De passage chez Plexigirl qui annonce fièrement that she loves Zappa, je suis tombé en pâmoison lorsque je me suis aperçu que la vidéo de Willie the Pimp était disponible sur Youtube. Ne sachant même pas que ce titre avait été l’objet d’un clip, je réécoute avec plaisir ce morceau d’anthologie, présent sur l’album Hot Rats, le premier album de Zappa que j’ai acheté.
Willie the Pimp, c’est avant tout 9:16 mn de travail acharné, quelques paroles racontant l’histoire d’un proxénète, et c’est aussi la rencontre de trois musiciens. Frank Zappa, exécutant ici un des solos de guitare les plus impressionnants et des plus difficiles de l’histoire du rock (Hendrix à côté, c’est du lait de mouflonne), Don Van Vliet, plus connu sous le nom de Captain Beefheart, à la voix inhumaine et qui lors de l’engistrement de l’album Trout Mask Replica a cassé une bonne dizaine de micros tellement son timbre est spécial, et pour finir Don “Sugarcane” Harris (et non pas le Français Jean-Luc Ponty, comme je l’ai longtemps cru) violoniste de son état et qui attaque le solo. C’est à peine perceptible, mais le solo commence au violon et continue à la guitare dans la même tonalité.
Je vous laisse vous faire écorcher les oreilles… C’est vraiment très spécial…
Hier soir, je me suis plongé dans l’épais volume des oeuvres complètes de Robert Louis Stevenson[1], un des deux livres édités chez la Pléiade dont je dispose. Au coeur de cette ouvrage, regroupant entre autres The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, Treasure Island, se trouve un volume que l’on n’a pas l’habitude de citer au regarder d’un des plus célèbres écrivains écossais, The New Arabian Nights. Attiré par le titre, a fortiori par le titre du premier cycle dans lequel se trouve la nouvelle Story of the Young Man with the Cream Tarts (1878), The Suicide Club. Ambiance victorienne et brouillards londoniens, un prince de Bohème, Florizel, et son fidèle maître de chevaux, le colonel Geraldine sillonnent les bas quartiers, se vautrant dans la luxure sous des habits de pacotille. La rencontre du jeune homme aux tartelettes à la crème va les plonger dans une société secrète vouée au culte la mort par procuration, dans laquelle on fera brièvement la rencontre de l’économiste Malthus. Une nouvelle baroque et haute en couleur, un tantinet moralisatrice, mais d’un style flamboyant et enchanteur.
Notes
[1] De son vrai nom Robert Lewis Balfour Stevenson
L’histoire est un doublon quasi-autobiographique sur la relation au père sur deux générations différentes. La première, au XIXe siècle, est l’histoire de la désaffection entre le père et son fils dont la mère vient de mourir. La seconde, aujourd’hui, les retrouvailles pesantes d’un fils et du père qu’il ne connaît pas.
Jimmy Corrigan (the smartest kid on earth ) est frustré, timide, lâche, gauche, laid, empêtré dans un mutisme généré par une mère trop possessive et écrasé par le poids des tabous familiaux. Il a la poisse aussi.
L’histoire est longue, pathétique, parfois poétique, parfois cynique. Il y a des pages magnifiques sans dialogue qui font éprouver la durée des choses, et le malaise des regards.
Il faut 4 ou 5 heures pour la lire entièrement et arrivé à la postface de l’ouvrage on s’aperçoit que c’est le temps total qu’a pu passer Chris Ware avec son propre père, le volume de cette édition qu’on a tenu entre ses mains pendant tout ce temps correspond au volume de la boîte contenant ses cendres.
Il y a certains jours comme ça où l’on a envie de prendre son temps, de flâner dans la ville pour sentir l’air du temps, regarder les visages des gens, se sentir vivant, respirer un grand coup.
Je suis allé à la bibliothèque, j’étais complètement perdu, comme si je ne savais pas ce que je faisais là. La tête dans les nuages, souriant béatement, je ne suis pas allé chercher de livres, mais j’ai pris le premier CD qui m’avait l’air agréable. Tablas indiens.
Un tour au marché, sentir l’odeur des saucisses, regarder les couleurs sur les étals des poissonniers, les maraichers, les rondeurs des mandarines sucrées.
