâche qu’il ne saura pas faire. Il aura ainsi rompu son contrat et toi le tien !
– Tu es une femme merveilleuse ! s’exclama le pope réjoui, et il fit venir Balda sur-le-champ.
– Ton contrat arrive à sa fin, dit-il, et tu auras bientôt droit à ta récompense, mais avant, il faut que tu fasses encore quelque chose pour moi. Il y a des années, j’ai signé un accord avec les diables, ils devaient me payer un impôt, mais ils ne l’ont jamais fait. Va chercher ce qu’ils me doivent ! Balda ne protesta pas. Il partit vers la mer. Arrivé sur la grève, il frappa la surface de l’eau avec une corde.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama Lucifer sortant de sous terre.
– Mes hommages, seigneur de l’enfer, grimaça Balda. J’ai l’intention d’agiter les vagues de la mer avec cette corde magique, de provoquer une tempête en enfer et d’en sortir tous les diables comme des taupes de leur terrier.
– Que t’avons-nous fait ? demanda Lucifer très inquiet. Pourquoi veux-tu nous punir d’une manière aussi épouvantable ?
– Vous avez signé un accord avec le pope, mais vous n’avez pas tenu vos engagements.
– Si nous avons oublié quelque chose, protesta Lucifer, nous nous acquitterons de notre dette. Mais je t’en prie, laisse-nous en paix ! Tu es venu chercher de l’argent ? Eh bien ! Avant que tu n’éternues trois fois, mon petit-fils sera là et s’occupera de ton affaire. Sur ce, il disparut sous terre. Balda, satisfait, éternua bruyamment. Et le petit-fils de Lucifer apparut devant lui, ronronnant comme un chat.
– Mon grand-père a perdu la tête, dit-il. Qui a jamais entendu dire que les diables payaient des impôts aux mortels ? Tu te moques de nous. Balda ne se laissa pas impressionner et il se remit à frapper la mer de sa corde.
– Attends, attends ! cria le diable. Je te propose un marché. Je vais apporter de l’or. Nous allons faire le tour de la mer en courant et le vainqueur le gardera.
– Toi alors, tu n’es pas bête ! dit Balda en riant. Tu es sûr que l’homme ne peut pas dépasser le diable et que tu vas par ce moyen éviter de payer ta dette ! Je n’ai pas envie de courir aujourd’hui, ajouta-t-il, et je vais laisser ma place à mon petit frère. Balda s’enfonça dans la forêt de bouleaux toute proche. Il se cacha dans les buissons et attrapa deux lapins. Il les mit dans son sac et retourna près du diable.
– Mon petit frère est impatient de comparer sa rapidité avec la tienne, déclara Balda en tenant un lapin par les deux oreilles.
– Je n’ai pas peur d’une chose aussi minuscule, dit le diable avec mépris.
– Méfie-toi ! répliqua Balda. Le diable et le lapin partirent. Le diable courait, sans oser se retourner. Le lapin, lui, dès qu’il avait senti qu’il était libre, était rentré chez lui dans la forêt. Pendant ce temps, Balda se reposait, allongé sur la plage, il comptait les nuages. Soudain, il entendit un roulement comme si un troupeau de chevaux s’approchait de lui. Il plongea sa main dans le sac et en sortit le deuxième lapin.
– Repose-toi, petit frère, lui dit-il en le caressant. Tu voudrais courir encore, mais le diable en a assez pour aujourd’hui. Le diable, essoufflé, faillit pleurer tant il était en colère.
– Comment est-ce possible ? bégaya-t-il. Comment a-t-il pu arriver avant moi ? Je ne l’ai même pas vu me dépasser.
– Mon petit frère est si rapide qu’on n’arrive même pas à le voir, dit le malin Balda. Mais assez de bavardages, va chercher l’or ! Le diable rentra chez lui et dut subir les sévères reproches de son grand-père.
– Un diable ne donne jamais d’argent à un homme cria ce dernier hors de lui. Il faut trouver un moyen de le tromper. Pendant qu’ils cherchaient comment ils pourraient bien faire, Balda s’impatientait. Il frappa la surface de l’eau avec sa corde.
– Retourne voir ce fou furieux, ordonna Lucifer à son petit-fils, ou il va inonder l’enfer.
– Arrête, Balda ! supplia ce dernier en arrivant. Tu aura ton or mais à une condition. Nous allons lancer un bâton. Chacun choisira son but. Celui qui l’atteindra avec le plus de précision, gardera l’or. Quel but choisis-tu ?
– Le nuage, là-bas ! répondit Balda. Je l’atteindrai en plein milieu ! Non seulement j’aurai mon or, mais vous pourrez vous attendre au pire !
– Au pire ! soupira le diable, affolé. Et il courut voir son grand-père pour prendre conseil. Soudain, un bruit terrible retentit au-dessus de leur tête. Balda fouettait littéralement la surface de la mer avec sa corde !
– Vous essayez encore de me duper, diablotins hurlait-il d’une voix de stentor. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Je vais vous verser sur la tête la mer entière avec tous ses monstres marins ! Lucifer tira son petit-fils par l’oreille et l’obligea à retourner parlementer.
– Calme un instant ta colère, murmura le petit diable.
– Sais-tu à qui tu parles ? hurla Balda. Je suis le valet du grand pope. Et toi, enfant du diable, tu vas faire ce que je te dis.
– Que proposes-tu ? demanda le diable.
– Tu vois ce cheval dans la prairie ? dit Balda sarcastique. Eh bien, soulève-le et porte-le jusqu’où tu pourras. J’en ferai autant. Que le meilleur gagne ! Si tu perds, je veux mon or sur-le-champ en espèces sonnantes et trébuchantes. Le diable gonfla ses pectoraux et se plaça sous le cheval. Il eut beau mobiliser toutes ses forces, souffler, suer, il ne parvint à le soulever que de quelques centimètres. Il fit quelques pas, tituba et s’écroula par terre.
– Diable stupide ! dit Balda. Ce que tu arrives à peine à soulever avec tes bras, je le soulève entre mes jambes ! Balda sauta sur le dos du cheval et partit au galop dans la prairie. L’animal semblait voler et ne touchait presque pas le sol de ses sabots. Le diable s’enfuit, tremblant de peur.
– Vite ! Vite, Lucifer, donnez-lui de l’or ou nous sommes perdus ! criait-il. « Rien ne sert de discuter », pensa Lucifer, mortifié. Et il lança sur terre, aux pieds de Balda, un sac d’or, plus gros que le ventre du pope. Balda mit le sac sur son dos et rentra joyeusement à la maison. Le pope le vit arriver de loin par la fenêtre. Cette fois, il devait se préparer à recevoir ses trois gifles ! Il avait tellement peur que, ne trouvant pas d’autre solution, il alla se cacher sous les jupes de sa femme. Mais Balda le sortit de sa cachette en le tirant par l’oreille.
– Voici ton or, dit-il. Comme les bons comptes font les bons amis, je réclame ma paye.
– Je ne veux pas de cet argent, pleura le pope, c’est celui du diable ! Garde-le ! Balda n’en démordait pas. Il voulait sa paye. A la première gifle, le pope se retrouva au plafond. A la deuxième gifle, les mots se mirent à se mélanger dans sa tête, tant et si bien qu’il en perdit l’usage de la parole. A la troisième gifle, il devint totalement idiot.
– Tu as vécu du dur labeur d’autrui sans rien donner en échange, lui dit alors Balda. Eh bien, tel est pris qui croyait prendre ! C’est ton tour maintenant de ne rien avoir en échange : même avec l’or du diable, tu ne pourras te racheter la raison !

