Le douzième jour

Le douzième jour, il se passe toujours quelque chose. Que ce soit le douzième jour du commencement ou de la fin, il se passe toujours quelque chose arrivé au douzième jour, c’est un peu comme un jalon.

Le douzième jour, j’ai reçu une invitation d’un ami, un très vieil ami, un de ceux avec qui on s’est déjà pris une cuite et qu’on a pris par le col pour chanter des chansons paillardes dans un café enfumé d’une banlieue pourrie. En fait, ce type était plus que ça, beaucoup plus, un peu comme un maître, ou un père spirituel, un guru (Dieu que ce mot est laid).
Il m’avait appris à dessiner, entre autres choses, à appréhender les formes et la lumière sur un corps de femme nue entre les volutes bleutées de gitanes filtres qu’il expulsait par ses narines épatées et les senteurs de café épais et corsé qu’on buvait jusqu’à pas d’heure en devisant sur l’art, les formes, la lumière, les communistes et nos souvenirs d’enfance. Un liquide noir coulait dans nos veines, et nos nuits ressemblaient (les miennes en tout cas) à des scènes crispées de tétanie, rendant tout rêve impossible, ce qui me laissait penser qu’un jour j’y laisserais ma peau, et les battements de mon coeur. Son sang à lui était plutôt un mélange d’alcool et de café, ce qui était loin d’être plus sain, mais ça faisait partie du personnage, et moi ce personnage, je l’adorais. Même si comme ça, il faisait un peu dégueulasse. Même beaucoup.

Il s’appelait Dien, il était Viet-Namien. Il avait quitté son pays en 1975 et n’y était jamais retourné, mais son histoire personnelle, c’est pas ce qui m’intéresse et s’il veut la raconter, il le fera lui-même. Pour moi Dien était un type génial, généreux, du haut de son mètre cinquante, il ne payait pas de mine et faisait plutôt rire avec sa chevelure joyeuse qui partaient sur les côtés, ses énormes lunettes en écaille datant de la Guerre de Sécession qui lui mangeaient les joues et sa taille de freluquet vacillant sous l’effet constant de l’alcool. Mais il avait un défaut majeur aux yeux des autres ; un bec de lièvre assez impressionnant qui déformait sa voix au point que personne ne comprenait ce qu’il disait, à part son ami Cam et moi. C’est en partie pour cela que nous nous sommes autant rapprochés.

La muse de Brancusi

Mais la principale raison, c’est que nous avions une relation de maître à élève. Il avait du talent qu’il n’exploitait pas parce qu’il préférait boire, il maniait comme personne le couteau à plâtre et le fusain, avec ses amples gestes dans lesquels on sentait à la fois de la nervosité et de l’assurance, une précision héritée d’on ne sait où, ça ressemblait à quelque chose de terriblement primitif, au sens noble du terme, de l’ordre du tellurique et du somptueux en même temps. Le regarder travailler, ou même saccager mon travail parce que rien ne marchait droit était un bonheur, c’était brut et viril, et je le regardais tailler dans ma terre avec son terrible couteau tranchant qu’il avait toujours dans la poche de ses pantalons en velours, avec une sorte d’admiration, d’affection, car seul lui était en mesure de me dire ce qui fonctionnait ou pas. Je sculptais, je modelais avec une ferveur toute religieuse, dans le respect des enseignements de mon maître. De son côté, s’il y mettait tant de coeur, c’est parce qu’il avait confiance en moi et avait de grand desseins pour moi. Il me voyait indubitablement comme son élève et successeur. Souvent aussi nous nous engueulions, mais pas à propos d’art, sur des sujets idiots.

– Tu fumes trop, regarde toi ! Tu craches tes poumons, un jour tu vas en laisser dans ma terre.
– Ta gueule, qu’il me répondait en faisant la moue.
– Tubard !
– Ta gueule je te dis.
– Tu vas crever, merde. Et puis tu bois trop aussi.
– Ta gueule, t’as compris ? Ta gueule.
– Je t’emmerde…

Et nous partions d’un grand éclat de rire qui se terminait en bourrades dans le dos. J’adorais son rire suraigu d’asiatique alcoolique… En fait, c’était surtout ça qui me faisait rire… L’entendre se marrer était la seule chose capable de me faire cracher mon café…

Au douzième jour, il m’a donné un carton dégueulassé, plein de taches de café et de terre chamottée, un carton pas plus grand qu’une carte de visite, sur lequel étaient écris des mots que j’étais incapable de comprendre. C’était écris en vietnamien, avec ces caractères latins pleins d’accents dans tous les sens.

– C’est quoi ce bordel ? je lui demandai d’un air vaguement intéressé.
– C’est un carton.
– Oui je vois mais c’est quoi ce carton en viet là ?
– C’est un carton, ça se voit pas ?
– Bon ben quand tu seras décidé à me dire ce que c’est, tu sais où me trouver ?
– Ta gueule, prends ça.
– PFff, t’es con alors, je sais pas lire le viet.
– C’est toi qui est con, tu devrais. C’est un carton d’invitation à mon vernissage. Je veux que tu viennes. L’adresse est notée dessus… me dit-il en pouffant.
– Merde, t’es vraiment trop con. Si tu veux que je viennes, t’as intérêt à me dire où c’est, je vais pas m’acheter un dico viet pour tes beaux yeux. C’est quand d’abord ?
– C’est marqué dessus… dit-il en éclatant de rire…
– T’es vraiment le roi des cons.

Et moi de partir dans un éclat de rire à cause de son rire suraigu d’asiatique alcoolique…

Je me suis pointé à son vernissage. C’était dans un minuscule galerie dans le quartier de la place Monge, dans une petite rue dont je ne sais plus le nom, d’ailleurs, je ne me souviens plus du nom de la galerie non plus. Je suis entré dans la salle toute petite, tellement bondée que les gens avaient la gueule collée sur les toiles de Dien. C’était infernal, il y avait presque plus de monde près du buffet que devant les toiles. Et comment regarder des toiles sans recul ?

Tout ceci n’augurait rien de bon et déjà, je regrettais d’avoir accepté l’invitation, surtout que dans la foule, je n’arrivais même pas à voir Dien, ce petit con devait être caché entre deux autres nabots plus grands que lui. C’était plein de photographes, de peintres, des viets tous plus petits les uns les uns que les autres, des critiques d’art, des gouailleurs, des pochetrons, des journalistes, des gens d’un type absolument indéterminé et quelconque, des femmes, des vieux, des enfants, des cons, et pour finir Dien. Il se cachait, assis et prostré dans un coin, avec un assiette de petits-fours sur les genoux, une coupe de Champagne dans une main tandis que l’autre se faisait bouffer les ongles par les dents déchaussées de mon maître.

– Eh Dien ! Qu’est ce que tu fous, c’est ta fête aujourd’hui, viens voir les gens, ils sont venus pour toi.
– Ta gueule ! (Dien répondait toujours ces mots doux, ou alors par Ah bon, mais rarement à propos, avant d’entrer dans une discussion)
– Ouais, ça je sais… Mais je peux savoir ce que tu fous là ?
– Merde…
– Ah, je le connaissais pas cette réplique.
– Tu me fous la paix oui ? Tu ne vois pas que j’observe les gens ? J’aime pas me faire agresser quand c’est moi qui expose…
– Ouais c’est ça, et ça va ? T’auras assez à bouffer là ?
– Ta gueule.

Je m’écartai de lui pour rejoindre le buffet et me goinfrer de quelques uns de ces petits-fours divins, et prendre une ou deux coupettes de Champagne… Les gens avaient tous des têtes de cons, ou de pique-assiettes. C’était un peu la cour des miracles version milieu un peu branché parisien, même si au fond ici ça ne sentait ni le fric ni la classe mais plutôt l’underground et le rebut. J’étais un peu attristé de voir que mon maître n’était finalement entouré que de branquignols, dont je faisais aussi partie.

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/TomWaits-Underground.mp3]

Une soirée comme une grande aventure, pleine de rencontres, de surprises, mais mieux vaut peut-être ne pas tout savoir. Ainsi allait commencer le treizième jour.

Simon Leys, les naufragés du Batavia et Prosper

Je suis un grand théoricien du voyage immobile – Mobilis in mobile -, et depuis mon fauteuil, permettez-moi de conter cette histoire et ce livre. Rares sont les oeuvres, si condensées soient-elles, qui pourvoient le voyage à si haute dose. Je ne suis pourtant pas amateur de documents, mais les histoires comme celles-ci, sorties du néant au sein de mon univers sont des perles dont je me plais à me tresser des colliers. Laissez-moi broder cette tunique avec mes mots.Le livre de Simon Leys[1] commence en ces termes:

Il vous est venu une superbe idée dont vous rêveriez de faire un livre? Ne vous empressez pas de passer à l’exécution ; ce n’est pas nécessaire, car vous pouvez être sür que, tôt ou tard, quelqu’un d’autre aura la même idée… et en fera un usage parfait.