Et enfin, je suis passé par la grande papeterie, histoire d’acheter de la colle blanche et un stylo. C’est calme et feutré. J’adore me glisser dans les petites allées, fouiner pour découvrir plein de secrets et de trésors. C’est mon côté gamin qui ressort.
Nous sommes au mois de novembre, le soleil n’est pas très loin mais déjà il fait froid et la pluie, hier, a recouvert le sol de milliers d’étincelles dans lesquelles on voit se refléter les lumières de la ville. Les vacances d’été paraissent déjà lointaines et tout ce qui en reste, ce sont quelques photos prise ça et là, d’endroits que je connais et où j’aime retourner à cause de leur familiarité. Ils me procurent la sensation d’être chez moi ailleurs que chez moi, de me sentir bien ailleurs que là où je vis. C’est comme ça, je n’y peux rien. Je suis comme la bernique, je m’attache au premier rocher que je trouve.
Les feuilles ne se ramassent plus à la pelle, mais au souffleur à essence. C’est une ritournelle que j’aime écouter.
L’Est, le grand Est, celui qui pendant des années, au coeur du XXe siècle, a jeté une ombre glacée sur le monde en terrorisant les foules, iconographie du bolchévik, couteau entre les dents à la clef…Cet Est-là n’existe plus, il fait désormais partie du passé, même si quelques soubresauts inoffensifs se font parfois ressentir ça et là, mais de manière marginale. Pendant longtemps, tout ce qui se trouvait sur le territoire de l’ex-URSS (les Républiques soviétiques comme les pays satellites, de la Pologne à la Bulgarie) faisait peur, et rappelle certainement encore aujourd’hui de mauvais souvenirs. Evidemment, l’URSS, ce sont les goulags, la déportation, la répression politique et la répression tout court, des millions de morts, l’esclavage, le stalinisme…. Bref, un tableau bien sombre dans un paysage immense et glacial. Je me souviens encore que lorsque j’étais tout gamin, j’ai vu se succéder à la tête de l’URSS des hommes à la mine renfrognée et austère : Leonid Brejnev, Iouri Andropov et Konstantin Tchernenko… Je me souviens également d’avoir étudié l’URSS lorsque j’étais au collège, ses innombrables républiques, les kolkhozes et les sovkhozes, la NEP[1], l’Industrialisation et les Grandes Purges. Tout ceci paraissait à la fois tellement barbare et tellement intriguant. En plein milieu du XXè siècle et après une guerre qui a fait des millions des morts, l’enfant que j’étais découvrait un monde sombre, dans lequel les films de James Bond m’avaient déjà trempé.
L’URSS, c’était aussi une menace. Une menace très concrète et très proche de nous. Berlin et son mur, ce sont plus que de simples notions, c’était une réalité avec laquelle nous qui sommes nés pendant la Guerre froide ou pendant cette période étrange qu’on appelait “la détente”, nous avons grandi. Je me souviens très bien des quelques informations, des quelques images qui nous parvenaient de par delà le rideau de fer: les files de gens qui attendaient dans le froid devant les commerces aux étals aussi vides que leurs regards, l’annonce de la mort d’un premier secrétaire du Parti, avec 4 ou 5 jours de retard, les défilés militaires sur la Place Rouge, et les tentatives de centaines de désespérés pour passer à l’Ouest.
Le monde, avant la chute de l’URSS, était bipolaire: les gentils à l’Ouest versus les méchants à l’Est; la liberté d’expression, le commerce et la prospérité du côté des USA (modèle indiscuté alors) versus le mutisme, les prix contrôlés et la déchéance du côté de Moscou; les champions blacks versus les nageuses est-allemandes. C’était là notre monde et la situation semblait figée, figée dans ce froid immense qui régnait des chantiers navals de Gdansk au port de Vladivostok.
Pourtant, il y a quelques années de cela, lors de la période chaotique et alcoolisée pendant laquelle a régné un certain Boris Eltsine, successeur putschiste du regretté Gorbatchev, je me souviens de ces images perturbantes pour un adolescent qui visiblement en perdait son latin. Des foules amassées sur la Place Rouge portant la banière rouge marquée en jaune de la faucille et du marteau, haranguaient les passants et réclamaient le retour au Communisme… Je découvrais les néo-communistes au travers de mon petit écran.
