Amazone

Je suis allé chez le coiffeur… La perspective de changer de tête à peine deux mois après y être allé me réjouissait, et puis cette fois, c’était Carole qui allait me coiffer. Je ne savais pas qui était Carole, mais ce qui est certain, c’est que ce n’était ni Marie qui louche, ni Chantal qui m’a à peine coupé le bout des cheveux la dernière fois. Alors quand le patron m’a dit que j’avais rendez-vous avec Carole, je me suis cogné la tête au plafond. Je me suis donc pointé à l’heure pile, les oreilles propres et mon plus beau sourire. La fille s’avance vers moi, je la trouve superbe, un peu trop maquillée mais belle et j’entends le patron qui lui dit Carole ! … et puis je n’écoute pas la suite. Elle revient vers moi et je lui dis je crois que j’ai rendez-vous avec vous d’un air on ne peut plus innocent… Elle regarde l’agenda et dit Ah non, c’est avec ma collègue et là je me dis que je vais encore me ramasser le tromblon de service, celle qu’on refile aux pouilleux ou aux indigents qui viennent se faire décrasser la tignasse gratuitement.

Je n’ai pas su tout de suite qui c’était et la Carole m’emmène au shampooing, et là, je voyais le truc venir gros comme une maison, ils la cachent dans l’arrière salle avec les serviettes et les bouteilles d’eau oxygénée et ils vont ma l’amener sous un drap blanc afin que je ne sois pas horrifié par les verrues qu’elle avait sur la figure. Pendant ce temps, j’avais déjà le cuir chevelu rincé à l’eau froide Eh merde faites gaffe, c’est fragile ce truc ! et des doigts experts me massaient le haut du crâne, m’extirpant un sourire béat et des roulements d’oeil, tandis qu’un filet de bave commençait à couler le long de ma joue pour finir sous mon pull.

Je suis ensuite passé sur la chaise électrique, celle qui allait me voir décéder dans d’atroces souffrances, aux prises avec une rescapée de la guerre des boutons ou alors une ex-charcutière lassée de l’amour inconsidéré de son mari pour les têtes de veau. Carole est venue me voir et me dit, c’est Carole qui va vous coiffer. Mais Carole c’est vous non ? me suis-je mis à penser. Et ladite Carole est arrivée, et là, attention. J’avais dans le reflet du miroir une grande silhouette élancée, sportive sans excès, une grande amazone aux cheveux noirs de jais relevés en une queue de cheval avec une frange basse. Des yeux noirs, une bouche plutôt large avec des lèvres toutes fines légèrement teintées de rouge figées dans un sourire agréable. Telle qu’elle était habillée, on l’aurait dit sauvageonne sortie d’un conte des bois. Des bottes hautes et fines sur des collants noirs, un pantalon court lui arrivant au-dessus du genou laissant voir la naissance du galbe de ses mollets, un haut moulant sans manche et ras du coup laissait lui voir un tigre tatoué sur l’épaule. Je n’en revenais pas. J’avais derrière moi une pure beauté sortie d’un film de pirates.

Nous avons échangé quelques politesses convenues et elle m’a demandé ce que je voulais.
– Court et puis si vous avez une idée originale, je vous laisse quartier libre.
– Alors par exemple, je ne vais pas vous faire de crête.
– Ça tombe plutôt bien parce que je n’en aurais pas voulu.
– Nan, parce que bon, vous êtes un peu dégarni sur les côtés.
– Pardon ? Vous avez dit dégarni ?
– Oui un peu là…
– OK, je suis un peu dégarni ou alors j’ai un grand front ?
– Un peu des deux.

Je commençais à regretter de lui avoir laissé la responsabilité de ma tête, m’attendant à d’autres gentillesses dans le genre. Elle commença à jouer de la tondeuse et du ciseau, et me regarda avec une étrange tendresse.

– Vous sortez ce soir ?

J’ai fait mon regard plein de méfiance à l’encontre des membres perfides de la gente féminine.

– Euh nan.
– Moi non plus, dit-elle après un long silence.
– Tu veux que je t’invite, c’est ça ?

Je ne l’ai pas dit, mais en gros, c’est ce que j’aurais pu dire. Un autre long silence suivit. Elle souriait toujours.

– Et vous ne sortez jamais le samedi soir ?
– Ben nan, pas trop. Premièrement, j’aime pas trop ça. Et puis j’ai un zouzou.

Et là, Bim, le masque. Elle ne souriait plus. Quoi ? J’ai dit une connerie ?

– Et il a quel âge ?
– 3 ans et demi.
– Euh, mais attendez là, je comprends pas. Vous avez quel âge ?
– 32 pourquoi ?

Elle me regarde dans le reflet du miroir comme si elle avait découvert une chiasse de pigeon sur mon front.

– Waow, vous ne le faites vraiment mais alors vraiment pas.
– Oui, il parait.

Et ensuite, elle ne m’a plus parlé. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais ça n’a pas eu l’air de lui plaire. C’est comment déjà ? Carole ? Pour la prochaine fois, que je n’oublie pas de demander à être coiffé par Carole.

L'odeur des dunes dans une chambre blanche

Je m’étais toujours demandé à quoi pouvait bien ressembler une rencontre avec la gloire. Un doux moment lénifiant à l’image d’un verre de lait passant dans la gorge ? Un courant électrique parcourant l’échine et rendant encore plus fort ? Ou bien quelque chose de purement charnel confinant à l’orgasme ? Toutes mes opinions ont volé en éclats lorsqu’un jour ça m’est tombé dessus, et je dois avouer que je n’avais pas envisagé que ça puisse être douloureux. Une des raisons pour lesquelles ça m’a fait si mal, c’est que j’étais allongé sur un lit d’hôpital, souffrant, pour ne pas dire souffreteux. Je pensais que connaître la gloire était un phénomène qui mettait du temps à se mettre en place, que ça devait ressembler à l’édification d’une cathédrale (même si ça ne dure peut-être pas aussi longtemps une fois que c’est construit), mais dans mon cas, j’ai tout pris dans la figure alors que j’étais en train de me faire enfiler un thermomètre là où paraît-il, où paraît-il…. Enfin bref. Je lisais le journal en même temps. Les pages culture. Et qu’est-ce que je prends en pleine tronche ? Ma photo, une photo sortie de je-ne-sais-où, un truc immonde représentant mon profil, avec mon nez busqué d’Indien des plaines et mon faux sourire barré d’un rictus moqueur que je ne me connaissais pas. Je n’ai jamais su qui avait pris cette photo, ni où c’était, mais au vu de la foule qui défilait derrière, je dirais que ça devait être dans un café, ou un restaurant. Au-dessus de la photo, il y avait un grand titre qui devait raconter un truc dans le genre La nouvelle coqueluche des milieux branchés. Une belle surprise quand on est en train de sa faire fouiller le fondement par une grande infirmière qui ne peut s’empêcher de lire par-dessus (non pas l’épaule) le drap. Elle m’a crié dans l’oreille. Mais c’est vous ça ! Ben oui, il semblerait, lui répondis-je. Vous êtes écrivain ? Z’avez pas l’air d’un écrivain ! Je lui dis: en même temps, c’est clair qu’avec le cul à l’air et toutes ces saloperies que je traîne, je ne ressemble pas à grand chose, et puis d’abord, ça ressemble à quoi un écrivain? Vous en avez déjà vu ? Nan, mais vous avez pas une tête d’écrivain, c’est tout, vous fâchez pas, répondit-elle. Je n’ai rien répondu, ça ne valait pas le coup. J’essayais de lire. Je voulais voir ce que ces scribouillards avaient écrit sur ma prose. En gros, le type qui avait écrit ça me traitait de nouvelle coqueluche tout ça parce que les quelques nouvelles que j’avais publiées ça et là dans des revues littéraires avaient attiré l’attention de petits groupuscules élitistes proches des maisons d’édition. Ce n’était pas que j’avais espéré. Il attirait l’attention sur mon style sans retenue, ma grossièreté et l’absolue absence de métaphore, me comparant à un type dont je connaissais même pas le nom, un écrivain américain de seconde zone, certainement. Bref, j’avais passé le cap de la première critique merdeuse et sans consistance. Heureusement que je n’ai jamais écrit un seul poème, sinon, il y a bien longtemps que je me serais fait descendre. La poésie, cette bâtarde de l’enfer qui détruit les hommes et les rend serfs de règles absurdes… Je me marrais tout seul en tenant mon canard d’une seule main. Bon c’est terminé, là ? lançais-je à la grande haridelle qui me tenait toujours par le bas.

Pont de Levallois

2. Voilà, je suis sorti de l’hôpital, le portefeuille plus léger et un beau dossier médical me diagnostiquant une infection urinaire, une saloperie qui me faisait pisser des lames de rasoirs et grâce à laquelle j’avais rempli plusieurs bocaux de mes substances. Un souvenir pour l’assistance publique. En sortant du Val de Grâce, je me retournais sur le planton à l’entrée et je lui dis de prendre soin de mes déjections, elles vaudraient un jour de l’or ! Il me dévisagea d’un regard bovin et me demanda de circuler. C’est ça ! Et que je ne vous revoie pas, lui lançai-je. J’étais redevenu libre. L’armée m’a gardé enfermé pendant une semaine dans ses murs à examiner mon corps sous toutes ses coutures, à me faire passer dans les salles de radiographie, j’ai eu le droit à tout. Le bassin, les reins, l’abdomen et même un joli panoramique dentaire ! Mais foutez-moi la paix ! J’ai mal quand je pisse, pas quand je mange ! Mais Monsieur, si vous avez une infection dentaire, ça peut générer une infection urinaire, me répondit la gravure de mode masculine gominée qui m’a fait prendre des positions pas possibles, alors que je souffrais le martyr en essayant de retenir le litre et demi d’eau que j’avais bu pour l’occasion. J’étais donc à nouveau libre. Libre et bourré de médicaments. Il était un peu plus de huit heures du matin, et comme j’avais refusé d’absorber l’immonde café qu’on m’avait proposé à ma sortie, j’ai pris le parti de remonter le Boul’Mich pour m’asseoir à une table près de la Seine, avec café et croissant dans un vrai café, avec la bonne odeur qui va avec et cette ambiance de Paris au matin. Avant d’y aller, je passais dans une papeterie non loin de là pour acheter un bloc de papier à carreau et un stylo. Une semaine auparavant, j’étais entré dans ma chambre d’hôpital en apprenant que j’étais là pour une semaine, alors que je n’avais même pas un caleçon de rechange dans la poche. Je n’avais donc sur moi qu’un petit carnet sur lequel j’ai essayé d’organiser mes idées de la façon la plus compacte, et cette restriction d’une semaine avait comme fortement affecté ma liberté d’épanchement. Avec de quoi écrire, je me sentais neuf et prêt à repartir. Avec la force d’un jeune cheval, bride rabattue, j’appelais la serveuse, la pétasse qui nettoyait les tables alentour. Un double expresso, ma jolie ! Elle me toisa et partit faire chanter le perco avec un air renfrogné. Jamais contentes ces serveuses. Encore une chance que je ne lui fit pas claquer la main sur les fesses… Des miettes de croissant se battaient dans les poils de ma barbe de sept jours et je descendais les gorgées chaudes de mon café, en respirant l’air déjà enfumé du lieu, avec l’impression de commencer à revivre. Une semaine dans l’enfer blanc, privé de tout ce qui se passe dehors… De quoi écrire et je me sens à nouveau libre. Parler de tout et de rien, parler des gens qui passent, parler de sexe ou de politique, je n’aime que ça. J’étais redevenu libre et désormais, j’allais montrer à tous ces idiots que je n’étais pas un écrivain de quartiers branchés, que je valais mieux que ça. A partir de ce jour, ils allaient devoir me regarder comme un écrivain, parce que mon roman était en train de s’écrire sous mes yeux.

3. Trois semaines ! Trois bon dieu de semaines passées dans les salles de cafés tous plus bondés les uns que les autres, dans le bruit et la fureur du quotidien qui défile ! Trois bon dieu de semaines pendant lesquelles j’ai mangé des jambons beurre cornichons et que mon budget ne cessait de fondre comme beurre au soleil. Trois vilaines semaines pendant lesquelles j’ai eu froid et j’ai eu froid, et encore froid, les veines remplies de sang noir couleur café sucré, excité et pantelant comme un cheval au galop, des jours et des jours passés à griffonner mes idées, à les biffer, à tenter des bouts de paragraphes, à essayer de poser du style, à remplir des lignes que je finissais toujours par tailler, pour ne garder que l’essentiel. J’étais presque prêt à tout ordonner. J’avais sous les mains cinq cents belles pages empilées que je trimbalais sous le bras partout où j’allais, de cafés en bistrots, de parc en parc, la pile me suivait et l’angoisse de perdre ne serait-ce qu’une feuille me tordait les intestins. Alors je me suis acheté une espèce de vieux cartable chez un bouquiniste pour entasser le tout. C’était numéroté, pas besoin de classer, je voulais simplement ne rien perdre. Je savais pertinemment que sur les cinq cents pages, je n’allais en garder que deux cents que l’éditeur se chargerait avec amour d’amputer encore de tous les moignons qu’il jugerait superflus. Relire encore et toujours, à chaque fois je trouvais des fautes d’orthographe, des accents circonflexes partout et aucun là où il en fallait, je désespérais sans cesse d’avoir un jour un écriture qui me permette de ne pas avoir besoin de me relire. Fait chier cette langue dans laquelle j’ai fait mon nid. Mais tellement fluide. Bon. De toute façon ils ont des correcteurs dans les maisons d’édition, non ? Ce cartable, je le trainais partout avec moi, jusqu’aux toilettes. Ma plus grande crainte était de le perdre et je pensais que l’endroit où il était le plus en sécurité, c’était près de son maître. Et puis je me suis battu. Comme ça. Tout ça parce qu’un mec me faisait chier. C’était un soir à la Guillotine[1]. J’étais assis avec mon pote Yan, le musicien et on discutait ferme autour d’une bière. Je lui faisais part de mes incertitudes quant à ce que je devais garder ou pas dans le texte.

Métro Jules Joffrin

Des conneries en fait, parce que lui s’en foutait complètement. Je l’ai saoulé avec mes mots, et moi je me suis saoulé à la bière. Je devais être un peu trop bourré parce que je parlais fort et les gens, tous ces abrutis, me regardaient avec force mépris – ou alors c’était la parano de l’alcoolique – et apparemment, ça dérangeait certains d’entre eux qui n’arrivaient pas à écouter les accords foireux d’un Bob Dylan toujours égal à lui-même, plat et sans intérêt. Je faisais des grands gestes et des moulinets ridicules, comme si parler littérature nécessitait de l’espace, et je me mis à déclamer un vieux poème de Burroughs, ce qui devait donner la même chose que lorsque l’auteur avait écrit ces mots, c’était pitoyable. Un gars qui était assis derrière moi me tapa sur l’épaule d’un index pointu et me demanda si je connaissais le concept d’ultraviolence. Il avait un visage épais et répugnant, des lèvres rouges et luisantes, et portait dignement une espèce de coiffure de bourgeois ankylosé, le tout porté par un blazer rapé, un jean avec des revers et des mocassins passés sur des chaussettes blanches. Grande classe. Hey ta gueule toi ! Qu’est-ce tu me fais avec ton truc là ? T’as pas digéré ton Orange Mécanique ? Même pas capable de penser par soi-même, t’aurais pas pu inventer un truc tout seul, non, faut que t’ailles puiser chez Burgess ? Il me répondit: Il va se calmer ce con ? Et puis c’est qui ce Burgess ? Yan et moi nous nous sommes regardés et les larmes nous vinrent aux yeux, nous nous sommes écroulés de rire, tout bourrés que nous étions. Evidemment, il n’a pas aimé, il m’a retourné une droite dans l’estomac et je me suis écroulé par terre, la gueule sur la tomette, le souffle coupé à la faux. Je n’aime pas rester sur un échec. Alors j’ai repris mon souffle, tranquillement pendant que l’autre abruti se rasseyait. Et puis je lui ai gentiment poussé la tronche en avant, histoire qu’il embrasse son verre. S’est ensuivie une bataille rangée et générale dont je ne suis encore à ce jour pas peu fier. Yan et moi avons fini sur le trottoir, beurrés comme des coings et les mains ensanglantées, mais qu’est ce qu’on s’est marré ! Comme par enchantement, le cartable était posé à mes côtés, tout près de ma joue qui collait au bitume. Celui qui m’avait flanqué dehors avait eu la délicatesse de me raccompagner avec mes effets. J’ai beaucoup apprécié.

Notes

[1] La Guillotine est en réalité le caveau des oubliettes, rue Galande dans la quartier latin.

4. Si je réussissais à vivre sans travailler, c’est tout simplement que j’avais réussi à amasser quelques deniers en vendant mes premiers textes ça et là, ici dans un journal, ici dans une revue, ici à diverses personnes que j’avais connues par relations et qui couraient après des manuscrits pour en faire je ne sais quoi. Ce que je leur avais vendu ne valait pas tripette et je préférais disperser mes écrits dans la boue et me faire du fric plutôt que de garder tout ça religieusement pour en faire des confitures. Au moins, j’avais la possibilité d’errer les poches pleines d’argent frais, dont je pouvais disposer pour vivre le temps de composer quelque chose. Je dormais chez des amis ou à l’hôtel, chez des gens peu regardants sur le fait que je squatte une nuit ou deux. Mon réseau de relations à Paris était étendu. Je connaissais un poète via mon ami Yan, qui lui-même connaissait pas mal de monde dans les milieux aisés. Je gardais des appartements grandioses pendant que leurs rupins de propriétaires se faisaient dorer la couenne sur la Riviera (on dit toujours ça ?) ou aux Maldives. Je ne dépensais pas grand chose, juste de quoi me nourrir, j’achetais des feuilles par ramettes entières et quelques crayons. Une vie de pas grand chose dans la plus belle ville du monde. Je n’existais plus pour personne. J’étais juste un numéro pour la Sécurité Sociale, mais je n’avais plus de compte en banque, plus de factures à payer, rien à devoir à personne, et cette liberté chèrement acquise était pour moi mon meilleur atout. Je ne faisais qu’errer dans une ville où je trouvais le plus clair de mon inspiration. Avoir des chaînes aux pieds m’empêchait d’écrire, impossible de faire quoi que ce soit avec des contingences. L’esprit et le corps libre.