La tsarine et les sept frères

Il était une fois un tsar très puissant, dont l’épouse était extrêmement belle. Il l’aimait par-dessus tout et ne pouvait imaginer la quitter un seul instant. Un jour, un homme, jaloux de son bonheur, vint dire au seigneur du pays voisin que le tsar préparait une offensive contre lui, qu’il rassemblait sur ses frontières une grande armée et qu’il allait bientôt l’attaquer. Le seigneur décida aussitôt de le devancer. Quand le tsar apprit que son voisin avait levé ses troupes, il fut accablé. Depuis toujours, il n’avait cesse de maintenir la paix. Il partit donc avec sa suite pour régler ce malentendu et conclure une paix durable avec le seigneur voisin. La tsarine supportait très mal d’être séparée de son mari. Elle restait tout le jour assise à sa fenêtre à regarder le paysage. Ainsi vit-elle successivement fondre la glace sur la rivière, fleurir les arbres au printemps, mûrir le blé sous le chaud soleil de l’été, tomber les feuilles en automne, puis danser les premiers tendres flocons de neige de l’hiver. Neuf mois s’étaient écoulés et le tsar n’était toujours pas revenu. Le jour de Noël, la tsarine donna naissance à une magnifique petite fille. Les cloches sonnèrent pour fêter l’heureux événement et, comble de bonheur, le tsar rentra enfin de son long voyage. Il avait conclu une paix durable avec son voisin. Mais le bonheur est fugace. Quand on croit le tenir, il s’enfuit comme un oiseau apeuré. Lorsque la tsarine aperçut le visage de son bien-aimé, son coeur s’arrêta de battre. Elle lui sourit pour la dernière fois et mourut dans ses bras. Le tsar faillit perdre la raison, tant son chagrin était grand. Le temps guérit, dit-on, toutes les peines. Un an passa, puis deux, puis trois… et un jour, le tsar prit une autre femme pour s’occuper de sa petite fille. Elle était belle comme l’étoile du Berger et ses yeux brillaient de mille feux comme des diamants. Mais elle était aussi orgueilleuse et cachait son âme noire sous une gentillesse feinte. La nouvelle tsarine possédait un miroir magique. Elle passait le jour entier à s’y admirer.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demandait-elle sans cesse.
– C’est toi, ma maîtresse, la plus belle de toutes, répétait le miroir. La tsarine n’avait pas même un regard pour la fille du tsar qui grandissait de l’autre côté du palais. C’était maintenant une jeune fille aux yeux limpides, aux sourcils noirs et bien dessinés, à la peau blanche comme les perles. De plus, elle était modeste et agréable. Quand elle promit son coeur au jeune prince Yélissi, son père en fut heureux. Il lui offrit pour dot une douzaine de châteaux forts et sept villes, puis il prépara la noce. La deuxième tsarine se prépara elle aussi. C’était comme si elle allait elle-même se marier. Elle mit sa plus somptueuse robe, brodée de perles, et se regarda, satisfaite, dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle de toutes les femmes, répondit-il, c’est la jeune princesse. A son éclat rien n’est pareil. Une immense colère envahit la tsarine.
– Arrête de mentir, stupide miroir ! hurla-t-elle. Comment oses-tu me comparer à cette jeune personne ? Elle, la plus belle ? Regarde donc mes yeux ! Ils brillent comme des diamants. Et mon visage ? On dirait une rose épanouie. Avoue ! Je n’ai pas d’égale au monde.
– Tu ne pourras pas faire d’un mensonge une vérité, ni d’une vérité un mensonge. La plus belle de toutes les femmes est la jeune princesse. La tsarine, furieuse, jeta le miroir sous son lit et appela Tchernoukha, sa femme de chambre.
– Ecoute-moi bien, lui dit-elle. Tu vas attirer la princesse au plus profond de la forêt, l’attacher à un arbre et la laisser à la merci des animaux sauvages. Elle ne mérite pas autre chose ! Tchernoukha fut saisie d’effroi, mais n’osa protester. Elle craignait cette maîtresse cruelle qui n’hésitait pas à la fouetter. Quelques instants plus tard, elle s’approchait de la princesse, lui chuchotait à l’oreille qu’elle avait quelque chose de mystérieux à lui montrer et lui donnait rendez-vous dans la forêt. Comme les plumes sont liées aux oiseaux, la curiosité est liée aux femmes. La jeune fille se rendit donc à travers les marécages dans la forêt profonde. La domestique se saisit d’elle et l’attacha à un arbre avec une corde.
– Tchernoukha, pourquoi es-tu si fâchée ? demanda la jeune fille, la voix tremblante. Si je t’ai fait du mal, dis-le-moi, je te demanderai pardon à genoux. La femme de chambre, qui n’était pas méchante, ne put résister : elle détacha la jeune princesse.
– Va où tes yeux te guident, la supplia-t-elle. Ne reviens pas au palais, ta belle-mère te tuerait ! Bientôt, on commença à chercher la princesse. Les gardes fouillèrent le palais de fond en comble, mais en vain : la princesse était introuvable. Pendant ce temps, la pauvre jeune fille errait dans la forêt à travers les buissons épineux. A l’aube, épuisée, elle aperçut une cabane. Elle allait s’approcher quand un chien aboya et s’élança vers elle. La princesse prit peur, mais le chien lui fit fête comme s’il la connaissait depuis toujours. Il l’entraîna vers une courette bien tenue, juste à côté d’un petit jardin plein de fleurs. La maison était silencieuse, comme si tout le monde dormait.
– Il y a quelqu’un ? demanda la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille poussa la porte qui émit un léger grincement et jeta un coup d’oeil à l’intérieur : de jolis tapis brodés ornaient les murs, une grande table de chêne trônait au centre et le feu crépitait dans un vieux poêle.
– Il y a quelqu’un ? répéta la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille pensa que les habitants de cette maison avaient dû sortir un moment et décida de les attendre. Pour passer le temps, elle donna un coup de balai sur le sol, nettoya la mèche de la lampe à huile, coupa du bois et raviva le feu dans le poêle. Elle n’avait pas dormi de la nuit et, comme elle était très fatiguée, elle s’allongea sur un banc pour se reposer. Elle s’endormit aussitôt. Le temps passa comme l’eau de la source. Au loin, les cloches sonnèrent les douze coups de midi. Le portail du jardin grinça et, sur le seuil de la maison, apparurent sept frères vigoureux.
– Comme c’est propre ! s’exclama le plus âgé d’entre eux en secouant la tête. On dirait que quelqu’un est passé par ici. Qui es-tu, cher hôte ? N’aie pas peur, montre-toi. Si tu es un vieillard, nous serons volontiers tes petits-enfants. Si tu es un jeune homme, tu seras notre frère. Si tu es une femme âgée, nous te serrerons dans nos bras comme notre mère et si tu es une jeune fille, tu seras notre soeur. La jeune princesse se réveilla, se leva de son banc, sourit à ses hôtes en leur souhaitant le bonjour et les pria de l’excuser d’avoir franchi leur porte en leur absence. Les sept frères en restèrent médusés. Ils n’avaient jamais vu une telle beauté.
– Que les bras m’en tombent, chuchota le cadet, si ce n’est pas la jeune princesse, la fille de notre tsar que l’on cherche partout. Les sept frères prirent soin de la princesse. Ils lui donnèrent la place d’honneur à leur table, lui offrirent des gâteaux et coururent chercher du cidre. La princesse mangea peu, mais de bonne grâce. Puis ils l’installèrent dans une charmante chambre sous les combles et lui offrirent un lit confortable, pour qu’elle s’y repose. Un jour suivait l’autre… La jeune fille ne s’ennuyait jamais : elle faisait de la couture, lavait le linge, nettoyait la maison et cuisinait ce que les sept frères ramenaient de la chasse. Ces derniers étaient pleins d’énergie. Ils ne restaient jamais longtemps à la maison. Ils chassaient, parcourant la forêt profonde en tous sens, se battaient contre les Tatars et les Turcs, mais rentraient toujours avec plaisir à leur logis. Les sept frères étaient tombés amoureux de leur charmante maîtresse de maison. Ils faillirent même se battre pour elle ! Et puis un jour, après avoir longtemps discuté entre eux, ils frappèrent doucement à la porte de la chambre sous les combles.
– Vas-y, parle ! dirent six des frères au plus âgé d’entre eux.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda la princesse en riant. J’espère que vous ne tremblez pas de peur devant une jeune femme ! Dites-moi ce que vous avez sur le coeur. – Princesse, déclara le plus âgé des frères, tu es notre chère soeur, tu t’occupes de nous comme une mère le ferait. Mais un homme a des yeux et un coeur et ne peut résister longtemps devant la beauté et la grâce. Je vais te l’avouer sans grands discours. Nous t’aimons tous, chère princesse. Choisis parmi nous selon tes sentiments. Les autres ne se fâcheront pas, et tu resteras leur soeur comme avant.
– Je vous aime tous, autant les uns que les autres, répondit doucement la princesse, vous m’avez si bien accueillie ! Vous êtes sages et courageux, mais j’ai déjà donné ma parole au prince Yélissi que j’aime de tout mon coeur. Le silence s’installa dans la pièce. Puis, soudain, les sept frères éclatèrent de rire.
– Princesse, dit l’un d’entre eux, excuse notre bêtise. Nous ne savions pas que tu étais fiancée. Oublie ce que nous t’avons dit. Nous serons tes frères fidèles. Pendant tout ce temps, au palais, la tsarine était toujours fâchée avec son miroir. Mais ses flatteries lui manquaient. Aussi le sortit-elle de dessous son lit.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle, répondit le miroir, c’est la jeune princesse qui vit chez les sept frères dans une maison de l’autre côté de la forêt. La tsarine enragea, ses cris retentirent dans tout le palais.
– Infâme traîtresse ! hurla-t-elle à l’adresse de Tchernoukha qu’elle avait fait appeler. Comment as-tu pu me mentir avec tant d’effronterie ? Pars sur-le-champ dans la maison des sept frères ! Et fais disparaître la princesse ou je te mets dans les mains du bourreau ! Tchernoukha, affolée, n’avait plus qu’à obéir. Elle se déguisa en vieille religieuse et partit pour la forêt. La princesse était assise près de la fenêtre et regardait dehors en rêvant, quand le chien se mit à aboyer. Lui, d’habitude si calme, hurlait comme un loup en voyant venir une vieille religieuse. Elle se leva pour calmer l’animal, mais rien n’y fit. Il grogna même quand elle voulut s’approcher de la religieuse pour lui donner un morceau de pain.
– Qu’as-tu aujourd’hui, mon chien ? s’étonna la princesse. Laisse-moi passer, tu ne me reconnais plus ? Mais le chien grognait toujours, tous crocs dehors. La princesse n’eut pas d’autre solution que de lancer le morceau de pain à la vieille femme par-dessus la tête du chien enragé.
– Dieu te protège, murmura la religieuse. J’ai quelque chose à te donner en échange de ton morceau de pain. Elle sortit de dessous son habit une belle pomme rouge et la lança à la jeune fille.
– Bon appétit ! dit-elle. Tu verras, cette pomme est douce et juteuse. Puis, elle fit demi-tour et repartit vers la forêt. La princesse rentra dans la maison, suivie par le chien qui grognait toujours.
– Tais-toi, mon chien ! Calme-toi, dit-elle distraitement en s’asseyant a son rouet. Elle regarda la pomme brillante qui sentait si bon. Elle la coupa en deux. A l’intérieur se cachait une belle étoile de graines brun foncé. « Cette étoile va sûrement m’apporter du bonheur », se dit la jeune fille. Et elle croqua dedans. Dans l’instant même, elle poussa un petit cri et tomba par terre. Les sept frères revinrent bientôt de la chasse. Ils appelèrent leur soeur chérie, mais, à leur grande surprise, elle ne répondit pas. Le chien se mit à hurler à la mort sur le seuil de la porte.
– Vite, mes frères ! s’écria le plus âgé. Il est arrivé quelque chose ! Ils se précipitèrent à l’intérieur de la maison et découvrirent la jeune fille couchée à terre. Elle ne bougeait plus, ne respirait plus.
– Réveille-toi, petite soeur ! dirent-ils tous ensemble en lui caressant les joues et en arrosant son front de larmes. Le chien grogna de nouveau. Il attrapa la pomme qui avait roulé sous le banc et y planta ses crocs avec rage. Il hurla de douleur et s’effondra. Les frères comprirent alors que la pomme était empoisonnée. Ils s’agenouillèrent à côté de la princesse et se mirent à prier. Puis, ils l’enveloppèrent dans un suaire, posèrent son corps sans vie sur un lit et l’ornèrent des plus belles fleurs de la prairie. Ils veillèrent pendant trois jours et trois nuits. Tout au long de ces heures, ils espéraient que leur soeur allait se réveiller et que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar. Le quatrième jour, ils couchèrent le corps de la princesse dans un cercueil en pur cristal et le portèrent dans la forêt. Ils ne voyaient plus rien à travers leurs larmes et trébuchaient sans cesse, mais ils parvinrent néanmoins dans un labyrinthe de rochers où ils plantèrent six colonnes, sur lesquelles ils suspendirent le cercueil avec des chaînes d’or.
– Dors, chère soeur, belle princesse. Ton prince Yélissi ne te prendra plus jamais dans ses bras, ton aimable sourire ne nous enchantera plus. Dors, soeurette, tu appartiens à Dieu désormais. Au palais, la tsarine se regardait dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– C’est toi, ma maîtresse, répondit celui-ci. La méchante femme se mit alors à danser et à tourbillonner comme un vol de papillons multicolores. Le prince Yélissi était accablé par le chagrin. Il errait de par le monde. Certains le prenaient pour un fou, d’autres riaient de lui, mais rien n’altérait son désir de retrouver sa bien-aimée. Un jour, épuisé par une longue marche, il s’allongea dans l’herbe, les yeux levés vers le ciel.
– Cher soleil, murmura-t-il, tu voyages du matin au soir, tu regardes la fourmilière humaine, tu peux voir chaque coin perdu de la terre, aie pitié de moi. N’as-tu pas vu quelque part la jeune princesse, ma belle fiancée ? Le soleil secoua sa tête dorée.
– Je suis vraiment désolé, répondit-il, mais je n’ai vu ta belle fiancée nulle part. Qui sait si elle est encore en vie… Peut-être qu’elle se cache pour je ne sais quelle raison, peut-être veut-elle tout simplement te faire souffrir un peu. Ou peut-être encore ne sort-elle que de nuit… Demande à la lune, elle voit tout ce qui se passe la nuit. Le jeune prince remercia le soleil et attendit patiemment la venue de la nuit.
– Lune, appela-t-il dès qu’elle se montra au-dessus des montagnes, voyageuse nocturne, tu marches dans la foule des étoiles, tu chasses les ombres noirs de la nuit, tu vois tous les coins sombres. N’as-tu pas aperçu ma belle fiancée ? Mais la lune secoua sa chevelure argentée.
– Je suis désolée, dit-elle tristement, mais je ne l’ai pas vue. Peut-être est-elle passée au moment où le vent m’a soufflé de la poussière dans les yeux. Lui qui est partout te sera sûrement de bon conseil. Yélissi partit aussitôt à la rencontre du vent :
– Vent, cher vent ! lui dit-il. Tu chasses les nuages dans le ciel et les vagues à la surface de la mer, tu passes à travers chaque fente, tu sais tout, tu as été partout. N’as-tu pas vu ma chère et belle fiancée ?
– Je suis navré de t’apprendre une si mauvaise nouvelle, dit le vent en soupirant. J’ai vu ta fiancée. Elle repose dans un cercueil de cristal au coeur d’un labyrinthe de rochers. Elle est pâle et inanimée. Et le vent s’envola au loin, laissant le prince à son chagrin. Celui-ci resta longtemps immobile, foudroyé par la douleur, puis il réunit ses dernières forces pour monter sur son cheval et partit chercher la tombe de sa fiancée. Il voulait voir encore une fois son beau visage et lui faire un dernier adieu. Son voyage fut long et difficile, mais il finit, un jour, par arriver en vue du labyrinthe de rochers. Dans le cercueil de cristal, suspendu par des chaînes d’or, reposait la belle princesse. Elle avait l’air de dormir. Le prince ne put retenir son chagrin. Il se jeta sur le cercueil et frappa de ses poings avec une telle violence que le cristal se brisa. La belle princesse soupira et ouvrit les yeux !
– J’ai dormi si longtemps ! s’étonna-t-elle. Elle trembla et tendit les bras vers Yélissi qui la serra contre son coeur, la couvrit de baisers, puis la souleva et l’emmena très loin du labyrinthe de rochers, dans une prairie inondée de soleil. Quelques instants plus tard, ils galopaient ensemble vers la cour du tsar. La tsarine, comme chaque matin, contemplait son reflet dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ?
– La plus belle est la jeune princesse, répondit le miroir. La tsarine poussa des cris de démente et jeta au loin son miroir qui alla se briser contre un mur. Puis elle sortit de sa chambre et se trouva face à la jeune princesse. Elle était plus belle que jamais, et l’éclat de cette beauté fut si intense que la tsarine ne put le supporter. Son coeur jaloux et méchant s’arrêta de battre. Elle tomba par terre comme une herbe coupée. Que vous dire de plus ? La noce fut magnifique, on dansa, on se régala de plats exquis, on but de délicieuses boissons rafraîchissantes. Le soleil en personne souhaita bonheur et amour au prince Yélissi et à sa belle et tendre femme. J’y étais, mais le lendemain à l’aube, je suis reparti de par le monde.