Depuis cette époque, on a diabolisé tout ce bloc qui est à l’est, aujourd’hui déchu…
J’ai posé quelques questions à Romu parce que je sais que l’univers qu’il représente sur son blog est pétri de cette iconographie. Ses réponses sont pour le moins surprenantes.
Moi: Pour toi, qu’est ce qui est attirant dans la Russie ? L’est, Le communisme? Romu: Une époque dont on n’a jamais vraiment rien su, des lieux interdits et dont il ne reste que des traces éparpillées. Le Grand Meaulne quoi… Moi: Et pourquoi tes blogs font référence à la Russie ? Romu: Pour cette raison, ce sont des traces, comme dans une centaine d’années, il restera des traces sublimées de cet Internet.
Il m’a ensuite parlé de ce logo, en haut à droite de son blog.
Le petit bonhomme avec la kalash, c’est l’Ampfelmann, le bonhomme des feux d’Allemagne de l’est créé par un génie du design est-allemand. A la chute du mur, tous les est berlinois étaient pour le libéralisme, l’Ouest et les USA. Puis ensuite, ils ont commencé à réaliser.
Le temps est passé et les mécontentements se sont tassés.
Jusqu’au jour ou par souci d’uniformité, l’Ouest a voulu enlever les bonshommes des feux. Tollé général, manifs…
Les feux sont restés, finalement et l’année suivante, le parti communiste a fait 40 % aux législatives… L’Ouest, c’est ce genre d’anecdotes irrationnelles.
Au final, il reste une iconographie qui commence à être reprise et dont on a réussi à évacuer le sens non vertueux, un pays immense et encore mystérieux qui contient une histoire complexe, riche, à l’image de la longueur de ses frontières, une iconographie pour nostalgiques du grandiose.
Dans ma nouvelle quête de territoires inconnus et surtout incertains, je jette à la mer de nouvelles bouteilles qu’un jour, j’espère, quelqu’un trouvera et renverra vers d’autres rivages.
Tous les mardi – et j’espère vraiment tenir ce rythme – je me plierai à l’exercice périlleux de disserter autour d’une de mes passions inavouables, le notebookisme. Ceci n’est qu’un néologisme repris à un site portant le même nom. Carnets, moleskines, papiers, crayons et stylo seront au menu. Actualités et histoires également.
Il n’en faut pas plus pour m’obséder. J’ai visionné hier soir le troisième volet du Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi et c’est avec surprise que j’ai constaté que dans la version expurgée, une scène avait été honteusement coupée. Cette scène correspond au chapitre X du livre 5, nommé The Black Gate Opens. Je comprends d’autant moins qu’elle ait été coupée au vu du contexte.
En effet, Aragorn décide d’attaquer les Orques à la Porte Noire du Mordor pour que l’Oeil de Sauron se détourne de Frodon dont personne n’a plus aucune nouvelle et qui gravit les pentes escarpées de la Montagne. La communauté de l’Anneau se retrouve devant la porte et en sort un personnage effrayant qui se nomme lui-même la Bouche de Sauron. N’ayant pas lu le livre en entier, j’ai tout de même retrouvé le texte original et la description qu’en fait Tolkien diffère légèrement de ce que Peter Jackson a porté à l’écran. Mais dans cette scène, la Bouche de Sauron jette à la figure de Gandalf, la cotte de maille en mithril de Frodon, laissant ainsi croire que celui-ci est mort, ce qui va bien sur motiver ses amis à se battre jusqu’au bout. Le personnage de Jackson est d’une hideur hors du commun, affublé d’une bouche que l’on pourrait croire privée de lèvres, aux dents immensément longues et gâtées, dont le contour semble être maculé de sang coagulé. Son heaume lui couvre les yeux, dont il n’a pas besoin puisqu’il n’est que l’expression d’une partie de Sauron, lui même surmatérialisé par son oeil et les déplacements de sa tête sont rapides. La bouche semble elle même figée dans un rictus narquois et forcé découvrant les dents. La scène est presque comique. Mais elle l’est encore plus lorsqu’Aragorn, de rage, passe derrière le personnage toujours en train de parler et le décapite d’un coup rapide.