Montmartre

A ce moment, je vivotais dans un vaste appartement sur l’île Saint-Louis. J’aurais pu trouver plus dégueulasse. Jonas, l’ami de Yan m’avait dégoté ce petit job qui consistait uniquement à ouvrir les volets le matin, et à les fermer le soir, chez un couple de journalistes qui avait décidé de prendre quelques mois la tangente pour s’immerger dans la civilisation népalaise. Très bien. En échange de cette garde prolongée, j’avais accès à une douche, un lit que je tentais de garder propre, une cuisine, bref, tout le confort que je ne pouvais pas me payer. J’étais bien dans ma peau. Vraiment très bien. Je jouissais fortement de tout ce que j’avais. Pendant toute cette période, je vivais presque reclus dans mon monde, uniquement bercé de mes mots, de mon inspiration, de mes illuminations fidèles. De temps en temps, je me saoulais avec mes amis, histoire de décrasser la bécane. Mais il n’y avait pas de femme dans ma vie depuis un bon bout de temps, peut-être un an, certainement plus. Mon roman était en phase intense de fignolage et la pression retombant, je m’aperçus d’un seul coup que mon corps criait famine, il voulait du sexe. Je ne m’étais pas non plus rendu compte à quel point je ne prenais plus soin de moi. J’avais les cheveux longs et la barbe au menton, mes vêtements étaient râpés. Je ne ressemblais plus à rien alors que je ne m’étais jamais senti aussi bien, et le fossé qui s’était creusé entre l’intérieur et l’extérieur commençait formellement à me déplaire.
Alors, j’ai traîné ma carcasse dans les grands magasins qui jalonnent les quais de Seine et j’ai craqué sur quelques petites choses chères mais qui me faisaient tout de suite plus ressembler à un personnage séduisant qu’au clochard que j’étais en réalité. Je suis passé chez le coiffeur (j’ai même réussi en insistant à me faire raser, ben oui, ils sont où les barbiers ?) et avec mon pantalon noir et ma chemise blanche, j’avais des allures de Kerouac sur les photos les plus connues. Ouais, je me sentais beau. J’ai tout de suite repris beaucoup d’assurance et je pouvais désormais traîner dans les cafés en regardant les gens sans honte. Je ne savais plus faire ça. Il commençait à faire beau. Paris renaissait sous mes yeux. J’avais une formidable envie de terminer ce que j’étais en train de faire, mais aussi de faire l’amour.
C’est alors que je l’ai rencontrée.

5. Apprends à lire avec un crayon de papier (crayon à papier, mine, crayon de bois), porte-le à ton côté à chaque fois que tu parcours une ligne, que tu imprimes sur l’oeuvre ta lecture, car il te manquera quelque chose à chaque fois que tes yeux passerons à nouveau sur la tranche parmi les autres livres de ta bibliothèque. Tu ne te souviendras plus, tu auras oublié. Le crayon est là pour t’aider, n’hésite pas à souligner, encadrer, biffer, caviarder, à noter dans les marges, elles sont là pour ça, à inscrire sur la page de garde le numéro de la page qui renvoie à la page qui t’intéresse. Lis avec lui, il sera ton indéfectible compagnon. Apprends à lire avec un crayon, tu donneras à ton livre une vie qui lui manque et qu’il n’aurait pas sans toi, tes yeux, ta lecture et ton crayon. Qui m’a dit ça déjà ?

6. Ah ah. J’adore les femmes. Bon, faut être con pour dire le contraire, quand même. C’est vrai qu’elles n’étaient pas au centre de mes préoccupations du moment. Je ne pensais pas qu’il était possible de ne vivre que pour l’écriture, et ce que je vivais ces derniers temps avait tout l’air d’un rêve long et bienfaisant, quelque chose qui coule dans les veines comme un vin béni et transporte vers des paysages d’une pureté sans nom. Bref. J’avais gagné en confiance en moi, j’étais devenu fort, les traits de mon visage s’étaient durcis, comme si chaque sillon, chaque ridule portait en soi un moment de mon existence exposée à présent à la face du monde. Mes amis me trouvaient changé. La barbe et les cheveux recouvraient mon visage comme une chrysalide les ailes d’un papillon qui ne demandait qu’à voler.
Un jour d’avril, alors que les premiers beaux jours avaient enfin daigné se pointer, j’avais décidé de me poser toute une journée sans travailler. Passerelle des Arts. La brüme d’un petit matin. J’ai avisé un banc solitaire et j’ai posé mon cul. L’air était chargé d’un mélange d’effluves de harengs fumés et de verdure fraîchement coupée, cette même odeur d’herbe coupée qui montait jusqu’au balcon de mes grands-parents, lorsque le soleil frappait fort et que j’étais vautré devant la télé à regarder les matches de Roland Garros. Quelle digression !
Les gens du matin ont une fraîcheur particulière. Peut-être celle du gant de toilette, va savoir ! Toujours est-il que pour le première fois depuis longtemps, j’avais envie de poser sur le monde un regard nouveau, mon cartable bondé à mes pieds, les fermetures en laiton prêtes à péter .
Un type s’est assis à côté de moi, un Japonais. Il portait sur le visage les stigmates d’une sombre félicité, simplement barrée d’un léger tic sur la lèvre supérieure. J’aurais aimé avoir ce genre de regard, ce visage lisse, sans nuages, mais je savais pertinemment que le mien ne ressemblerait jamais à ça.
Bon, il faisait un peu frais quand même. Je rabattis le col de ma veste pour feiner un peu le vent. Même avec la fraîcheur, j’avais comme des sueurs froides et je transpirais pas mal des aisselles. Ma chemise était trempée.
J’étais au milieu de la passerelle.
C’était calme et bon.
C’était doux.
Et puis il y a toujours un trublion qui vient dans la parage pour mettre le souk. Celui-ci était une sorte de grand escogriffe tout droit sorti d’un roman de Léo Malet, les cheveux gominés et portant un costume d’une couleur indéfinissable, le faisant plus ressembler à un pégriot qu’à n’importe quoi d’autre. Il parlait fort avec son téléphone portable. Tableau improbable et décalé. Et puis, c’est plus fort que moi, je ne pouvais pas rester là à ne rien dire, surtout calmement. Heu dis-donc machin, tu veux pas aller pousser la chansonnette sur les quais, là, peut-être que tu arriveras à arracher de la thune ? Il m’a regardé avec un air méchant qui ne me disait rien de bon, toujours le téléphone collé à l’oreille. Pas envie de me battre si tôt. Alors finalement c’est moi qui ait changé de banc.
Le Japonais s’est levé aussi et s’est assis à côté de moi.
Elle était accoudée au garde-corps. Désinvolte et provocante. Un corps parcouru de courbes étonnantes que je devinais aisément sous des vêtements qu’elle remplissait à merveille. Je ne sais pas pourquoi, c’était peut-être le moment ou alors elle, ou alors l’ordre du monde qui s’est soudain modifié pour que l’on se rencontre, mais il fallait absolument que je m’approche d’elle, rendu tout à coup fou par une secousse sismique. J’observais son corps ondulant et ses cheveux. Quelque chose d’indéfinissable en elle m’attirait, attirait mon regard. Alors je me suis levé et j’ai été frappé par son odeur, un parfum sensuel qui appelait à se damner. Une furieuse envie de la prendre et de ne pas la rendre à son propriétaire… Tout en elle respirait à la fois violence de l’enfer et douceur du velours. Bref, c’est bien beau les métaphores, je pourrais parler des heures sur elle, écrire des histoires et composer des poèmes à l’eau de rose, mais ce n’est pas aller au coeur des choses. Elle sentait le sexe à plein nez. Et à ce moment-là c’était le seul truc auquel je pouvais penser. Les mots, les pages, le livre, tout ça me sortait pas les yeux, je voulais faire autre chose. Alors je me suis mis à lui parler…

7. On prend tout et on recommence. Je me suis assis à la table du coin, une petite table carrée et bancale dans le coin derrière la devanture vitrée du café de la mairie, juste sous le nez des passants qui arpentaient la place Saint-Sulpice, peut-être même la même table à laquelle était assis Georges lorsqu’il tenta d’épuiser le lieu[1], enfin, rien n’est moins certain. Il faisait bon, il y avait un beau soleil argenté. J’ai placé la pile devant moi et j’ai entrepris de tout recopier, histoire d’en faire une version définitive. J’avais sous les yeux quelques semaines de travail, enchevêtrées dans tous les sens, dans un ordre que moi seul connaissais, une sorte de chateau de cartes que j’allais tenter de ne pas faire tomber. Chapitre un, c’est fluide, ça coule tout seul. C’est plein d’une force que j’ai mis des années à construire. Avant cette période, je suis resté quelques années sans réellement écrire, griffonnant quelques bribes ça et là, mais je n’y arrivais plus. Les forces m’avaient abandonné et je maudissais tout ce qui m’avait fait perdre ce souffle que tous ceux à qui je faisais lire mes textes trouvaient vraiment particulier, comme si j’avais mon empreinte déjà dessinée depuis ma naissance. Chapitre 2, c’est bon ça, ça se lit tout seul, rien n’accroche. J’ai tout recopié. J’ai extrait de sa gangue de boue et d’argile quelque chose qui ressemblait à de l’or, un beau lingot effilé à la couleur aveuglante. Quel prétentieux je faisais ! Rien à foutre, je n’étais pas là pour amuser la galerie, j’avais en moi la force du lion bondissant sur la gazelle avec un air triomphant, tout ça pour bouffer. Au bout du compte, c’est bien ce que je voulais. Vivre de mon écriture, faire de ça mon boulot alimentaire à moi, croquer avec mes mots. J’allais y mettre toutes mes tripes. Ces petits scribouillards qui m’avaient fait passer pour une icône de la branchitude parisienne allaient pouvoir se rendre compte que j’avais dans les boyaux de quoi les faire taire et rester muets devant mon oeuvre, ils allaient pouvoir se prosterner devant moi, déposer des cierges au pied de Notre-Dame et scander mon nom dans leurs litanies les plus intimes. Merde. Non. J’étais en train de composer mon oeuvre, pas celle des autres. Reste humble mon connard, me disais-je, alors que je continuais sans encombre mon travail de copiste.
J’essayais de ne pas penser, de m’enfermer dans une bulle. Seul le bruit du percolateur arrivait de temps en temps à me sortir de ma torpeur salvatrice, mais je replongeais aussitôt dans mon écriture, jetant les pages par terre lorsque j’en avais extrait la sève. Bordel, j’étais heureux, je m’adonnais au plus beau de tout les métiers.
Un café, un autre !! Un chocolat ! Je passais commande au rythme des heures qui passaient, ne voyant plus que des lignes partout, mon écriture hachée sur la vitre, sur le visage des passants et sur celui du garçon de café… Des lignes sur ma tasse de café…
A la fin de la journée, tandis que les ombres commençaient à s’allonger et que la lumière prenait des teintes orangées, j’avais recollé tous les morceaux, je m’étais livré à un travail de fourmi, rapide et bien orienté, à la fin duquel je pouvais enfin tenir entre les mains mon bouquin. Il était là et se découpait dans la lumière du crépuscule, avec la fontaine Saint-Sulpice en toile de fond, on aurait pu prendre une photo, tiens !

Notes

[1] Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

8. J’ai peur d’avoir mal…
Un mal qui ne s’efface pas.

9. On s’était parlé à peine plus de dix minutes, après quoi elle avait du partir, je ne sais pour quoi. Il était tôt et elle avait fui comme une anguille, sans rien me dire d’elle, je n’avais même pas son numéro de téléphone, rien, pas la queue d’un indice pour que je puisse la retrouver. Tout ce que je savais c’est qu’elle s’appelait Lily, ou quelque chose comme ça, peut-être Lilith, déesse de l’enfer sur une toile de Bosch, tentatrice extrême et beauté rude… Je n’avais pas réussi à bredouiller plus que de banales sottises, des idioties dont j’avais honte. Elle n’avait pas beaucoup parlé… je ne savais rien d’elle… j’étais furax de m’y être pris comme un manche et j’étais quasiment certain que je ne lui avais pas laissé un souvenir impérissable, et j’étais persuadé qu’on ne se reverrait jamais. Il aurait fallu que je retourne sur la passerelle, au petit matin, mais j’avais tellement peu d’espoir que je laissais tomber et que je me replongeais dans la vie tellement passionnante du célibataire en goguette sur les bords de Seine. La dernière fois que je m’étais pris ce genre de veste – il faut tout de même dire que je ne suis pas, que je n’étais pas, un guerrier, plutôt du genre à attendre sur le bord de la route qu’une bimbo me prenne en auto-stop dans sa Ford Mustang – , c’était sur les bancs de la fac, ou plutôt du métro. J’étais assis en face de cette fille splendide – d’accord, ça n’engage que moi – au regard sombre, la mine voilée d’une romantique tourmentée, cachée derrière le col de son caban. Je suis certain que personne ne la regardait parce qu’elle était peut-être un peu trop discrète, et revêche de prime abord, mais tout en elle respirait l’intelligence et la grâce, quelque chose de sophisitiqué qu’on ne pouvait voir qu’au travers d’un prisme dont j’étais le seul à comprendre la diffraction. Je n’arrêtais pas de la regarder, assis penaudement sur mon strapontin branlant, et à chaque fois qu’elle levait le nez de son livre, elle passait la main dans ses cheveux courts, me regardait furtivement, et elle me souriait gentiment, l’air de dire Oui, c’est bon, je t’ai vu, mais t’es vraiment pas mon genre, j’aime les hommes qui peuvent me tenir fort dans leurs bras et me faire vibrer fort, ce qui m’a fait comprendre qu’il ne fallait pas que je m’esquinte inutilement. Nous allions au même endroit, je suppose, Jussieu, le cours sur Saint-Paul, mais arrivé devant l’amphitéâtre, je tournai les talons et je pris le parti d’aller me saouler à la tequila dans le premier café, ce qui à vingt et une heure et aux abords d’un des temples du savoir français peut paraître un tantinet décalé. Bref.
Pour la première fois depuis que je l’avais acheté, je laissais mon cartable, non sans quelque appréhension, dans l’appartement. Ben oui. On ne sait jamais, si l’immeuble avait crâmé, ou si l’ÃŽle Saint-Louis avait tout à coup décidé de retourner dans les entrailles de la terre, mon oeuvre se serait trouvée anéantie, perdue pour le reste de l’éternité… En même temps, je n’allais pas déposer le tout dans un coffre. Donc, je disais, je laissais mon cartable passablement amaigri sur le lit. Le reste, les brouillons, le rebus, les pages biffées, j’avais tout confié à Yan, ce qui n’était pas forcément un gage de sérieux de ma part, mais en l’absence totale de lieu d’habitation fixe, je n’avais pas vraiment d’autre choix. Et donc, j’avais décidé de sortir. Jonas organisait une petite soirée mondaine, mais il avait également eu le tort d’inviter la troupe de zazous de mes amis de fac. Yan, Pierre et Sullivan faisaient partie du lot et c’est bras dessus bras dessous – et surtout complètement torchés – que nous nous sommes incrustés dans son six pièces avec vue sur la mer – la Seine ? Je crois définitivement qu’il avait décidé de faire un concours avec lui-même pour voir jusqu’à quel point il pouvait être con, parce que nous réunir, nous, jeunes trentenaires dépravés, célibataires et passablement portés sur la bouteille, dans la nuit parisienne au milieu d’artistes et d’écrivains, ça tenait réellement du prodige d’inconscience ! Pas grave. C’était bien parti pour une bonne tranche de rigolade, voire même plus. On aurait dit des beatniks en pleine forme.
Quand nous sommes arrivés, il régnait une ambiance feutrée, douce, bercée par une mélopée électro, du style de celle qu’on entend dans les restos branchés. Agréable. Mais surfait. Tout le monde était debout, un verre à la main, et ça discutaillait ferme, mais quand on est entrés, nos quatre voix – aux trémolos évocateurs chantant la Bohème de Monsieur Aznavourian et ne laissant aucune place au doute quant à notre degré d’alcoolisation – éteignirent les conversations comme le sable recouvre le feu. L’appartement était d’une taille indécente, entièrement dessiné par des designers en vogue, tapissé de moquettes écrues et moëlleuses, recouvert de peintures claires et bardé de larges baies vitrées. Ce que je préférais chez lui, c’était ces larges canapés dans lesquels on ne pouvait faire autrement que de s’avachir, au cas où on ne tienne pas debout, ou en cas de chavirage subit.
– Bon et sinon ? Eh ho !! Romuald ! me lança Sullivan alors que je tentais d’attraper la cerise qui flottait dans mon punch.
– Quoi ? Attends bordel, j’arrive pas à l’attraper! Quoi ?
– Bon t’en es où de ton bouquin, là ? Y’a des chances qu’on puisse le lire avant Noël ?
– Tu sais, c’est marrant ce que tu me dis, parce que j’avais même pas penser à vous le faire lire ! C’est con hein ? J’ai donné mes brouillons à Yan et je ne lui ai même pas proposé ! J’te jure…
– Ouais enfin personnellement j’aime pas trop bouquiner les premiers romans, dit Yan l’air très détaché.
– Tu te fous de qui toi? lui rétorquai-je outré. Tu ne lirais même pas ce que j’écris ? J’attendais un peu mieux de toi quand-même ! Non mais ho !
– Comment qu’il part au quart de tour celui-là ? Tu ne vois pas qu’on a tous hâte de te lire ?
Sur ce, Pierre déboula dans les environs, chancelant. Il s’en prit à la grosse qui étaient assise à côté de Sullivan. Il me semblait bien que j’avais déjà vu quelque part ce visage rubicond à la peau vérolée. Peut-être la femme d’un cinéaste, ou d’un éditeur. J’avais déjà du la croiser dans un de ces nombreux cocktails qu’organisait Jonas pour entretenir ses relations de travail.
– Elle va pousser ses fesses la dame là ?
Elle le toisa d’un air méprisant et lui ne tenait plus debout. Bon, elle se casse où je lui gerbe dessus ! Elle a fini par s’en aller en soufflant comme un boeuf, mettant toute son énergie à décaniller au plus vite.
– Rhooo, c’est pas vrai ça ! Bon ! Vous parlez de moi là ? C’est ça ?
– Non, Pierre, on ne passe pas notre temps à parler de toi. Pour une fois c’est de moi dont il est question. Et puis de toute façon que veux-tu qu’on dise à ton sujet ? Tu penses qu’on parle de ta dernière chaude-pisse ?
– Gna gna, éructa t-il.
– Ouais, c’est ça, répondit Sullivan. Il se tourna vers moi avec un grand sourire de faux-cul. Et sinon, quand est-ce que tu penses prendre un peu de bon temps ?
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Je ne sais pas moi, trouve-toi une fille, profite un peu de la vie !! Honnêtement ça fait combien de temps que tu vis comme un ermite là !
– Ta gueule, répondis-je sèchement, plongeant le regard dans mon verre.
Yan qui jusque là ne pipait pas réussit à l’ouvrir.
– Oh oh !!! Voilà donc le sujet sensible !
– Bon écoutez, c’est un peu compliqué à vous expliquer mais… je laissais ma phrase en suspens et en regardant leur visage, je me dis qu’il fallait peut-être mieux être honnête avec eux.
C’est à dire que je ne peux pas. Pas pour l’instant.
– Comment ça ?, dit Yan en se redressant.
– Tant que je n’ai pas bouclé mon bouquin, je ne me sens pas de penser à autre chose. J’ai un peu peur de tout flanquer par terre. Tu vois, c’est un peu comme si penser à autre chose qu’à ce que je fais revenait à enlever la bonde d’une baignoire pleine à rabord… S’ensuivit un long silence. Une ombre avait du se dessiner sur mon visage, car aucun des trois n’osa poursuivre.
Bon, on reparlera de ça plus tard, non ?
Dehors, la nuit parisienne était chaude, un vrai temps d’été. J’avais l’impression de flotter dans cette ambiance feutrée, m’abandonnant aux vapeurs de l’alcool, me noyant dans le punch. J’écoutais mes potes parler de leurs exploits, chacun se vantant de conneries dignes de collégiens. C’était mon monde, mes amis, tout ce qui m’entourait. La soirée se termina mal, et malgré la présence de personnalités plus ou moins éminentes du milieu intellectuel parisien, je vis tout autour de moi virer proprement à l’orgie. Pierre, passablement murgé dès le début finit assis dans un fauteuil, endormi et incapable de bouger alors qu’il se vomissait doucement dessus, un long filet de bile pendouillant de ses lèvres violettes. Il nous a un peu fait peur, mais on l’a redressé pour ne pas qu’il s’étouffe et il s’est réveillé le lendemain un peu poisseux et puant comme un mareyeur, mais en vie. Sullivan lui était passé, comme deux ou trois autres lascars, entre les cuisses d’une espèce de diva marocaine que j’avais déjà croisé dans une party et qui s’était également tapé la moitié de l’assistance. Yan, lui, en parfait gentleman, avait passé la nuit sur le canapé à ronfler harmonieusement sur sa guitare.
Et moi j’étais parti dans un délire très mince, dans lequel je parlais avec une bouteille de Justerini & Brooks[1], je lui demandai son âge et dans quel état elle était née, etc. La nuit nous emporta tous, et nous nous réveillâmes qui le froc au genoux, qui couvert de vomi, que sais-je encore…. Un vrai bordel.