Le pêcheur et le petit poisson doré

Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue que même les plus pauvres auraient refuser d’occuper, mais eux ne s’en plaignaient pas. Depuis trente-trois ans, le vieil homme et sa femme étaient heureux ensemble. Parfois ils se chamaillaient, mais cela n’avait jamais beaucoup d’importance. Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu’il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Dans la vie, les mauvaises périodes alternent avec les bonnes. Or, au moment où commence cette histoire, rien n’allait. C’était comme si tous les poissons de la mer étaient partis vers d’autres océans. Le vieil homme avait beau s’obstiner, il ne pêchait plus rien. Un matin, il jeta son filet, mais ne remonta à la surface que de la boue.
– Qu’est-ce que cela veut dire ! marmonna-t-il, furieux, en lançant à nouveau son filet.
– Aie, Ô, que c’est lourd ! souffla-t-il soudain plein d’espoir. Mais dans le filet, il n’y avait qu’un tas d’algues vertes.
– Je vais essayer une troisième fois, se dit-il, en pensant à sa femme qui n’avait rien à manger. Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l’eau en tentant de le sortir. Il mobilisa toutes ses forces, tira, tira… Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il ne vit frétiller au milieu des mailles qu’un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s’il était d’or pur.
– Maudit poisson ! se lamenta le pêcheur. Ma femme va t’avaler en une bouchée et moi, je n’aurai même pas une écaille à me mettre sous la dent !
– Laisse-moi retourner dans la mer, dit alors le poisson, je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux. Le vieil homme sursauta. Depuis le temps qu’il était pêcheur, il n’avait jamais entendu un poisson parler !
– Eh bien, soit, va-t’en ! Nage où bon te semble, dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. De toute façon, on se serait étranglé avec tes arrêtes ! Il se faisait déjà tard. Le vieil homme ramassa son filet et rentra chez lui. Sa femme l’attendait. Les casseroles vides étaient posées près du feu. Le vieil homme ne savait pas quoi faire pour la consoler. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré qui parlait d’une voix si douce.
– Il m’a promis d’exaucer chacun de mes voeux, lui dit-il, mais rien ne m’est venu à l’esprit.
– Quel imbécile tu fais ! s’écria-t-elle. Rien ne t’est venu à l’esprit ! Tu pouvais au moins demander un baquet neuf, le nôtre a plus de trous que tes chaussures ! Retourne au bord de l’eau et demande cette faveur à ton petit poisson doré ! Il n’y avait rien à répliquer, le vieil homme retourna sur le rivage. En chemin, il se répétait sans cesse le souhait de sa femme pour ne pas l’oublier.
– Poisson, joli petit poisson doré, appela-t-il en direction des vagues. Viens, je t’en prie, je dois te parler. La mer s’agita et le petit poisson doré sortit des profondeurs. – Tu en fais du bruit, dit-il, je ne suis pas sourd. Aurais-tu un souhait à formuler ? N’aie pas peur, exprime ton voeu le plus secret. Je t’ai donné ma parole et je la tiendrai. – Ne te fâche pas, soupira le vieil homme. Ma femme n’est pas contente, elle dit que nous avons besoin d’un baquet et que j’aurais pu te le demander. Si tu n’en trouves pas un neuf, qu’importe, du moment qu’il n’ait pas de trou.
– Sois tranquille, dit gentiment le poisson, un baquet se trouve facilement. Rentre chez toi. Le pêcheur rentra chez lui en sautillant comme un jeune homme. Sa femme allait être contente. En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d’avoir l’air réjouie, elle était furieuse.
– Quel idiot ! Quel âne ! Quel bon à rien ! hurla-t-elle en plongeant son bras dans l’eau pour y chercher un chiffon qu’elle lui jeta à la figure.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda le vieil homme stupéfait. Depuis trente-trois ans que nous vivons ensemble tu n’as jamais été comme ça !
– Tais-toi, triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ? Regarde dans quel état est la nôtre. A quoi nous sert d’avoir un nouveau baquet, nous n’allons tout de même pas habiter dedans ! Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer.
– Poisson, joli petit poisson doré, murmura-t-il.
– Que me veux-tu ? répondit le petit poisson d’une voix douce.
– Ne te fâche pas, gentil poisson, bredouilla le vieil homme, mais ma femme désire une maison neuve. Elle ne fait que se lamenter et me traite d’idiot.
– Une maison n’est pas un prix trop élevé pour m’avoir sauvé la vie, répondit aimablement le poisson. Rentre chez toi, j’espère que ta femme sera satisfaite. Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. Quelle ne fut pas sa stupeur de voir, à la place de leur vieille masure en terre battue, une belle maison de bois avec un toit solide, une cave et un grenier. Sa femme l’attendait à l’entrée, assise sur un banc.
– N’as-tu donc pas de cervelle ? vociféra-t-elle. Sa colère était si grande qu’elle faisait des étincelles et c’est miracle si le vieux pêcheur ne prit pas feu.
– Qu’ai-je encore fait ? s’étonna-t-il. N’as-tu pas ce que tu voulais ?
– Tu n’es qu’un nigaud ! Demander au poisson une maison, alors qu’il t’a dit qu’il exaucerait n’importe lequel de tes voeux ! Qu’il garde sa maison, je préfère un château !
Le pauvre pêcheur tremblait maintenant de peur devant sa femme. Elle qui était si calme et gentille s’était transformée en furie. Plongé dans ces pensées, le vieil homme retourna vers la mer. Qu’allait penser le poisson ? se demandait-il avec inquiétude. Pour se redonner courage, il se dit que le poisson ne le mangerait pas et que ce serait bien pire s’il rentrait à la maison sans avoir contenté sa femme.
– Poisson, joli poisson, appela-t-il d’une voix timide.
– Que veux-tu encore ? demanda le poisson doré quelques instants plus tard. N’ai-je pas exaucé ton voeu ?
– Si, bredouilla le pauvre pêcheur, mais ma femme n’est pas contente. Elle ne veut plus d’une maison, elle veut un château. Elle veut porter des habits de velours et de soie, avoir de la vaisselle d’or et des verres de cristal, elle veut être entourée de valets… Elle mériterait une correction, mais je n’ose pas.
– Tu es un brave homme, dit le petit poisson. Retourne chez toi, ta femme sera satisfaite. Et sur ce, il disparut dans les vagues bleues de la mer. Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d’albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets et, jamais satisfaite, les giflait ou leur tirait les cheveux pour se faire obéir. Le vieil homme ne voulut pas en croire ses yeux. Le spectacle était trop affligeant.
– C’est moi, lui dit-il d’une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. Es-tu satisfaite maintenant ? La vieille femme le regarda avec mépris.
– Que veux-tu, misérable ? Retourne à l’écurie ! Change le fumier, porte de l’eau et de la nourriture aux chevaux. Quand tu auras fini, tu pourras dormir avec eux sur la paille. Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu’était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l’écurie. Une semaine passa… puis une autre… Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Elle changeait de vêtements à longueur de journées et passait son temps à s’admirer dans les miroirs. Les domestiques étaient intarissables de compliments, mais tous, dans son dos, disaient du mal d’elle. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l’écurie.
– Par ta faute, dit-elle d’une voix désagréable, je ne suis qu’une comtesse insignifiante. Si tu avais eu un peu de plomb dans la cervelle, tu aurais demandé au poisson de me faire tsarine. Il n’est pas trop tard pour bien faire, retourne au bord de la mer !
– Tu es devenue folle ? s’écria le vieil homme avec colère.
– Tais-toi, déguenillé ! répliqua sèchement la méchante femme. Comment oses-tu parler de cette façon à ta maîtresse ? File ! Ou tu seras fouetté ! Le pauvre pêcheur n’avait plus qu’à obéir.
– Poisson, joli poisson doré, murmura-t-il. Je suis si confus… mais ma femme voudrait plus encore…
– Que veut-elle ? demanda aussitôt le poisson.
– Ma femme veut devenir tsarine, dit-il en rougissant de honte.
– Je vais t’aider, répondit le poisson, ayant pitié du brave homme. Ta femme veut devenir tsarine, elle le sera, mais c’est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d’elle. Le pauvre pêcheur n’eut même pas le temps de le remercier, le petit poisson doré avait disparu dans les vagues.
– Ce serait vraiment un comble si ma femme me traitait d’imbécile, pensait-il en rentrant chez lui tout heureux. Au détour du chemin, il resta soudain comme pétrifié. Devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux. Le vieil homme gravit l’escalier monumental et entra dans une vaste salle de réception. Trônant au bout d’une longue table, au milieu de comtes et de comtesses, sa femme tenait à pleine main, comme un sceptre, une énorme cuisse de canard. Un serviteur remplit son verre d’un vin de belle couleur, puis s’inclina jusqu’au sol. La vieille femme mangeait bruyamment, en claquant la langue, puis essuyait sa bouche grasse à même sa jupe. Le vieil homme était si heureux qu’il eut envie de rire.
– Tsarine, dit-il avec respect, j’espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts et que vous me laisserez une place à votre table. Pauvre vieillard ! Il n’était pas au bout de ses peines.
– Disparais de ma vue, misérable ! hurla la vieille femme à son adresse. Ne vois-tu pas que je gouverne ? Elle claqua des doigts et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors. Une semaine passa… puis une autre… et la vieille femme se lassa d’être tsarine. Elle ordonna aux gardes d’aller chercher son mari.
– Retourne voir ton poisson doré, hurla-t-elle dès qu’il eut franchi la porte, et dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! Le poisson doré sera mon serviteur. Le vieil homme n’osa pas répliquer. Il s’inclina et sortit. Il marcha très lentement jusqu’au bord de la mer et s’assit sur la grève. Que faire ? Il avait honte, mais n’avait pas d’autre solution que d’obéir à sa femme. A voix basse, il appela le poisson. L’horizon devint noir comme l’encre, le vent hurla et la mer se déchaîna. – Que me veux-tu encore ? demanda le poisson en colère.
– Ma femme est certes un peu bizarre, mais personne n’est parfait, bredouilla le vieux pêcheur. Pourrais-tu encore une fois exaucer son voeu ? Elle désire devenir la reine de la mer et que tu sois son serviteur. Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l’eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
– Ma femme va être contente, se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu. Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n’y avait plus qu’une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères. La vie est ainsi faite : qui veut trop, n’a rien.