Tolkien dit que ce qui se trouve là n’est pas un Ringwraith[1] mais bien un être humain, dont le nom n’est dans aucune mémoire et que lui-même a oublié. Ce personnage, le Lieutenant de la Tour de Barad-dyr, n’est plus rien, entièrement dévoué à Sauron, il devient un de ses organes, Sauron voyant le monde de son Oeil matérialisé sur la tour, il parle au travers de ce fantôme. La bouche est surreprésentée, extraite ici pour en faire un objet de terreur et exprimer directement toute la dimension maléfique de Sauron. A plusieurs reprises dans la roman et dans le film, l’oeil apparait, mais la bouche n’apparait qu’une seule fois – et pour cause, la parole est subitement coupée – pour une raison bien précise ; Sauron a un message à délivrer. Il a déjà à son actif les défaites du gouffre de Helm et de Minas-Thitith et les vainqueurs sont aux portes de son domaine ; son seul moyen de déstabilisation est de leur faire croire que Frodon est entre leurs mains. La bouche n’est pas simplement organe, elle la voix qui annonce, qui dit, alors que tout le mal ne se manifeste que par l’horreur et la force brutale. C’est une sorte d’événement alors que nous sommes presque à la fin de l’histoire. Le dénouement est proche.
There was a long silence, and from wall and gate no cry or sound was heard in answer. But Sauron had already laid his plans, and he had a mind first to play these mice cruelly before he struck to kill. So it was that, even as the Captains were about to turn away, the silence was broken suddenly. There came a long rolling of great drums like thunder in the mountains, and then a braying of horns that shook the very stones and stunned men’s ears. And thereupon the middle door of the Black Gate was thrown open with a great clang, and out of it there came an embassy from the Dark Tower.
At its head there rode a tall and evil shape, mounted upon a black horse, if horse it was; for it was huge and hideous, and its face was a frightful mask, more like a skull than a living head, and in the sockets of its eyes and in its nostrils there burned a flame. The rider was robed all in black, and black was his lofty helm; yet this was no Ringwraith but a living man. The Lieutenant of the Tower of Barad-dyr he was, and his name is remembered in no tale; for he himself had forgotten it, and he said: ‘I am the Mouth of Sauron.’ But it is told that he was a renegade, who came of the race of those that are named the Black Nomenureans; for they established their dwellings in Middle-earth during the years of Sauron’s domination, and they worshipped him, being enamoured of evil knowledge. And he entered the service of the Dark Tower when it first rose again, and because of his cunning he grew ever higher in the Lord’s favour; and he learned great sorcery, and knew much of the mind of Sauron; and he was more cruel than any orc.
Then the Messenger of Mordor laughed no more. His face was twisted with amazement and anger to the likeness of some wild beast that, as it crouches on its prey, is smitten on the muzzle with a stinging rod. Rage filled him and his mouth slavered, and shapeless sounds of fury came strangling from his throat. But he looked at the fell faces of the Captains and their deadly eyes, and fear overcame his wrath. He gave a great cry, and turned, leaped upon his steed, and with his company galloped madly back to Cirith Gorgor. But as they went his soldiers blew their horns in signal long arranged; and even before they came to the gate Sauron sprang his trap.
Drums rolled and fires leaped up. The great doors of the Black Gate swung back wide. Out of it streamed a great host as swiftly as swirling waters when a sluice is lifted.
La bouche est ici l’organe du mal absolue. Pour la première fois, on le voit se matérialiser autrement que sous la forme d’armées immenses, de spectres sans visage. De plus, elle est ici pour énoncer les termes que Sauron veut imposer pour regagner la Terre du Milieu par l’échange de Frodon. Expression de la lâcheté, elle se fait l’expression d’un marchandage. La bouche est le médium par lequel s’exprime la voix, c’est la voie. De tous temps, la bouche a pris une place importante dans les croyances des hommes puisque c’est souvent le vecteur d’un transit entre le monde des vivants et celui des morts. Dans la Grêce Antique, on glissait une pièce dans la bouche des morts pour qu’ils puissent s’acquitter symboliquement de leur obole à Charon qui leur faisait traverser les fleuves des enfers. Dans les contes occidentaux, la bouche absorbe des oeufs sacrés, crache des serpents ou des diamants. Dans la liturgie catholique, elle est le réceptacle du corps du Christ. C’est là le siège d’un double mouvement, passage entre l’intériorité et le monde extérieur. Destinée à se nourrir, elle se voit aussi troublée par les vomissements et les crachats, expressions de l’abject intérieur. Toutefois, elle demeure quand même le siège d’un des actes fondamentaux de l’humanité: la parole, le dire. C’est la raison pour laquelle la Bouche de Sauron ne peut pas être un spectre, mais un humain. Seuls les humains sont porteurs de paroles, si sombre et maléfique soit-elle.