Notes

[1] JB pour les intîmes

10. Jonas m’a demandé de passer le voir chez lui. Comme par enchantement, les traces du chantier de la veille dont nous avions été les acteurs avaient complètement disparu. Les odeurs également, et il flottait en ces lieux une suave odeur de jasmin – enfin personnellement j’ai toujours trouvé que le jasmin sentait la pisse, mais chacun ses goüts. Je lui avais demandé de me donner des conseils pour faire la tournée des éditeurs, et comme souvent, il me recevait en robe de chambre satinée. Avec ses cheveux gominés et sa petite moustache fine taillée au millimètre, on aurait dit un vieux beau, ou un vieux pédoque.
– Bon, tu sais, je ne suis pas agent et tes histoires là, ça me saoule, mais je suis prêt à faire le nécessaire pour toi. Alors dis-moi de quoi tu as besoin.
– Eh ho, je ne t’oblige à rien, je te demande ça comme un service. Alors tu vas me soigner cette gueule de bois et je repasse ?, dis-je en me levant, un tantinet exaspéré. Je ressentais moi aussi les effets de la veille, et ce soudain accès de fureur fit couler quelques perles de sueur sur les tempes.
– Ne t’énerve, j’ai un peu la gueule de bois, dit-il avec un soupçon de pâleur sur ses joues. Bon alors dans un premier temps, il va falloir que tu me donnes une version définitive de ton bidule. C’est manuscrit ?
– Non, je l’ai tapé avec mes petits doigts et je l’ai fait imprimer.
– Parfait, les éditeurs ne lisent plus les manuscrits, ça finit généralement dans le tas de charbon. Je vais te faire photocopier tout ça en plusieurs exemplaires et je te donnerai ensuite toutes les adresses dont je dispose. Certaines en particulier sont intéressantes et aboutiront certainement à quelque chose de concret.
– Attends, ça veut dire quoi ça ?, demandai-je, légèrement soupçonneux.
– Comment ça, je ne comprends pas ?
– Tu es en train de me dire que certaines adresses sont intéressantes, je ne vois pas ce que tu entends par intéressantes….
– Eh bien, disons que tu auras plus de chances de te faire éditer chez certaines personnes que je connais…
– Ah ouais ! Je vois ! Autrement dit, ce que tu me dis c’est que tu vas me pistonner !
– Bon alors, je t’explique, à moins que t’appelles Modiano ou Djian, tu n’as pratiquement aucune chance de sortir du lot mon coco, parce que, je n’ai pas lu ce que tu as écrit, mais si tu veux mon avis, tu n’as pas le quart de la moitié de leur talent, alors si tu comptes te faire un peu de fric avec ce que tu écris, fais-moi confiance et laisse-toi bercer.
– Comment peux-tu dire que je n’ai pas de talent si… Enfin bref, ce n’est pas la question. Je ne veux pas me faire pistonner pour me faire publier, c’est quoi ce bordel ? Alors ça fonctionne comme ça ? Merde alors, moi qui pensais que le milieu littéraire était une sorte de bastion que le fric n’avait pas encore touché.
– Oui, effectivement, tu as rêvé. Un bouquin, ça coüte des ronds, il faut le faire lire, le faire corriger, le mettre en maquette et puis l’imprimer. C’est fini le temps où on imprimait tout et n’importe quoi. Les livres sont des denrées rares et si tu n’es pas dans le top 10 des meilleures ventes, on y regardera à trente fois avant d’emmener ta maquette sous presse. D’autant plus si c’est un premier roman.
Je devais avoir la mine renfrognée du gamin à qui on a dit que le Père Noël devait cuver son vin en Laponie, car Jonas s’assit à côté de moi avec un air presque compatissant, j’ai même eu peur qu’il s’approche de trop près pour me faire un câlin.
– Ecoute-moi… (j’avais eu raison de ne pas vouloir qu’il m’approche de trop près, son haleine sentait le phoque faisandé) Fais-moi confiance, je connais quelques personnes qui sont tout à fait aptes à reconnaître les talents quand ils se présentent.
– Bon passons, je me casse… J’ai trop mal au crâne, je repasserai un de ces jours, c’est pas possible là. Je me tournai vers lui. Tu sais Jonas, j’apprécie ce que tu fais, je te revaudrai ça.
– C’est ça, dit-il avec une moue qui en disait long sur ses doutes. Fais-toi déjà éditer, on verra ça plus tard.
J’ai pris la tangente, trop imbibé encore pour réfléchir calmement. Je ne me sentais pas bien, chancelant et l’odeur de son haleine chargée d’alcool mal digéré m’avait porté sur le coeur. Tout en moi était révolutionné, comme si la disposition de chacun de mes viscères avait soudain changé sous l’effet des abus divers et variés. C’est peut-être ça qu’on appelle le désordre intérieur….
Je pris le métro pour retourner sur l’île Saint-Louis, dans mon luxueux appartement. En chemin, j’eus une terrible sensation, quelque chose qui me disait de profiter de ce que j’avais parce que ça ne durerait pas, mais je n’arrivais à savoir si c’était dans le sens où j’allais tout perdre ou au contraire tout gagner. Un mal-être m’envahit et je posais la tête sur la vitre sale et pleine de miasmes en fermant les yeux.
J’étais assis à côté d’une indienne qui empestait un parfum bon marché et qui écoutait à fond de la musique tout droit sortie d’un film de Bollywood, et face à une grosse bonne femme d’une cinquantaine d’années qui lisait un brülot politique de Barbara Cartland. Je fus soudain pris d’un haut-le-coeur, ne sachant si c’était à cause du parfum ou du livre, mais je maudissais tous ces éditeurs qui vendaient de la merde à prix d’or, comme si tout ce que le peuple était capable d’ingurgiter n’était bon qu’à nourrir les rats. Aucun amour propre. Ce qui se vend se vend parce que ça s’achète… j’avais envie de me lever et de crier au monde entier qu’il fallait arrêter de lire ces torchons !! Demandez la lune ! Les éditeurs vous la vendront ! Et puis je songeais à moi, Romuald, avec mes bouts de papier qui allaient bientôt se retrouver entre les mains des comités de lecture, le célèbre Romuald qui n’avait encore édité que des morceaux disséminés ça et là dans la nature… Je songeais à tout ce qui m’arriverait lorsque je serais célèbre et à tout ce que je pourrais m’offrir. Il n’y avait pas si longtemps que ça, Yan avait osé me demander pourquoi j’écrivais. Je l’ai regardé avec étonnement, et je lui ai dit de plutôt me demander pourquoi je voulais me faire publier, alors il a reformulé sa question. Je lui ai dit, mais comme tout le monde, j’écris pour devenir célèbre, et je veux devenir célèbre, parce que quand tu es célèbre, tu bouffes dans des restos aux moquettes épaisses et aux couleurs chatoyantes, et tu peux picoler à l’oeil, et puis tu sors avec toutes les filles que tu veux, parce que les filles adorent les écrivains célèbres et qu’elles adorent sentirent contre leur corps plantureux ton corps malingre et sec d’écrivain célèbre et riche qui mange dans des restos luxueux et branchés. Voilà.
Je me réveillai comme par enchantement à Hôtel-de-Ville, groggy, la tête à l’envers et j’eus juste le temps de sauter hors de la rame alors que les portes se fermaient, avec une douceur propre aux engins automatisés.
Je repris mon souffle une fois sur le quai… Mon coeur battaient la chamade, comme à chaque fois que je me réveille en sursaut. J’avisai un siège crasseux et je m’y assis. Un odeur âcre de pisse croupie envahissait l’air, mais je pris tout de même de grosses bouffées d’air, en respirant profondément pour chasser ces coups de boutoir qui sévissaient dans mes tempes, dans ma poitrine et dans quelques autres endroits inconnus et sans nom, bien nichés au creux de mon corps. Je me relevai et ouvris les yeux. Face à moi, une immense affiche sur laquelle s’étalait la belle gueule d’amour de Tom Cruise me narguait de toute sa hauteur, si je puis dire. Je me dis que ça faisait au moins cinq ans que je n’avais pas mis les pieds dans une salle de cinéma, et la dernière séance avait dü être Kagemusha, l’ombre du guerrier de Kurosawa. Je m’étais endormi dès les cinq premières minutes qui sont, il faut bien l’avouer, particulièrement longues, très belles, mais très longues. J’avais sombré d’un seul coup et je m’étais réveillé pour voir le nom des acteurs en japonais sur le générique de fin. Une chance ! Au loin, il me semblait entendre le crissement particulièrement aigü d’un train à l’approche, un son strident qui me fit mal à la tête et résonna dans mes mâchoires. Je tournai la tête vers la gauche comme pour tenter de chasser ces mauvaises ondes qui s’insinuaient en moi, et mon regard tomba sur un homme assis à une dizaine de mètres de moi. C’était bien la dernière personne que je m’attendais à voir ici. Je reconnus immédiatement le Japonais du Pont des Arts, qui me regardait avec un très léger sourire, presque imperceptible, dans lequel je pouvais comme déceler une ombre de malice. Il me fixa quelques secondes et ne bougea que la tête pour fixer droit devant lui un point, un horizon que lui seul voyait. Je rencontrais rarement la même personne deux fois, surtout à Paris, ce qui eut le don de me troubler, mais je repris bien vite mes esprits lorsque j’entendis le métro arriver sur le quai d’en face. Il déversa son flot d’odeurs, de pas, de bruit et de fureur sur le quai et repartit avec autant d’empressement qu’il était arrivé, ne laissant place qu’à un silence grandissant. Je restai là, assis, les mains sur les genoux. Le Japonais m’imitait. Il me regardait encore.
Une ombre, ou plutôt une couleur attira mon attention. Un vêtement de couleur vive, un rouge éclatant dessiné sur des lèvres fines, deux grandes jambes gaînées de blanc qui fendaient l’air, en rythme avec le claquement de talons fins. Une femme au corps ondulant remontait le quai de part en part pour se diriger vers la sortie. C’était elle. Je me levai d’un seul coup, comme saisi par une outrecuidance divine, la mâchoire inférieure comme décrochée, je n’en revenais pas de la retrouver ici. J’aurais voulu lui courir après, sauter par dessus les rails mais je ne pouvais plus bouger et la seule chose absurde que je trouvai à faire, c’était de regarder le Japonais, comme pour lui demander à quoi tout ça rimait. Mais il était parti, volatilisé. Parti sur la pointe des pieds, très certainement. Et puis le temps que j’essaie de trouver un sens à tout ça, Lily aussi avait disparu. Une fois de plus, je me retrouvai seul comme un couillon sur le quai. Sans savoir quoi faire.
Mais je sus bien vite finalement, que le plus sage était de rentrer chez moi. Enfin, chez les autres.

11. Finalement, j’ai laissé Jonas s’occuper de tout. Je lui ai apporté trois cartons d’exemplaires photocopiés à grands frais dans un de ces supermarchés de la reproduction – hum, ceci n’a absolument rien de sexuel – et je l’ai laissé se débrouiller avec tout ce fatras. Très sincèrement, je ne voulais pas jouer les démarcheurs auprès des maisons d’édition et j’avais pris le parti de mettre à disposition ce temps gagné pour continuer à écrire un peu. Je m’étais acheté trois carnets à élastiques, sur lesquels je notais tout ce qui pouvait me servir à écrire par la suite: descriptions, analyses, exercices de style, notes en tout genre, ébauches d’idées, une sorte de carnet d’esquisse pour écrivain. J’avais à disposition de la matière pour ne pas tomber dans l’oisiveté, et puis j’avais fini par me rendre compte que si je voulais devenir un vrai écrivain… Il fallait que je m’habitue à ne faire que ça. En même temps, il existait tout de même des professions plus désagréables. Et dire que j’ai exercé des métiers qui ne portent même pas de nom, la plupart du temps pour payer mes factures et avoir à peine de quoi manger ! J’en avais encore de l’urticaire rien que d’y penser. Tout ceci appartenait désormais au passé, et comme je l’avais dit à Yan, ce que je désirais vivre à partir de là, n’était que le faste et la jouissance que pouvait apporter une vie oisive en dehors de toute écriture, faite de mots couchés sur le papier, d’argent facile, de luxe, de reconnaissance, de bons restaurants entouré de jeunes filles avides de sexe, couchées lascivement sur de grands lits blanc aux draps de satin… Conneries que tout ça ! Si c’était ce que je voulais, il ne fallait pas que je devienne écrivain, je me trompais certainement…

Je partis dans mes méditations tandis que j’étais nu dans ma baignoire – dans la baignoire de mes bienheureux propriétaires -, tandis que je subissais depuis plusieurs heures déjà les premiers symptômes d’un rhume qui allait me pourrir la vie. La proximité orthographique du mot rhume avec rhum m’a toujours laissé croire que l’un pouvait être guéri par l’autre, mais dans la pratique, on sait que ce n’est pas aussi facile, d’autant plus qu’il n’y a aucun rapport étymologique entre rhume et migraine, surtout si on passe par la case rhum. Bref. J’avais déjà l’impression de vivre dans une bulle, la gorge me démangeait, le nez commençait à couler, et pire que tout, ce que je déteste, c’est que les oreilles se bouchent pour une durée indéterminée… Non seulement on a l’impression de vivre dans du coton, mais chez moi cela signifie subir des acouphènes qui confinent à la folie, me donnant parfois l’impression de vivre des hallucinations auditives. J’entends des bruits qui ne peuvent exister dans le monde réel, et ça, c’est réellement insupportable. Je n’ai rien d’un névrosé, même si pas mal des gens que je connais sont persuadés du contraire.

Les orifices bouchés, je m’enfonçais dans l’eau brulante, persuadé que de cette manière, l’eau n’arriverait pas à entrer dans mon corps. C’est parfois difficile à avouer, mais je déprimais, je me sentais vraiment mal, comme étreint par une angoisse dont je n’arrivais pas à comprendre l’origine. Il y a généralement, pourtant, mille et une raison dans une vie de sentir angoissé, mais a priori, dans la mienne, rien ne laissait présager que ça puisse arriver, alors même que je commençais à me relever, à sortir de l’anonymat suave qui me permettait de vivre caché, invisible aux yeux d’une société que se permettait de reluquer dans les coins.

Comment un corps qui passe de l’anonymat à la célébrité se métamorphose t-il ? Eprouve t-il des changements perceptibles ou alors reste t-il le même, intègre et passionné, toujours aussi empreint de ses malaises et de ses vicissitudes ? Comme si ça pouvait faire une différence. Le corps glorieux ? Hmmm, ça sonne trop catholique comme notion… En fait, la gloire n’est pas une notion qui m’intéressait en soi, car d’une manière ou d’une autre, ce que je souhaitais par-dessus tout, c’était devenir célèbre, pour quelques raison que ce soit. La gloire, c’était bon pour les Proust et les Balzac, que l’on vénère par-dessus les frontières temporelles et qui n’arrive bien souvent qu’une fois que l’on mange les pissenlits par la racine, tandis que la célébrité, c’est comme les bonbons à la menthe, ça fond dans la bouche et on ne garde la fraîcheur sur la langue que quelques heures, mais au moins, on a tout le loisir d’en ressentir l’intensité tant que c’est là. Je voulais qu’on me reconnaisse dans la rue, qu’on n’ose pas m’approcher mais qu’on me désigne du doigt et entendre des bouts de phrases indiscrets… Oh regarde, c’est machin, il est mieux en vrai que sur la pochette de son bouquin ou alors La vache, c’est à croire qu’il picole ce mec, ou alors il ne dort pas assez…. Voilà, tout ça c’était pour moi, et une fois encore, je me demandais si c’était bien en devenant écrivain qu’on pouvait accéder à ça… Et puis finalement, je me suis aperçu bien vite que tout ça me foutait les jetons. Alors j’ai arrêté de penser.

Et puis j’ai passé de longues minutes à regarder mon corps. On n’a pas souvent l’occasion de se regarder, sans s’admirer forcément, mais simplement examiner chaque partie de son corps, dans l’espoir d’y trouver quelque chose qu’on n’y avait encore jamais vu. Un vieux grain de beauté qui avait fait son apparition en 1982 et dont on ne s’était plus préoccupé, peut-être a t-il grossi, s’est-il transformé en truc cancéreux, ou alors cet ongle incarné qu’on avait l’habitude de guérir tous les étés, en tentant de couper au mieux, ou au plus ras… Je ne pensais pas découvrir de malformations spontanées ou miraculeuses, ni même de quoi se décréter tout à coup comme celui qui avait les plus belles fesses, mais simplement, je voulais voir, ou plutôt regarder mon corps, dans une optique coupable. Celle de séduire.

Bon, il se trouve qu’alors que je songeais à toutes ces petites conjectures à la con qui ne faisaient pas vraiment avancer les choses, je n’avais pas un rond en poche, juste de quoi croquer de manière frugale tous les jours, mais guère plus. Evidemment, je pouvais compter sur mes amis, mais autant que possible, j’essayais de faire en sorte de ne pas trop leur faire les poches… Uniquement lorsque j’étais à deux doigts de sombrer. Parmi mon groupe d’amis, j’étais le seul à ne rien posséder, et généralement ils le prenaient bien et jamais ils ne se permettaient de me juger ou quoi que ce soit. C’était mon style de vie et personne n’y trouvait rien à redire. Ils le savaient, mais ils savaient aussi que parfois ma solitude contrainte et volontaire me causait également du tort. Alors que, dans les innombrables soirées dans lesquelles j’allais, déguisé en pique-assiette, j’avais toujours mille occasions de me faire plaisir avec la première délurée qui bougeait son cul, comme le faisaient les autres sans vergogne, je me complaisais dans ma chasteté monstrueuse qui me faisait passer soit pour un coincé, soit pour un asexuel.