Le tsar Clairsoleil et son fils

Il y a longtemps, dans une pauvre chaumière, vivaient trois soeurs, toutes plus belles les unes que les autres. Elles étaient courageuses et travaillaient du matin au soir. Leur maison était propre et accueillante, ce qui ravissait leur grand-mère Bazilicha, qui aimait rester assise près du poêle à ne rien faire. Un soir, comme à leur habitude, les trois soeurs filaient le lin à leur rouet quand l’aînée, s’abandonnant à la rêverie, murmura :
– Quel bel homme que le tsar Clairsoleil ! On dit qu’il cherche une épouse, gracieuse et travailleuse. S’il pouvait me choisir, je cuisinerais moi-même notre banquet de mariage et j’y inviterais le peuple tout entier.
– Moi, dit la cadette en riant, je fabriquerais une toile très fine et j’offrirais du drap au peuple tout entier.
– Moi, soupira la benjamine, je donnerais tout simplement à mon époux un beau fils, plein de santé. Or, comme le hasard fait bien les choses, le puissant tsar Clairsoleil, qui passait par là, entendit les propos des trois soeurs par la fenêtre restée ouverte et en fut fort ému. Sans hésiter, il entra dans la chaumière.
– C’est toi que je veux pour épouse, dit-il en tendant les bras vers la benjamine. Quant à vous, chères et douces soeurs, vos voeux seront exhaussés. Tu pourras filer le lin tout le jour, dit-il à l’une, et toi préparer tous mes banquets, dit-il à l’autre. Ce qui fut dit fut fait. Le tsar emmena les trois soeurs au palais, l’une tissa des toiles d’une grande finesse, l’autre prépara des mets délicieux et la troisième, devenue tsarine, attendit un enfant. Mais par malheur, le pays fut attaqué par l’ennemi. La mort dans l’âme, le tsar Clairsoleil dut quitter sa femme et partir défendre son pays. Le temps passa et, un jour, la tsarine donna naissance à un très beau garçon en pleine santé. Sans plus attendre, elle écrivit à son époux pour lui apprendre la bonne nouvelle. Mais la naissance de cet enfant ne réjouissait pas tout le monde. Les deux aînées, devenues jalouses du bonheur de leur cadette, voulurent lui nuire.
– Comment faire ? demandèrent-elles à la vieille Bazilicha, jalouse elle aussi.
– C’est facile, répondit celle-ci. Nous allons faire boire le messager et, quand il sera ivre, nous échangerons la lettre de la tsarine contre une autre. Elles firent ce qu’elles avaient convenu. Quand, sur le champ de bataille, le tsar Clairsoleil lut le message, il faillit devenir fou de douleur. Il y était écrit : « Grand tsar, hier, ta mauvaise épouse t’a donné un successeur. Mais ce n’est ni un fils, ni une fille, c’est un monstre mi-grenouille mi-souris. Nous ferons ce que tu nous ordonneras. » La douleur du tsar fit bientôt place à la colère, mais son amour pour la belle tsarine lui fit reprendre ses esprits. « N’agissez pas dans la hâte, écrivit-il à ses conseillers. Je déciderai moi-même que faire de l’enfant quand je reviendrai de guerre. » Le messager chevauche sur son cheval rapide en cachant sur son coeur le précieux message du tsar. Mais, ô malheur, la vieille et méchante Bazilicha l’attendait aux portes de la ville. Elle l’attira dans une taverne et le fit boire. Elle le fit boire tant et tant que, devenu inconscient, il ne se rendit pas compte qu’elle ouvrait sa chemise pour prendre la lettre du tsar et la remplacer par une autre. C’est un message cruel que lurent les conseillers du tsar. « Moi, Clairsoleil, je vous fais part de ma volonté : jetez dans les vagues de l’océan l’enfant et sa mère. Ceci est un ordre, exécutez-le ! » Les conseillers furent horrifiés. Mais que pouvaient-ils faire ? La volonté du tsar était sacrée. A pas lents, la mort dans l’âme, ils se dirigèrent vers les appartements de la tsarine. Ils ne se laissèrent dissuader ni par les larmes de la jeune femme, ni par le merveilleux sourire du petit garçon. Ils firent construire un grand tonneau, y enfermèrent la mère et l’enfant et le firent jeter dans les vagues de l’océan. Mais le tonneau ne sombra pas, il flotta, emportant au loin la tsarine et son petit garçon. La jeune femme serrait fort son enfant et les larmes qui coulaient de ses yeux inondaient le visage du petit tsarévitch. Comme elles étaient chaudes, et pleines d’amour, elles firent grandir l’enfant. Il devint très vite un jeune homme beau et intelligent.
– Belles vagues qui parcourez l’étendue de la mer, supplia-t-il, ayez pitié de la tsarine et du jeune tsarévitch. Emmenez-nous vers la rive, épargnez nos pauvres vies ! La mer alors se souleva et une grosse vague rejeta le tonneau vers une plage déserte. Il roula sur le sable mouillé. Une dernière larme de la tsarine coula sur le visage du tsarévitch et il y trouva les forces nécessaires pour soulever le couvercle du tonneau et le faire éclater en mille morceaux. Ils avaient voyagé au gré des flots, pendant des jours et des jours et ils étaient affamés. Le tsarévitch coupa les deux branches du seul arbre qui poussait dans cette île déserte. De l’une il fit un arc, de l’autre une flèche. Il enleva de son cou le cordon auquel était pendue une croix et l’utilisa pour tendre son arc. Puis, avec son arme de fortune, il partit à la chasse. Il marcha, escalada des rochers, longea la grève sans rencontrer âme qui vive. Soudain, il entendit des cris perçants venant de la mer. C’étaient ceux d’un beau cygne blanc. Un énorme rapace, serres ouvertes, tournait et s’apprêtait à fondre sur lui. Le tsarévitch eut pitié du cygne, il banda son arc et transperça le corps du rapace de sa flèche. L’oiseau, touché en plein coeur, s’abattit dans l’eau comme une pierre. Réunissant ses dernières forces, il ne réussit qu’à griffer le cou élancé du cygne avant de disparaître dans les profondeurs de la mer. Puis, ce fut le silence. Le tsarévitch soupira. Il venait de perdre son unique flèche.
– Ne regrette rien, lui dit alors le cygne. Je te remercie de m’avoir sauvé la vie. Tu viens de tuer un méchant sorcier. Moi non plus, je ne suis pas ce que tu crois. Je saurai te récompenser. Je te viendrai toujours en aide. Bientôt tous tes soucis prendront fin. Le cygne battit lourdement des ailes et s’envola vers l’horizon rougi par le soleil couchant. Le jeune homme prit le chemin du retour, triste de n’avoir rien trouvé à donner à manger à sa mère. Mais celle-ci ne lui fit aucun reproche et l’accueillit avec un sourire. La nuit tombait et tous deux s’allongèrent sur le sable pour dormir. Le tsarévitch fut réveillé par les premiers rayons du soleil. Il n’en crut pas ses yeux : devant lui s’élevaient de puissants remparts, deux tours blanches comme l’écume de la mer, un palais aux coupoles dorées et des églises aux toits argentés. Tout excité, il réveilla sa mère.
– Mère, ma chère mère, dit-il en la prenant par la main, le cygne blanc a tenu parole. Tous nos soucis vont prendre fin. Entrons dans cette ville magnifique, les gens ne nous laisseront sûrement pas mourir de faim. Dès que la tsarine et son fils franchirent les portes de la ville, les cloches se mirent à sonner à tout rompre. Une foule enthousiaste accourut de tous côtés et les popes à genoux remercièrent le ciel. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés. Des carrosses descendirent des comtes et des chevaliers qui s’inclinèrent respectueusement devant le jeune homme et sa mère. Entouré de religieux en grande tenue, le patriarche en personne déposa une couronne finement ciselée de pierres précieuses sur la tête du tsarévitch et, lui donnant sa bénédiction, il l’amena jusqu’à un trône d’or et le fit asseoir. Et c’est ainsi, comme dans un rêve, que le jeune homme devint le maître de la ville aux tours dorées et prit le nom de Kvidon. Le temps passa et, un jour, apparurent à l’horizon les voiles blanches d’un navire. A son bord, les marins étonnés regardaient fixement devant eux, sans en croire leurs yeux.
– Ne nous sommes-nous pas trompés de chemin ? demanda l’un d’entre eux. Cette île a toujours été déserte ! Regardez cette ville, ce palais aux tours blanches et aux coupoles dorées ! Un tir de canon ordonna au navire de jeter l’ancre dans le port et son capitaine n’osa pas refuser. Dès que les marins mirent pied à terre, des messagers s’approchèrent d’eux, leur annonçant que le puissant seigneur Kvidon désirait les recevoir. Au cours du généreux banquet qui leur fut offert, le jeune tsarévitch posa mille questions. Il demanda à ces hommes d’où ils venaient, quelles terres ils avaient parcourues, quelles mers ils avaient traversées, quelles marchandises ils transportaient et à quoi ressemblait le pays de l’autre côté de l’horizon.
– Nous avons navigué tout autour de la terre, répondirent les marins en se vantant. Nous avons acheté des peaux de rennes, des peaux d’hermines blanches comme la neige et d’autres de renards polaires. Si le vent continue de souffler dans nos voiles, nous serons bientôt arrivés sur l’île de Bayan, puis nous naviguerons vers l’est en direction de l’empire du grand tsar Clairsoleil. Kvidon poussa un soupir et but une gorgée d’eau pour faire passer l’amère tristesse qui lui serrait la gorge.
– Bon vent, courageux marins ! dit-il enfin d’une voix ferme. Transmettez au tsar Clairsoleil les salutations cordiales du seigneur Kvidon. Puis il accompagna ses hôtes jusqu’au port. Longtemps, il suivit du regard les voiles blanches du navire. Quand il les vit disparaître, les larmes lui montèrent aux yeux. L’une d’elle tomba dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut sur les vagues.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il. Que regardes-tu à l’horizon ?
– Le navire qui a disparu au loin a emporté une partie de mon coeur. J’aimerais retourner dans mon pays et voir le visage de mon père.
– Ne désespère pas, jeune et beau tsarévitch. Si tu le veux, je te transformerai en moustique. Tu voleras jusqu’au navire, tu te cacheras dans une fente de la coque et pourras retourner chez toi. Le tsarévitch accepta sans hésiter. Le cygne blanc déploya ses ailes, agita la surface de la mer et arrosa le jeune homme de quelques gouttes argentées. Le tsarévitch se transforma alors en un minuscule moustique qui s’envola en sifflant vers le navire. Le vent souffla dans les voiles, le bateau vola vers la terre ferme comme un oiseau blanc. Dès que les marins jetèrent l’ancre dans le port, des messagers arrivèrent pour les inviter à la cour. Peu de temps après, ils s’inclinaient devant le grand Clairsoleil. Son trône était d’or, la salle de réception brillait des mille flammes des chandelles, mais les yeux du tsar étaient plus sombres que le fond de l’océan. Les soeurs de la tsarine, la jalouse fileuse et la mesquine cuisinière, étaient assises à côté du trône. Bazilicha se pavanait.
– D’où venez-vous ? demanda le tsar avec gentillesse. Quels pays avez-vous visités, quelles mers parcourues, quelles merveilles avez-vous admirées ? Les marins racontèrent leur voyage et la plus étrange chose qu’il leur soit arrivée :
– Il y avait jadis, en pleine mer, une île déserte qui n’était rien qu’un amas de rochers au milieu des vagues. Et cette fois-ci, ô miracle, d’imposants remparts s’y élevaient vers le ciel. Il y avait un magnifique palais aux tours blanches et aux coupoles dorées. C’est là que vit le seigneur Kvidon et sa douce et tendre mère. Sache, grand tsar, que ce seigneur t’envoie ses cordiales salutations. Une lueur traversa les yeux du souverain.
– Je souhaiterais voir ce pays mystérieux avant de mourir, dit-il dans un soupir, et je rencontrerais avec plaisir le seigneur Kvidon. Bazilicha et les méchantes soeurs furent saisies par un mauvais pressentiment.
– Tout cela n’est rien ! s’exclama la rusée cuisinière. Ecoutez quelque chose de plus merveilleux encore ! Quelque part dans la forêt profonde il y a un sapin, sous le sapin se trouve une grotte étroite, dans cette grotte vit un écureuil doré qui casse des noisettes dorées. Et dans chaque noisette dorée, l’écureuil trouve un diamant gros comme un poing ! A cet instant, le moustique tournoya autour de la tête de la cuisinière et la piqua à la paupière. Son oeil entier gonfla comme une pastèque mûre. La vieille Bazilicha enleva sa chaussure et leva la main pour en frapper le moustique, mais avant qu’elle ait eu le temps de l’écraser, il s’envola très loin de l’autre côté de la mer. Kvidon rentré chez lui n’était plus qu’un corps sans âme, la tristesse l’avait envahi. Souvent, il venait sur la grève et regardait au loin.
– Pourquoi es-tu triste ? lui demanda un jour le cygne blanc. Kvidon lui raconta la merveille de la forêt lointaine. Sous un sapin au milieu de cette forêt se cache une petite grotte et dans cette grotte un écureuil casse des noisettes dorées dont les fruits sont des diamants.
– Ne te tourmente pas, lui dit le cygne, je connais cette histoire. Il se peut même qu’il s’y cache un peu de vérité. Le cygne battit lourdement des ailes et disparut. Le jeune homme s’apprêtait à faire demi-tour quand, soudain, il s’arrêta pétrifié. Un très haut sapin se dressait devant les portes du palais. Dans ses racines entremêlées se trouvait l’entrée d’une grotte, d’où sortait la tête d’un petit écureuil qui cassait des noisettes dorées contenant des diamants brillants de mille feux. Déjà les gens se pressaient tout autour et la foule murmurait d’excitation. Kvidon remercia le cygne blanc de ce merveilleux cadeau et ordonna au meilleur de ses architectes de bâtir une maison transparente de pur cristal pour le petit animal. Des gardes se relayèrent à son entrée jour et nuit. La plus travailleuse des servantes de la cour reçut pour tâche de soigner le petit écureuil, de lui procurer de douces noisettes et de lui préparer de délicieux gâteaux au miel. Le gardien du trésor en personne eut l’honneur de compter quotidiennement les diamants. Il y en eut très vite tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils formèrent une véritable colline. L’île brillait comme seul le soleil peut le faire. Les marins qui passaient au loin s’interrogèrent sur cette étrange clarté qui les forçait à se protéger les yeux.
– La mer aurait-elle pris feu ? demandait l’un. Est-ce une éruption de volcan ? demandait l’autre. Autant de questions qui restèrent sans réponse jusqu’à ce qu’un tir de canon, leur ordonnant de venir jeter l’ancre au port, leur fit reconnaître la ville aux tours blanches et aux coupoles dorées, la cité du seigneur Kvidon. Comme la première fois, les marins furent invités au palais et Kvidon se montra curieux de leurs aventures.
– Le voyage a été bon, raconta le capitaine. Nous avons acheté sur les rives du Don un troupeau entier de chevaux et, poussés par les vents, nous naviguons à présent vers le pays du tsar Clairsoleil, à l’est de l’île Bayan.
– Transmettez mes sincères pensées au grand tsar, dit le jeune seigneur en souriant tristement. Les marins se régalèrent d’un somptueux festin, puis le jeune Kvidon les raccompagna jusqu’au port. Il resta longtemps à regarder le bateau s’éloigner et, quand celui-ci disparut à l’horizon, une larme chaude coula de ses yeux et tomba dans la mer. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– Mon père me manque, répondit le jeune homme. Je voudrais tant revoir visage.
– Rien de plus simple. Je vais te transformer en mouche et tu pourras voler jusqu’au bateau. Le cygne battit des ailes et arrosa le jeune homme d’une pluie argentée. Kvidon se transforma aussitôt en insecte et alla se cacher dans une fente de la coque du bateau. Le vent fut propice et le voilier arriva bientôt à bon port. Les marchands et les courageux marins furent invités au palais. La petite mouche vola à leur suite. Dans la vaste salle dorée, tous s’inclinèrent profondément devant le grand tsar Clairsoleil. Kvidon remarqua l’infinie tristesse de son père, son regard sombre, qui exprimait une profonde solitude. Par contre, la maligne cuisinière, qui avait toujours l’oeil gonflé par la piqûre du moustique, ainsi que sa soeur la fileuse et la vieille Bazilicha, se rengorgeaient de leur position à la cour. Le tsar salua aimablement les navigateurs et les emmena lui-même vers les tables richement garnies. Au cours du dîner, ils les interrogea sur leur voyage.