Peter Jackson a finalement quelque peu rendu justice au texte original, puisque lorsque Gandalf dit qu’ils refusent de se plier au marché de Sauron, le Lieutenant de la Tour de Barad-dyr se contente de pousser un grand cri. Dans le film, Aragorn prend l’être maléfique par surprise et lui coupe la tête d’un coup net. La bouche tombe. La parole est ainsi coupée, et l’on y voit clairement toute la dimension symbolique de cet acte.
A bien des égards, le Seigneur des Anneaux est un roman précurseur dans le sens où il préfigure la plupart des thématiques abordées ensuite dans les romans de fantasy. Ecrit en 1954 pour la première partie (la communauté de l’anneau), le fil rouge du livre est le combat contre le mal absolu, mais apparait en filigrane, une thématique plus profonde. Il y est question de la faiblesse des humains face à la tentation du pouvoir et de leur vanité, et il apparait clairement que ceux-ci ne pourront retrouver leur grandeur qu’en montrant leur honnêteté et en s’affrachissant de l’emprise de la magie et de la sorcellerie. La chute de Sauron n’est pas seulement le moment de la victoire du bien sur le mal, mais principalement, l’avènement de l’Âge des Hommes, l’âge où les humains auront réussi à ne plus placer leur destin entre les mains des sorciers ; ils doivent conquérir leur liberté en repoussant tout ce qui influe sur le cours de leur destin et ne s’en remettre qu’à eux-mêmes. On verra cette thématique incroyablement développée dans le cycle du Champion éternel chez Michael Moorcock, notamment à la fin du cycle d’Elric le Nécromancien, où le héros (en fait un anti-héros) se retrouvera seul à la fin des temps, ayant entre ses mains la possibilité de choisir entre son destin et la fin de l’univers. Pour en revenir au sujet de ce billet, je trouve dommage que l’on ait coupé cette scène qui apporte un éclairage très symbolique à l’histoire.
Je suis un grand théoricien du voyage immobile – Mobilis in mobile -, et depuis mon fauteuil, permettez-moi de conter cette histoire et ce livre. Rares sont les oeuvres, si condensées soient-elles, qui pourvoient le voyage à si haute dose. Je ne suis pourtant pas amateur de documents, mais les histoires comme celles-ci, sorties du néant au sein de mon univers sont des perles dont je me plais à me tresser des colliers. Laissez-moi broder cette tunique avec mes mots.Le livre de Simon Leys[1] commence en ces termes:
Il vous est venu une superbe idée dont vous rêveriez de faire un livre? Ne vous empressez pas de passer à l’exécution ; ce n’est pas nécessaire, car vous pouvez être sür que, tôt ou tard, quelqu’un d’autre aura la même idée… et en fera un usage parfait.
Leys raconte comment il tarda à écrire le livre qu’il mit des années à préparer et comment finalement, il fut supplanté par un nommé Mike Dash qui a écrit après lequel, selon ses termes, Il ne me reste plus rien à dire. On sent la détresse de l’homme de ne pas s’être attelé à la tâche avant qu’il ne soit trop tard. Une thématique à la Bartleby sur le fait de ne pas écrire. Toutefois, il rend justice à l’homme, auteur d’un Batavia’s Graveyard[2]
Et maintenant, en publiant les quelques pages qui suivent, mon seul souhait est qu’elle puisse vous inspirer le désir de lire son livre.
Le livre est composé de deux documents. Les naufragés du Batavia est un document relatant une tragédie qui en son temps marqua plus les esprits que ne le fit en son temps le naufrage du Titanic, les deux histoires étant reliées par le fait que ces deux naufrages ont eu lieu alors que l’orgueil de leur détenteur était particulièrement exacerbé, dans des contextes historiques presque similaires. Prosper est le récit d’une marée, une pêche sur un des derniers thoniers[3] bretons en 1958. Deux histoires qui n’ont comme point commun que la mer. D’un côté le malheur de terriers embarqués et l’incompétence de marins médiocres, de l’autre des hommes d’expérience, rudes et silencieux, pêchant par amour du large.