L’air du dehors était saturé de petites molécules moites et malodorantes. Il faisait très chaud. J’avais passé une partie de ma journée au café à écrire. Ma chemise était trempée et sentait la transpiration. Je n’avais hérité de mon père que de rares défauts, mais il avait réussi à me refiler l’odeur de sa peau, et ça, pour moi, c’était le comble. Certaines m’avait confié que l’odeur de ma transpiration avait quelque chose de sauvage, mais pour ma part, je ne trouvais ça en rien excitant. D’ordinaire, je ne prenais que des douches, dans un souci d’économie de temps. J’ai jeté mes fringues poisseuses dans la machine et j’ai lancé un programme court. Dans un coin, sur le rebord de la baignoire, il y avait un miroir portatif. je l’ai posé derrière les robinets et je me suis allongé pour me mouiller complètement. J’écoutais l’eau couler avec fracas dans la baignoire et je pris le miroir pour me scruter. Je n’avais pas de défaut, pas de difformité, pas de tare invisible lorsque j’étais habillé. Ce n’était qu’un corps, un corps mince, uniquement musclé par quelques années de danse, d’une musculature fine et nerveuse. Oui, je me trouvais trop mince, mais bon, j’ai toujours mangé normalement. Rien à faire. Pas moyen de s’empâter un peu. Je regardais mes bras, les poils de mes avant-bras, mes mains avec ces doigts que trouvais trop courts. Plusieurs fois, on m’avait dit que j’avais des mains d’écrivain. Mais c’est quoi des mains d’écrivain ? Ça ressemble à quoi ? Tout ça c’était encore des conneries entendues dans des soirées d’adolescents. Ben quoi ? Ça sent l’encre et la plume ? Les doigts de la main droite plus musclés que ceux de la main gauche ? Conneries, conneries, triples conneries… Je regardais mes pieds. Il parait que j’ai de beaux pieds, mais je n’ai jamais aimé les pieds, pas mêmes les miens. En même temps, je ne suis pas Cendrillon. Pour que ça m’apporte. Je n’avais que trois poils sur la poitrine et rien d’autre. Je regardais mon sexe. Poilu. Enfin pas le pénis, mais le reste. Trop de poils. Ça finissait par me dégouter. Je regardais aussi mon pénis pendouiller dans l’eau chaude comme une grosse nouille trop cuite. Dégoutant. Je le regardais longtemps en ne pensant à rien, parce que ça ne m’inspirait rien du tout. Au bout du compte, il ne me dégoutait pas et je me rendis compte que je le regardais comme si je me demandais à quoi ça pouvait servir. Je me suis senti vide, complètement vidé de tout et je me suis allongé à nouveau en regardant le plafond. Par la fenêtre ouverte, je pouvais sentir l’air entrer et rafraichir la pièce. J’ai du m’endormir quelques instants, juste quelques minutes pour me reposer avant d’aller conquérir le monde.

Alexandre Pouchkine

Quatre nouvelles à la Russe:
– Le pope et son valet Balda
– La tsarine et les sept frères
– Le pêcheur et le petit poisson doré
– Le tsar Clairsoleil et son fils

Le pope et son valet Balda

Il était une fois un pope qui ne plaisait pas vraiment au Bon Dieu parce qu’il était paresseux et très avare. Un jour, il se rendit à la foire. Il traînait d’un étal l’autre, cherchant visiblement quelque chose qui ne s’y trouvait pas, quand Balda l’aperçut. Balda ne trouvait pas de travail ces derniers temps. Quand il vit le gros ventre du pope et sa bouche encore grasse des saucisses de son petit déjeuner, il se dit que peut-être il avait là l’occasion de trouver un emploi.
– Que vous êtes matinal, mon père ! s’exclama-t-il en s’inclinant respectueusement devant le pope. Cherchez-vous quelque chose ?
– Je cherche un valet, mais pas n’importe lequel ! Mon valet devra faire la cuisine, le ménage, il devra couper du bois, labourer mes champs, prendre soin de mes chevaux, mener les moutons au pâturage et traire les vaches. Mais surtout, qu’il ne vole pas dans mon garde-manger et qu’il ne boive pas en cachette à mes tonneaux ! Je ne veux pas qu’il me coûte plus que les services qu’il me rend. Allez, laisse-moi passer ! Tu ne peux rien comprendre à ce que je raconte.
– Mais si, je comprends très bien, répondit Balda avec enthousiasme. Je suis celui que vous cherchez ! Je travaillerai pour une simple assiette de purée. La seule chose que je vous demande, c’est de pouvoir vous donner trois gifles à la fin de mon année de service.
– Ça alors ! s’étonna le pope. Je n’ai jamais entendu une chose pareille ! Un valet gifler un homme de Dieu ? N’est-ce pas là un péché ? Je dois y réfléchir. Mais comme le pope était très avare, sa réflexion fut de courte durée : trois gifles, ça ne coûtait rien. Alors, il tapa la main de Balda et l’affaire fut conclue. Balda travaillait beaucoup. Il se levait avant l’aube et allait labourer les champs. De retour avant le chant du coq, il donnait à boire aux chevaux et s’affairait dans la cuisine. Bientôt, le feu crépitait dans l’âtre, la terrasse était balayée, la salle rangée, le fumier sorti, les animaux allongés sur de la paille fraîche… Balda n’arrêtait pas. Il mettait des gâteaux dans le four, faisait sauter des crêpes et invitait toute la famille à prendre un délicieux petit déjeuner. La femme du pope chantait les louanges de Balda. Sa fille, une jeune demoiselle belle comme une image, l’appelait par ici et par là, et Balda, avec le sourire, faisait ses quatre volontés. Le pope paresseux ne sortait plus de son lit. Ainsi le temps passa très vite… L’année de service de Balda s’achevait, le pope pensa avec inquiétude aux trois gifles promises. Il ne dormit plus, ne mangea plus…
– Que t’arrive-t-il ? lui demanda sa femme. Le pope fut soulagé de pouvoir tout lui raconter.
– J’ai une idée, dit-elle, je crois savoir comment éviter les trois gifles. Demande à Balda d’exécuter une tâche qu’il ne saura pas faire. Il aura ainsi rompu son contrat et toi le tien !
– Tu es une femme merveilleuse ! s’exclama le pope réjoui, et il fit venir Balda sur-le-champ.
– Ton contrat arrive à sa fin, dit-il, et tu auras bientôt droit à ta récompense, mais avant, il faut que tu fasses encore quelque chose pour moi. Il y a des années, j’ai signé un accord avec les diables, ils devaient me payer un impôt, mais ils ne l’ont jamais fait. Va chercher ce qu’ils me doivent ! Balda ne protesta pas. Il partit vers la mer. Arrivé sur la grève, il frappa la surface de l’eau avec une corde.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama Lucifer sortant de sous terre.
– Mes hommages, seigneur de l’enfer, grimaça Balda. J’ai l’intention d’agiter les vagues de la mer avec cette corde magique, de provoquer une tempête en enfer et d’en sortir tous les diables comme des taupes de leur terrier.
– Que t’avons-nous fait ? demanda Lucifer très inquiet. Pourquoi veux-tu nous punir d’une manière aussi épouvantable ?
– Vous avez signé un accord avec le pope, mais vous n’avez pas tenu vos engagements.
– Si nous avons oublié quelque chose, protesta Lucifer, nous nous acquitterons de notre dette. Mais je t’en prie, laisse-nous en paix ! Tu es venu chercher de l’argent ? Eh bien ! Avant que tu n’éternues trois fois, mon petit-fils sera là et s’occupera de ton affaire. Sur ce, il disparut sous terre. Balda, satisfait, éternua bruyamment. Et le petit-fils de Lucifer apparut devant lui, ronronnant comme un chat.
– Mon grand-père a perdu la tête, dit-il. Qui a jamais entendu dire que les diables payaient des impôts aux mortels ? Tu te moques de nous. Balda ne se laissa pas impressionner et il se remit à frapper la mer de sa corde.
– Attends, attends ! cria le diable. Je te propose un marché. Je vais apporter de l’or. Nous allons faire le tour de la mer en courant et le vainqueur le gardera.
– Toi alors, tu n’es pas bête ! dit Balda en riant. Tu es sûr que l’homme ne peut pas dépasser le diable et que tu vas par ce moyen éviter de payer ta dette ! Je n’ai pas envie de courir aujourd’hui, ajouta-t-il, et je vais laisser ma place à mon petit frère. Balda s’enfonça dans la forêt de bouleaux toute proche. Il se cacha dans les buissons et attrapa deux lapins. Il les mit dans son sac et retourna près du diable.
– Mon petit frère est impatient de comparer sa rapidité avec la tienne, déclara Balda en tenant un lapin par les deux oreilles.
– Je n’ai pas peur d’une chose aussi minuscule, dit le diable avec mépris.
– Méfie-toi ! répliqua Balda. Le diable et le lapin partirent. Le diable courait, sans oser se retourner. Le lapin, lui, dès qu’il avait senti qu’il était libre, était rentré chez lui dans la forêt. Pendant ce temps, Balda se reposait, allongé sur la plage, il comptait les nuages. Soudain, il entendit un roulement comme si un troupeau de chevaux s’approchait de lui. Il plongea sa main dans le sac et en sortit le deuxième lapin.
– Repose-toi, petit frère, lui dit-il en le caressant. Tu voudrais courir encore, mais le diable en a assez pour aujourd’hui. Le diable, essoufflé, faillit pleurer tant il était en colère.
– Comment est-ce possible ? bégaya-t-il. Comment a-t-il pu arriver avant moi ? Je ne l’ai même pas vu me dépasser.
– Mon petit frère est si rapide qu’on n’arrive même pas à le voir, dit le malin Balda. Mais assez de bavardages, va chercher l’or ! Le diable rentra chez lui et dut subir les sévères reproches de son grand-père.
– Un diable ne donne jamais d’argent à un homme cria ce dernier hors de lui. Il faut trouver un moyen de le tromper. Pendant qu’ils cherchaient comment ils pourraient bien faire, Balda s’impatientait. Il frappa la surface de l’eau avec sa corde.
– Retourne voir ce fou furieux, ordonna Lucifer à son petit-fils, ou il va inonder l’enfer.
– Arrête, Balda ! supplia ce dernier en arrivant. Tu aura ton or mais à une condition. Nous allons lancer un bâton. Chacun choisira son but. Celui qui l’atteindra avec le plus de précision, gardera l’or. Quel but choisis-tu ?
– Le nuage, là-bas ! répondit Balda. Je l’atteindrai en plein milieu ! Non seulement j’aurai mon or, mais vous pourrez vous attendre au pire !
– Au pire ! soupira le diable, affolé. Et il courut voir son grand-père pour prendre conseil. Soudain, un bruit terrible retentit au-dessus de leur tête. Balda fouettait littéralement la surface de la mer avec sa corde !
– Vous essayez encore de me duper, diablotins hurlait-il d’une voix de stentor. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Je vais vous verser sur la tête la mer entière avec tous ses monstres marins ! Lucifer tira son petit-fils par l’oreille et l’obligea à retourner parlementer.
– Calme un instant ta colère, murmura le petit diable.
– Sais-tu à qui tu parles ? hurla Balda. Je suis le valet du grand pope. Et toi, enfant du diable, tu vas faire ce que je te dis.
– Que proposes-tu ? demanda le diable.
– Tu vois ce cheval dans la prairie ? dit Balda sarcastique. Eh bien, soulève-le et porte-le jusqu’où tu pourras. J’en ferai autant. Que le meilleur gagne ! Si tu perds, je veux mon or sur-le-champ en espèces sonnantes et trébuchantes. Le diable gonfla ses pectoraux et se plaça sous le cheval. Il eut beau mobiliser toutes ses forces, souffler, suer, il ne parvint à le soulever que de quelques centimètres. Il fit quelques pas, tituba et s’écroula par terre.
– Diable stupide ! dit Balda. Ce que tu arrives à peine à soulever avec tes bras, je le soulève entre mes jambes ! Balda sauta sur le dos du cheval et partit au galop dans la prairie. L’animal semblait voler et ne touchait presque pas le sol de ses sabots. Le diable s’enfuit, tremblant de peur.
– Vite ! Vite, Lucifer, donnez-lui de l’or ou nous sommes perdus ! criait-il. « Rien ne sert de discuter », pensa Lucifer, mortifié. Et il lança sur terre, aux pieds de Balda, un sac d’or, plus gros que le ventre du pope. Balda mit le sac sur son dos et rentra joyeusement à la maison. Le pope le vit arriver de loin par la fenêtre. Cette fois, il devait se préparer à recevoir ses trois gifles ! Il avait tellement peur que, ne trouvant pas d’autre solution, il alla se cacher sous les jupes de sa femme. Mais Balda le sortit de sa cachette en le tirant par l’oreille.
– Voici ton or, dit-il. Comme les bons comptes font les bons amis, je réclame ma paye.
– Je ne veux pas de cet argent, pleura le pope, c’est celui du diable ! Garde-le ! Balda n’en démordait pas. Il voulait sa paye. A la première gifle, le pope se retrouva au plafond. A la deuxième gifle, les mots se mirent à se mélanger dans sa tête, tant et si bien qu’il en perdit l’usage de la parole. A la troisième gifle, il devint totalement idiot.
– Tu as vécu du dur labeur d’autrui sans rien donner en échange, lui dit alors Balda. Eh bien, tel est pris qui croyait prendre ! C’est ton tour maintenant de ne rien avoir en échange : même avec l’or du diable, tu ne pourras te racheter la raison !