– Depuis le temps que nous parcourons les mers, nous avons vu beaucoup de choses étonnantes, raconta l’un des marins, mais cette fois une merveille nous a coupé le souffle. Jadis, au large, se dressait une île rocheuse et déserte. On ne sait par quel miracle de magnifiques coupoles dorées et des tours blanches se sont dressées vers le ciel. Mais ce n’est pas tout ! Aux portes du palais, il y a maintenant une maison en pur cristal, où un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils forment une véritable colline qui brille au loin comme seul le soleil peut le faire. Des ministres du trésor et de nombreux écrivains publics essaient d’en faire le compte sans jamais y arriver. D’ailleurs, cela a peu d’importance, car chacun peut se servir comme il l’entend. Dans ce pays, chacun des sujets possède autant que son seigneur. On n’y connaît ni l’envie ni la jalousie, on ne sait pas ce qu’est la guerre. Le peuple entier chérit son seigneur, le jeune et beau Kvidon, qui nous a demandé de te transmettre ses pensées les meilleures.
– J’aimerais beaucoup voir cet endroit et rencontrer ce jeune seigneur, dit le tsar en hochant la tête. Les deux méchantes soeurs et leur grand-mère eurent un mauvais pressentiment. Elles chuchotèrent entre elles, bien décidées à trouver un moyen pour empêcher le tsar d’entreprendre ce voyage.
– Même si vous n’avez pas menti et que vous avez vu ce miracle de vos propres yeux, dit la soeur fileuse en éclatant de rire au nez des marins, ce que je vais vous raconter est bien plus merveilleux que votre banale histoire. Dans un pays lointain, la mer s’ouvre parfois, l’eau tourbillonne, et des profondeurs sortent trente-trois jeunes chevaliers. Leurs armures en écaille brillent comme le ciel du petit matin. Noirfléau lui-même guide ces courageux guerriers. Que pensez-vous de ce prodige ? La petite mouche se mit alors à bourdonner et piqua cruellement la paupière de la fileuse. Son oeil se mit immédiatement à gonfler comme un ballon. La vieille Bazilicha retira sa chaussure et leva la main pour en frapper la mouche, mais celle-ci volait déjà par-dessus la mer. Le jeune Kvidon rentra chez lui sain et sauf, mais il était plus triste que jamais. Sa mère essaya en vain de le consoler. Un jour qu’il était assis sur un rocher à regarder l’horizon, une larme coula de son oeil dans la mer. Avant qu’il ait le temps de s’essuyer les yeux, le cygne blanc était là.
– Pourquoi souffres-tu, bon tsarévitch ? lui demanda-t-il. Kvidon lui parla de ce pays lointain, où la mer s’ouvre parfois pour laisser passer trente-trois chevaliers aux armures brillantes, conduits par Noirfléau en personne, le guide des tourbillons marins.
– Ne te tourmente pas, cher enfant, puisque ces chevaliers courageux sont mes propres frères. Celui qui est à leur tête, c’est mon père bien-aimé, dit le cygne avec douceur. Tu les verras très bientôt. Rentre tranquillement chez toi. Le visage de Kvidon s’illumina de bonheur. Il retourna au palais, ordonna à ses cuisiniers de préparer un banquet et se précipita au sommet de la plus haute tour. A cet instant, la surface de la mer se couvrit de sombres et sauvages vagues qui vinrent se fracasser sur les rochers. De l’écume qui jaillissait vers le ciel sortirent trente-trois chevaliers aux armures étincelantes. A leur tête se tenait un vieil homme, aux longs cheveux blancs, qui lui sourit et le salua de la main. Kvidon dévala les escaliers pour aller accueillir ses hôtes. Il s’inclina respectueusement devant eux.
– Je suis venu parce que ma fille me l’a demandé, dit le vieil homme en posant aimablement la main sur l’épaule de Kvidon. Et nous reviendrons tous les jours à l’aube. Nous sortirons du fond de la mer pour te protéger, toi et ton pays. Ainsi, tous les jours, les chevaliers revinrent. Le jeune et beau Kvidon rayonnait de bonheur. – Un voilier blanc à l’horizon ! cria un jour le gardien de la tour, à l’instant même où l’armée éblouissante disparaissait au plus profond des flots. A bord, les marins n’en croyaient pas leurs yeux. Trente-trois chevaliers aux armures étincelantes qui venaient de s’engouffrer dans la mer ! C’était un miracle ! Ils n’eurent pas le temps de se remettre de leur surprise qu’un tir de canon leur ordonnait de venir mouiller dans le port.
– Vers quels horizons vous a mené le vent ? Qu’avez-vous vu ? leur demanda Kvidon au cours du banquet.
– Nous avons fait le tour du monde, répondirent les marins. Nous revenons avec des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et du cuivre. Nous avons hâte de rentrer chez nous, à l’est de l’île Bayan, au pays du grand tsar Clairsoleil.
– Je ne vous retarderai pas, dit le seigneur Kvidon avec tristesse. Il les raccompagna jusqu’à leur navire et resta longtemps à les regarder s’éloigner. Une larme glissa sur son beau visage et tomba dans l’eau bleue. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– J’ai le mal du pays, répondit encore une fois le jeune homme, et mon père me manque. Ce voilier a emporté une partie de mon coeur. Le cygne battit la surface de la mer de ses ailes blanches et quelques gouttes mouillèrent le jeune homme. Kvidon disparut. Un petit bourdon brun et or vola vers le navire où il se cacha dans une fente de la coque. Quelques jours plus tard le voilier accostait à bon port. Clairsoleil était assis sur son trône dans un habit magnifique, mais son regard fatigué trahissait une profonde amertume. A côté de lui se tenaient les méchantes soeurs et la vieille Bazilicha.
– Dites-moi, marins, où avez-vous navigué ? demanda le tsar. Avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parier ?
– Il y a un endroit au milieu des mers où se dressaient jadis des rochers hostiles, conta l’un des marins, mais un jour, ô miracle, dans cette île déserte s’éleva une ville magnifique aux gracieuses tours blanches, aux coupoles dorées. Dans une maison en cristal, non loin des portes du palais, un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline étincelante s’élève vers le ciel. Tout cela, vous le savez déjà. Mais ce n’est pas tout. Maintenant, aux premiers rayons du soleil, la mer se couvre de vagues déferlantes, l’eau se fracasse contre les rochers, et dans l’écume blanche apparaît une armée de trente-trois chevaliers aux armures brillant de mille feux. A leur tête se tient un vieil homme aux cheveux blancs comme la neige. Kvidon, le seigneur de l’île, les accueille chaque jour. Ce pays, où tous les sujets sont riches et qui ne connaît pas la guerre, est sous la protection des forces mystérieuses de la mer. Le jeune et beau seigneur qui le gouverne t’adresse ses meilleures salutations et souhaite de tout coeur que ton peuple te chérisse. Le tsar Clairsoleil resta un long moment silencieux.
– Je voudrais tant voir ce pays avant de mourir, dit-il enfin, faire la connaissance du seigneur Kvidon et oublier mon chagrin.
– Ce ne sont que paroles déraisonnables ! s’écria la vieille Bazilicha. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ? Un vieillard à la tête d’une troupe de brigands errant aux portes de la ville en demandant la charité. Bêtises ! Moi, grand tsar, je connais un vrai miracle. Loin, très loin au-delà de sept mers, vit une belle tsarine. Elle a un visage d’ange, ses joues sont fraîches et roses et ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Sa voix est douce comme la brise. Cette jeune femme est plus belle encore que le plus beau des rêves. Entendant comment la vieille intrigante cherchait à embrouiller l’esprit du tsar, le bourdon se mit à s’agiter. Il lui piqua méchamment le nez qui se mit à gonfler et devint aussi gros qu’un melon !
– Attrapez-le, s’écrièrent les deux soeurs en levant leurs poings. Mais le petit bourdon brun et doré volait déjà par-dessus les vagues vers son île. Kvidon arriva sain et sauf chez lui, mais il était toujours aussi triste. Un jour qu’il était assis sur un rocher, une larme coula de ses yeux dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut.
– Pourquoi es-tu toujours aussi triste ? lui demanda-t-il.
– Je vis seul sans amour. Même le merle s’envole vers le ciel une merlette à ses côtés. Ma main est vide et je ne sais si la main de celle à laquelle je rêve en secret s’y glissera un jour.
– Qui est cette jeune fille à laquelle tu rêves en secret ? demanda le cygne. Je la connais peut-être.
– J’ai entendu parler d’une tsarine au visage d’ange, dont les yeux brillent comme le soleil de midi. Ses joues sont comme des roses. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Existe-t-elle vraiment ou est-ce seulement un rêve ?
– Elle existe, répondit le cygne après un moment d’hésitation. Mais réfléchis bien avant de lui dévoiler ta flamme, car elle ne désire que le véritable amour. Kvidon jura sur son honneur. Il était prêt à tout, il ferait le tour du monde si nécessaire, à travers les sept mers, dans la tempête et dans le froid, à la recherche de l’amour. Le cygne se contenta de sourire :
– Tu es plus près de ton bonheur que tu ne peux l’imaginer, dit-il avec douceur. Avec de grands battements d’ailes, il s’envola dans le ciel, puis se laissa tomber la tête la première dans un buisson d’églantiers en fleurs. Ses plumes volèrent comme des flocons de neige et il se transforma en une merveilleuse jeune fille au visage d’ange, au sourire comme l’aurore. Le jeune et beau Kvidon se jeta à genoux devant elle et embrassa ses paumes blanches. Puis, la prenant par la main, il l’emmena chez sa mère.
– Mère, ma chère mère, lui dit-il, bénis notre union, pour que nos jours coulent dans la paix, l’harmonie et le bonheur.
– Que Dieu vous accorde tout ce que vous souhaitez, répondit celle-ci émue par la beauté de la jeune fille et la joie de son fils. Les cloches des tours blanches se mirent à sonner à tout rompre, annonçant alentour la nouvelle du mariage. Les jours et les mois passèrent. Le bonheur de Kvidon était sans faille. Sa douce épouse attendait un enfant.
– Une voile blanche à l’horizon ! cria un matin l’un des gardes de la tour.
– D’où venez-vous, chers amis ? demanda le jeune seigneur aux marins qu’il avait invités à sa table.
– Les vents nous ont poussés très loin. Nous avons navigué dans de traîtres tourbillons, dans la tempête et les ouragans, jusqu’à des pays inconnus. La marée nous jetait sur les rochers et des monstres bizarres essayaient de nous attraper. Mais, Dieu merci, nous avons défié tous les dangers. A présent, nous rentrons chez nous avec de précieuses marchandises. Quand nous aurons dépassé l’île de Bayan, nous mettrons le cap à l’est, vers l’empire du tsar Clairsoleil.
– Saluez-le cordialement de ma part, dit Kvidon. Il paraît qu’il souhaite visiter mon pays, dites-lui que je serai très heureux de le recevoir. Le voilier disparut à l’horizon. Cette fois, le jeune seigneur ne pleura pas, car là où il se trouvait, il était comblé de bonheur. Quelques jours plus tard, le voilier arriva à bon port. Clairsoleil, dans son habit d’or, accueillit aimablement ses hôtes, mais son regard fatigué trahissait toujours une profonde amertume. A ses côtés se tenaient les deux soeurs aux paupières rouges et gonflées et la vieille Bazilicha au nez comme un melon mûr.
– Dites-moi, marins, avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parler ? interrogea le tsar.
– Nous avons souvent navigué là où un rocher hostile se dressait dans la mer, conta l’un des marins. Une ville magnifique aux coupoles dorées y a fleuri. Aux portes du palais, dans une maison de cristal, un écureuil casse des noisettes et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline éblouissante comme le soleil de midi s’élève jusqu’à toucher le ciel. A l’aube, la mer se soulève et, de ses vagues déferlantes qui viennent s’écraser sur les rochers, sort une armée de chevaliers en armures brillantes. A leur tête se tient un vieil homme aux longs cheveux blancs. Le puissant Kvidon les accueille. Le pays est sous la protection des forces mystérieuses de la mer.
– Vous m’avez déjà raconté tout cela, dit le tsar, ne cachant pas sa déception.
– Grand tsar Clairsoleil, ajouta le plus jeune des marins, nous avons gardé le plus beau des miracles pour la fin. Kvidon nous a présenté sa jeune épouse. Son visage est celui d’un ange, ses joues ont la couleur des roses, ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Elle est plus belle encore que le plus beau des rêves ! Le jeune et beau seigneur t’envoie ses sincères salutations et attend ta visite.
– Trouvez-moi un navire, s’écria Clairsoleil, le meilleur de tous, qui puisse sillonner les mers. Nous attendrons des vents favorables et nous naviguerons vers l’ouest. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs essayèrent en vain de dissuader le tsar mais, cette fois, rien n’y fit. La décision de Clairsoleil était ferme.
– Taisez-vous ! hurla-t-il. Je suis las de vos caquetages. Je veux rencontrer Kvidon et voir de mes propres yeux toutes les merveilles qu’on m’a racontées. Quelques jours plus tard, Kvidon regardait par la fenêtre la mer bleue et calme, que seule une légère brise agitait. Soudain, il aperçut à l’horizon des voiles gonflées, blanches comme la neige. Des navires majestueux, toute une flottille, s’avançaient vers son île. Autour des mâts, qui brillaient au soleil, tournaient des cormorans.
– Ma chère mère ! s’écria Kvidon, le coeur rempli de joie. Regardez qui arrive ! Est-ce mon père, l’homme à l’habit brillant comme les étoiles, au front resplendissant de perles, qui se tient sous le baldaquin ? Est-ce le grand tsar Clairsoleil, votre époux bien-aimé ? Une canonnade rompit le silence, les cloches sonnèrent à tout rompre. Une foule se rassembla dans le port pour acclamer le tsar. Clairsoleil posa le pied sur la terre ferme et tendit la main à Kvidon, puis, au milieu des cris de joie, il se dirigea vers le palais. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs le suivaient, tremblantes de peur. Kvidon, à les voir, se mit à rire, car il était si heureux que toute colère l’avait quitté. Aux portes du palais, les trente-trois chevaliers aux armures resplendissantes firent au tsar une haie d’honneur et Noirfléau, à la longue chevelure blanche, s’inclina profondément devant lui. Au pied du sapin qui touchait le ciel, l’écureuil dans sa maison de cristal cassait des noisettes pleines de diamants. A cet instant, l’épouse de Kvidon sortit pour l’accueillir. Le tsar n’avait jamais vu une jeune femme aussi belle. Ses joues avaient la couleur des roses. Ses yeux brillaient comme le soleil de midi. La lune se couchait dans ses cheveux et son front nacré avait l’éclat des étoiles. Elle sourit au tsar en lui tendant les bras. La mère de Kvidon s’approcha à son tour. Clairsoleil devient soudain très pâle. Rêvait-il ou était-il éveillé ? Etait-ce sa femme bien-aimée qui se tenait devant lui ? Kvidon, ce beau et fier garçon, était-il le fils qu’elle lui avait promis ? L’amertume, la peine, la tristesse disparurent en un instant de son regard, il serra sur son coeur sa femme, son fils et sa belle-fille. Et la vieille Bazilicha ? Et les méchantes soeurs ? Prises d’une peur bleue, elles s’étaient cachées derrière une armoire ! Quand on les retrouva, elles n’étaient pas belles à voir ! Sales, couvertes de toiles d’araignée, de vrais épouvantails. Le tsar, tout à son bonheur, éclata de rire en les voyant.
– Que le diable emporte ces femmes perfides ! dit-il en détournant la tête. Le festin fut joyeux. Le tsar dansa toute la nuit avec sa femme. J’y étais ! J’ai bu avec Clairsoleil et son fils bien-aimé. J’ai goûté à tous les mets délicieux. Mais j’ai repris mon chemin et, partout où je passe, je raconte cette merveilleuse histoire aux enfants.