Leys raconte comment il tarda à écrire le livre qu’il mit des années à préparer et comment finalement, il fut supplanté par un nommé Mike Dash qui a écrit après lequel, selon ses termes, Il ne me reste plus rien à dire. On sent la détresse de l’homme de ne pas s’être attelé à la tâche avant qu’il ne soit trop tard. Une thématique à la Bartleby sur le fait de ne pas écrire. Toutefois, il rend justice à l’homme, auteur d’un Batavia’s Graveyard[2]

Et maintenant, en publiant les quelques pages qui suivent, mon seul souhait est qu’elle puisse vous inspirer le désir de lire son livre.

Le livre est composé de deux documents. Les naufragés du Batavia est un document relatant une tragédie qui en son temps marqua plus les esprits que ne le fit en son temps le naufrage du Titanic, les deux histoires étant reliées par le fait que ces deux naufrages ont eu lieu alors que l’orgueil de leur détenteur était particulièrement exacerbé, dans des contextes historiques presque similaires. Prosper est le récit d’une marée, une pêche sur un des derniers thoniers[3] bretons en 1958. Deux histoires qui n’ont comme point commun que la mer. D’un côté le malheur de terriers embarqués et l’incompétence de marins médiocres, de l’autre des hommes d’expérience, rudes et silencieux, pêchant par amour du large.

L’histoire du Batavia est une histoire tragique. Un navire de la VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie[4]), le Batavia, après avoir fait escale au Cap, part pour Java. Tout tourne autour de trois hommes. Francisco Polsaert est un haut-fonctionnaire peu au fait avec les choses de la marine. De plus, il est d’une constitution fragile. C’est lui le subrécargue du navire, le commandant. Vient ensuite Ariaen Jacbosz, un homme colérique et porté sur la boisson, violent. C’est lui le skipper. Un troisième, engagé au petit bonheur la chance, passe relativement inaperçu. Il s’appelle Jeronimus Cornelisz ou Corneliszoon et son métier est apothicaire. Il fuit les Pays-Bas non pas parce que son affaire a connu les malchances de la faillite mais à cause de ses fréquentations avec un homme nommé Torrentius (de son vrai nom Johannes Symoonisz). Torrentius est un personnage étrange qui a réussi a échapper à la peine de mort pour ses activités pour le moins obscure, et s’est finalement retrouvé à la cours du roi d’Angleterre comme peintre officiel. Toutefois, il peint peu et retourne dans son pays où il meurt dans la misère. De cette existence chaotique ne subsiste qu’un seul tableau, les autres ayant été brulés. Ce tableau, Still Life with Bridle est une allégorie de la tempérance, ce qui assez étrange lorsqu’on sait que l’homme a été accusé de lubricité et autres excès en tous genre.

Le bateau se dirige donc vers Java, mais les connaissances en navigation sont encore légères à cette époque, le skipper est mauvais matelot et le navire est drossé sur l’Archipel des Houtman Abrolhos, un récif corallien lardé de hauts-fonds. La coque se fiche sur une barrière de corail et n’en ressortira jamais. Les réfugiés s’amassent sur des petites ilots avec vivres et armes, pendant que déjà le subrécargue et le skipper projettent de mettre une yole à l’eau pour rejoindre Java et chercher du secours. L’opération se fera de nuit pour ne pas entrainer de bousculades. C’est là que l’histoire devient dramatique, puisque la personnalité psychotique de Cornelisz va s’éveiller. Ayant déjà tenté une mutinerie alors que le navire était encore à flot, il embrigade des hommes pour exercer un pouvoir sans merci sur les trois cent personnes entassées là. L’horreur commence, la moindre incartade est punie de mort dans des conditions affreuses, les enfants sont égorgés, les femmes violées, et les exécutions se succèdent. Cornelisz étend son pouvoir en divisant les rescapés sur plusieurs îles, souhaitant que sans leur aide ils périssent d’inanition, mais un groupe se détache. Pendant plusieurs semaines les massacres vont se succéder et les animosités s’exacerber, puisque le groupe situé sur l’île la plus grande va finalement se rebeller et Cornelisz sera finalement maitrisé juste avant que Polsaert et Jacbosz ne reviennent avec les secours. Sur les îles où cohabitèrent plus de trois cents rescapés, seule une petite cinquante retrouva la terre ferme. Les autres périrent sous la violence des séides de Cornelisz et de sa folie dévastatrice et inexplicable, à tel point qu’une des îles porte le nom de Cimetière du Batavia. Cornelisz finit pendu sur l’île.

Une histoire bouversante, à découvrir en détail dans le livre de Simon Leys.

Liens:

Notes

[1] De son vrai nom Pierre Ryckmans, essayiste, écrivain et sinologue Belge.
[2] Traduit en français sous le titre l’Archipel des Hérétiques, chez Lattès en 2002.
[3] Le thonier est un bateau armé de tangons (espar fixé au mât qui écarte le point d’écoute d’un foc par petit temps ou maintient le bras d’un spi. Il est réglé par une balancine et un hale-bas.) destinés à tirer des lignes en surface.
[4] Compagnie néerlandaise des Indes orientales

L'odeur des dunes dans une chambre blanche

Je m’étais toujours demandé à quoi pouvait bien ressembler une rencontre avec la gloire. Un doux moment lénifiant à l’image d’un verre de lait passant dans la gorge ? Un courant électrique parcourant l’échine et rendant encore plus fort ? Ou bien quelque chose de purement charnel confinant à l’orgasme ? Toutes mes opinions ont volé en éclats lorsqu’un jour ça m’est tombé dessus, et je dois avouer que je n’avais pas envisagé que ça puisse être douloureux. Une des raisons pour lesquelles ça m’a fait si mal, c’est que j’étais allongé sur un lit d’hôpital, souffrant, pour ne pas dire souffreteux. Je pensais que connaître la gloire était un phénomène qui mettait du temps à se mettre en place, que ça devait ressembler à l’édification d’une cathédrale (même si ça ne dure peut-être pas aussi longtemps une fois que c’est construit), mais dans mon cas, j’ai tout pris dans la figure alors que j’étais en train de me faire enfiler un thermomètre là où paraît-il, où paraît-il…. Enfin bref. Je lisais le journal en même temps. Les pages culture. Et qu’est-ce que je prends en pleine tronche ? Ma photo, une photo sortie de je-ne-sais-où, un truc immonde représentant mon profil, avec mon nez busqué d’Indien des plaines et mon faux sourire barré d’un rictus moqueur que je ne me connaissais pas. Je n’ai jamais su qui avait pris cette photo, ni où c’était, mais au vu de la foule qui défilait derrière, je dirais que ça devait être dans un café, ou un restaurant. Au-dessus de la photo, il y avait un grand titre qui devait raconter un truc dans le genre La nouvelle coqueluche des milieux branchés. Une belle surprise quand on est en train de sa faire fouiller le fondement par une grande infirmière qui ne peut s’empêcher de lire par-dessus (non pas l’épaule) le drap. Elle m’a crié dans l’oreille. Mais c’est vous ça ! Ben oui, il semblerait, lui répondis-je. Vous êtes écrivain ? Z’avez pas l’air d’un écrivain ! Je lui dis: en même temps, c’est clair qu’avec le cul à l’air et toutes ces saloperies que je traîne, je ne ressemble pas à grand chose, et puis d’abord, ça ressemble à quoi un écrivain? Vous en avez déjà vu ? Nan, mais vous avez pas une tête d’écrivain, c’est tout, vous fâchez pas, répondit-elle. Je n’ai rien répondu, ça ne valait pas le coup. J’essayais de lire. Je voulais voir ce que ces scribouillards avaient écrit sur ma prose. En gros, le type qui avait écrit ça me traitait de nouvelle coqueluche tout ça parce que les quelques nouvelles que j’avais publiées ça et là dans des revues littéraires avaient attiré l’attention de petits groupuscules élitistes proches des maisons d’édition. Ce n’était pas que j’avais espéré. Il attirait l’attention sur mon style sans retenue, ma grossièreté et l’absolue absence de métaphore, me comparant à un type dont je connaissais même pas le nom, un écrivain américain de seconde zone, certainement. Bref, j’avais passé le cap de la première critique merdeuse et sans consistance. Heureusement que je n’ai jamais écrit un seul poème, sinon, il y a bien longtemps que je me serais fait descendre. La poésie, cette bâtarde de l’enfer qui détruit les hommes et les rend serfs de règles absurdes… Je me marrais tout seul en tenant mon canard d’une seule main. Bon c’est terminé, là ? lançais-je à la grande haridelle qui me tenait toujours par le bas.