La tsarine et les sept frères

Il était une fois un tsar très puissant, dont l’épouse était extrêmement belle. Il l’aimait par-dessus tout et ne pouvait imaginer la quitter un seul instant. Un jour, un homme, jaloux de son bonheur, vint dire au seigneur du pays voisin que le tsar préparait une offensive contre lui, qu’il rassemblait sur ses frontières une grande armée et qu’il allait bientôt l’attaquer. Le seigneur décida aussitôt de le devancer. Quand le tsar apprit que son voisin avait levé ses troupes, il fut accablé. Depuis toujours, il n’avait cesse de maintenir la paix. Il partit donc avec sa suite pour régler ce malentendu et conclure une paix durable avec le seigneur voisin. La tsarine supportait très mal d’être séparée de son mari. Elle restait tout le jour assise à sa fenêtre à regarder le paysage. Ainsi vit-elle successivement fondre la glace sur la rivière, fleurir les arbres au printemps, mûrir le blé sous le chaud soleil de l’été, tomber les feuilles en automne, puis danser les premiers tendres flocons de neige de l’hiver. Neuf mois s’étaient écoulés et le tsar n’était toujours pas revenu. Le jour de Noël, la tsarine donna naissance à une magnifique petite fille. Les cloches sonnèrent pour fêter l’heureux événement et, comble de bonheur, le tsar rentra enfin de son long voyage. Il avait conclu une paix durable avec son voisin. Mais le bonheur est fugace. Quand on croit le tenir, il s’enfuit comme un oiseau apeuré. Lorsque la tsarine aperçut le visage de son bien-aimé, son coeur s’arrêta de battre. Elle lui sourit pour la dernière fois et mourut dans ses bras. Le tsar faillit perdre la raison, tant son chagrin était grand. Le temps guérit, dit-on, toutes les peines. Un an passa, puis deux, puis trois… et un jour, le tsar prit une autre femme pour s’occuper de sa petite fille. Elle était belle comme l’étoile du Berger et ses yeux brillaient de mille feux comme des diamants. Mais elle était aussi orgueilleuse et cachait son âme noire sous une gentillesse feinte. La nouvelle tsarine possédait un miroir magique. Elle passait le jour entier à s’y admirer.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demandait-elle sans cesse.
– C’est toi, ma maîtresse, la plus belle de toutes, répétait le miroir. La tsarine n’avait pas même un regard pour la fille du tsar qui grandissait de l’autre côté du palais. C’était maintenant une jeune fille aux yeux limpides, aux sourcils noirs et bien dessinés, à la peau blanche comme les perles. De plus, elle était modeste et agréable. Quand elle promit son coeur au jeune prince Yélissi, son père en fut heureux. Il lui offrit pour dot une douzaine de châteaux forts et sept villes, puis il prépara la noce. La deuxième tsarine se prépara elle aussi. C’était comme si elle allait elle-même se marier. Elle mit sa plus somptueuse robe, brodée de perles, et se regarda, satisfaite, dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle de toutes les femmes, répondit-il, c’est la jeune princesse. A son éclat rien n’est pareil. Une immense colère envahit la tsarine.
– Arrête de mentir, stupide miroir ! hurla-t-elle. Comment oses-tu me comparer à cette jeune personne ? Elle, la plus belle ? Regarde donc mes yeux ! Ils brillent comme des diamants. Et mon visage ? On dirait une rose épanouie. Avoue ! Je n’ai pas d’égale au monde.
– Tu ne pourras pas faire d’un mensonge une vérité, ni d’une vérité un mensonge. La plus belle de toutes les femmes est la jeune princesse. La tsarine, furieuse, jeta le miroir sous son lit et appela Tchernoukha, sa femme de chambre.
– Ecoute-moi bien, lui dit-elle. Tu vas attirer la princesse au plus profond de la forêt, l’attacher à un arbre et la laisser à la merci des animaux sauvages. Elle ne mérite pas autre chose ! Tchernoukha fut saisie d’effroi, mais n’osa protester. Elle craignait cette maîtresse cruelle qui n’hésitait pas à la fouetter. Quelques instants plus tard, elle s’approchait de la princesse, lui chuchotait à l’oreille qu’elle avait quelque chose de mystérieux à lui montrer et lui donnait rendez-vous dans la forêt. Comme les plumes sont liées aux oiseaux, la curiosité est liée aux femmes. La jeune fille se rendit donc à travers les marécages dans la forêt profonde. La domestique se saisit d’elle et l’attacha à un arbre avec une corde.
– Tchernoukha, pourquoi es-tu si fâchée ? demanda la jeune fille, la voix tremblante. Si je t’ai fait du mal, dis-le-moi, je te demanderai pardon à genoux. La femme de chambre, qui n’était pas méchante, ne put résister : elle détacha la jeune princesse.
– Va où tes yeux te guident, la supplia-t-elle. Ne reviens pas au palais, ta belle-mère te tuerait ! Bientôt, on commença à chercher la princesse. Les gardes fouillèrent le palais de fond en comble, mais en vain : la princesse était introuvable. Pendant ce temps, la pauvre jeune fille errait dans la forêt à travers les buissons épineux. A l’aube, épuisée, elle aperçut une cabane. Elle allait s’approcher quand un chien aboya et s’élança vers elle. La princesse prit peur, mais le chien lui fit fête comme s’il la connaissait depuis toujours. Il l’entraîna vers une courette bien tenue, juste à côté d’un petit jardin plein de fleurs. La maison était silencieuse, comme si tout le monde dormait.
– Il y a quelqu’un ? demanda la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille poussa la porte qui émit un léger grincement et jeta un coup d’oeil à l’intérieur : de jolis tapis brodés ornaient les murs, une grande table de chêne trônait au centre et le feu crépitait dans un vieux poêle.
– Il y a quelqu’un ? répéta la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille pensa que les habitants de cette maison avaient dû sortir un moment et décida de les attendre. Pour passer le temps, elle donna un coup de balai sur le sol, nettoya la mèche de la lampe à huile, coupa du bois et raviva le feu dans le poêle. Elle n’avait pas dormi de la nuit et, comme elle était très fatiguée, elle s’allongea sur un banc pour se reposer. Elle s’endormit aussitôt. Le temps passa comme l’eau de la source. Au loin, les cloches sonnèrent les douze coups de midi. Le portail du jardin grinça et, sur le seuil de la maison, apparurent sept frères vigoureux.
– Comme c’est propre ! s’exclama le plus âgé d’entre eux en secouant la tête. On dirait que quelqu’un est passé par ici. Qui es-tu, cher hôte ? N’aie pas peur, montre-toi. Si tu es un vieillard, nous serons volontiers tes petits-enfants. Si tu es un jeune homme, tu seras notre frère. Si tu es une femme âgée, nous te serrerons dans nos bras comme notre mère et si tu es une jeune fille, tu seras notre soeur. La jeune princesse se réveilla, se leva de son banc, sourit à ses hôtes en leur souhaitant le bonjour et les pria de l’excuser d’avoir franchi leur porte en leur absence. Les sept frères en restèrent médusés. Ils n’avaient jamais vu une telle beauté.
– Que les bras m’en tombent, chuchota le cadet, si ce n’est pas la jeune princesse, la fille de notre tsar que l’on cherche partout. Les sept frères prirent soin de la princesse. Ils lui donnèrent la place d’honneur à leur table, lui offrirent des gâteaux et coururent chercher du cidre. La princesse mangea peu, mais de bonne grâce. Puis ils l’installèrent dans une charmante chambre sous les combles et lui offrirent un lit confortable, pour qu’elle s’y repose. Un jour suivait l’autre… La jeune fille ne s’ennuyait jamais : elle faisait de la couture, lavait le linge, nettoyait la maison et cuisinait ce que les sept frères ramenaient de la chasse. Ces derniers étaient pleins d’énergie. Ils ne restaient jamais longtemps à la maison. Ils chassaient, parcourant la forêt profonde en tous sens, se battaient contre les Tatars et les Turcs, mais rentraient toujours avec plaisir à leur logis. Les sept frères étaient tombés amoureux de leur charmante maîtresse de maison. Ils faillirent même se battre pour elle ! Et puis un jour, après avoir longtemps discuté entre eux, ils frappèrent doucement à la porte de la chambre sous les combles.
– Vas-y, parle ! dirent six des frères au plus âgé d’entre eux.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda la princesse en riant. J’espère que vous ne tremblez pas de peur devant une jeune femme ! Dites-moi ce que vous avez sur le coeur. – Princesse, déclara le plus âgé des frères, tu es notre chère soeur, tu t’occupes de nous comme une mère le ferait. Mais un homme a des yeux et un coeur et ne peut résister longtemps devant la beauté et la grâce. Je vais te l’avouer sans grands discours. Nous t’aimons tous, chère princesse. Choisis parmi nous selon tes sentiments. Les autres ne se fâcheront pas, et tu resteras leur soeur comme avant.
– Je vous aime tous, autant les uns que les autres, répondit doucement la princesse, vous m’avez si bien accueillie ! Vous êtes sages et courageux, mais j’ai déjà donné ma parole au prince Yélissi que j’aime de tout mon coeur. Le silence s’installa dans la pièce. Puis, soudain, les sept frères éclatèrent de rire.
– Princesse, dit l’un d’entre eux, excuse notre bêtise. Nous ne savions pas que tu étais fiancée. Oublie ce que nous t’avons dit. Nous serons tes frères fidèles. Pendant tout ce temps, au palais, la tsarine était toujours fâchée avec son miroir. Mais ses flatteries lui manquaient. Aussi le sortit-elle de dessous son lit.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle, répondit le miroir, c’est la jeune princesse qui vit chez les sept frères dans une maison de l’autre côté de la forêt. La tsarine enragea, ses cris retentirent dans tout le palais.
– Infâme traîtresse ! hurla-t-elle à l’adresse de Tchernoukha qu’elle avait fait appeler. Comment as-tu pu me mentir avec tant d’effronterie ? Pars sur-le-champ dans la maison des sept frères ! Et fais disparaître la princesse ou je te mets dans les mains du bourreau ! Tchernoukha, affolée, n’avait plus qu’à obéir. Elle se déguisa en vieille religieuse et partit pour la forêt. La princesse était assise près de la fenêtre et regardait dehors en rêvant, quand le chien se mit à aboyer. Lui, d’habitude si calme, hurlait comme un loup en voyant venir une vieille religieuse. Elle se leva pour calmer l’animal, mais rien n’y fit. Il grogna même quand elle voulut s’approcher de la religieuse pour lui donner un morceau de pain.
– Qu’as-tu aujourd’hui, mon chien ? s’étonna la princesse. Laisse-moi passer, tu ne me reconnais plus ? Mais le chien grognait toujours, tous crocs dehors. La princesse n’eut pas d’autre solution que de lancer le morceau de pain à la vieille femme par-dessus la tête du chien enragé.
– Dieu te protège, murmura la religieuse. J’ai quelque chose à te donner en échange de ton morceau de pain. Elle sortit de dessous son habit une belle pomme rouge et la lança à la jeune fille.
– Bon appétit ! dit-elle. Tu verras, cette pomme est douce et juteuse. Puis, elle fit demi-tour et repartit vers la forêt. La princesse rentra dans la maison, suivie par le chien qui grognait toujours.
– Tais-toi, mon chien ! Calme-toi, dit-elle distraitement en s’asseyant a son rouet. Elle regarda la pomme brillante qui sentait si bon. Elle la coupa en deux. A l’intérieur se cachait une belle étoile de graines brun foncé. « Cette étoile va sûrement m’apporter du bonheur », se dit la jeune fille. Et elle croqua dedans. Dans l’instant même, elle poussa un petit cri et tomba par terre. Les sept frères revinrent bientôt de la chasse. Ils appelèrent leur soeur chérie, mais, à leur grande surprise, elle ne répondit pas. Le chien se mit à hurler à la mort sur le seuil de la porte.
– Vite, mes frères ! s’écria le plus âgé. Il est arrivé quelque chose ! Ils se précipitèrent à l’intérieur de la maison et découvrirent la jeune fille couchée à terre. Elle ne bougeait plus, ne respirait plus.
– Réveille-toi, petite soeur ! dirent-ils tous ensemble en lui caressant les joues et en arrosant son front de larmes. Le chien grogna de nouveau. Il attrapa la pomme qui avait roulé sous le banc et y planta ses crocs avec rage. Il hurla de douleur et s’effondra. Les frères comprirent alors que la pomme était empoisonnée. Ils s’agenouillèrent à côté de la princesse et se mirent à prier. Puis, ils l’enveloppèrent dans un suaire, posèrent son corps sans vie sur un lit et l’ornèrent des plus belles fleurs de la prairie. Ils veillèrent pendant trois jours et trois nuits. Tout au long de ces heures, ils espéraient que leur soeur allait se réveiller et que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar. Le quatrième jour, ils couchèrent le corps de la princesse dans un cercueil en pur cristal et le portèrent dans la forêt. Ils ne voyaient plus rien à travers leurs larmes et trébuchaient sans cesse, mais ils parvinrent néanmoins dans un labyrinthe de rochers où ils plantèrent six colonnes, sur lesquelles ils suspendirent le cercueil avec des chaînes d’or.
– Dors, chère soeur, belle princesse. Ton prince Yélissi ne te prendra plus jamais dans ses bras, ton aimable sourire ne nous enchantera plus. Dors, soeurette, tu appartiens à Dieu désormais. Au palais, la tsarine se regardait dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– C’est toi, ma maîtresse, répondit celui-ci. La méchante femme se mit alors à danser et à tourbillonner comme un vol de papillons multicolores. Le prince Yélissi était accablé par le chagrin. Il errait de par le monde. Certains le prenaient pour un fou, d’autres riaient de lui, mais rien n’altérait son désir de retrouver sa bien-aimée. Un jour, épuisé par une longue marche, il s’allongea dans l’herbe, les yeux levés vers le ciel.
– Cher soleil, murmura-t-il, tu voyages du matin au soir, tu regardes la fourmilière humaine, tu peux voir chaque coin perdu de la terre, aie pitié de moi. N’as-tu pas vu quelque part la jeune princesse, ma belle fiancée ? Le soleil secoua sa tête dorée.
– Je suis vraiment désolé, répondit-il, mais je n’ai vu ta belle fiancée nulle part. Qui sait si elle est encore en vie… Peut-être qu’elle se cache pour je ne sais quelle raison, peut-être veut-elle tout simplement te faire souffrir un peu. Ou peut-être encore ne sort-elle que de nuit… Demande à la lune, elle voit tout ce qui se passe la nuit. Le jeune prince remercia le soleil et attendit patiemment la venue de la nuit.
– Lune, appela-t-il dès qu’elle se montra au-dessus des montagnes, voyageuse nocturne, tu marches dans la foule des étoiles, tu chasses les ombres noirs de la nuit, tu vois tous les coins sombres. N’as-tu pas aperçu ma belle fiancée ? Mais la lune secoua sa chevelure argentée.
– Je suis désolée, dit-elle tristement, mais je ne l’ai pas vue. Peut-être est-elle passée au moment où le vent m’a soufflé de la poussière dans les yeux. Lui qui est partout te sera sûrement de bon conseil. Yélissi partit aussitôt à la rencontre du vent :
– Vent, cher vent ! lui dit-il. Tu chasses les nuages dans le ciel et les vagues à la surface de la mer, tu passes à travers chaque fente, tu sais tout, tu as été partout. N’as-tu pas vu ma chère et belle fiancée ?
– Je suis navré de t’apprendre une si mauvaise nouvelle, dit le vent en soupirant. J’ai vu ta fiancée. Elle repose dans un cercueil de cristal au coeur d’un labyrinthe de rochers. Elle est pâle et inanimée. Et le vent s’envola au loin, laissant le prince à son chagrin. Celui-ci resta longtemps immobile, foudroyé par la douleur, puis il réunit ses dernières forces pour monter sur son cheval et partit chercher la tombe de sa fiancée. Il voulait voir encore une fois son beau visage et lui faire un dernier adieu. Son voyage fut long et difficile, mais il finit, un jour, par arriver en vue du labyrinthe de rochers. Dans le cercueil de cristal, suspendu par des chaînes d’or, reposait la belle princesse. Elle avait l’air de dormir. Le prince ne put retenir son chagrin. Il se jeta sur le cercueil et frappa de ses poings avec une telle violence que le cristal se brisa. La belle princesse soupira et ouvrit les yeux !
– J’ai dormi si longtemps ! s’étonna-t-elle. Elle trembla et tendit les bras vers Yélissi qui la serra contre son coeur, la couvrit de baisers, puis la souleva et l’emmena très loin du labyrinthe de rochers, dans une prairie inondée de soleil. Quelques instants plus tard, ils galopaient ensemble vers la cour du tsar. La tsarine, comme chaque matin, contemplait son reflet dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ?
– La plus belle est la jeune princesse, répondit le miroir. La tsarine poussa des cris de démente et jeta au loin son miroir qui alla se briser contre un mur. Puis elle sortit de sa chambre et se trouva face à la jeune princesse. Elle était plus belle que jamais, et l’éclat de cette beauté fut si intense que la tsarine ne put le supporter. Son coeur jaloux et méchant s’arrêta de battre. Elle tomba par terre comme une herbe coupée. Que vous dire de plus ? La noce fut magnifique, on dansa, on se régala de plats exquis, on but de délicieuses boissons rafraîchissantes. Le soleil en personne souhaita bonheur et amour au prince Yélissi et à sa belle et tendre femme. J’y étais, mais le lendemain à l’aube, je suis reparti de par le monde.

Le pêcheur et le petit poisson doré

Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue que même les plus pauvres auraient refuser d’occuper, mais eux ne s’en plaignaient pas. Depuis trente-trois ans, le vieil homme et sa femme étaient heureux ensemble. Parfois ils se chamaillaient, mais cela n’avait jamais beaucoup d’importance. Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu’il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Dans la vie, les mauvaises périodes alternent avec les bonnes. Or, au moment où commence cette histoire, rien n’allait. C’était comme si tous les poissons de la mer étaient partis vers d’autres océans. Le vieil homme avait beau s’obstiner, il ne pêchait plus rien. Un matin, il jeta son filet, mais ne remonta à la surface que de la boue.
– Qu’est-ce que cela veut dire ! marmonna-t-il, furieux, en lançant à nouveau son filet.
– Aie, Ô, que c’est lourd ! souffla-t-il soudain plein d’espoir. Mais dans le filet, il n’y avait qu’un tas d’algues vertes.
– Je vais essayer une troisième fois, se dit-il, en pensant à sa femme qui n’avait rien à manger. Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l’eau en tentant de le sortir. Il mobilisa toutes ses forces, tira, tira… Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il ne vit frétiller au milieu des mailles qu’un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s’il était d’or pur.
– Maudit poisson ! se lamenta le pêcheur. Ma femme va t’avaler en une bouchée et moi, je n’aurai même pas une écaille à me mettre sous la dent !
– Laisse-moi retourner dans la mer, dit alors le poisson, je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux. Le vieil homme sursauta. Depuis le temps qu’il était pêcheur, il n’avait jamais entendu un poisson parler !
– Eh bien, soit, va-t’en ! Nage où bon te semble, dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. De toute façon, on se serait étranglé avec tes arrêtes ! Il se faisait déjà tard. Le vieil homme ramassa son filet et rentra chez lui. Sa femme l’attendait. Les casseroles vides étaient posées près du feu. Le vieil homme ne savait pas quoi faire pour la consoler. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré qui parlait d’une voix si douce.
– Il m’a promis d’exaucer chacun de mes voeux, lui dit-il, mais rien ne m’est venu à l’esprit.
– Quel imbécile tu fais ! s’écria-t-elle. Rien ne t’est venu à l’esprit ! Tu pouvais au moins demander un baquet neuf, le nôtre a plus de trous que tes chaussures ! Retourne au bord de l’eau et demande cette faveur à ton petit poisson doré ! Il n’y avait rien à répliquer, le vieil homme retourna sur le rivage. En chemin, il se répétait sans cesse le souhait de sa femme pour ne pas l’oublier.
– Poisson, joli petit poisson doré, appela-t-il en direction des vagues. Viens, je t’en prie, je dois te parler. La mer s’agita et le petit poisson doré sortit des profondeurs. – Tu en fais du bruit, dit-il, je ne suis pas sourd. Aurais-tu un souhait à formuler ? N’aie pas peur, exprime ton voeu le plus secret. Je t’ai donné ma parole et je la tiendrai. – Ne te fâche pas, soupira le vieil homme. Ma femme n’est pas contente, elle dit que nous avons besoin d’un baquet et que j’aurais pu te le demander. Si tu n’en trouves pas un neuf, qu’importe, du moment qu’il n’ait pas de trou.
– Sois tranquille, dit gentiment le poisson, un baquet se trouve facilement. Rentre chez toi. Le pêcheur rentra chez lui en sautillant comme un jeune homme. Sa femme allait être contente. En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d’avoir l’air réjouie, elle était furieuse.
– Quel idiot ! Quel âne ! Quel bon à rien ! hurla-t-elle en plongeant son bras dans l’eau pour y chercher un chiffon qu’elle lui jeta à la figure.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda le vieil homme stupéfait. Depuis trente-trois ans que nous vivons ensemble tu n’as jamais été comme ça !
– Tais-toi, triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ? Regarde dans quel état est la nôtre. A quoi nous sert d’avoir un nouveau baquet, nous n’allons tout de même pas habiter dedans ! Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer.
– Poisson, joli petit poisson doré, murmura-t-il.
– Que me veux-tu ? répondit le petit poisson d’une voix douce.
– Ne te fâche pas, gentil poisson, bredouilla le vieil homme, mais ma femme désire une maison neuve. Elle ne fait que se lamenter et me traite d’idiot.
– Une maison n’est pas un prix trop élevé pour m’avoir sauvé la vie, répondit aimablement le poisson. Rentre chez toi, j’espère que ta femme sera satisfaite. Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. Quelle ne fut pas sa stupeur de voir, à la place de leur vieille masure en terre battue, une belle maison de bois avec un toit solide, une cave et un grenier. Sa femme l’attendait à l’entrée, assise sur un banc.
– N’as-tu donc pas de cervelle ? vociféra-t-elle. Sa colère était si grande qu’elle faisait des étincelles et c’est miracle si le vieux pêcheur ne prit pas feu.
– Qu’ai-je encore fait ? s’étonna-t-il. N’as-tu pas ce que tu voulais ?
– Tu n’es qu’un nigaud ! Demander au poisson une maison, alors qu’il t’a dit qu’il exaucerait n’importe lequel de tes voeux ! Qu’il garde sa maison, je préfère un château !
Le pauvre pêcheur tremblait maintenant de peur devant sa femme. Elle qui était si calme et gentille s’était transformée en furie. Plongé dans ces pensées, le vieil homme retourna vers la mer. Qu’allait penser le poisson ? se demandait-il avec inquiétude. Pour se redonner courage, il se dit que le poisson ne le mangerait pas et que ce serait bien pire s’il rentrait à la maison sans avoir contenté sa femme.
– Poisson, joli poisson, appela-t-il d’une voix timide.
– Que veux-tu encore ? demanda le poisson doré quelques instants plus tard. N’ai-je pas exaucé ton voeu ?
– Si, bredouilla le pauvre pêcheur, mais ma femme n’est pas contente. Elle ne veut plus d’une maison, elle veut un château. Elle veut porter des habits de velours et de soie, avoir de la vaisselle d’or et des verres de cristal, elle veut être entourée de valets… Elle mériterait une correction, mais je n’ose pas.
– Tu es un brave homme, dit le petit poisson. Retourne chez toi, ta femme sera satisfaite. Et sur ce, il disparut dans les vagues bleues de la mer. Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d’albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets et, jamais satisfaite, les giflait ou leur tirait les cheveux pour se faire obéir. Le vieil homme ne voulut pas en croire ses yeux. Le spectacle était trop affligeant.
– C’est moi, lui dit-il d’une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. Es-tu satisfaite maintenant ? La vieille femme le regarda avec mépris.
– Que veux-tu, misérable ? Retourne à l’écurie ! Change le fumier, porte de l’eau et de la nourriture aux chevaux. Quand tu auras fini, tu pourras dormir avec eux sur la paille. Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu’était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l’écurie. Une semaine passa… puis une autre… Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Elle changeait de vêtements à longueur de journées et passait son temps à s’admirer dans les miroirs. Les domestiques étaient intarissables de compliments, mais tous, dans son dos, disaient du mal d’elle. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l’écurie.
– Par ta faute, dit-elle d’une voix désagréable, je ne suis qu’une comtesse insignifiante. Si tu avais eu un peu de plomb dans la cervelle, tu aurais demandé au poisson de me faire tsarine. Il n’est pas trop tard pour bien faire, retourne au bord de la mer !
– Tu es devenue folle ? s’écria le vieil homme avec colère.
– Tais-toi, déguenillé ! répliqua sèchement la méchante femme. Comment oses-tu parler de cette façon à ta maîtresse ? File ! Ou tu seras fouetté ! Le pauvre pêcheur n’avait plus qu’à obéir.
– Poisson, joli poisson doré, murmura-t-il. Je suis si confus… mais ma femme voudrait plus encore…
– Que veut-elle ? demanda aussitôt le poisson.
– Ma femme veut devenir tsarine, dit-il en rougissant de honte.
– Je vais t’aider, répondit le poisson, ayant pitié du brave homme. Ta femme veut devenir tsarine, elle le sera, mais c’est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d’elle. Le pauvre pêcheur n’eut même pas le temps de le remercier, le petit poisson doré avait disparu dans les vagues.
– Ce serait vraiment un comble si ma femme me traitait d’imbécile, pensait-il en rentrant chez lui tout heureux. Au détour du chemin, il resta soudain comme pétrifié. Devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux. Le vieil homme gravit l’escalier monumental et entra dans une vaste salle de réception. Trônant au bout d’une longue table, au milieu de comtes et de comtesses, sa femme tenait à pleine main, comme un sceptre, une énorme cuisse de canard. Un serviteur remplit son verre d’un vin de belle couleur, puis s’inclina jusqu’au sol. La vieille femme mangeait bruyamment, en claquant la langue, puis essuyait sa bouche grasse à même sa jupe. Le vieil homme était si heureux qu’il eut envie de rire.
– Tsarine, dit-il avec respect, j’espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts et que vous me laisserez une place à votre table. Pauvre vieillard ! Il n’était pas au bout de ses peines.
– Disparais de ma vue, misérable ! hurla la vieille femme à son adresse. Ne vois-tu pas que je gouverne ? Elle claqua des doigts et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors. Une semaine passa… puis une autre… et la vieille femme se lassa d’être tsarine. Elle ordonna aux gardes d’aller chercher son mari.
– Retourne voir ton poisson doré, hurla-t-elle dès qu’il eut franchi la porte, et dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! Le poisson doré sera mon serviteur. Le vieil homme n’osa pas répliquer. Il s’inclina et sortit. Il marcha très lentement jusqu’au bord de la mer et s’assit sur la grève. Que faire ? Il avait honte, mais n’avait pas d’autre solution que d’obéir à sa femme. A voix basse, il appela le poisson. L’horizon devint noir comme l’encre, le vent hurla et la mer se déchaîna. – Que me veux-tu encore ? demanda le poisson en colère.
– Ma femme est certes un peu bizarre, mais personne n’est parfait, bredouilla le vieux pêcheur. Pourrais-tu encore une fois exaucer son voeu ? Elle désire devenir la reine de la mer et que tu sois son serviteur. Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l’eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
– Ma femme va être contente, se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu. Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n’y avait plus qu’une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères. La vie est ainsi faite : qui veut trop, n’a rien.