3 Contes de Normandie

Recueillis par Jean-Joseph-Bonaventure Fleury
– Le pauvre et le riche
– Jacques le voleur
– Le Langage des bêtes


Le pauvre et le riche

IL y avait une fois un riche qui donnait depuis longtemps du travail à un pauvre.
– Il faut que je te récompense de quelque chose, dit un jour le riche ; dis-moi ce que tu voudrais avoir.
– Eh bien ! mon bon monsieur, si vous vouliez m’acheter une vaquette (une petite vache), cela m’arrangerait très bien. La vache fut achetée et donnée au pauvre. Trois jours après le riche va visiter ses clos. Il trouve le garçon du pauvre qui y faisait paître sa vache. Ne le voilà pas content.
– Si j’ai donné une vache à ton père, lui dit-il, ce n’est pas pour que tu la fasses paître dans mes clos. Retire-toi et n’y reviens plus. Huit jours après, le riche retrouve encore la vache dans son clos, toujours gardée par le même petit garçon.
– Cette fois, lui dit-il, je ne te ferai point de grâce. J’irai demain tuer ton père pour le punir de cette insolence. Le lendemain il alla, en effet, chez le pauvre, décidé à le tuer ; Mais le pauvre était rusé ; il avait tué son cochon, puis il avait barbouillé sa femme de sang et l’avait fait coucher dans son lit. Le riche, en entrant chez le pauvre, voit le sang répandu, le lit souillé de sang et la femme couchée dedans et immobile.
– Tiens ! lui dit-il, tu as tué ta femme ?
– Oui ; elle était si méchante que j’ai voulu la punir. Je l’ai tuée pour trois jours ; elle ressuscitera le quatrième.
– Elle ressuscitera ? Ah bien ! je vais tuer la mienne pour trois jours aussi ; ça lui apprendra à me faire enrager. Il n’en fait ni une ni deux, il rentre chez lui et tue sa femme. Trois jours après, il revient chez le pauvre.
– Tu m’as dit que tu avais tué ta femme pour trois jours, et je vois qu’en effet elle est ressuscitée. J’ai tué la mienne pour trois jours aussi et elle ne ressuscite pas.
– C’est que vous ne vous y êtes pas bien pris. Qu’avez-vous fait pour la ressusciter ?
– Rien. J’ai tâché de la réveiller, et elle ne bouge pas.
– Ce n’est pas comme cela qu’il fallait faire. Pour moi, j’ai une corne tout exprès pour ça. J’ai soufflé avec au cul de ma femme. Elle se porte à merveille, comme vous voyez, et elle est corrigée.
– Combien veux-tu me vendre ta corne ?
– Cent écus.
– Les voici ; donne-la moi. Le pauvre donne la corne. Le richard retourne chez lui et fait l’opération indiquée. La bonne femme continue à ne pas bouger. Désappointé, il retourne chez le pauvre et le trouve frappant à coups de fouet sur une marmite, qui bout à gros bouillons.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Vous voyez, je fais bouillir ma marmite.
– A coups de fouet ?
– Oui. Quand on est pauvre, on économise autant qu’on peut.
– Et ta marmite bout comme ça sans feu, sans bois ?
– Vous voyez.
– Et tu prends pour cela le premier fouet venu ?
– Ah ! mais non. Il n’y a que le fouet que vous voyez qui ait cette vertu.
– Combien veux-tu me le vendre, ton fouet ?
– Il n’est pas à vendre. Cependant, si vous y tenez, je veux bien m’en défaire pour vous. Donnez-moi cent écus et je vous le cède.
– Les voilà. Donne-moi ton fouet. Le riche s’applaudissait de son marché, qui allait lui permettre de faire de notables économies. Arrivé chez lui, il appelle ses domestiques et leur remet le fouet en guise de bois pour faire bouillir la marmite. Les domestiques fouettent, fouettent, la marmite ne bout pas. Le riche retourne chez le pauvre.
– Ton fouet n’est bon à rien, lui dit-il. On a beau fouetter, fouetter la marmite, elle ne veut pas bouillir.
– De quelle main a-t-on frappé ? demande le pauvre.
– On a frappé de la main gauche.
– Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez pas réussi. Il fallait frapper de la main droite, sans quoi le fouet n’opère pas. Le riche retourne chez lui, appelle de nouveau ses domestiques et leur donne ses instructions. Ils frappent de la main droite à tour de bras. La marmite ne bout pas davantage. Le riche est furieux contre le pauvre, qui s’est moqué de lui et lui a extorqué son argent ; il veut le tuer. Il ordonne à ses domestiques d’aller le chercher et de l’enfermer dans la bergerie pour le noyer le lendemain. Les domestiques obéissent, et quand le berger revient le soir, il trouve le pauvre homme enfermé dans la bergerie.
– Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ? lui dit le berger.
– Le riche m’a fait mettre ici. Il prétend que je dois être enfermé avec les moutons, parce que je ne sais pas mieux prier le bon Dieu que ces bêtes-là.
– Moi, je sais très bien prier ; je prierai pour tous, pour mes bêtes et pour toi ; va-t-en. La pauvre s’en alla, mais pas tout seul. Pendant que le berger priait, il détourna tous les moutons. Il y avait une foire le lendemain, il alla les vendre et les vendit fort cher : trois francs le poil ! Avec l’argent qu’il en retira, il fit bâtir un beau château. Un jour que le riche était allé se promener de ce côté, il demanda pour qui on élevait ce beau château, à qui appartenait cette belle propriété.
– A moi, monseigneur, dit le pauvre.
– Qui aurait jamais cru que tu deviendrais si riche ?
– Rappelez-vous ce que vous avez ordonné à vos domestiques de me faire.
– J’avais ordonné de te jeter à l’eau.
– Je suis allé où vous aviez ordonné de m’envoyer, et je suis devenu riche.
– Vraiment ? Je voudrais bien aller au même endroit.
– Il ne tient qu’à vous, monseigneur ; mettez-vous dans ce sac. Le riche se mit dans le sac, on jeta le sac à l’eau et, depuis lors, on n’a jamais revu le riche. Là-dessus, je bus une croüte, je mangeai une chopine et je m’en revins.

(Conté à Gréville par Jean Louis Duval.)