L’histoire du Batavia est une histoire tragique. Un navire de la VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie[4]), le Batavia, après avoir fait escale au Cap, part pour Java. Tout tourne autour de trois hommes. Francisco Polsaert est un haut-fonctionnaire peu au fait avec les choses de la marine. De plus, il est d’une constitution fragile. C’est lui le subrécargue du navire, le commandant. Vient ensuite Ariaen Jacbosz, un homme colérique et porté sur la boisson, violent. C’est lui le skipper. Un troisième, engagé au petit bonheur la chance, passe relativement inaperçu. Il s’appelle Jeronimus Cornelisz ou Corneliszoon et son métier est apothicaire. Il fuit les Pays-Bas non pas parce que son affaire a connu les malchances de la faillite mais à cause de ses fréquentations avec un homme nommé Torrentius (de son vrai nom Johannes Symoonisz). Torrentius est un personnage étrange qui a réussi a échapper à la peine de mort pour ses activités pour le moins obscure, et s’est finalement retrouvé à la cours du roi d’Angleterre comme peintre officiel. Toutefois, il peint peu et retourne dans son pays où il meurt dans la misère. De cette existence chaotique ne subsiste qu’un seul tableau, les autres ayant été brulés. Ce tableau, Still Life with Bridle est une allégorie de la tempérance, ce qui assez étrange lorsqu’on sait que l’homme a été accusé de lubricité et autres excès en tous genre.
Le bateau se dirige donc vers Java, mais les connaissances en navigation sont encore légères à cette époque, le skipper est mauvais matelot et le navire est drossé sur l’Archipel des Houtman Abrolhos, un récif corallien lardé de hauts-fonds. La coque se fiche sur une barrière de corail et n’en ressortira jamais. Les réfugiés s’amassent sur des petites ilots avec vivres et armes, pendant que déjà le subrécargue et le skipper projettent de mettre une yole à l’eau pour rejoindre Java et chercher du secours. L’opération se fera de nuit pour ne pas entrainer de bousculades. C’est là que l’histoire devient dramatique, puisque la personnalité psychotique de Cornelisz va s’éveiller. Ayant déjà tenté une mutinerie alors que le navire était encore à flot, il embrigade des hommes pour exercer un pouvoir sans merci sur les trois cent personnes entassées là. L’horreur commence, la moindre incartade est punie de mort dans des conditions affreuses, les enfants sont égorgés, les femmes violées, et les exécutions se succèdent. Cornelisz étend son pouvoir en divisant les rescapés sur plusieurs îles, souhaitant que sans leur aide ils périssent d’inanition, mais un groupe se détache. Pendant plusieurs semaines les massacres vont se succéder et les animosités s’exacerber, puisque le groupe situé sur l’île la plus grande va finalement se rebeller et Cornelisz sera finalement maitrisé juste avant que Polsaert et Jacbosz ne reviennent avec les secours. Sur les îles où cohabitèrent plus de trois cents rescapés, seule une petite cinquante retrouva la terre ferme. Les autres périrent sous la violence des séides de Cornelisz et de sa folie dévastatrice et inexplicable, à tel point qu’une des îles porte le nom de Cimetière du Batavia. Cornelisz finit pendu sur l’île.
Une histoire bouversante, à découvrir en détail dans le livre de Simon Leys.
[1] De son vrai nom Pierre Ryckmans, essayiste, écrivain et sinologue Belge.
[2] Traduit en français sous le titre l’Archipel des Hérétiques, chez Lattès en 2002.
[3] Le thonier est un bateau armé de tangons (espar fixé au mât qui écarte le point d’écoute d’un foc par petit temps ou maintient le bras d’un spi. Il est réglé par une balancine et un hale-bas.) destinés à tirer des lignes en surface.
[4] Compagnie néerlandaise des Indes orientales
Enfin quelqu’un qui prend le temps. Il prend le temps de se promener et de découvrir la nature, la ville, les gens. Il prend surtout le temps de vivre. Tout simplement !
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