Le tsar Clairsoleil et son fils

Il y a longtemps, dans une pauvre chaumière, vivaient trois soeurs, toutes plus belles les unes que les autres. Elles étaient courageuses et travaillaient du matin au soir. Leur maison était propre et accueillante, ce qui ravissait leur grand-mère Bazilicha, qui aimait rester assise près du poêle à ne rien faire. Un soir, comme à leur habitude, les trois soeurs filaient le lin à leur rouet quand l’aînée, s’abandonnant à la rêverie, murmura :
– Quel bel homme que le tsar Clairsoleil ! On dit qu’il cherche une épouse, gracieuse et travailleuse. S’il pouvait me choisir, je cuisinerais moi-même notre banquet de mariage et j’y inviterais le peuple tout entier.
– Moi, dit la cadette en riant, je fabriquerais une toile très fine et j’offrirais du drap au peuple tout entier.
– Moi, soupira la benjamine, je donnerais tout simplement à mon époux un beau fils, plein de santé. Or, comme le hasard fait bien les choses, le puissant tsar Clairsoleil, qui passait par là, entendit les propos des trois soeurs par la fenêtre restée ouverte et en fut fort ému. Sans hésiter, il entra dans la chaumière.
– C’est toi que je veux pour épouse, dit-il en tendant les bras vers la benjamine. Quant à vous, chères et douces soeurs, vos voeux seront exhaussés. Tu pourras filer le lin tout le jour, dit-il à l’une, et toi préparer tous mes banquets, dit-il à l’autre. Ce qui fut dit fut fait. Le tsar emmena les trois soeurs au palais, l’une tissa des toiles d’une grande finesse, l’autre prépara des mets délicieux et la troisième, devenue tsarine, attendit un enfant. Mais par malheur, le pays fut attaqué par l’ennemi. La mort dans l’âme, le tsar Clairsoleil dut quitter sa femme et partir défendre son pays. Le temps passa et, un jour, la tsarine donna naissance à un très beau garçon en pleine santé. Sans plus attendre, elle écrivit à son époux pour lui apprendre la bonne nouvelle. Mais la naissance de cet enfant ne réjouissait pas tout le monde. Les deux aînées, devenues jalouses du bonheur de leur cadette, voulurent lui nuire.
– Comment faire ? demandèrent-elles à la vieille Bazilicha, jalouse elle aussi.
– C’est facile, répondit celle-ci. Nous allons faire boire le messager et, quand il sera ivre, nous échangerons la lettre de la tsarine contre une autre. Elles firent ce qu’elles avaient convenu. Quand, sur le champ de bataille, le tsar Clairsoleil lut le message, il faillit devenir fou de douleur. Il y était écrit : « Grand tsar, hier, ta mauvaise épouse t’a donné un successeur. Mais ce n’est ni un fils, ni une fille, c’est un monstre mi-grenouille mi-souris. Nous ferons ce que tu nous ordonneras. » La douleur du tsar fit bientôt place à la colère, mais son amour pour la belle tsarine lui fit reprendre ses esprits. « N’agissez pas dans la hâte, écrivit-il à ses conseillers. Je déciderai moi-même que faire de l’enfant quand je reviendrai de guerre. » Le messager chevauche sur son cheval rapide en cachant sur son coeur le précieux message du tsar. Mais, ô malheur, la vieille et méchante Bazilicha l’attendait aux portes de la ville. Elle l’attira dans une taverne et le fit boire. Elle le fit boire tant et tant que, devenu inconscient, il ne se rendit pas compte qu’elle ouvrait sa chemise pour prendre la lettre du tsar et la remplacer par une autre. C’est un message cruel que lurent les conseillers du tsar. « Moi, Clairsoleil, je vous fais part de ma volonté : jetez dans les vagues de l’océan l’enfant et sa mère. Ceci est un ordre, exécutez-le ! » Les conseillers furent horrifiés. Mais que pouvaient-ils faire ? La volonté du tsar était sacrée. A pas lents, la mort dans l’âme, ils se dirigèrent vers les appartements de la tsarine. Ils ne se laissèrent dissuader ni par les larmes de la jeune femme, ni par le merveilleux sourire du petit garçon. Ils firent construire un grand tonneau, y enfermèrent la mère et l’enfant et le firent jeter dans les vagues de l’océan. Mais le tonneau ne sombra pas, il flotta, emportant au loin la tsarine et son petit garçon. La jeune femme serrait fort son enfant et les larmes qui coulaient de ses yeux inondaient le visage du petit tsarévitch. Comme elles étaient chaudes, et pleines d’amour, elles firent grandir l’enfant. Il devint très vite un jeune homme beau et intelligent.
– Belles vagues qui parcourez l’étendue de la mer, supplia-t-il, ayez pitié de la tsarine et du jeune tsarévitch. Emmenez-nous vers la rive, épargnez nos pauvres vies ! La mer alors se souleva et une grosse vague rejeta le tonneau vers une plage déserte. Il roula sur le sable mouillé. Une dernière larme de la tsarine coula sur le visage du tsarévitch et il y trouva les forces nécessaires pour soulever le couvercle du tonneau et le faire éclater en mille morceaux. Ils avaient voyagé au gré des flots, pendant des jours et des jours et ils étaient affamés. Le tsarévitch coupa les deux branches du seul arbre qui poussait dans cette île déserte. De l’une il fit un arc, de l’autre une flèche. Il enleva de son cou le cordon auquel était pendue une croix et l’utilisa pour tendre son arc. Puis, avec son arme de fortune, il partit à la chasse. Il marcha, escalada des rochers, longea la grève sans rencontrer âme qui vive. Soudain, il entendit des cris perçants venant de la mer. C’étaient ceux d’un beau cygne blanc. Un énorme rapace, serres ouvertes, tournait et s’apprêtait à fondre sur lui. Le tsarévitch eut pitié du cygne, il banda son arc et transperça le corps du rapace de sa flèche. L’oiseau, touché en plein coeur, s’abattit dans l’eau comme une pierre. Réunissant ses dernières forces, il ne réussit qu’à griffer le cou élancé du cygne avant de disparaître dans les profondeurs de la mer. Puis, ce fut le silence. Le tsarévitch soupira. Il venait de perdre son unique flèche.
– Ne regrette rien, lui dit alors le cygne. Je te remercie de m’avoir sauvé la vie. Tu viens de tuer un méchant sorcier. Moi non plus, je ne suis pas ce que tu crois. Je saurai te récompenser. Je te viendrai toujours en aide. Bientôt tous tes soucis prendront fin. Le cygne battit lourdement des ailes et s’envola vers l’horizon rougi par le soleil couchant. Le jeune homme prit le chemin du retour, triste de n’avoir rien trouvé à donner à manger à sa mère. Mais celle-ci ne lui fit aucun reproche et l’accueillit avec un sourire. La nuit tombait et tous deux s’allongèrent sur le sable pour dormir. Le tsarévitch fut réveillé par les premiers rayons du soleil. Il n’en crut pas ses yeux : devant lui s’élevaient de puissants remparts, deux tours blanches comme l’écume de la mer, un palais aux coupoles dorées et des églises aux toits argentés. Tout excité, il réveilla sa mère.
– Mère, ma chère mère, dit-il en la prenant par la main, le cygne blanc a tenu parole. Tous nos soucis vont prendre fin. Entrons dans cette ville magnifique, les gens ne nous laisseront sûrement pas mourir de faim. Dès que la tsarine et son fils franchirent les portes de la ville, les cloches se mirent à sonner à tout rompre. Une foule enthousiaste accourut de tous côtés et les popes à genoux remercièrent le ciel. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés. Des carrosses descendirent des comtes et des chevaliers qui s’inclinèrent respectueusement devant le jeune homme et sa mère. Entouré de religieux en grande tenue, le patriarche en personne déposa une couronne finement ciselée de pierres précieuses sur la tête du tsarévitch et, lui donnant sa bénédiction, il l’amena jusqu’à un trône d’or et le fit asseoir. Et c’est ainsi, comme dans un rêve, que le jeune homme devint le maître de la ville aux tours dorées et prit le nom de Kvidon. Le temps passa et, un jour, apparurent à l’horizon les voiles blanches d’un navire. A son bord, les marins étonnés regardaient fixement devant eux, sans en croire leurs yeux.
– Ne nous sommes-nous pas trompés de chemin ? demanda l’un d’entre eux. Cette île a toujours été déserte ! Regardez cette ville, ce palais aux tours blanches et aux coupoles dorées ! Un tir de canon ordonna au navire de jeter l’ancre dans le port et son capitaine n’osa pas refuser. Dès que les marins mirent pied à terre, des messagers s’approchèrent d’eux, leur annonçant que le puissant seigneur Kvidon désirait les recevoir. Au cours du généreux banquet qui leur fut offert, le jeune tsarévitch posa mille questions. Il demanda à ces hommes d’où ils venaient, quelles terres ils avaient parcourues, quelles mers ils avaient traversées, quelles marchandises ils transportaient et à quoi ressemblait le pays de l’autre côté de l’horizon.
– Nous avons navigué tout autour de la terre, répondirent les marins en se vantant. Nous avons acheté des peaux de rennes, des peaux d’hermines blanches comme la neige et d’autres de renards polaires. Si le vent continue de souffler dans nos voiles, nous serons bientôt arrivés sur l’île de Bayan, puis nous naviguerons vers l’est en direction de l’empire du grand tsar Clairsoleil. Kvidon poussa un soupir et but une gorgée d’eau pour faire passer l’amère tristesse qui lui serrait la gorge.
– Bon vent, courageux marins ! dit-il enfin d’une voix ferme. Transmettez au tsar Clairsoleil les salutations cordiales du seigneur Kvidon. Puis il accompagna ses hôtes jusqu’au port. Longtemps, il suivit du regard les voiles blanches du navire. Quand il les vit disparaître, les larmes lui montèrent aux yeux. L’une d’elle tomba dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut sur les vagues.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il. Que regardes-tu à l’horizon ?
– Le navire qui a disparu au loin a emporté une partie de mon coeur. J’aimerais retourner dans mon pays et voir le visage de mon père.
– Ne désespère pas, jeune et beau tsarévitch. Si tu le veux, je te transformerai en moustique. Tu voleras jusqu’au navire, tu te cacheras dans une fente de la coque et pourras retourner chez toi. Le tsarévitch accepta sans hésiter. Le cygne blanc déploya ses ailes, agita la surface de la mer et arrosa le jeune homme de quelques gouttes argentées. Le tsarévitch se transforma alors en un minuscule moustique qui s’envola en sifflant vers le navire. Le vent souffla dans les voiles, le bateau vola vers la terre ferme comme un oiseau blanc. Dès que les marins jetèrent l’ancre dans le port, des messagers arrivèrent pour les inviter à la cour. Peu de temps après, ils s’inclinaient devant le grand Clairsoleil. Son trône était d’or, la salle de réception brillait des mille flammes des chandelles, mais les yeux du tsar étaient plus sombres que le fond de l’océan. Les soeurs de la tsarine, la jalouse fileuse et la mesquine cuisinière, étaient assises à côté du trône. Bazilicha se pavanait.
– D’où venez-vous ? demanda le tsar avec gentillesse. Quels pays avez-vous visités, quelles mers parcourues, quelles merveilles avez-vous admirées ? Les marins racontèrent leur voyage et la plus étrange chose qu’il leur soit arrivée :
– Il y avait jadis, en pleine mer, une île déserte qui n’était rien qu’un amas de rochers au milieu des vagues. Et cette fois-ci, ô miracle, d’imposants remparts s’y élevaient vers le ciel. Il y avait un magnifique palais aux tours blanches et aux coupoles dorées. C’est là que vit le seigneur Kvidon et sa douce et tendre mère. Sache, grand tsar, que ce seigneur t’envoie ses cordiales salutations. Une lueur traversa les yeux du souverain.
– Je souhaiterais voir ce pays mystérieux avant de mourir, dit-il dans un soupir, et je rencontrerais avec plaisir le seigneur Kvidon. Bazilicha et les méchantes soeurs furent saisies par un mauvais pressentiment.
– Tout cela n’est rien ! s’exclama la rusée cuisinière. Ecoutez quelque chose de plus merveilleux encore ! Quelque part dans la forêt profonde il y a un sapin, sous le sapin se trouve une grotte étroite, dans cette grotte vit un écureuil doré qui casse des noisettes dorées. Et dans chaque noisette dorée, l’écureuil trouve un diamant gros comme un poing ! A cet instant, le moustique tournoya autour de la tête de la cuisinière et la piqua à la paupière. Son oeil entier gonfla comme une pastèque mûre. La vieille Bazilicha enleva sa chaussure et leva la main pour en frapper le moustique, mais avant qu’elle ait eu le temps de l’écraser, il s’envola très loin de l’autre côté de la mer. Kvidon rentré chez lui n’était plus qu’un corps sans âme, la tristesse l’avait envahi. Souvent, il venait sur la grève et regardait au loin.
– Pourquoi es-tu triste ? lui demanda un jour le cygne blanc. Kvidon lui raconta la merveille de la forêt lointaine. Sous un sapin au milieu de cette forêt se cache une petite grotte et dans cette grotte un écureuil casse des noisettes dorées dont les fruits sont des diamants.
– Ne te tourmente pas, lui dit le cygne, je connais cette histoire. Il se peut même qu’il s’y cache un peu de vérité. Le cygne battit lourdement des ailes et disparut. Le jeune homme s’apprêtait à faire demi-tour quand, soudain, il s’arrêta pétrifié. Un très haut sapin se dressait devant les portes du palais. Dans ses racines entremêlées se trouvait l’entrée d’une grotte, d’où sortait la tête d’un petit écureuil qui cassait des noisettes dorées contenant des diamants brillants de mille feux. Déjà les gens se pressaient tout autour et la foule murmurait d’excitation. Kvidon remercia le cygne blanc de ce merveilleux cadeau et ordonna au meilleur de ses architectes de bâtir une maison transparente de pur cristal pour le petit animal. Des gardes se relayèrent à son entrée jour et nuit. La plus travailleuse des servantes de la cour reçut pour tâche de soigner le petit écureuil, de lui procurer de douces noisettes et de lui préparer de délicieux gâteaux au miel. Le gardien du trésor en personne eut l’honneur de compter quotidiennement les diamants. Il y en eut très vite tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils formèrent une véritable colline. L’île brillait comme seul le soleil peut le faire. Les marins qui passaient au loin s’interrogèrent sur cette étrange clarté qui les forçait à se protéger les yeux.
– La mer aurait-elle pris feu ? demandait l’un. Est-ce une éruption de volcan ? demandait l’autre. Autant de questions qui restèrent sans réponse jusqu’à ce qu’un tir de canon, leur ordonnant de venir jeter l’ancre au port, leur fit reconnaître la ville aux tours blanches et aux coupoles dorées, la cité du seigneur Kvidon. Comme la première fois, les marins furent invités au palais et Kvidon se montra curieux de leurs aventures.
– Le voyage a été bon, raconta le capitaine. Nous avons acheté sur les rives du Don un troupeau entier de chevaux et, poussés par les vents, nous naviguons à présent vers le pays du tsar Clairsoleil, à l’est de l’île Bayan.
– Transmettez mes sincères pensées au grand tsar, dit le jeune seigneur en souriant tristement. Les marins se régalèrent d’un somptueux festin, puis le jeune Kvidon les raccompagna jusqu’au port. Il resta longtemps à regarder le bateau s’éloigner et, quand celui-ci disparut à l’horizon, une larme chaude coula de ses yeux et tomba dans la mer. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– Mon père me manque, répondit le jeune homme. Je voudrais tant revoir visage.
– Rien de plus simple. Je vais te transformer en mouche et tu pourras voler jusqu’au bateau. Le cygne battit des ailes et arrosa le jeune homme d’une pluie argentée. Kvidon se transforma aussitôt en insecte et alla se cacher dans une fente de la coque du bateau. Le vent fut propice et le voilier arriva bientôt à bon port. Les marchands et les courageux marins furent invités au palais. La petite mouche vola à leur suite. Dans la vaste salle dorée, tous s’inclinèrent profondément devant le grand tsar Clairsoleil. Kvidon remarqua l’infinie tristesse de son père, son regard sombre, qui exprimait une profonde solitude. Par contre, la maligne cuisinière, qui avait toujours l’oeil gonflé par la piqûre du moustique, ainsi que sa soeur la fileuse et la vieille Bazilicha, se rengorgeaient de leur position à la cour. Le tsar salua aimablement les navigateurs et les emmena lui-même vers les tables richement garnies. Au cours du dîner, ils les interrogea sur leur voyage.
– Depuis le temps que nous parcourons les mers, nous avons vu beaucoup de choses étonnantes, raconta l’un des marins, mais cette fois une merveille nous a coupé le souffle. Jadis, au large, se dressait une île rocheuse et déserte. On ne sait par quel miracle de magnifiques coupoles dorées et des tours blanches se sont dressées vers le ciel. Mais ce n’est pas tout ! Aux portes du palais, il y a maintenant une maison en pur cristal, où un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils forment une véritable colline qui brille au loin comme seul le soleil peut le faire. Des ministres du trésor et de nombreux écrivains publics essaient d’en faire le compte sans jamais y arriver. D’ailleurs, cela a peu d’importance, car chacun peut se servir comme il l’entend. Dans ce pays, chacun des sujets possède autant que son seigneur. On n’y connaît ni l’envie ni la jalousie, on ne sait pas ce qu’est la guerre. Le peuple entier chérit son seigneur, le jeune et beau Kvidon, qui nous a demandé de te transmettre ses pensées les meilleures.