Pont de Levallois

2. Voilà, je suis sorti de l’hôpital, le portefeuille plus léger et un beau dossier médical me diagnostiquant une infection urinaire, une saloperie qui me faisait pisser des lames de rasoirs et grâce à laquelle j’avais rempli plusieurs bocaux de mes substances. Un souvenir pour l’assistance publique. En sortant du Val de Grâce, je me retournais sur le planton à l’entrée et je lui dis de prendre soin de mes déjections, elles vaudraient un jour de l’or ! Il me dévisagea d’un regard bovin et me demanda de circuler. C’est ça ! Et que je ne vous revoie pas, lui lançai-je. J’étais redevenu libre. L’armée m’a gardé enfermé pendant une semaine dans ses murs à examiner mon corps sous toutes ses coutures, à me faire passer dans les salles de radiographie, j’ai eu le droit à tout. Le bassin, les reins, l’abdomen et même un joli panoramique dentaire ! Mais foutez-moi la paix ! J’ai mal quand je pisse, pas quand je mange ! Mais Monsieur, si vous avez une infection dentaire, ça peut générer une infection urinaire, me répondit la gravure de mode masculine gominée qui m’a fait prendre des positions pas possibles, alors que je souffrais le martyr en essayant de retenir le litre et demi d’eau que j’avais bu pour l’occasion. J’étais donc à nouveau libre. Libre et bourré de médicaments. Il était un peu plus de huit heures du matin, et comme j’avais refusé d’absorber l’immonde café qu’on m’avait proposé à ma sortie, j’ai pris le parti de remonter le Boul’Mich pour m’asseoir à une table près de la Seine, avec café et croissant dans un vrai café, avec la bonne odeur qui va avec et cette ambiance de Paris au matin. Avant d’y aller, je passais dans une papeterie non loin de là pour acheter un bloc de papier à carreau et un stylo. Une semaine auparavant, j’étais entré dans ma chambre d’hôpital en apprenant que j’étais là pour une semaine, alors que je n’avais même pas un caleçon de rechange dans la poche. Je n’avais donc sur moi qu’un petit carnet sur lequel j’ai essayé d’organiser mes idées de la façon la plus compacte, et cette restriction d’une semaine avait comme fortement affecté ma liberté d’épanchement. Avec de quoi écrire, je me sentais neuf et prêt à repartir. Avec la force d’un jeune cheval, bride rabattue, j’appelais la serveuse, la pétasse qui nettoyait les tables alentour. Un double expresso, ma jolie ! Elle me toisa et partit faire chanter le perco avec un air renfrogné. Jamais contentes ces serveuses. Encore une chance que je ne lui fit pas claquer la main sur les fesses… Des miettes de croissant se battaient dans les poils de ma barbe de sept jours et je descendais les gorgées chaudes de mon café, en respirant l’air déjà enfumé du lieu, avec l’impression de commencer à revivre. Une semaine dans l’enfer blanc, privé de tout ce qui se passe dehors… De quoi écrire et je me sens à nouveau libre. Parler de tout et de rien, parler des gens qui passent, parler de sexe ou de politique, je n’aime que ça. J’étais redevenu libre et désormais, j’allais montrer à tous ces idiots que je n’étais pas un écrivain de quartiers branchés, que je valais mieux que ça. A partir de ce jour, ils allaient devoir me regarder comme un écrivain, parce que mon roman était en train de s’écrire sous mes yeux.

3. Trois semaines ! Trois bon dieu de semaines passées dans les salles de cafés tous plus bondés les uns que les autres, dans le bruit et la fureur du quotidien qui défile ! Trois bon dieu de semaines pendant lesquelles j’ai mangé des jambons beurre cornichons et que mon budget ne cessait de fondre comme beurre au soleil. Trois vilaines semaines pendant lesquelles j’ai eu froid et j’ai eu froid, et encore froid, les veines remplies de sang noir couleur café sucré, excité et pantelant comme un cheval au galop, des jours et des jours passés à griffonner mes idées, à les biffer, à tenter des bouts de paragraphes, à essayer de poser du style, à remplir des lignes que je finissais toujours par tailler, pour ne garder que l’essentiel. J’étais presque prêt à tout ordonner. J’avais sous les mains cinq cents belles pages empilées que je trimbalais sous le bras partout où j’allais, de cafés en bistrots, de parc en parc, la pile me suivait et l’angoisse de perdre ne serait-ce qu’une feuille me tordait les intestins. Alors je me suis acheté une espèce de vieux cartable chez un bouquiniste pour entasser le tout. C’était numéroté, pas besoin de classer, je voulais simplement ne rien perdre. Je savais pertinemment que sur les cinq cents pages, je n’allais en garder que deux cents que l’éditeur se chargerait avec amour d’amputer encore de tous les moignons qu’il jugerait superflus. Relire encore et toujours, à chaque fois je trouvais des fautes d’orthographe, des accents circonflexes partout et aucun là où il en fallait, je désespérais sans cesse d’avoir un jour un écriture qui me permette de ne pas avoir besoin de me relire. Fait chier cette langue dans laquelle j’ai fait mon nid. Mais tellement fluide. Bon. De toute façon ils ont des correcteurs dans les maisons d’édition, non ? Ce cartable, je le trainais partout avec moi, jusqu’aux toilettes. Ma plus grande crainte était de le perdre et je pensais que l’endroit où il était le plus en sécurité, c’était près de son maître. Et puis je me suis battu. Comme ça. Tout ça parce qu’un mec me faisait chier. C’était un soir à la Guillotine[1]. J’étais assis avec mon pote Yan, le musicien et on discutait ferme autour d’une bière. Je lui faisais part de mes incertitudes quant à ce que je devais garder ou pas dans le texte.

Métro Jules Joffrin

Des conneries en fait, parce que lui s’en foutait complètement. Je l’ai saoulé avec mes mots, et moi je me suis saoulé à la bière. Je devais être un peu trop bourré parce que je parlais fort et les gens, tous ces abrutis, me regardaient avec force mépris – ou alors c’était la parano de l’alcoolique – et apparemment, ça dérangeait certains d’entre eux qui n’arrivaient pas à écouter les accords foireux d’un Bob Dylan toujours égal à lui-même, plat et sans intérêt. Je faisais des grands gestes et des moulinets ridicules, comme si parler littérature nécessitait de l’espace, et je me mis à déclamer un vieux poème de Burroughs, ce qui devait donner la même chose que lorsque l’auteur avait écrit ces mots, c’était pitoyable. Un gars qui était assis derrière moi me tapa sur l’épaule d’un index pointu et me demanda si je connaissais le concept d’ultraviolence. Il avait un visage épais et répugnant, des lèvres rouges et luisantes, et portait dignement une espèce de coiffure de bourgeois ankylosé, le tout porté par un blazer rapé, un jean avec des revers et des mocassins passés sur des chaussettes blanches. Grande classe. Hey ta gueule toi ! Qu’est-ce tu me fais avec ton truc là ? T’as pas digéré ton Orange Mécanique ? Même pas capable de penser par soi-même, t’aurais pas pu inventer un truc tout seul, non, faut que t’ailles puiser chez Burgess ? Il me répondit: Il va se calmer ce con ? Et puis c’est qui ce Burgess ? Yan et moi nous nous sommes regardés et les larmes nous vinrent aux yeux, nous nous sommes écroulés de rire, tout bourrés que nous étions. Evidemment, il n’a pas aimé, il m’a retourné une droite dans l’estomac et je me suis écroulé par terre, la gueule sur la tomette, le souffle coupé à la faux. Je n’aime pas rester sur un échec. Alors j’ai repris mon souffle, tranquillement pendant que l’autre abruti se rasseyait. Et puis je lui ai gentiment poussé la tronche en avant, histoire qu’il embrasse son verre. S’est ensuivie une bataille rangée et générale dont je ne suis encore à ce jour pas peu fier. Yan et moi avons fini sur le trottoir, beurrés comme des coings et les mains ensanglantées, mais qu’est ce qu’on s’est marré ! Comme par enchantement, le cartable était posé à mes côtés, tout près de ma joue qui collait au bitume. Celui qui m’avait flanqué dehors avait eu la délicatesse de me raccompagner avec mes effets. J’ai beaucoup apprécié.

Notes

[1] La Guillotine est en réalité le caveau des oubliettes, rue Galande dans la quartier latin.

4. Si je réussissais à vivre sans travailler, c’est tout simplement que j’avais réussi à amasser quelques deniers en vendant mes premiers textes ça et là, ici dans un journal, ici dans une revue, ici à diverses personnes que j’avais connues par relations et qui couraient après des manuscrits pour en faire je ne sais quoi. Ce que je leur avais vendu ne valait pas tripette et je préférais disperser mes écrits dans la boue et me faire du fric plutôt que de garder tout ça religieusement pour en faire des confitures. Au moins, j’avais la possibilité d’errer les poches pleines d’argent frais, dont je pouvais disposer pour vivre le temps de composer quelque chose. Je dormais chez des amis ou à l’hôtel, chez des gens peu regardants sur le fait que je squatte une nuit ou deux. Mon réseau de relations à Paris était étendu. Je connaissais un poète via mon ami Yan, qui lui-même connaissait pas mal de monde dans les milieux aisés. Je gardais des appartements grandioses pendant que leurs rupins de propriétaires se faisaient dorer la couenne sur la Riviera (on dit toujours ça ?) ou aux Maldives. Je ne dépensais pas grand chose, juste de quoi me nourrir, j’achetais des feuilles par ramettes entières et quelques crayons. Une vie de pas grand chose dans la plus belle ville du monde. Je n’existais plus pour personne. J’étais juste un numéro pour la Sécurité Sociale, mais je n’avais plus de compte en banque, plus de factures à payer, rien à devoir à personne, et cette liberté chèrement acquise était pour moi mon meilleur atout. Je ne faisais qu’errer dans une ville où je trouvais le plus clair de mon inspiration. Avoir des chaînes aux pieds m’empêchait d’écrire, impossible de faire quoi que ce soit avec des contingences. L’esprit et le corps libre.