Jacques le voleur

UNE femme avait un fils qu’elle avait fort mal élevé. C’était un fainéant et qui ne voulait rien faire. Quand il fut en âge de choisir un état, sa mère lui demanda ce qu’il voulait être.
– Je veux être voleur.
– Bon Dieu ! bonne Vierge ! mais ce n’est pas là une profession ! Je ne te permettrai jamais d’être un voleur.
– Eh bien ! allez consulter la bonne Vierge. Si elle dit comme moi, il faudra bien que vous consentiez.
– Soit, j’irai, dit-elle, et pas plus tard que tout de suite. En la voyant se rendre à l’église, Jacques prend les devants par un chemin de traverse et va se cacher derrière l’autel. La bonne femme arrive à l’église au moment où il y était déjà, et, après avoir fait ses prières devant l’autel de la Vierge :
– Bonne Vierge, dit-elle, bonne Mère, indiquez-moi, je vous prie, ce que mon Jacques doit être.
– Voleur, répondit une voix qui venait de l’autel.
– Voleur ! dit la brave femme étonnée. Mais vous n’y pensez pas, bonne Vierge, c’est un péché de voler ! Dites-moi là, franchement et sans vouloir tromper une pauvre femme comme moi, ce que mon Jacques doit devenir.
– Voleur, répéta le garçon, toujours caché. La pauvre femme se retira consternée. Aussitôt qu’elle fut sortie de l’église, Jacques sortit aussi de sa cachette, il prit à travers champs, et sa mère, en arrivant, le trouva à la maison.
– Eh bien ! moumère , qu’est-ce que la bonne Vierge vous a dit ?
– Que tu dois être un fripon.
– Vous voyez donc bien qu’il faut que je sois un fripon, puisque la bonne Vierge vous l’a dit ; je pars demain. Au bout de huit jours, il revient avec un sac, qu’il avait bien de la peine à porter.
– Qu’est-ce que c’est que ce sac ?
– C’est une charge d’or que j’apporte.
– Comment t’es-tu procuré cet ordre ?
– Vous saurez ça plus tard, moumère ; comme il n’y a pas chez nous de mesure pour le mesurer, il faut aller en emprunter une aux voisins. La mère y va. Jacques mesure son trésor, tout seul, sans laisser approcher sa mère. Il a soin de mettre de la glu au fond de la mesure, et quand on la leur rend après l’avoir secouée, les voisins trouvent au fond une pièce d’or oubliée. Les voisins ne peuvent revenir de leur étonnement de voir que Jacques s’est enrichi assez vite pour mesurer ainsi l’or et faire fi d’une pièce d’or au point de l’oublier au fond de la mesure. Le récit de cette habileté se répand rapidement. Le seigneur du village, qui en a entendu parler, fait venir Jacques.
– Tu as la réputation d’être un habile voleur ? lui dit-il.
– Dame ! je commence. Ça ira mieux plus tard.
– Eh bien ! je veux te mettre à l’épreuve. On conduira demain une de mes vaches à la foire pour la vendre. J’avertirai ceux qui la mèneront. Si malgré cela tu réussis à la voler, je te la donne.
– Merci, monseigneur, la vache est à moi, je vous en réponds. On confie la vache à deux conducteurs, après les avoir avertis qu’on tâchera de les voler.
– Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe, répondit un des conducteurs ; nous serons sur nos gardes. L’un attache une corde aux cornes de la vache et se met devant, l’autre prend en main la queue de la bête et se met derrière. Il était difficile même d’approcher de l’animal. Jacques ne s’en approcha pas. Les conducteurs avaient à traverser un bois. Jacques alla se pendre à l’un des arbres. Les conducteurs le regardèrent et ne le dépendirent pas. Ce fut lui qui se dépendit quand ils furent passés ; puis il courut bien vite à travers le bois, gagna le chemin par où devaient passer les conducteurs de la vache et, un peu plus loin, ils trouvèrent un autre pendu. C’était encore Jacques.
– C’est donc la cache ès pendus (le sentier aux pendus) par ici ? Qu’est-ce que cela veut dire ? dit un des paysans.
Ce qu’il y a de plus curieux, dit l’autre, c’est que le second est tout à fait semblable au premier : même taille, mêmes vêtements. Est-ce que nous aurions marché sur male herbe et serions revenus au même endroit sans nous en apercevoir ?
– Ça ne se peut pas ; l’autre pendu était là-bas derrière nous.
– C’est drôle tout de même. Allons donc voir si l’autre est toujours à sa place. Ils attachent soigneusement la vache à un arbre et s’en vont tout doucement voir, sans pourtant la perdre de vue. Plus de pendu ! Pendant qu’ils cherchent à reconnaître l’endroit, Jacques, qui les observe, se dépend rapidement, coupe la corde qui attache la vache et se sauve avec. Quand les conducteurs revinrent, après s’être assurés que le premier pendu n’était plus à sa place, ils s’aperçurent que le second avait disparu également. Mais la vache avait aussi disparu. Le lendemain, Jacques va trouver le seigneur.
– La vache est à moi ? lui demande-t-il.
– Sans doute, puisque tu as été assez subtil pour me la voler. Mais je gage que tu ne me voleras pas ma jument. Je t’avertis qu’elle sera bien gardée.
– Vous me la donnerez si je vous la vole ?
– Certainement. Mais je suis sür que tu ne me la voleras pas.
– Nous verrons. La jument est remise à la garde de trois hommes. Le premier monte dessus, le second tient la crinière, le troisième tient la queue. Celui qui est en selle est armé d’un fusil chargé. Un individu, habillé en mendiant, l’air souffreteux, s’approche du trio.
– Qu’est-ce que vous faites-là, braves gens ?
– Nous gardons cette jument depuis ce matin. Il paraît qu’on doit venir nous la voler, mais nous n’avons encore vu venir personne.
– Il doit vous ennuyer là ?
– Dame ! ce n’est guère amusant. Si encore nous avions à boire !
– J’irai bien vous chercher du cidre au cabaret, leur dit le curieux, si vous voulez me donner de l’argent.
– Ce n’est pas de refus, brave homme. On lui donne de l’argent et, quelque temps après, il revient du cabaret avec une provision de cidre. Il y avait mêlé des drogues assoupissantes, mais dans un des pots seulement. Ils lui offrirent de trinquer avec eux. Il accepta en se versant du cidre qui n’était pas drogué, puis il fit semblant de s’éloigner. Les gardiens achevèrent de vider les deux pots et ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Jacques revient alors. La terre était molle. Il enfonce des piquets en terre en s’arrangeant de manière à leur faire soulever et soutenir la selle avec le cavalier ; il coupe alors la bride du cheval, dégage la queue et fait filer la bête, qu’il met en süreté. Quand les gardiens se réveillèrent, ils furent bien étonnés, l’un de tenir la bride sans cheval, l’autre une poignée de crins, le troisième de se sentir perché en l’air sur la selle, tandis que la jument était partie. Le lendemain, Jacques alla trouver le seigneur.
– J’ai la jument, lui dit-il.
– Le tour est bien joué ; mais tu me piques au jeu. On cuit du pain demain ; je parie que tu ne le voleras pas dans le four.
– J’essaierai. Le pain est enfourné, six hommes le gardent : deux à la porte de la boulangerie, deux à la gueule du four et deux plus loin pour empêcher toute surprise. L’heure venue de retirer le pain, on détoupe le four ; tout est intact, personne n’a quitté son poste, et pourtant le four est vide. Jacques était parvenu à faire un trou au fond du four, et il en avait retiré par là tous les pains l’un après l’autre. Le seigneur fut obligé de le complimenter, mais il ne renonça pas à la lutte.
– Voilà trois fois que tu m’affines, lui dit-il, mais tu ne m’affineras pas une quatrième. Je te défie de prendre les draps du lit où je serai couché avec ma femme.
– J’essaierai, dit Jacques. La nuit suivante, le seigneur se couche dans son lit, sa femme avec lui, et tous deux se croient bien sürs qu’on ne parviendra pas à les dépouiller des draps dans lesquels ils sont enveloppés. Dans le gros de la nuit, ils sont éveillés par un bruit à leur fenêtre. Ils se dressent sur leur lit et aperçoivent un homme en casquette qui a l’air de faire des efforts pour entrer.
– C’est notre homme, se dit le seigneur. Il s’arme d’un bâton, ouvre la fenêtre et frappe à tour de bras sur l’individu en casquette. Celui-ci tombe sans pousser un cri et, une fois à terre, reste complètement immobile. La nuit n’était pas tout à fait sombre ; il faisait clair d’étoiles et l’on voyait suffisamment pour distinguer les choses. Le seigneur s’effraie.
– L’aurais-je tué ? pense-t-il. Cela me ferait une mauvaise affaire. Je n’aurais pas dü frapper si fort. Il descend pour voir ce qui en est. Un moment après il remonte. L’individu était bien mort ; il l’a jeté au hasard, dans un creux de fossé ; il a mis des branches par-dessus. Demain on achèvera de le faire disparaître. Seulement, tout ce travail lui a donné terriblement soif. Sa femme, qui était restée au lit à l’attendre, lui dit qu’il y a du vin et des confitures à un endroit qu’elle lui indique. Le seigneur cherche à l’endroit indiqué et ne trouve rien. Sa femme, impatientée, se lève pour lui donner ce dont il a besoin. Quand ils revinrent tous deux à leur lit, les draps avaient disparu. Le prétendu voleur qui s’était présenté à la fenêtre était un bonhomme fabriqué par Jacques et tenu au bout d’un bâton. Pendant que le seigneur courait après, Jacques montait tout doucement jusqu’à la chambre à coucher. Comme on n’avait pas allumé de chandelle, il lui était facile de se dissimuler, et, dès que la dame eut quitté le lit, il sauta sur les draps et disparut en les emportant.
– C’est supérieurement joué, lui dit le seigneur le lendemain ; mais je finirai par mettre tes subtilités à bout. Voyons, j’ai demain du monde à dîner, une société de chasseurs ; je te défie d’enlever tout ce qui sera sur la table, pain, viande, vin et tout.
– J’essaierai, dit Jacques. Le lendemain, la table est servie, les convives sont rangés alentour. Jacques ne s’est pas encore montré. Tout à coup on entend un grand bruit dans le parc. Les chiens aboient, les domestiques crient. C’est toute une compagnie de lièvres qui détale. Personne n’y tient plus, tout le monde veut voir. Jacques, qui a lâché les lièvres et les chiens, est aux aguêts à l’entrée de la salle. Pendant que tout le monde se presse aux fenêtres, il prend subitement la nappe par les quatre coins et s’enfuit avec tout ce qu’il trouve dedans. Quand les convives veulent se remettre à table, plus de dîner.
Eh bien ! demanda Jacques, le lendemain, au seigneur, ai-je gagné, oui ou non ?
– Tu es un habile fripon, certainement ; j’ai à te proposer encore un tour, plus difficile que tous les autres, et, cette fois, tu en seras pour tes frais.
– Dites toujours, monseigneur.
– Je te défie de voler tout l’argent de mon frère, le curé. Il tient singulièrement à son argent, mon frère, je t’en avertis. La tâche sera rude.
– J’aurai plus de mérite si je réussis. Jacques se revêt secrètement d’un costume d’ange, puis il se glisse dans l’église à un moment où il n’y a encore personne et se cache derrière l’autel. Le curé arrive. Le custos aussi. On allume les cierges ; le curé est en habits sacerdotaux. Jacques profite d’un moment où l’église est encore vide pour s’avancer vers le curé.
– Monsieur le curé, lui dit-il, Dieu vous appelle à lui et il m’envoie vous chercher. Mais il veut que vous emportiez ce que vous avez de plus cher au monde, votre argent. Le curé avait caché son argent dans l’église même, dans une cachette qu’il était seul à connaître. Il va le chercher et le remet entre les mains de Jacques, transformé en ange.
– Ce n’est pas tout, lui dit l’ange. Il y a encore un sac que vous avez confié à votre custos, prenez-le aussi. Le curé se fait apporter le sac.
– Maintenant, suivez-moi, reprit l’ange. Il le fait monter dans le clocher. En bas, l’escalier est assez commode, mais à mesure que l’on monte il devient plus étroit et même dangereux. Le prêtre hésite.
– Il faut bien souffrir pour aller en paradis, lui disait l’ange. On arrive à un endroit où nichaient des pigeons appartenant au curé. La servant était venue y ranger quelque chose.
– Tiens ! te voilà, Marotte ! lui dit le prêtre. Où penses-tu être maintenant ?
– Dans le colombier.
– Tu te trompes, Marotte ; nous sommes en paradis. Marotte n’en veut rien croire. Le curé essaie de lui prouver qu’elle se trompe. Pendant qu’ils se disputent, l’ange s’esquive et l’argent s’esquive avec lui. Jacques se dépouille de ses ailes, court chez le seigneur et lui montre les sacs.
– Conviendrez-vous, cette fois, que je suis un habile voleur ? lui demande-t-il.
– Si habile, lui dit le seigneur, que je t’engage à quitter le pays ; sans cela, je serais obligé de te faire pendre, et j’en aurais regret. Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; il quitta le pays et, depuis lors, il circule par le monde.

(Conté par la mère Georges.)