– J’aimerais beaucoup voir cet endroit et rencontrer ce jeune seigneur, dit le tsar en hochant la tête. Les deux méchantes soeurs et leur grand-mère eurent un mauvais pressentiment. Elles chuchotèrent entre elles, bien décidées à trouver un moyen pour empêcher le tsar d’entreprendre ce voyage.
– Même si vous n’avez pas menti et que vous avez vu ce miracle de vos propres yeux, dit la soeur fileuse en éclatant de rire au nez des marins, ce que je vais vous raconter est bien plus merveilleux que votre banale histoire. Dans un pays lointain, la mer s’ouvre parfois, l’eau tourbillonne, et des profondeurs sortent trente-trois jeunes chevaliers. Leurs armures en écaille brillent comme le ciel du petit matin. Noirfléau lui-même guide ces courageux guerriers. Que pensez-vous de ce prodige ? La petite mouche se mit alors à bourdonner et piqua cruellement la paupière de la fileuse. Son oeil se mit immédiatement à gonfler comme un ballon. La vieille Bazilicha retira sa chaussure et leva la main pour en frapper la mouche, mais celle-ci volait déjà par-dessus la mer. Le jeune Kvidon rentra chez lui sain et sauf, mais il était plus triste que jamais. Sa mère essaya en vain de le consoler. Un jour qu’il était assis sur un rocher à regarder l’horizon, une larme coula de son oeil dans la mer. Avant qu’il ait le temps de s’essuyer les yeux, le cygne blanc était là.
– Pourquoi souffres-tu, bon tsarévitch ? lui demanda-t-il. Kvidon lui parla de ce pays lointain, où la mer s’ouvre parfois pour laisser passer trente-trois chevaliers aux armures brillantes, conduits par Noirfléau en personne, le guide des tourbillons marins.
– Ne te tourmente pas, cher enfant, puisque ces chevaliers courageux sont mes propres frères. Celui qui est à leur tête, c’est mon père bien-aimé, dit le cygne avec douceur. Tu les verras très bientôt. Rentre tranquillement chez toi. Le visage de Kvidon s’illumina de bonheur. Il retourna au palais, ordonna à ses cuisiniers de préparer un banquet et se précipita au sommet de la plus haute tour. A cet instant, la surface de la mer se couvrit de sombres et sauvages vagues qui vinrent se fracasser sur les rochers. De l’écume qui jaillissait vers le ciel sortirent trente-trois chevaliers aux armures étincelantes. A leur tête se tenait un vieil homme, aux longs cheveux blancs, qui lui sourit et le salua de la main. Kvidon dévala les escaliers pour aller accueillir ses hôtes. Il s’inclina respectueusement devant eux.
– Je suis venu parce que ma fille me l’a demandé, dit le vieil homme en posant aimablement la main sur l’épaule de Kvidon. Et nous reviendrons tous les jours à l’aube. Nous sortirons du fond de la mer pour te protéger, toi et ton pays. Ainsi, tous les jours, les chevaliers revinrent. Le jeune et beau Kvidon rayonnait de bonheur. – Un voilier blanc à l’horizon ! cria un jour le gardien de la tour, à l’instant même où l’armée éblouissante disparaissait au plus profond des flots. A bord, les marins n’en croyaient pas leurs yeux. Trente-trois chevaliers aux armures étincelantes qui venaient de s’engouffrer dans la mer ! C’était un miracle ! Ils n’eurent pas le temps de se remettre de leur surprise qu’un tir de canon leur ordonnait de venir mouiller dans le port.
– Vers quels horizons vous a mené le vent ? Qu’avez-vous vu ? leur demanda Kvidon au cours du banquet.
– Nous avons fait le tour du monde, répondirent les marins. Nous revenons avec des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et du cuivre. Nous avons hâte de rentrer chez nous, à l’est de l’île Bayan, au pays du grand tsar Clairsoleil.
– Je ne vous retarderai pas, dit le seigneur Kvidon avec tristesse. Il les raccompagna jusqu’à leur navire et resta longtemps à les regarder s’éloigner. Une larme glissa sur son beau visage et tomba dans l’eau bleue. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– J’ai le mal du pays, répondit encore une fois le jeune homme, et mon père me manque. Ce voilier a emporté une partie de mon coeur. Le cygne battit la surface de la mer de ses ailes blanches et quelques gouttes mouillèrent le jeune homme. Kvidon disparut. Un petit bourdon brun et or vola vers le navire où il se cacha dans une fente de la coque. Quelques jours plus tard le voilier accostait à bon port. Clairsoleil était assis sur son trône dans un habit magnifique, mais son regard fatigué trahissait une profonde amertume. A côté de lui se tenaient les méchantes soeurs et la vieille Bazilicha.
– Dites-moi, marins, où avez-vous navigué ? demanda le tsar. Avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parier ?
– Il y a un endroit au milieu des mers où se dressaient jadis des rochers hostiles, conta l’un des marins, mais un jour, ô miracle, dans cette île déserte s’éleva une ville magnifique aux gracieuses tours blanches, aux coupoles dorées. Dans une maison en cristal, non loin des portes du palais, un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline étincelante s’élève vers le ciel. Tout cela, vous le savez déjà. Mais ce n’est pas tout. Maintenant, aux premiers rayons du soleil, la mer se couvre de vagues déferlantes, l’eau se fracasse contre les rochers, et dans l’écume blanche apparaît une armée de trente-trois chevaliers aux armures brillant de mille feux. A leur tête se tient un vieil homme aux cheveux blancs comme la neige. Kvidon, le seigneur de l’île, les accueille chaque jour. Ce pays, où tous les sujets sont riches et qui ne connaît pas la guerre, est sous la protection des forces mystérieuses de la mer. Le jeune et beau seigneur qui le gouverne t’adresse ses meilleures salutations et souhaite de tout coeur que ton peuple te chérisse. Le tsar Clairsoleil resta un long moment silencieux.
– Je voudrais tant voir ce pays avant de mourir, dit-il enfin, faire la connaissance du seigneur Kvidon et oublier mon chagrin.
– Ce ne sont que paroles déraisonnables ! s’écria la vieille Bazilicha. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ? Un vieillard à la tête d’une troupe de brigands errant aux portes de la ville en demandant la charité. Bêtises ! Moi, grand tsar, je connais un vrai miracle. Loin, très loin au-delà de sept mers, vit une belle tsarine. Elle a un visage d’ange, ses joues sont fraîches et roses et ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Sa voix est douce comme la brise. Cette jeune femme est plus belle encore que le plus beau des rêves. Entendant comment la vieille intrigante cherchait à embrouiller l’esprit du tsar, le bourdon se mit à s’agiter. Il lui piqua méchamment le nez qui se mit à gonfler et devint aussi gros qu’un melon !
– Attrapez-le, s’écrièrent les deux soeurs en levant leurs poings. Mais le petit bourdon brun et doré volait déjà par-dessus les vagues vers son île. Kvidon arriva sain et sauf chez lui, mais il était toujours aussi triste. Un jour qu’il était assis sur un rocher, une larme coula de ses yeux dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut.
– Pourquoi es-tu toujours aussi triste ? lui demanda-t-il.
– Je vis seul sans amour. Même le merle s’envole vers le ciel une merlette à ses côtés. Ma main est vide et je ne sais si la main de celle à laquelle je rêve en secret s’y glissera un jour.
– Qui est cette jeune fille à laquelle tu rêves en secret ? demanda le cygne. Je la connais peut-être.
– J’ai entendu parler d’une tsarine au visage d’ange, dont les yeux brillent comme le soleil de midi. Ses joues sont comme des roses. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Existe-t-elle vraiment ou est-ce seulement un rêve ?
– Elle existe, répondit le cygne après un moment d’hésitation. Mais réfléchis bien avant de lui dévoiler ta flamme, car elle ne désire que le véritable amour. Kvidon jura sur son honneur. Il était prêt à tout, il ferait le tour du monde si nécessaire, à travers les sept mers, dans la tempête et dans le froid, à la recherche de l’amour. Le cygne se contenta de sourire :
– Tu es plus près de ton bonheur que tu ne peux l’imaginer, dit-il avec douceur. Avec de grands battements d’ailes, il s’envola dans le ciel, puis se laissa tomber la tête la première dans un buisson d’églantiers en fleurs. Ses plumes volèrent comme des flocons de neige et il se transforma en une merveilleuse jeune fille au visage d’ange, au sourire comme l’aurore. Le jeune et beau Kvidon se jeta à genoux devant elle et embrassa ses paumes blanches. Puis, la prenant par la main, il l’emmena chez sa mère.
– Mère, ma chère mère, lui dit-il, bénis notre union, pour que nos jours coulent dans la paix, l’harmonie et le bonheur.
– Que Dieu vous accorde tout ce que vous souhaitez, répondit celle-ci émue par la beauté de la jeune fille et la joie de son fils. Les cloches des tours blanches se mirent à sonner à tout rompre, annonçant alentour la nouvelle du mariage. Les jours et les mois passèrent. Le bonheur de Kvidon était sans faille. Sa douce épouse attendait un enfant.
– Une voile blanche à l’horizon ! cria un matin l’un des gardes de la tour.
– D’où venez-vous, chers amis ? demanda le jeune seigneur aux marins qu’il avait invités à sa table.
– Les vents nous ont poussés très loin. Nous avons navigué dans de traîtres tourbillons, dans la tempête et les ouragans, jusqu’à des pays inconnus. La marée nous jetait sur les rochers et des monstres bizarres essayaient de nous attraper. Mais, Dieu merci, nous avons défié tous les dangers. A présent, nous rentrons chez nous avec de précieuses marchandises. Quand nous aurons dépassé l’île de Bayan, nous mettrons le cap à l’est, vers l’empire du tsar Clairsoleil.
– Saluez-le cordialement de ma part, dit Kvidon. Il paraît qu’il souhaite visiter mon pays, dites-lui que je serai très heureux de le recevoir. Le voilier disparut à l’horizon. Cette fois, le jeune seigneur ne pleura pas, car là où il se trouvait, il était comblé de bonheur. Quelques jours plus tard, le voilier arriva à bon port. Clairsoleil, dans son habit d’or, accueillit aimablement ses hôtes, mais son regard fatigué trahissait toujours une profonde amertume. A ses côtés se tenaient les deux soeurs aux paupières rouges et gonflées et la vieille Bazilicha au nez comme un melon mûr.
– Dites-moi, marins, avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parler ? interrogea le tsar.
– Nous avons souvent navigué là où un rocher hostile se dressait dans la mer, conta l’un des marins. Une ville magnifique aux coupoles dorées y a fleuri. Aux portes du palais, dans une maison de cristal, un écureuil casse des noisettes et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline éblouissante comme le soleil de midi s’élève jusqu’à toucher le ciel. A l’aube, la mer se soulève et, de ses vagues déferlantes qui viennent s’écraser sur les rochers, sort une armée de chevaliers en armures brillantes. A leur tête se tient un vieil homme aux longs cheveux blancs. Le puissant Kvidon les accueille. Le pays est sous la protection des forces mystérieuses de la mer.
– Vous m’avez déjà raconté tout cela, dit le tsar, ne cachant pas sa déception.
– Grand tsar Clairsoleil, ajouta le plus jeune des marins, nous avons gardé le plus beau des miracles pour la fin. Kvidon nous a présenté sa jeune épouse. Son visage est celui d’un ange, ses joues ont la couleur des roses, ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Elle est plus belle encore que le plus beau des rêves ! Le jeune et beau seigneur t’envoie ses sincères salutations et attend ta visite.
– Trouvez-moi un navire, s’écria Clairsoleil, le meilleur de tous, qui puisse sillonner les mers. Nous attendrons des vents favorables et nous naviguerons vers l’ouest. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs essayèrent en vain de dissuader le tsar mais, cette fois, rien n’y fit. La décision de Clairsoleil était ferme.
– Taisez-vous ! hurla-t-il. Je suis las de vos caquetages. Je veux rencontrer Kvidon et voir de mes propres yeux toutes les merveilles qu’on m’a racontées. Quelques jours plus tard, Kvidon regardait par la fenêtre la mer bleue et calme, que seule une légère brise agitait. Soudain, il aperçut à l’horizon des voiles gonflées, blanches comme la neige. Des navires majestueux, toute une flottille, s’avançaient vers son île. Autour des mâts, qui brillaient au soleil, tournaient des cormorans.
– Ma chère mère ! s’écria Kvidon, le coeur rempli de joie. Regardez qui arrive ! Est-ce mon père, l’homme à l’habit brillant comme les étoiles, au front resplendissant de perles, qui se tient sous le baldaquin ? Est-ce le grand tsar Clairsoleil, votre époux bien-aimé ? Une canonnade rompit le silence, les cloches sonnèrent à tout rompre. Une foule se rassembla dans le port pour acclamer le tsar. Clairsoleil posa le pied sur la terre ferme et tendit la main à Kvidon, puis, au milieu des cris de joie, il se dirigea vers le palais. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs le suivaient, tremblantes de peur. Kvidon, à les voir, se mit à rire, car il était si heureux que toute colère l’avait quitté. Aux portes du palais, les trente-trois chevaliers aux armures resplendissantes firent au tsar une haie d’honneur et Noirfléau, à la longue chevelure blanche, s’inclina profondément devant lui. Au pied du sapin qui touchait le ciel, l’écureuil dans sa maison de cristal cassait des noisettes pleines de diamants. A cet instant, l’épouse de Kvidon sortit pour l’accueillir. Le tsar n’avait jamais vu une jeune femme aussi belle. Ses joues avaient la couleur des roses. Ses yeux brillaient comme le soleil de midi. La lune se couchait dans ses cheveux et son front nacré avait l’éclat des étoiles. Elle sourit au tsar en lui tendant les bras. La mère de Kvidon s’approcha à son tour. Clairsoleil devient soudain très pâle. Rêvait-il ou était-il éveillé ? Etait-ce sa femme bien-aimée qui se tenait devant lui ? Kvidon, ce beau et fier garçon, était-il le fils qu’elle lui avait promis ? L’amertume, la peine, la tristesse disparurent en un instant de son regard, il serra sur son coeur sa femme, son fils et sa belle-fille. Et la vieille Bazilicha ? Et les méchantes soeurs ? Prises d’une peur bleue, elles s’étaient cachées derrière une armoire ! Quand on les retrouva, elles n’étaient pas belles à voir ! Sales, couvertes de toiles d’araignée, de vrais épouvantails. Le tsar, tout à son bonheur, éclata de rire en les voyant.
– Que le diable emporte ces femmes perfides ! dit-il en détournant la tête. Le festin fut joyeux. Le tsar dansa toute la nuit avec sa femme. J’y étais ! J’ai bu avec Clairsoleil et son fils bien-aimé. J’ai goûté à tous les mets délicieux. Mais j’ai repris mon chemin et, partout où je passe, je raconte cette merveilleuse histoire aux enfants.

Hwang Sok-Yong

La nouvelle est un genre beaucoup plus familier au lecteur coréen qu’à son homologue français. Cette préférence ne tient pas, selon Hwang Sok-Yong, à une différence de goüt, mais bien plutôt aux conditions socio-économiques qui ont été celles de la production littéraire en Corée jusqu’à aujourd’hui. Les écrivains, explique t-il, ne savaient pas se faire payer. Ils écrivaient une nouvelle et se faisaient offrir un repas en paiement par le journal auquel ils la confiaient. Une nouvelle, un repas… Hwang Sok-Yong, lui, s’est battu pour donner à l’écrivain un statut de travailleur qui doit être payé pour sa production.

Introduction à La route de Sampo


La route de Sampo (Sampo kaneunkil)

Herbes folles

Un récit de l’enfance dans la guerre fratricide coréenne. Des paysages surréalistes, des fous qui errent dans les rues et un enfant qui ne comprend pas le sens d’une guerre qui rallonge les données temporelles, dans un monde que plus personne ne comprend. Un récit autobiographique à peine masqué, à peine transformé.

Marchant d’un pas lourd derrière les adultes dans la poussière des chemins, j’ai vu des morts pourrir comme des chiens sous le soleil. Ils dégageaient la même odeur que la sauce de soja quand on la fait bouillir.

Oeils-de-biche

Les soldats coréens reviennent du Viet-Nam, mais chez eux, personnes ne les considère comme des héros et même chez eux ils sont considérés comme des parias, des profiteurs et des abrutis. C’est l’histoire d’une dépression post-guerre qui est racontée ici, aussi sordidement que possible.

J’ai tout juste saisi le mot taihan dans leur bouche – il revenait sans cesse dans leur bouche – qui veut dire Corée dans leur langue. Je ne m’étais pas rendu compte dès le début qu’ils se foutaient de moi, si bien que je m’en voulais de leur avoir acheté des trucs.

Les ambitions d’un champion de ssireum

La campagne coréenne se transforme et avec elle les carrières, les métiers, les parcours. Cette nouvelle raconte l’histoire tourmentée, crasseuse d’un lutteur de ssireum, une lutte traditionnelle coréenne. D’une personne naïve et solide, on comprend les motivations, les espoirs et les désenchantements.