Montmartre

A ce moment, je vivotais dans un vaste appartement sur l’île Saint-Louis. J’aurais pu trouver plus dégueulasse. Jonas, l’ami de Yan m’avait dégoté ce petit job qui consistait uniquement à ouvrir les volets le matin, et à les fermer le soir, chez un couple de journalistes qui avait décidé de prendre quelques mois la tangente pour s’immerger dans la civilisation népalaise. Très bien. En échange de cette garde prolongée, j’avais accès à une douche, un lit que je tentais de garder propre, une cuisine, bref, tout le confort que je ne pouvais pas me payer. J’étais bien dans ma peau. Vraiment très bien. Je jouissais fortement de tout ce que j’avais. Pendant toute cette période, je vivais presque reclus dans mon monde, uniquement bercé de mes mots, de mon inspiration, de mes illuminations fidèles. De temps en temps, je me saoulais avec mes amis, histoire de décrasser la bécane. Mais il n’y avait pas de femme dans ma vie depuis un bon bout de temps, peut-être un an, certainement plus. Mon roman était en phase intense de fignolage et la pression retombant, je m’aperçus d’un seul coup que mon corps criait famine, il voulait du sexe. Je ne m’étais pas non plus rendu compte à quel point je ne prenais plus soin de moi. J’avais les cheveux longs et la barbe au menton, mes vêtements étaient râpés. Je ne ressemblais plus à rien alors que je ne m’étais jamais senti aussi bien, et le fossé qui s’était creusé entre l’intérieur et l’extérieur commençait formellement à me déplaire.
Alors, j’ai traîné ma carcasse dans les grands magasins qui jalonnent les quais de Seine et j’ai craqué sur quelques petites choses chères mais qui me faisaient tout de suite plus ressembler à un personnage séduisant qu’au clochard que j’étais en réalité. Je suis passé chez le coiffeur (j’ai même réussi en insistant à me faire raser, ben oui, ils sont où les barbiers ?) et avec mon pantalon noir et ma chemise blanche, j’avais des allures de Kerouac sur les photos les plus connues. Ouais, je me sentais beau. J’ai tout de suite repris beaucoup d’assurance et je pouvais désormais traîner dans les cafés en regardant les gens sans honte. Je ne savais plus faire ça. Il commençait à faire beau. Paris renaissait sous mes yeux. J’avais une formidable envie de terminer ce que j’étais en train de faire, mais aussi de faire l’amour.
C’est alors que je l’ai rencontrée.

5. Apprends à lire avec un crayon de papier (crayon à papier, mine, crayon de bois), porte-le à ton côté à chaque fois que tu parcours une ligne, que tu imprimes sur l’oeuvre ta lecture, car il te manquera quelque chose à chaque fois que tes yeux passerons à nouveau sur la tranche parmi les autres livres de ta bibliothèque. Tu ne te souviendras plus, tu auras oublié. Le crayon est là pour t’aider, n’hésite pas à souligner, encadrer, biffer, caviarder, à noter dans les marges, elles sont là pour ça, à inscrire sur la page de garde le numéro de la page qui renvoie à la page qui t’intéresse. Lis avec lui, il sera ton indéfectible compagnon. Apprends à lire avec un crayon, tu donneras à ton livre une vie qui lui manque et qu’il n’aurait pas sans toi, tes yeux, ta lecture et ton crayon. Qui m’a dit ça déjà ?

6. Ah ah. J’adore les femmes. Bon, faut être con pour dire le contraire, quand même. C’est vrai qu’elles n’étaient pas au centre de mes préoccupations du moment. Je ne pensais pas qu’il était possible de ne vivre que pour l’écriture, et ce que je vivais ces derniers temps avait tout l’air d’un rêve long et bienfaisant, quelque chose qui coule dans les veines comme un vin béni et transporte vers des paysages d’une pureté sans nom. Bref. J’avais gagné en confiance en moi, j’étais devenu fort, les traits de mon visage s’étaient durcis, comme si chaque sillon, chaque ridule portait en soi un moment de mon existence exposée à présent à la face du monde. Mes amis me trouvaient changé. La barbe et les cheveux recouvraient mon visage comme une chrysalide les ailes d’un papillon qui ne demandait qu’à voler.
Un jour d’avril, alors que les premiers beaux jours avaient enfin daigné se pointer, j’avais décidé de me poser toute une journée sans travailler. Passerelle des Arts. La brüme d’un petit matin. J’ai avisé un banc solitaire et j’ai posé mon cul. L’air était chargé d’un mélange d’effluves de harengs fumés et de verdure fraîchement coupée, cette même odeur d’herbe coupée qui montait jusqu’au balcon de mes grands-parents, lorsque le soleil frappait fort et que j’étais vautré devant la télé à regarder les matches de Roland Garros. Quelle digression !
Les gens du matin ont une fraîcheur particulière. Peut-être celle du gant de toilette, va savoir ! Toujours est-il que pour le première fois depuis longtemps, j’avais envie de poser sur le monde un regard nouveau, mon cartable bondé à mes pieds, les fermetures en laiton prêtes à péter .
Un type s’est assis à côté de moi, un Japonais. Il portait sur le visage les stigmates d’une sombre félicité, simplement barrée d’un léger tic sur la lèvre supérieure. J’aurais aimé avoir ce genre de regard, ce visage lisse, sans nuages, mais je savais pertinemment que le mien ne ressemblerait jamais à ça.
Bon, il faisait un peu frais quand même. Je rabattis le col de ma veste pour feiner un peu le vent. Même avec la fraîcheur, j’avais comme des sueurs froides et je transpirais pas mal des aisselles. Ma chemise était trempée.
J’étais au milieu de la passerelle.
C’était calme et bon.
C’était doux.
Et puis il y a toujours un trublion qui vient dans la parage pour mettre le souk. Celui-ci était une sorte de grand escogriffe tout droit sorti d’un roman de Léo Malet, les cheveux gominés et portant un costume d’une couleur indéfinissable, le faisant plus ressembler à un pégriot qu’à n’importe quoi d’autre. Il parlait fort avec son téléphone portable. Tableau improbable et décalé. Et puis, c’est plus fort que moi, je ne pouvais pas rester là à ne rien dire, surtout calmement. Heu dis-donc machin, tu veux pas aller pousser la chansonnette sur les quais, là, peut-être que tu arriveras à arracher de la thune ? Il m’a regardé avec un air méchant qui ne me disait rien de bon, toujours le téléphone collé à l’oreille. Pas envie de me battre si tôt. Alors finalement c’est moi qui ait changé de banc.
Le Japonais s’est levé aussi et s’est assis à côté de moi.
Elle était accoudée au garde-corps. Désinvolte et provocante. Un corps parcouru de courbes étonnantes que je devinais aisément sous des vêtements qu’elle remplissait à merveille. Je ne sais pas pourquoi, c’était peut-être le moment ou alors elle, ou alors l’ordre du monde qui s’est soudain modifié pour que l’on se rencontre, mais il fallait absolument que je m’approche d’elle, rendu tout à coup fou par une secousse sismique. J’observais son corps ondulant et ses cheveux. Quelque chose d’indéfinissable en elle m’attirait, attirait mon regard. Alors je me suis levé et j’ai été frappé par son odeur, un parfum sensuel qui appelait à se damner. Une furieuse envie de la prendre et de ne pas la rendre à son propriétaire… Tout en elle respirait à la fois violence de l’enfer et douceur du velours. Bref, c’est bien beau les métaphores, je pourrais parler des heures sur elle, écrire des histoires et composer des poèmes à l’eau de rose, mais ce n’est pas aller au coeur des choses. Elle sentait le sexe à plein nez. Et à ce moment-là c’était le seul truc auquel je pouvais penser. Les mots, les pages, le livre, tout ça me sortait pas les yeux, je voulais faire autre chose. Alors je me suis mis à lui parler…

