Un homme se chauffe les mains au bord de l’Océan avec un gros galet plat chauffé au soleil. Ses mains sont gelées.
Ce soir, je sors du travail tard, j’ai tout bouclé. J’ai tout verrouillé parce que ce soir, je suis en vacances. Non, je ne pars pas en vacances, mais je suis en vacances. Une semaine loin de tout (ou de rien), loin des études, loin du médiaplanning qui me torture tant, de ces résultats qui peinent à sortir, de cette étude qui n’en finit pas de ne pas finir et de revenir.
Il fait tard et il fait beau, la chaleur a finit par arriver après une semaine langoureuse sous une chape nuageuse d’un gris terne. Je décide que je vais partir ce soir, loin de rien.
Je n’aime plus les temps humides et froids ; aujourd’hui je ne désire plus que du soleil, peut-être parce que je commence à vieillir un peu et que mes désirs changent tout doucement, mon corps prend un peu d’âge.
Un jour, oui, je partirai et je sais que je ne pourrai plus revenir. C’est peut-être pour cette raison que je repousse toujours aux calendes grecques le simple fait d’avoir l’idée et le projet de partir. Ma dernière idée, ma dernière lubie.
Un homme un voyageur.
Je sais que je dois apprendre à écrire sur mes carnets, je dois apprendre à m’en servir comme si j’étais déjà parti et que je n’avais plus de clavier d’ordinateur sous la main pour y consigner ces moments-là de poésie de tous les jours et de tous les lieux. Rien ne sert le voyage comme l’écriture.
C’est peu de choses, le nécessaire pour écrire. Un carnet, un stylo.
Je descends du train comme si je débarquais, après un grand voyage, dans une petite gare de campagne ; j’ai le soleil dans les yeux ; il me fait éternuer deux fois et je prends la route, les yeux plissés et la chaleur envahissant tout doucement mon corps. Il fait bien meilleur que ce matin et déjà j’ai l’impression d’avoir vécu des milliers de choses depuis que j’ai quitté mon appartement alors que je n’ai pas bougé, ce n’était qu’une banale journée pendant laquelle j’étais parti… loin de rien, comme toujours.
Depuis trois jours, dans une soute torride sous la grande cuisine, je dégraissais au tranchoir et au jet de vapeur des turbotières et des lèchefrites de la taille d’un cercueil, assisté d’Alcide et de Francis, deux Noirs martiniquais qui poursuivaient à longueur de journée, dans un français fleuri, joliment désuet, une dialogue truffé de comptines, proverbes, images bucoliques, et exclusivement consacré à la pénétration du pénis dans le vagin. Ces gracieuses litanies érotiques faisaient très bien passer le temps.
Nicolas Bouvier, Chronique Japonaise,
1956 l’année du singe