Le Langage des bêtes

UN homme avait un fils très intelligent ; il voulut le faire instruire en toutes choses et l’envoya à l’école. Au bout de trois mois, il lui demanda s’il faisait des progrès.
– Oui, dit-il, j’apprends le parlement (le langage) des chiens et je le sais suffisamment. Le père se fâche. Le langage des chiens ! Ce n’est pas pour cela que je t’ai envoyé à l’école. Je veux que tu apprennes quelque chose de plus utile. Il l’envoie chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va le trouver.
– Eh bien ! tu t’instruis comme il faut ?
– Oui, mon père, je me suis bien appliqué et je sais le parlement des grenouilles.
– Comment ! c’est à cela que tu passes ton temps ? Après l’avoir bien grondé de ne s’appliquer qu’à des choses inutiles, le père l’envoya chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va s’informer de nouveau.
– Eh bien ! qu’apprends-tu maintenant ?
– Mon père, je me suis bien appliqué et je sais maintenant le langage des oiseaux.
– C’est trop fort ! dit le père, je ne veux plus entendre parler de toi, tu me fais honte, et je te tuerai pour te punir de ton obstination.
La mère intercède pour lui, mais le père est inflexible. Il va trouver un voisin, un pauvre homme. Voilà douze cents francs, lui dit-il, je te les donne, si tu veux tuer un fils qui me fait honte. Emmène-le loin et me rapporte son coeur, cet argent est pour toi. Le voisin ne se souciait pas de se charger de cette commission ; mais il était pauvre, il avait besoin d’argent, il finit par consentir. Il emmena le jeune garçon dans un bois, bien loin, bien loin, sous prétexte d’un petit voyage d’agrément, mais arrivé là, il n’eut pas le courage de le tuer, il lui avoua tout. Le jeune homme fut bien étonné que son père eüt donné un tel ordre et il protesta.
– Promettez-moi de ne jamais revenir, lui dit le voisin, je dirai à votre père que je vous ai tué, et je lui porterai le coeur d’une bête en lui disant que c’est le vôtre. Il s’agit seulement de trouver la bête. Un lièvre passe en ce moment. On cherche à l’attraper. Impossible. On aperçoit une biche, elle est prise, on la tue, et le voisin emporte son coeur pour le montrer au méchant père.
– Maintenant, éloignez-vous du pays au plus vite, et que Dieu vous conduise ! Le jeune homme remercia le voisin charitable ; il lui promit de ne jamais le compromettre en attendant qu’il püt le récompenser, et il se dirigea à travers le bois du côté opposé à la maison paternelle. En chemin, il rejoignit deux prêtres qui suivaient la même direction. La conversation s’engagea.
– Où allez-vous donc de ce pas, Messieurs ?
– Nous allons à Rome. Et vous ?
– Oh moi, je n’en sais rien. Je vais où Dieu me conduira.
– Mais où comptez-vous passer la nuit ?
– Dans le bois probablement. Je ne connais personne dans le pays et je n’ai pas d’argent.
– Il y a dans le voisinage une maison où nous savons qu’on nous donnera l’hospitalité. Venez avec nous.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs, si vous voulez bien me prendre sous votre protection. Arrivés à la maison hospitalière, les deux prêtres présentent leur compagnon.
– Lui permettez-vous de coucher ici ?
– Avec plaisir. On soupe, puis on assigne une chambre au jeune homme, en lui recommandant bien de souffler sa chandelle aussitôt qu’il sera couché.
– Je crains le feu, lui dit son hôte. La soirée était belle. Une fois dans sa chambre, le jeune homme se met à la fenêtre en bénissant Dieu de l’avoir arraché à un si grand danger et de lui avoir procuré un bon gîte. Il entend alors les chiens qui causent entre eux, leur conversation l’intéresse et il oublie de souffler sa chandelle. Le maître de la maison qui voit cette lumière se fâche.
– Comment ! ce jeune homme n’est pas couché ! Sa chandelle brüle encore ! Marianne, va voir ce que cela signifie. Marianne monte à la chambre du jeune homme.
– Monsieur n’est pas content, lui dit-elle, que vous ayez de la lumière. Pourquoi ne vous couchez-vous pas ?
– J’écoute les chiens de la cour qui ont entre eux une conversation très intéressante. Marianne éclate de rire et va retrouver son maître.
– Nous avons affaire à un drôle de personnage, lui dit-elle. Il prétend qu’il écoute la conversation des chiens, et que cette conversation est très intéressante.
– Des chiens ! C’est donc un fou. Dis-lui de venir. L’inconnu descend.
– Vous écoutez les chiens, jeune homme ? Eh bien que disent les chiens ?
– Les chiens se disent entre eux que leur maître court un grand danger et qu’ils ne peuvent rien faire pour l’en défendre. Des voleurs ont creusé un souterrain par lequel ils doivent entrer dans la cave. Comme les chiens sont enchaînés, les voleurs auront tout le temps de faire leur mauvais coup et de s’en retourner par le même chemin. Le maître de la maison avait commencé par rire, mais il ne riait plus. A tout hasard, il envoie chercher les gendarmes, puis on va explorer la cave. On reconnaît le trou dont les chiens ont parlé, on s’embusque, on éteint la lumière et on attend. Les voleurs ne tardent pas à apparaître par le trou qu’ils ont pratiqué. Ils sont quatre et munis d’une lanterne sourde. Les gendarmes les laissent sortir, et quand ils voient qu’il n’en vient pas d’autres, ils se mettent à l’entrée du trou pour les empêcher de s’échapper, les arrêtent et les emmènent. On remercie vivement le jeune homme du service qu’il a rendu ; on lui fait accepter une récompense, après quoi il se met en route avec ses compagnons. On marche, on marche tout le jour. Quand la nuit arrive, on se trouve à l’entrée d’un bois.
– Vous ne pouvez pas rester dans ce bois pendant la nuit, lui disent les deux prêtres. Nous connaissons une maison dans le voisinage. Venez avec nous, nous vous présenterons.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs. On arrive à la maison hospitalière, on le présente, il est bien accueilli ; on soupe, on lui assigne une chambre, on lui laisse une chandelle allumée, en lui conseillant de se coucher bien vite et de la souffler aussitôt. Comme la nuit précédente, il se met à la fenêtre, il y reste longtemps et oublie de souffler sa chandelle.
– Gertrude, allez voir pourquoi ce jeune homme a encore de la lumière, dit le maître de la maison à une servante. Gertrude monte, elle trouve le jeune homme à la fenêtre.
– Monsieur vous envoie demander pourquoi vous ne soufflez pas votre chandelle.
– J’écoute ce que disent les grenouilles qui sont dans le fossé. Gertrude éclate de rire comme avait fait Marianne et va raconter cela à son maître. On prie le jeune homme de descendre.
– Comment ! lui dit le maître de la maison, au lieu de vous reposer, vous vous amusez à écouter ce que disent les grenouilles ! Est-ce que vous comprendriez leur langue, par hasard ?
– Je la comprends, en effet, dit sérieusement le jeune homme.
– Eh bien ! que disent-elles ?
– Elles disent que votre fille est devenue muette.
– Elle est muette, en effet.
– Oui ; mais vous ne savez pas pourquoi et les grenouilles le savent.
– Elles savent pourquoi ma fille est muette ! Les médecins n’y comprennent rien.
– Comment le sauraient-ils ? Votre fille est muette, à ce que disent les grenouilles, parce que le jour de sa première communion, elle a laissé tomber à terre une partie de l’hostie. Une grenouille l’a ramassée, elle l’a encore dans la bouche, et tant qu’elle ne l’aura pas rendue, votre fille restera muette.
– Vous m’apprenez-là de drôles de choses ! Enfin nous examinerons demain les grenouilles. Le lendemain, dès le matin, on va battre le fossé. Toutes les grenouilles sortent. On en remarque une plus grosse que les autres. On pense que c’est celle-là probablement qui a ramassé la partie de l’hostie tombée à terre. Un des prêtres s’approche d’elle et lui dit de rendre la partie de l’hostie qu’elle garde. La grenouille n’a pas l’air d’entendre. Le second prêtre lui adresse la même demande. La grenouille le regarde avec ses gros yeux et ne donne rien. Un troisième prêtre qui se trouvait là tente la même épreuve et ne réussit pas davantage. Le jeune homme essaie à son tour, en parlant à la grenouille la langue qu’elle comprend. La grenouille lui rend le fragment d’hostie, et la jeune fille recouvre la parole. Le jeune homme fut fêté, choyé, comme vous pensez. On voulait le retenir ; mais les deux prêtres ayant annoncé leur intention de continuer leur voyage, il se décida à partir avec eux. Le voyage fut long, mais il n’offrit pas d’autre incident digne d’intérêt. En arrivant à Rome, les trois voyageurs apprennent que le pape est mort et qu’il s’agit de lui donner un successeur. Les prêtres s’empressent de rejoindre leurs confrères. Quant au jeune homme, que cette élection intéresse peu, il va se promener tout seul sous les arbres. Les arbres étaient pleins d’oiseaux et les oiseaux causaient sur les affaires du jour. Ce qu’il entendit l’étonna fort ; mais il n’en dit rien à ses compagnons de voyage lorsqu’il se retrouva avec eux le soir. Pour eux, ils ne désespéraient pas d’être élus l’un ou l’autre.
– Si je suis nommé pape, disait l’un au jeune homme, je te fais mon décrotteur.
– Et mois je te fais mon trotteur (mon courrier), disait l’autre. Le jeune homme ne répondait rien, mais il savait à quoi s’en tenir. Le lendemain, les candidats à la papauté se réunirent dans un jardin ; le jeune homme y entra avec eux. Une portion du ciel (sic : un nuage, sans doute ?) devait s’abaisser sur celui que Jésus voudrait choisir pour gouverner son église. Au moment voulu, on vit en effet une portion du ciel s’abaisser. Elle passa sur la tête du premier prêtre, elle passa sur la tête du second et elle se posa sur la tête du jeune homme. On reconnut ainsi la volonté de Dieu, et le jeune homme fut proclamé pape. Les oiseaux l’avaient instruit de ce qui l’attendait lorsqu’il était allé se promener seul sous les arbres. Retournons à ses parents. La pauvre mère était morte de chagrin de voir que son mari dans un accès de colère déraisonnable avait fait tuer leur unique enfant. Lui-même regrettait profondément ce qu’il avait fait. Personne ne l’avait dénoncé à la justice, mais le remords le tourmentait. Il résolut de s’en ouvrir à un prêtre, et il alla se confesser. Le confesseur lui déclara qu’il ne pouvait l’absoudre d’un si gros péché et l’engagea à s’adresser à l’évêque. Le père va trouver l’évêque ; mais celui-ci refuse également de l’absoudre et lui dit de s’adresser au pape. Il se décide à aller à Rome ; il y arrive un jour de fête et demande à parler au pape. On lui répond qu’on ne parle pas ainsi à Sa Sainteté. Il insiste. Le pape entend l’altercation et intervient. Il reconnaît très bien son père, mais il n’en témoigne rien et lui dit de se confesser à un prêtre romain. Le père se rend en effet au confessionnal. Il s’accuse de son crime, dont il a un profond repentir. Le confesseur lui dit que, pour première pénitence, il doit donner tout son bien à celui qu’il a engagé à commettre un meurtre sur la personne de son fils, et qu’il doit lui-même se retirer dans un cloître. Le père consent à tout. On lui conseille alors de s’adresser au pape qui peut seul lui donner l’absolution. Il se rend au confessionnal du pape. Celui-ci le voit tellement affligé qu’il lui pardonne.
– Votre fils n’est pas mort, lui dit-il. Il occupe un haut rang dont il vous est même redevable. Si vous n’aviez pas été si cruel pour lui, il ne serait pas aujourd’hui souverain pontife. Embrassez-moi, mon père !

(Conté par la mère Georges, âgée de 72 ans ; elle est repasseuse à Cherbourg, mais elle a été élevée à la campagne, et c’est là qu’elle a appris ce conte et les suivants.)

Dupuytren & Orfila

Deux des musées parisiens les plus hors-normes sont certainement les musées Dupuytren (Couvent des Cordeliers) & Orfila (rue des Saint-Pères), que tout étudiant en médecine ou en anatomie se doit de connaître.

Le musée Dupuytren est le musée de l’anatomie pathologique que l’on appelle également tératologie. Rassemblant des collections impressionnantes à vocation pédagogique, on y trouvera moulages, pièces glycérinées et autres foetus enfermés dans des bocaux.

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Le musée, connu depuis 1847 sous le nom de musée Orfila, est un ensemble d’¢une grande richesse réunissant des collections et des préparations anatomiques humaines et animales, des reconstructions embryologiques et neuro-anatomiques, des pièces anthropologiques, des moulages de cerveaux de diverses origines, préparés, rassemblés ou recueillis depuis presque deux siècles par la succession des conservateurs du musée. L’importance, la variété et la qualité de ces documents dépassent de beaucoup l’intérêt que présentait le musée Orfila installé rue de l’école de Médecine. Le musée actuel occupe, depuis 1953, les vastes salles d’exposition et les galeries du huitième étage de la Faculté de Médecine de la rue des Saints-Pères. (Département d’anatomie)

Shûsaku ENDÔ, le poids du pardon

Une femme nommée Shizu

Au coeur d’un Japon ravagé par ses traditions, un homme, un écrivain né en 1923 se fait baptiser Paul par sa mère, une femme très catholique. Comment concilier modernité et tradition, surtout lorsqu’on est catholique au Pays du Soleil Levant ? Comment accepter certaines choses qui vont contre nos convictions ? C’est dans ce livre que ENDÔ Shûsaku livre ses tourments. Trois nouvelles poignantes.

Les ombres

Une lettre écrite à une prêtre, un homme perdu de vue pendant des années…. des rancoeurs à peine masquées et énoncées froidement. Mais il y a le Pardon, et le pardon est difficile à distribuer, surtout lorsque celui qui a tant fait de mal est un prêtre défroqué, dont le comportement a toujours été suspect à l’endroit de sa propre mère.

Je me souviens encore de mon chagrin. Un jour que j’avais désobéi, je constatai la disparition de mon animal bien-aimé en rentrant de l’école. Maman avait demandé à un gamin du quartier de l’emmener quelque part. Vous avez probablement oublié cet incident. Pour vous, le chien était un obstacle qui me détournait de mes études et le fait de s’en débarasser était pour mon bien. Aujourd’hui, je ne vous hais évidemment pas pour cela. Mais si j’évoque ces anecdotes insignifiantes, c’est parce qu’elles résument bien votre personnalité.

Le retour

L’abandon, le mort, la vie n’est-elle donc faite que de cela ?

Quelle différence avec les os de mon frère, sortant du crématorium, propres et d’une blanc laiteux! Ce squelette pitoyable était-il tout ce qui restait de la foi de ma mère ? (…) Avec les baguettes, je mis les os dans l’urne et ils tombèrent au fond avec un bruit sourd.

Le dernier souper

Comment vivre avec sur la conscience le pire tabou qui soit ? Comment ne pas se laisser ronger par l’alcool et vouloir mourir, vouloir se laisser pourrir comme pour expier les pires fautes involontaires ? Rencontrer celui qui a commis le même péché…

Je me souviens encore parfaitement de ce jour là. Au-dehors, une pluie fine tombait avec un bruit de sable, la teinte des arbres était plus noire que verte et Tsukada me confiait bribe après bribe son secret en pleurant. (…)

Shûsaku ENDÔ

Traumatismes – Chapitre 2

D’où viennent donc nos peurs de l’abandon ? D’où vient ce besoin de consolation si impossible à rassasier que nous rappelle avec tellement de force Stig Dagerman ?

Sigmund Freud décrit trois grandes vexations sur lesquelles je voudrais revenir avec vous. Il précise la seconde ainsi :

Au cours de son évolution culturelle, l’homme s’érigea en maître de ses cocréatures animales (…). Nous savons tous que les recherches de Charles Darwin (…) ont mis fin à cette présomption. L’homme est lui-même issu de la série animale, apparenté de près à certaines espèces, de plus loin à d’autres. C’est la vexation biologique.

Et il paraît que cette vexation n’est pas la plus douloureuse… ni la première d’ailleurs… Enfait, c’est la troisième.

Jed