7. On prend tout et on recommence. Je me suis assis à la table du coin, une petite table carrée et bancale dans le coin derrière la devanture vitrée du café de la mairie, juste sous le nez des passants qui arpentaient la place Saint-Sulpice, peut-être même la même table à laquelle était assis Georges lorsqu’il tenta d’épuiser le lieu[1], enfin, rien n’est moins certain. Il faisait bon, il y avait un beau soleil argenté. J’ai placé la pile devant moi et j’ai entrepris de tout recopier, histoire d’en faire une version définitive. J’avais sous les yeux quelques semaines de travail, enchevêtrées dans tous les sens, dans un ordre que moi seul connaissais, une sorte de chateau de cartes que j’allais tenter de ne pas faire tomber. Chapitre un, c’est fluide, ça coule tout seul. C’est plein d’une force que j’ai mis des années à construire. Avant cette période, je suis resté quelques années sans réellement écrire, griffonnant quelques bribes ça et là, mais je n’y arrivais plus. Les forces m’avaient abandonné et je maudissais tout ce qui m’avait fait perdre ce souffle que tous ceux à qui je faisais lire mes textes trouvaient vraiment particulier, comme si j’avais mon empreinte déjà dessinée depuis ma naissance. Chapitre 2, c’est bon ça, ça se lit tout seul, rien n’accroche. J’ai tout recopié. J’ai extrait de sa gangue de boue et d’argile quelque chose qui ressemblait à de l’or, un beau lingot effilé à la couleur aveuglante. Quel prétentieux je faisais ! Rien à foutre, je n’étais pas là pour amuser la galerie, j’avais en moi la force du lion bondissant sur la gazelle avec un air triomphant, tout ça pour bouffer. Au bout du compte, c’est bien ce que je voulais. Vivre de mon écriture, faire de ça mon boulot alimentaire à moi, croquer avec mes mots. J’allais y mettre toutes mes tripes. Ces petits scribouillards qui m’avaient fait passer pour une icône de la branchitude parisienne allaient pouvoir se rendre compte que j’avais dans les boyaux de quoi les faire taire et rester muets devant mon oeuvre, ils allaient pouvoir se prosterner devant moi, déposer des cierges au pied de Notre-Dame et scander mon nom dans leurs litanies les plus intimes. Merde. Non. J’étais en train de composer mon oeuvre, pas celle des autres. Reste humble mon connard, me disais-je, alors que je continuais sans encombre mon travail de copiste.
J’essayais de ne pas penser, de m’enfermer dans une bulle. Seul le bruit du percolateur arrivait de temps en temps à me sortir de ma torpeur salvatrice, mais je replongeais aussitôt dans mon écriture, jetant les pages par terre lorsque j’en avais extrait la sève. Bordel, j’étais heureux, je m’adonnais au plus beau de tout les métiers.
Un café, un autre !! Un chocolat ! Je passais commande au rythme des heures qui passaient, ne voyant plus que des lignes partout, mon écriture hachée sur la vitre, sur le visage des passants et sur celui du garçon de café… Des lignes sur ma tasse de café…
A la fin de la journée, tandis que les ombres commençaient à s’allonger et que la lumière prenait des teintes orangées, j’avais recollé tous les morceaux, je m’étais livré à un travail de fourmi, rapide et bien orienté, à la fin duquel je pouvais enfin tenir entre les mains mon bouquin. Il était là et se découpait dans la lumière du crépuscule, avec la fontaine Saint-Sulpice en toile de fond, on aurait pu prendre une photo, tiens !

Notes

[1] Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

8. J’ai peur d’avoir mal…
Un mal qui ne s’efface pas.

9. On s’était parlé à peine plus de dix minutes, après quoi elle avait du partir, je ne sais pour quoi. Il était tôt et elle avait fui comme une anguille, sans rien me dire d’elle, je n’avais même pas son numéro de téléphone, rien, pas la queue d’un indice pour que je puisse la retrouver. Tout ce que je savais c’est qu’elle s’appelait Lily, ou quelque chose comme ça, peut-être Lilith, déesse de l’enfer sur une toile de Bosch, tentatrice extrême et beauté rude… Je n’avais pas réussi à bredouiller plus que de banales sottises, des idioties dont j’avais honte. Elle n’avait pas beaucoup parlé… je ne savais rien d’elle… j’étais furax de m’y être pris comme un manche et j’étais quasiment certain que je ne lui avais pas laissé un souvenir impérissable, et j’étais persuadé qu’on ne se reverrait jamais. Il aurait fallu que je retourne sur la passerelle, au petit matin, mais j’avais tellement peu d’espoir que je laissais tomber et que je me replongeais dans la vie tellement passionnante du célibataire en goguette sur les bords de Seine. La dernière fois que je m’étais pris ce genre de veste – il faut tout de même dire que je ne suis pas, que je n’étais pas, un guerrier, plutôt du genre à attendre sur le bord de la route qu’une bimbo me prenne en auto-stop dans sa Ford Mustang – , c’était sur les bancs de la fac, ou plutôt du métro. J’étais assis en face de cette fille splendide – d’accord, ça n’engage que moi – au regard sombre, la mine voilée d’une romantique tourmentée, cachée derrière le col de son caban. Je suis certain que personne ne la regardait parce qu’elle était peut-être un peu trop discrète, et revêche de prime abord, mais tout en elle respirait l’intelligence et la grâce, quelque chose de sophisitiqué qu’on ne pouvait voir qu’au travers d’un prisme dont j’étais le seul à comprendre la diffraction. Je n’arrêtais pas de la regarder, assis penaudement sur mon strapontin branlant, et à chaque fois qu’elle levait le nez de son livre, elle passait la main dans ses cheveux courts, me regardait furtivement, et elle me souriait gentiment, l’air de dire Oui, c’est bon, je t’ai vu, mais t’es vraiment pas mon genre, j’aime les hommes qui peuvent me tenir fort dans leurs bras et me faire vibrer fort, ce qui m’a fait comprendre qu’il ne fallait pas que je m’esquinte inutilement. Nous allions au même endroit, je suppose, Jussieu, le cours sur Saint-Paul, mais arrivé devant l’amphitéâtre, je tournai les talons et je pris le parti d’aller me saouler à la tequila dans le premier café, ce qui à vingt et une heure et aux abords d’un des temples du savoir français peut paraître un tantinet décalé. Bref.
Pour la première fois depuis que je l’avais acheté, je laissais mon cartable, non sans quelque appréhension, dans l’appartement. Ben oui. On ne sait jamais, si l’immeuble avait crâmé, ou si l’ÃŽle Saint-Louis avait tout à coup décidé de retourner dans les entrailles de la terre, mon oeuvre se serait trouvée anéantie, perdue pour le reste de l’éternité… En même temps, je n’allais pas déposer le tout dans un coffre. Donc, je disais, je laissais mon cartable passablement amaigri sur le lit. Le reste, les brouillons, le rebus, les pages biffées, j’avais tout confié à Yan, ce qui n’était pas forcément un gage de sérieux de ma part, mais en l’absence totale de lieu d’habitation fixe, je n’avais pas vraiment d’autre choix. Et donc, j’avais décidé de sortir. Jonas organisait une petite soirée mondaine, mais il avait également eu le tort d’inviter la troupe de zazous de mes amis de fac. Yan, Pierre et Sullivan faisaient partie du lot et c’est bras dessus bras dessous – et surtout complètement torchés – que nous nous sommes incrustés dans son six pièces avec vue sur la mer – la Seine ? Je crois définitivement qu’il avait décidé de faire un concours avec lui-même pour voir jusqu’à quel point il pouvait être con, parce que nous réunir, nous, jeunes trentenaires dépravés, célibataires et passablement portés sur la bouteille, dans la nuit parisienne au milieu d’artistes et d’écrivains, ça tenait réellement du prodige d’inconscience ! Pas grave. C’était bien parti pour une bonne tranche de rigolade, voire même plus. On aurait dit des beatniks en pleine forme.
Quand nous sommes arrivés, il régnait une ambiance feutrée, douce, bercée par une mélopée électro, du style de celle qu’on entend dans les restos branchés. Agréable. Mais surfait. Tout le monde était debout, un verre à la main, et ça discutaillait ferme, mais quand on est entrés, nos quatre voix – aux trémolos évocateurs chantant la Bohème de Monsieur Aznavourian et ne laissant aucune place au doute quant à notre degré d’alcoolisation – éteignirent les conversations comme le sable recouvre le feu. L’appartement était d’une taille indécente, entièrement dessiné par des designers en vogue, tapissé de moquettes écrues et moëlleuses, recouvert de peintures claires et bardé de larges baies vitrées. Ce que je préférais chez lui, c’était ces larges canapés dans lesquels on ne pouvait faire autrement que de s’avachir, au cas où on ne tienne pas debout, ou en cas de chavirage subit.
– Bon et sinon ? Eh ho !! Romuald ! me lança Sullivan alors que je tentais d’attraper la cerise qui flottait dans mon punch.
– Quoi ? Attends bordel, j’arrive pas à l’attraper! Quoi ?
– Bon t’en es où de ton bouquin, là ? Y’a des chances qu’on puisse le lire avant Noël ?
– Tu sais, c’est marrant ce que tu me dis, parce que j’avais même pas penser à vous le faire lire ! C’est con hein ? J’ai donné mes brouillons à Yan et je ne lui ai même pas proposé ! J’te jure…
– Ouais enfin personnellement j’aime pas trop bouquiner les premiers romans, dit Yan l’air très détaché.
– Tu te fous de qui toi? lui rétorquai-je outré. Tu ne lirais même pas ce que j’écris ? J’attendais un peu mieux de toi quand-même ! Non mais ho !
– Comment qu’il part au quart de tour celui-là ? Tu ne vois pas qu’on a tous hâte de te lire ?
Sur ce, Pierre déboula dans les environs, chancelant. Il s’en prit à la grosse qui étaient assise à côté de Sullivan. Il me semblait bien que j’avais déjà vu quelque part ce visage rubicond à la peau vérolée. Peut-être la femme d’un cinéaste, ou d’un éditeur. J’avais déjà du la croiser dans un de ces nombreux cocktails qu’organisait Jonas pour entretenir ses relations de travail.
– Elle va pousser ses fesses la dame là ?
Elle le toisa d’un air méprisant et lui ne tenait plus debout. Bon, elle se casse où je lui gerbe dessus ! Elle a fini par s’en aller en soufflant comme un boeuf, mettant toute son énergie à décaniller au plus vite.
– Rhooo, c’est pas vrai ça ! Bon ! Vous parlez de moi là ? C’est ça ?
– Non, Pierre, on ne passe pas notre temps à parler de toi. Pour une fois c’est de moi dont il est question. Et puis de toute façon que veux-tu qu’on dise à ton sujet ? Tu penses qu’on parle de ta dernière chaude-pisse ?
– Gna gna, éructa t-il.
– Ouais, c’est ça, répondit Sullivan. Il se tourna vers moi avec un grand sourire de faux-cul. Et sinon, quand est-ce que tu penses prendre un peu de bon temps ?
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Je ne sais pas moi, trouve-toi une fille, profite un peu de la vie !! Honnêtement ça fait combien de temps que tu vis comme un ermite là !
– Ta gueule, répondis-je sèchement, plongeant le regard dans mon verre.
Yan qui jusque là ne pipait pas réussit à l’ouvrir.
– Oh oh !!! Voilà donc le sujet sensible !
– Bon écoutez, c’est un peu compliqué à vous expliquer mais… je laissais ma phrase en suspens et en regardant leur visage, je me dis qu’il fallait peut-être mieux être honnête avec eux.
C’est à dire que je ne peux pas. Pas pour l’instant.
– Comment ça ?, dit Yan en se redressant.
– Tant que je n’ai pas bouclé mon bouquin, je ne me sens pas de penser à autre chose. J’ai un peu peur de tout flanquer par terre. Tu vois, c’est un peu comme si penser à autre chose qu’à ce que je fais revenait à enlever la bonde d’une baignoire pleine à rabord… S’ensuivit un long silence. Une ombre avait du se dessiner sur mon visage, car aucun des trois n’osa poursuivre.
Bon, on reparlera de ça plus tard, non ?
Dehors, la nuit parisienne était chaude, un vrai temps d’été. J’avais l’impression de flotter dans cette ambiance feutrée, m’abandonnant aux vapeurs de l’alcool, me noyant dans le punch. J’écoutais mes potes parler de leurs exploits, chacun se vantant de conneries dignes de collégiens. C’était mon monde, mes amis, tout ce qui m’entourait. La soirée se termina mal, et malgré la présence de personnalités plus ou moins éminentes du milieu intellectuel parisien, je vis tout autour de moi virer proprement à l’orgie. Pierre, passablement murgé dès le début finit assis dans un fauteuil, endormi et incapable de bouger alors qu’il se vomissait doucement dessus, un long filet de bile pendouillant de ses lèvres violettes. Il nous a un peu fait peur, mais on l’a redressé pour ne pas qu’il s’étouffe et il s’est réveillé le lendemain un peu poisseux et puant comme un mareyeur, mais en vie. Sullivan lui était passé, comme deux ou trois autres lascars, entre les cuisses d’une espèce de diva marocaine que j’avais déjà croisé dans une party et qui s’était également tapé la moitié de l’assistance. Yan, lui, en parfait gentleman, avait passé la nuit sur le canapé à ronfler harmonieusement sur sa guitare.
Et moi j’étais parti dans un délire très mince, dans lequel je parlais avec une bouteille de Justerini & Brooks[1], je lui demandai son âge et dans quel état elle était née, etc. La nuit nous emporta tous, et nous nous réveillâmes qui le froc au genoux, qui couvert de vomi, que sais-je encore…. Un vrai bordel.