Le grand Ilbong a compris, alors, qu’il n’échapperait pas à la fatalité du bain public. C’était son destin que de récurer la crasse des gens, le nez sur leurs grosses cuisses. Allez frotte ! frotte d’une main, et de l’autre range les couilles de côté, frotte en les contournant, en les maintenant, en les protégeant, frotte, frotte, sseussak, sseussak, ssakssakssak.

La route de Sampo

Le clou du livre. Dans un paysage digne de Dersou Ouzala, on y rencontre trois personnages plus ou moins marginaux. La route de Sampo est l’expression de la désillusion d’un monde qui change trop vite. Un chef-d’oeuvre à elle toute seule, cette nouvelle a fait l’objet en Corée , de films et de chansons. On comprend vite pourquoi.

Des canards sauvages se posaient sur les champs couverts de neige et repartaient. Une maison abandonnée apparut à un détour du chemin. Un pan de ‘mur’ s’était effondré et le toit de chaume avait un large trou. Son propriétaire l’avait sans doute quittée depuis longtemps déjà pour aller vivre ailleurs.

Monsieur Han (Hanssi Yeondaeki)

monsieur Han

Un livre poignant de la part de cet écrivain à fleur de peau que je vous ai déjà présenté avec La Route de Sampo. Monsieur Han est l’histoire d’un homme pris dans la tourmente d’un pays déchiré. Passer du nord au sud, passer pour un traître des deux côtés lorsqu’on ne peut se résoudre à choisir son camp, voici le thème douloureux traîté d’une manière admirable, parfois crue et violente par cet auteur que déjà je considère comme un des plus grands.

Han Yongdok se retournait de temps en temps,. Sa femme qui le suivait à pas menus ressemblait à une frêle figure dans une peinture pointilliste : des flocons s’étaient posés sur ses cheveux ; son visage, toute sa silhouette s’estompaient au fur et à mesure que la couche de neige s’épaississait sur le sol. Lorsqu’il vit cette vaste étendue blanche qui le séparait de sa femme, une angoisse soudaine s’empara de lui et son cÅ“ur se serra. Le spectacle de sa femme le suivant avec ses enfants qui marchaient tantôt devant elle, tantôt derrière, ne lui semblait ni actuel ni réel, c’était comme une photo ancienne aux teintes déjà fanées.

A bout de forces, il pleurait malgré lui et bavait. Quand il baissait le tête et commençait à somnoler, ils lui injectaient par le nez de l’eau dans laquelle ils avaient mélangé de la poudre de piment. Ses journées, interminables, étaient devenues un enfer. Il n’était plus ni professeur, ni réfugié, il n’était qu’un morceau de chair et d’os offert à la cruauté d’une époque en folie.

Archéologie des temps modernes

J’ai toujours aimé à penser que l’archéologie pouvait finir par s’intéresser à un patrimoine pas si éloigné dans le temps que ça. C’est ce que montre Geoff Manaugh avec son billet nommé Bunker Archeology. En passant, je vous recommande chaleureusement la lecture et le suivi de ce blog très intéressant qu’est BLDGBLOG. Dans le même ordre d’idée, les époux Becher et Stephen Shore…

Stephen Shore est un photographe qui ne raconte pas d’histoires. C’est un peu comme si on lui avait confié une mission consistant à imprimer sur la pellicule des décors pour les studios de Hollywood. Ses photographies montrent simplement des paysages nus, des rues vides, des assiettes laissées là sur la table, des réfrigérateurs dévastés… Un monde en suspens vidé de sa substance.Les univers qu’il soumet à l’objectif sont autant de travaux sur la couleur (il a par ailleurs passé pas mal de temps à la Factory de Warhol), sont aussi bien dénués de sujets que d’histoire, une sorte de retour à la définition de la photographie, le pur concept, ce sur quoi viennent se greffer les existences de chacun. Son travail est souvent comparé à celui de Bernd et Hilla Becher dans le traitement de l’image.

Stephen Shore Stephen Shore

D’autres photos ici: Bill Charles Inc. , d’autres photos ici. Voir aussi tous les artistes exposés.

Henry Mancini

Il fait partie des figures incontournables des compositeurs de musiques de films. Il est bien sur connu pour avoir composé le thème de la Panthère Rose pour Blake Edwards, mais, et on le sait un peu moins, c’est lui qui a composé le thème de Peter Gunn que l’on peut entendre dans les Blues Brothers. Le délirant The Party avec un Peter Sellers très en forme en Indien déjanté, The Big Lebowski des Frères Cohen, la série télévisée Remington Steele, Les rues de San Francisco et encore l’Homme Invisible sont autant de créations inoubliables dont il est l’auteur.

Sa filmographie de compositeur sur IMDB

Photo Copyright Ledoux.be

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Guy de Maupassant, Conte de Noël

Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix : ” Un souvenir de Noël ?… Un souvenir de Noël ?… ” Et tout à coup, il s’écria : – Mais si, j’en ai un, et un bien étrange encore ; c’est une histoire fantastique. J’ai vu un miracle ! Oui, mesdames, un miracle, la nuit de Noël. Cela vous étonne de m’entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à rien. Et pourtant j’ai vu un miracle ! Je l’ai vu, fis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce qui s’appelle vu. En ai-je été fort surpris ? non pas ; car si je ne crois point à vos croyances, je crois à la foi, et je sais qu’elle transporte les montagnes. Je pourrais citer bien des exemples ; mais je vous indignerais et je m’exposerais aussi à amoindrir l’effet de mon histoire. Je vous avouerai d’abord que si je n’ai pas été fort convaincu et converti par ce que j’ai vu, j’ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de vous dire la chose naïvement, comme si j’avais une crédulité d’Auvergnat. J’étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en pleine Normandie. L’hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les gros nuages venir du nord ; et la blanche descente des flocons commença. En une nuit, toute la plaine fut ensevelie. Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s’endormir sous l’accumulation de cette mousse épaisse et légère. Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie inutilement, s’abattant tous ensemble sur les champs livides et piquant la neige de leurs grands becs. On n’entendait rien que le glissement vague et continu de cette poussière tombant toujours. Cela dura huit jours pleins, puis l’avalanche s’arrêta. Là terre avait sur le dos un manteau épais de cinq pieds. Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel clair, comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d’étoiles qu’on aurait crues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s’étendit sur la nappe unie, dure et luisante des neiges. La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus : seules les cheminées des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l’air glacial. De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous l’écorce ; et, parfois, une grosse branche se détachait et tombait, l’invincible gelée pétrifiant la sève et cassant les fibres. Les habitations semées çà et là par les champs semblaient éloignées de cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, j’essayais d’aller voir mes clients les plus proches, m’exposant sans cesse à rester enseveli dans quelque creux. Je m’aperçus bientôt qu’une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un tel fléau, pensait-on, n’était point naturel. On prétendit qu’on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui passaient. Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une épouvante envahissait les esprits et on s’attendait à un événement extraordinaire. La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d’Epivent, sur la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens manquaient de pain, le forgeron résolut d’aller jusqu’au village. Il resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur épandue sur la campagne. Et il se mit en route avant la nuit. Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un œuf dans la neige ; oui, un œuf déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se pencha, c’était un œuf en effet. D’où venait-il ? Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit ? Le forgeron s’étonna, ne comprit pas ; mais il ramassa l’œuf et le porta à sa femme. ” Tiens, la maîtresse, v’là un œuf que j’ai trouvé sur la route ! ” La femme hocha la tête : ” Un œuf sur la route ? Par ce temps-ci, t’es soûl, bien sûr ? – Mais non, la maîtresse, même qu’il était au pied d’une haie, et encore chaud, pas gelé. Le v’là, j’me l’ai mis sur l’estomac pour qui n’refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner. ” L’œuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se mit à raconter ce qu’on disait par la contrée. La femme écoutait toute pâle. ” Pour sür que j’ai entendu des sifflets l’autre nuit, même qu’ils semblaient v’nir de la cheminée. ” On se mit à table, on mangea la soupe d’abord, puis, pendant que le mari étendait du beurre sur son pain, la femme prit l’œuf et l’examina d’un œil méfiant. ” Si y avait quelque chose dans c’t’œuf ? – Qué que tu veux qu’y ait ? – J’sais ti, mé ? – Allons, mange-le, et fais pas la bête. ” Elle ouvrit l’œuf. Il était comme tous les œufs, et bien frais. Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le mari disait : ” Eh bien ! qué goût qu’il a, c’t’œuf ? ” Elle ne répondit pas et elle acheva de l’avaler ; puis, soudain, elle planta sur son homme des yeux fixes, hagards, alliolés, leva les bras, les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre, en poussant des cris horribles. Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier. Et elle hurlait sans repos, d’une voix infatigable : ” J’l’ai dans l’corps ! J’l’ai dans l’corps ! ” Je fus appelé le lendemain. J’ordonnai tous les calmants connus sans obtenir le moindre résultat. Elle était folle. Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l’obstacle des hautes neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme : ” La femme du forgeron qu’est possédée ! ” Et on venait de partout, sans oser pénétrer dans la maison ; on écoutait de loin ses cris affreux poussés d’une voix si forte qu’on ne les aurait pas crus d’une créature humaine. Le curé du village fut prévenu. C’était un vieux prêtre naïf. Il accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en étendant les mains, les formules d’exorcisme, pendant que quatre hommes maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue. Mais l’esprit ne fut point chassé. Et la Noël arriva sans que le temps eût changé. La veille au matin, le prêtre vint me trouver : ” J’ai envie, dit-il, de faire assister à l’office de cette nuit cette malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l’heure même où il naquit d’une femme. ” Je répondis au curé : ” Je vous approuve absolument, monsieur l’abbé. Si elle a l’esprit frappé par la cérémonie (et rien n’est plus propice à l’émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède. ” Le vieux prêtre murmura : ” Vous n’êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n’est-ce pas ? Vous vous chargez de l’amener ? ” Et je lui promis mon aide. Le soir vint, puis la nuit ; et la cloche de l’église se mit à sonner, jetant sa voix plaintive à travers l’espace morne, sur l’étendue blanche et glacée des neiges. Des êtres noirs s’en venaient lentement, par groupes, dociles au cri d’airain du clocher. La pleine lune éclairait d’une lueur vive et blafarde tout l’horizon, rendait plus visible la pâle désolation des champs. J’avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge. La possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit proprement malgré sa résistance éperdue, et on l’emporta. L’église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide ; les chantres poussaient leurs notes monotones ; le serpent ronflait ; la petite sonnette de l
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nfant de chœur tintait, réglant les mouvements des fidèles. J’enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et j’attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l’instant qui suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le prêtre achevait le mystère divin. Sur mon ordre, la porte fut ouverte et les quatre aides apportèrent la folle. Dès qu’elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le chœur en feu et le tabernacle doré, elle se débattit d’une telle vigueur, qu’elle faillit nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu’un frisson d’épouvante passa dans l’église ; toutes les têtes se relevèrent ; des gens s’enfuirent. Elle n’avait plus la forme d’une femme, crispée et tordue en nos mains, le visage contourné, les yeux fous. On la traîna jusqu’aux marches du chœur et puis on la tint fortement accroupie à terre. Le prêtre s’était levé ; il attendait. Dès qu’il la vit arrêtée, il prit en ses mains l’ostensoir ceint de rayons d’or, avec l’hostie blanche au milieu, et, s’avançant de quelques pas, il l’éleva de ses deux bras tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards effarés de la démoniaque. . Elle hurlait toujours, l’œil fixé, tendu sur cet objet rayonnant. Et le prêtre demeurait tellement immobile qu’on l’aurait pris pour une statue. Et cela dura longtemps, longtemps. La femme semblait saisie de peur, fascinée ; elle contemplait fixement l’ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers, et criant toujours, mais d’une voix moins déchirante. Et cela dura encore longtemps.

Flesh like marble

Du côté du marché Saint-Pierre, lorsque finalement j’ai réussi à abandonner ma voiture sur le boulevard Rochechouard (ce qui relève de la performance un samedi), je me suis dit qu’il faudrait un jour faire un choix dans cette ville impossible qu’est Paris. Les piétons et les voitures ne peuvent pas cohabiter plus longtemps. Je me souviens d’un temps où marcher à Paris était encore agréable. Que l’on soit d’un côté ou de l’autre, la situation est impossible. Le piéton maugrée car la voiture ne laisse pas les priorités et se comporte comme un phacochère au milieu des flamands roses (la métaphore peut paraître audacieuse, car le piéton ressemble lui aussi souvent à un phacochère, mais il est susceptible). De son côté, l’automobiliste est furieux car lorsqu’un piéton s’engage, il rameute avec lui ses fâcheux congénères et lorsque le troupeau a fini sa course, le feu est passé au rouge.

J’ai fait la bêtise de prendre ma voiture et cette fois-ci, je décide qu’on ne m’y reprendra plus. Terminé. Il va falloir un jour se décider à interdire les voitures à Paris. Tout est à gagner, les piétons seront plus libres de circuler et n’énerveront plus les automobilistes, certains quartiers étant complètement saturés par les deux populations. C’est sans compter les innombrables petites ruelles où les trottoirs sont quasiment inexistants. Bref, je comprends pourquoi je n’aimais pas aller à Paris en voiture, mais ce temps est désormais révolu. Paris se fera désormais à pied.

Ce quartier est vraiment particulier et il me rappelle mon enfance lorsque ma grand-mère m’emmenait chez Reine, chez Dreyfus ou chez Moline, le trio de choc, indéfectibles icônes des acheteurs compulsifs de tissus et autres passementeries. J’aime les gens qui flânent ici, l’air détaché du touriste de passage ou concentré de celui qui fait vraiment ses courses, j’aime ces japonaises qui rient à pleines dents et ces femmes aux cheveux de jais, aux yeux sombres, ces hommes avec leurs mètres en bois qui passent leurs journées à découper du tissu et à distribuer des notes griffonnées sur des petits calepins ressemblant à des billets de tombola, j’aime ces gens qui s’engouffrent par les portes battantes, qui montent et descendent les escaliers, tâtent les tissus, déroulent des mètres de lainages, s’étonnent de la qualité des tissus ou au contraire de leur incroyable côté kitsch.

Un peu plus tard, en partant, j’emprunte la rue Caulaincourt et je passe sur le cimetière de Montmartre, un lieu au charme fou. La rue Caulaincourt a elle-même beaucoup de charme, avec ses épaisses frondaisons. Lorsque le soir commence à tomber, il y fait sombre tout de suite et tout au long de la rue au pied du Sacré-Coeur et jusqu’à la rue Custine, une ambiance de vieux Paris règne, même si les magasins sont désormais très bobo.

Dimanche, c’est dans un autre quartier que je suis allé. Descente à Rambuteau, j’ai descendu la rue de Bretagne qui n’a rien de très sympatique, si ce n’est lorsqu’on arrive devant une grande batisse fraîchement rénové. Sur le trottoir d’en face, on découvre entre deux boutiques, l’entrée d’un marché au nom étrange: le marché des Enfants Rouges. Lorsque nous passons, les gens de la voirie nettoient à grands coups de jets des monceaux de papiers et de fruits pourris, faisant monter une odeur de poisson et d’eau de javel pas très agréable. Dans les parages se trouve une vitrine qui attire mon attention. Ici, on ne vent rien, on entrepose simplement des mannequins…

mannequins

La rue vieille du temple, un peu plus loin, descend vers l’Hôtel de Ville et se rétrécit au fur et à mesure. Nous marchons un peu pour aller à notre destination. Ici, la population est beaucoup plus bigarrée qu’à Montmartre, mais tout ici semble surfait, fortement marqué par un argent facile et absolument hautain. Les gens ici ne sont pas sympathiques et portent sur leurs visages la marque de l’appartenance à une tribu dont peu de gens font partie. Pourtant, ceci n’arrive pas à gâcher l’ambiance particulière de ces rues étroites. C’est étrange.

Nous allons chez Muji, un magasin très tendance proposant des objets au design épuré, mais pas forcément très pertinent dans le choix des objets. Ce qui n’est pas cher est très gadget et ce qui est cher est souvent trop cher pour ce que c’est. Sinon, c’est toujours agréable d’aller y faire un tour, même si l’agencement des deux magasins n’est absolument pas zen et engendre des confrontations inutiles. Ne supportant plus la chaleur et le monde, je sors avec mon fils, qui ne se prive pas pour interpeler les passants et faire son clown. Il a du mal à tenir en place, mais il est tellement mignon.

muji

Il a froid aux mains et sa mère tire les manches de son pull pour les lui protéger, mais cela ne l’empêche pas de prendre son goüter sur le banc d’un parc, ni même de faire une glissade sur le toboggan. Ce petit garnement est tellement irrésistible qu’il arrive même à se faire payer un pot de glace à la vanille par le serveur du Starbucks de la rue des Archives. Entre nos doigts, la chaleur du moka apporte un peu de réconfort et surtout un irrésistible goüt de chocolat blanc et de cannelle.

starbucks

Sur le chemin du retour, dans la chaleur du métro, le petit zouzou commence à s’éteindre, et sur le chemin entre la station et la voiture, il marche doucement à mes côtés. Arrivé devant la voiture, je lui enlève son imperméable, mais je m’aperçois qu’il a déjà les yeux fermés et dort debout. Son sommeil se poursuivra jusqu’à la maison, sur le canapé. Finalement, ça cartoone aura raison de son sommeil, il ne quittera pas le canapé et sa position allongée pour regarder les dessins animés, alors que dans la maison flotte une odeur de soupe à l’oseille qui me transporte des années en arrière. Cette ambiance de dimanche soir constitue un des moments préférés de ma semaine, rien n’y est comme les autres jours, les lumières basses, les esprits reposés et les odeurs mettent ces instants entre parenthèses.

Chronique des temps

En parcourant les blogs, des petits trésors se dévoilent, apparaissent dans la lumière. Il y a quelques temps déjà, j’ai découvert sur le blog d’Alex que le Comte de Monte-Cristo avait subi une adaptation cinématographique par un maître de l’animation japonaise, Mahiro Maeda, adaptation, si l’on en croit les quelques images pêchées sur Manganimation, qui prend des airs lyriques de space opera dans une temporalité assez floue.
Sur Cyberia, je découvre les formidables illustratrions de Abe Yoshitoshi, tandis que David, rollers aux pieds parcourt les rues sans plus savoir où il se trouve. Il nous emmène dans les allées de la kermesse de Fukuoka, un fête colorée, aux allures surannées mais tellement pleine de vie et de couleurs
Je ne perds pas le fil et je découvre Japan Time, le blog d’Izo et un article très complet sur Nobukazu Takemura, un jeune compositeur dont on peut écouter ici quelques morceaux… Surprenant, captivant. A écouter absolument.

Nobukazu Takemura

Carhaix-Plouguer en fête !

J’avais presque oublié que ce week-end, c’est le festival des Vieilles Charrues !

Exceptionnellement, pendant ce temps-là, la capitale du Poher est une ville animée !

festival des Vieilles Charrues