Notes

[1] JB pour les intîmes

10. Jonas m’a demandé de passer le voir chez lui. Comme par enchantement, les traces du chantier de la veille dont nous avions été les acteurs avaient complètement disparu. Les odeurs également, et il flottait en ces lieux une suave odeur de jasmin – enfin personnellement j’ai toujours trouvé que le jasmin sentait la pisse, mais chacun ses goüts. Je lui avais demandé de me donner des conseils pour faire la tournée des éditeurs, et comme souvent, il me recevait en robe de chambre satinée. Avec ses cheveux gominés et sa petite moustache fine taillée au millimètre, on aurait dit un vieux beau, ou un vieux pédoque.
– Bon, tu sais, je ne suis pas agent et tes histoires là, ça me saoule, mais je suis prêt à faire le nécessaire pour toi. Alors dis-moi de quoi tu as besoin.
– Eh ho, je ne t’oblige à rien, je te demande ça comme un service. Alors tu vas me soigner cette gueule de bois et je repasse ?, dis-je en me levant, un tantinet exaspéré. Je ressentais moi aussi les effets de la veille, et ce soudain accès de fureur fit couler quelques perles de sueur sur les tempes.
– Ne t’énerve, j’ai un peu la gueule de bois, dit-il avec un soupçon de pâleur sur ses joues. Bon alors dans un premier temps, il va falloir que tu me donnes une version définitive de ton bidule. C’est manuscrit ?
– Non, je l’ai tapé avec mes petits doigts et je l’ai fait imprimer.
– Parfait, les éditeurs ne lisent plus les manuscrits, ça finit généralement dans le tas de charbon. Je vais te faire photocopier tout ça en plusieurs exemplaires et je te donnerai ensuite toutes les adresses dont je dispose. Certaines en particulier sont intéressantes et aboutiront certainement à quelque chose de concret.
– Attends, ça veut dire quoi ça ?, demandai-je, légèrement soupçonneux.
– Comment ça, je ne comprends pas ?
– Tu es en train de me dire que certaines adresses sont intéressantes, je ne vois pas ce que tu entends par intéressantes….
– Eh bien, disons que tu auras plus de chances de te faire éditer chez certaines personnes que je connais…
– Ah ouais ! Je vois ! Autrement dit, ce que tu me dis c’est que tu vas me pistonner !
– Bon alors, je t’explique, à moins que t’appelles Modiano ou Djian, tu n’as pratiquement aucune chance de sortir du lot mon coco, parce que, je n’ai pas lu ce que tu as écrit, mais si tu veux mon avis, tu n’as pas le quart de la moitié de leur talent, alors si tu comptes te faire un peu de fric avec ce que tu écris, fais-moi confiance et laisse-toi bercer.
– Comment peux-tu dire que je n’ai pas de talent si… Enfin bref, ce n’est pas la question. Je ne veux pas me faire pistonner pour me faire publier, c’est quoi ce bordel ? Alors ça fonctionne comme ça ? Merde alors, moi qui pensais que le milieu littéraire était une sorte de bastion que le fric n’avait pas encore touché.
– Oui, effectivement, tu as rêvé. Un bouquin, ça coüte des ronds, il faut le faire lire, le faire corriger, le mettre en maquette et puis l’imprimer. C’est fini le temps où on imprimait tout et n’importe quoi. Les livres sont des denrées rares et si tu n’es pas dans le top 10 des meilleures ventes, on y regardera à trente fois avant d’emmener ta maquette sous presse. D’autant plus si c’est un premier roman.
Je devais avoir la mine renfrognée du gamin à qui on a dit que le Père Noël devait cuver son vin en Laponie, car Jonas s’assit à côté de moi avec un air presque compatissant, j’ai même eu peur qu’il s’approche de trop près pour me faire un câlin.
– Ecoute-moi… (j’avais eu raison de ne pas vouloir qu’il m’approche de trop près, son haleine sentait le phoque faisandé) Fais-moi confiance, je connais quelques personnes qui sont tout à fait aptes à reconnaître les talents quand ils se présentent.
– Bon passons, je me casse… J’ai trop mal au crâne, je repasserai un de ces jours, c’est pas possible là. Je me tournai vers lui. Tu sais Jonas, j’apprécie ce que tu fais, je te revaudrai ça.
– C’est ça, dit-il avec une moue qui en disait long sur ses doutes. Fais-toi déjà éditer, on verra ça plus tard.
J’ai pris la tangente, trop imbibé encore pour réfléchir calmement. Je ne me sentais pas bien, chancelant et l’odeur de son haleine chargée d’alcool mal digéré m’avait porté sur le coeur. Tout en moi était révolutionné, comme si la disposition de chacun de mes viscères avait soudain changé sous l’effet des abus divers et variés. C’est peut-être ça qu’on appelle le désordre intérieur….
Je pris le métro pour retourner sur l’île Saint-Louis, dans mon luxueux appartement. En chemin, j’eus une terrible sensation, quelque chose qui me disait de profiter de ce que j’avais parce que ça ne durerait pas, mais je n’arrivais à savoir si c’était dans le sens où j’allais tout perdre ou au contraire tout gagner. Un mal-être m’envahit et je posais la tête sur la vitre sale et pleine de miasmes en fermant les yeux.
J’étais assis à côté d’une indienne qui empestait un parfum bon marché et qui écoutait à fond de la musique tout droit sortie d’un film de Bollywood, et face à une grosse bonne femme d’une cinquantaine d’années qui lisait un brülot politique de Barbara Cartland. Je fus soudain pris d’un haut-le-coeur, ne sachant si c’était à cause du parfum ou du livre, mais je maudissais tous ces éditeurs qui vendaient de la merde à prix d’or, comme si tout ce que le peuple était capable d’ingurgiter n’était bon qu’à nourrir les rats. Aucun amour propre. Ce qui se vend se vend parce que ça s’achète… j’avais envie de me lever et de crier au monde entier qu’il fallait arrêter de lire ces torchons !! Demandez la lune ! Les éditeurs vous la vendront ! Et puis je songeais à moi, Romuald, avec mes bouts de papier qui allaient bientôt se retrouver entre les mains des comités de lecture, le célèbre Romuald qui n’avait encore édité que des morceaux disséminés ça et là dans la nature… Je songeais à tout ce qui m’arriverait lorsque je serais célèbre et à tout ce que je pourrais m’offrir. Il n’y avait pas si longtemps que ça, Yan avait osé me demander pourquoi j’écrivais. Je l’ai regardé avec étonnement, et je lui ai dit de plutôt me demander pourquoi je voulais me faire publier, alors il a reformulé sa question. Je lui ai dit, mais comme tout le monde, j’écris pour devenir célèbre, et je veux devenir célèbre, parce que quand tu es célèbre, tu bouffes dans des restos aux moquettes épaisses et aux couleurs chatoyantes, et tu peux picoler à l’oeil, et puis tu sors avec toutes les filles que tu veux, parce que les filles adorent les écrivains célèbres et qu’elles adorent sentirent contre leur corps plantureux ton corps malingre et sec d’écrivain célèbre et riche qui mange dans des restos luxueux et branchés. Voilà.
Je me réveillai comme par enchantement à Hôtel-de-Ville, groggy, la tête à l’envers et j’eus juste le temps de sauter hors de la rame alors que les portes se fermaient, avec une douceur propre aux engins automatisés.
Je repris mon souffle une fois sur le quai… Mon coeur battaient la chamade, comme à chaque fois que je me réveille en sursaut. J’avisai un siège crasseux et je m’y assis. Un odeur âcre de pisse croupie envahissait l’air, mais je pris tout de même de grosses bouffées d’air, en respirant profondément pour chasser ces coups de boutoir qui sévissaient dans mes tempes, dans ma poitrine et dans quelques autres endroits inconnus et sans nom, bien nichés au creux de mon corps. Je me relevai et ouvris les yeux. Face à moi, une immense affiche sur laquelle s’étalait la belle gueule d’amour de Tom Cruise me narguait de toute sa hauteur, si je puis dire. Je me dis que ça faisait au moins cinq ans que je n’avais pas mis les pieds dans une salle de cinéma, et la dernière séance avait dü être Kagemusha, l’ombre du guerrier de Kurosawa. Je m’étais endormi dès les cinq premières minutes qui sont, il faut bien l’avouer, particulièrement longues, très belles, mais très longues. J’avais sombré d’un seul coup et je m’étais réveillé pour voir le nom des acteurs en japonais sur le générique de fin. Une chance ! Au loin, il me semblait entendre le crissement particulièrement aigü d’un train à l’approche, un son strident qui me fit mal à la tête et résonna dans mes mâchoires. Je tournai la tête vers la gauche comme pour tenter de chasser ces mauvaises ondes qui s’insinuaient en moi, et mon regard tomba sur un homme assis à une dizaine de mètres de moi. C’était bien la dernière personne que je m’attendais à voir ici. Je reconnus immédiatement le Japonais du Pont des Arts, qui me regardait avec un très léger sourire, presque imperceptible, dans lequel je pouvais comme déceler une ombre de malice. Il me fixa quelques secondes et ne bougea que la tête pour fixer droit devant lui un point, un horizon que lui seul voyait. Je rencontrais rarement la même personne deux fois, surtout à Paris, ce qui eut le don de me troubler, mais je repris bien vite mes esprits lorsque j’entendis le métro arriver sur le quai d’en face. Il déversa son flot d’odeurs, de pas, de bruit et de fureur sur le quai et repartit avec autant d’empressement qu’il était arrivé, ne laissant place qu’à un silence grandissant. Je restai là, assis, les mains sur les genoux. Le Japonais m’imitait. Il me regardait encore.
Une ombre, ou plutôt une couleur attira mon attention. Un vêtement de couleur vive, un rouge éclatant dessiné sur des lèvres fines, deux grandes jambes gaînées de blanc qui fendaient l’air, en rythme avec le claquement de talons fins. Une femme au corps ondulant remontait le quai de part en part pour se diriger vers la sortie. C’était elle. Je me levai d’un seul coup, comme saisi par une outrecuidance divine, la mâchoire inférieure comme décrochée, je n’en revenais pas de la retrouver ici. J’aurais voulu lui courir après, sauter par dessus les rails mais je ne pouvais plus bouger et la seule chose absurde que je trouvai à faire, c’était de regarder le Japonais, comme pour lui demander à quoi tout ça rimait. Mais il était parti, volatilisé. Parti sur la pointe des pieds, très certainement. Et puis le temps que j’essaie de trouver un sens à tout ça, Lily aussi avait disparu. Une fois de plus, je me retrouvai seul comme un couillon sur le quai. Sans savoir quoi faire.
Mais je sus bien vite finalement, que le plus sage était de rentrer chez moi. Enfin, chez les autres.

11. Finalement, j’ai laissé Jonas s’occuper de tout. Je lui ai apporté trois cartons d’exemplaires photocopiés à grands frais dans un de ces supermarchés de la reproduction – hum, ceci n’a absolument rien de sexuel – et je l’ai laissé se débrouiller avec tout ce fatras. Très sincèrement, je ne voulais pas jouer les démarcheurs auprès des maisons d’édition et j’avais pris le parti de mettre à disposition ce temps gagné pour continuer à écrire un peu. Je m’étais acheté trois carnets à élastiques, sur lesquels je notais tout ce qui pouvait me servir à écrire par la suite: descriptions, analyses, exercices de style, notes en tout genre, ébauches d’idées, une sorte de carnet d’esquisse pour écrivain. J’avais à disposition de la matière pour ne pas tomber dans l’oisiveté, et puis j’avais fini par me rendre compte que si je voulais devenir un vrai écrivain… Il fallait que je m’habitue à ne faire que ça. En même temps, il existait tout de même des professions plus désagréables. Et dire que j’ai exercé des métiers qui ne portent même pas de nom, la plupart du temps pour payer mes factures et avoir à peine de quoi manger ! J’en avais encore de l’urticaire rien que d’y penser. Tout ceci appartenait désormais au passé, et comme je l’avais dit à Yan, ce que je désirais vivre à partir de là, n’était que le faste et la jouissance que pouvait apporter une vie oisive en dehors de toute écriture, faite de mots couchés sur le papier, d’argent facile, de luxe, de reconnaissance, de bons restaurants entouré de jeunes filles avides de sexe, couchées lascivement sur de grands lits blanc aux draps de satin… Conneries que tout ça ! Si c’était ce que je voulais, il ne fallait pas que je devienne écrivain, je me trompais certainement…

Je partis dans mes méditations tandis que j’étais nu dans ma baignoire – dans la baignoire de mes bienheureux propriétaires -, tandis que je subissais depuis plusieurs heures déjà les premiers symptômes d’un rhume qui allait me pourrir la vie. La proximité orthographique du mot rhume avec rhum m’a toujours laissé croire que l’un pouvait être guéri par l’autre, mais dans la pratique, on sait que ce n’est pas aussi facile, d’autant plus qu’il n’y a aucun rapport étymologique entre rhume et migraine, surtout si on passe par la case rhum. Bref. J’avais déjà l’impression de vivre dans une bulle, la gorge me démangeait, le nez commençait à couler, et pire que tout, ce que je déteste, c’est que les oreilles se bouchent pour une durée indéterminée… Non seulement on a l’impression de vivre dans du coton, mais chez moi cela signifie subir des acouphènes qui confinent à la folie, me donnant parfois l’impression de vivre des hallucinations auditives. J’entends des bruits qui ne peuvent exister dans le monde réel, et ça, c’est réellement insupportable. Je n’ai rien d’un névrosé, même si pas mal des gens que je connais sont persuadés du contraire.

Les orifices bouchés, je m’enfonçais dans l’eau brulante, persuadé que de cette manière, l’eau n’arriverait pas à entrer dans mon corps. C’est parfois difficile à avouer, mais je déprimais, je me sentais vraiment mal, comme étreint par une angoisse dont je n’arrivais pas à comprendre l’origine. Il y a généralement, pourtant, mille et une raison dans une vie de sentir angoissé, mais a priori, dans la mienne, rien ne laissait présager que ça puisse arriver, alors même que je commençais à me relever, à sortir de l’anonymat suave qui me permettait de vivre caché, invisible aux yeux d’une société que se permettait de reluquer dans les coins.

Comment un corps qui passe de l’anonymat à la célébrité se métamorphose t-il ? Eprouve t-il des changements perceptibles ou alors reste t-il le même, intègre et passionné, toujours aussi empreint de ses malaises et de ses vicissitudes ? Comme si ça pouvait faire une différence. Le corps glorieux ? Hmmm, ça sonne trop catholique comme notion… En fait, la gloire n’est pas une notion qui m’intéressait en soi, car d’une manière ou d’une autre, ce que je souhaitais par-dessus tout, c’était devenir célèbre, pour quelques raison que ce soit. La gloire, c’était bon pour les Proust et les Balzac, que l’on vénère par-dessus les frontières temporelles et qui n’arrive bien souvent qu’une fois que l’on mange les pissenlits par la racine, tandis que la célébrité, c’est comme les bonbons à la menthe, ça fond dans la bouche et on ne garde la fraîcheur sur la langue que quelques heures, mais au moins, on a tout le loisir d’en ressentir l’intensité tant que c’est là. Je voulais qu’on me reconnaisse dans la rue, qu’on n’ose pas m’approcher mais qu’on me désigne du doigt et entendre des bouts de phrases indiscrets… Oh regarde, c’est machin, il est mieux en vrai que sur la pochette de son bouquin ou alors La vache, c’est à croire qu’il picole ce mec, ou alors il ne dort pas assez…. Voilà, tout ça c’était pour moi, et une fois encore, je me demandais si c’était bien en devenant écrivain qu’on pouvait accéder à ça… Et puis finalement, je me suis aperçu bien vite que tout ça me foutait les jetons. Alors j’ai arrêté de penser.

Et puis j’ai passé de longues minutes à regarder mon corps. On n’a pas souvent l’occasion de se regarder, sans s’admirer forcément, mais simplement examiner chaque partie de son corps, dans l’espoir d’y trouver quelque chose qu’on n’y avait encore jamais vu. Un vieux grain de beauté qui avait fait son apparition en 1982 et dont on ne s’était plus préoccupé, peut-être a t-il grossi, s’est-il transformé en truc cancéreux, ou alors cet ongle incarné qu’on avait l’habitude de guérir tous les étés, en tentant de couper au mieux, ou au plus ras… Je ne pensais pas découvrir de malformations spontanées ou miraculeuses, ni même de quoi se décréter tout à coup comme celui qui avait les plus belles fesses, mais simplement, je voulais voir, ou plutôt regarder mon corps, dans une optique coupable. Celle de séduire.

Bon, il se trouve qu’alors que je songeais à toutes ces petites conjectures à la con qui ne faisaient pas vraiment avancer les choses, je n’avais pas un rond en poche, juste de quoi croquer de manière frugale tous les jours, mais guère plus. Evidemment, je pouvais compter sur mes amis, mais autant que possible, j’essayais de faire en sorte de ne pas trop leur faire les poches… Uniquement lorsque j’étais à deux doigts de sombrer. Parmi mon groupe d’amis, j’étais le seul à ne rien posséder, et généralement ils le prenaient bien et jamais ils ne se permettaient de me juger ou quoi que ce soit. C’était mon style de vie et personne n’y trouvait rien à redire. Ils le savaient, mais ils savaient aussi que parfois ma solitude contrainte et volontaire me causait également du tort. Alors que, dans les innombrables soirées dans lesquelles j’allais, déguisé en pique-assiette, j’avais toujours mille occasions de me faire plaisir avec la première délurée qui bougeait son cul, comme le faisaient les autres sans vergogne, je me complaisais dans ma chasteté monstrueuse qui me faisait passer soit pour un coincé, soit pour un asexuel.

L’air du dehors était saturé de petites molécules moites et malodorantes. Il faisait très chaud. J’avais passé une partie de ma journée au café à écrire. Ma chemise était trempée et sentait la transpiration. Je n’avais hérité de mon père que de rares défauts, mais il avait réussi à me refiler l’odeur de sa peau, et ça, pour moi, c’était le comble. Certaines m’avait confié que l’odeur de ma transpiration avait quelque chose de sauvage, mais pour ma part, je ne trouvais ça en rien excitant. D’ordinaire, je ne prenais que des douches, dans un souci d’économie de temps. J’ai jeté mes fringues poisseuses dans la machine et j’ai lancé un programme court. Dans un coin, sur le rebord de la baignoire, il y avait un miroir portatif. je l’ai posé derrière les robinets et je me suis allongé pour me mouiller complètement. J’écoutais l’eau couler avec fracas dans la baignoire et je pris le miroir pour me scruter. Je n’avais pas de défaut, pas de difformité, pas de tare invisible lorsque j’étais habillé. Ce n’était qu’un corps, un corps mince, uniquement musclé par quelques années de danse, d’une musculature fine et nerveuse. Oui, je me trouvais trop mince, mais bon, j’ai toujours mangé normalement. Rien à faire. Pas moyen de s’empâter un peu. Je regardais mes bras, les poils de mes avant-bras, mes mains avec ces doigts que trouvais trop courts. Plusieurs fois, on m’avait dit que j’avais des mains d’écrivain. Mais c’est quoi des mains d’écrivain ? Ça ressemble à quoi ? Tout ça c’était encore des conneries entendues dans des soirées d’adolescents. Ben quoi ? Ça sent l’encre et la plume ? Les doigts de la main droite plus musclés que ceux de la main gauche ? Conneries, conneries, triples conneries… Je regardais mes pieds. Il parait que j’ai de beaux pieds, mais je n’ai jamais aimé les pieds, pas mêmes les miens. En même temps, je ne suis pas Cendrillon. Pour que ça m’apporte. Je n’avais que trois poils sur la poitrine et rien d’autre. Je regardais mon sexe. Poilu. Enfin pas le pénis, mais le reste. Trop de poils. Ça finissait par me dégouter. Je regardais aussi mon pénis pendouiller dans l’eau chaude comme une grosse nouille trop cuite. Dégoutant. Je le regardais longtemps en ne pensant à rien, parce que ça ne m’inspirait rien du tout. Au bout du compte, il ne me dégoutait pas et je me rendis compte que je le regardais comme si je me demandais à quoi ça pouvait servir. Je me suis senti vide, complètement vidé de tout et je me suis allongé à nouveau en regardant le plafond. Par la fenêtre ouverte, je pouvais sentir l’air entrer et rafraichir la pièce. J’ai du m’endormir quelques instants, juste quelques minutes pour me reposer avant d’aller conquérir le monde.

Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

La première fois que j’ai entendu parler d’Erik Orsenna, c’était lorsqu’il était conseiller culturel de François Mtiterrand, dans les années 80. Les personnages comme lui, proches des grands de ce monde, dans les quasi-secrets d’Etat, sont des gens fascinants de par leur proximité des plus hautes affaires de l’Etat. Il fait partie de ces gens, tels que Jacques Attali ou Régis Debray[1] pour qui j’éprouve à la fois un vif intérêt mais aussi une certaine méfiance, car ce sont des gens capables de tout et surtout du meilleur. Je connaissais Orsenna écrivain, sans pour autant avoir lu aucun de ses livres… Il faisait partie de ces gens qu’on voyait sur les plateaux de télévision, auprès de Bernard Pivot ou de Bernard Rapp et qui parlait avec une telle aisance qu’on ne pouvait faire autrement que de laisser son oreille vagabonder au rythme de ses paroles, la mâchoire légèrement pendante. Aussi, lorsque j’ai appris qu’il avait écrit un livre sur le Gulf-Stream[2], je me suis encore plus méfié. L’incursion d’un romancier dans un domaine aussi confidentiel et surtout aussi peu vendeur que la mer ne pouvait que me laisser encore plus méfiant. Quelques années auparavant, mais pas beaucoup, j’étais tombé en pâmoison devant l’excellent Besoin de mer de Hervé Hamon. Aussi, lorsque j’ai lu la quatrième de couv’ du livre d’Orsenna, je me suis dit que c’était là un livre pour moi. Dans l’ordre logique des choses, j’ai appris qu’il était résident de la petite île majestueuse de Bréhat, et l’été dernier, je le croisais par hasard à la librairie du Renard à Paimpol, en polo bleu marine et bermuda… De quoi désacraliser un homme qui depuis peu est académicien.

Portrait du Gulf Stream : Eloge des courants, Seuil 2005
Erik Orsenna est écrivain de marine et conseiller d’Etat. Il préside le Centre de la mer (La Corderie Royale, Rochefort).

Carte du Gulf-Stream datant de 1858

Photo originale en version haute définition visible sur le site de l’Université du Texas

De retour à Paimpol cet été, je me suis dit qu’il serait logique que j’achète ce livre là où j’avais vu l’homme. C’est un acte significatif pour moi, comme lorsque je me suis acheté Mon frère Yves de Pierre Loti à Paimpol, tout près de la maison dans laquelle il vivait lorsqu’il a également écrit les fameux Pêcheurs d’Islande. Le gardant sous le coude, j’avais également décidé de l’endroit et du moment où je me plongerai dans cette lecture. Pour moi, il n’était pas question de le lire ailleurs que dans le train qui allait me ramener à Paris. Je me suis donc lancé une fois installé dans le train, et je m’émerveillai à chaque page de tant d’érudition et de simplicité. Parler des courants marins est une gageure, le sujet n’est pas forcément très démocratique, mais lorsqu’on est amoureux de la mer, on plonge facilement dedans. Je me souviens de ce passage, situé au raz de Sein où Orsenna se définit lui-même comme un collectionneur de courants marins[3]. Quoi qu’il en soit, ce livre est l’expression d’un amour profond pour quelque chose d’impossiblement appréhensible, un courant qui parcourt la mer, influe sur la navigation et surtout décide en partie du climat de l’Europe et réchauffe (de manière relative) les côtes de l’Atlantique.

Parmi les anecdotes et les légendes relevées autour des courants, en voici quelques unes qui ont particulièrement retenu mon attention.

Depuis 1753, Benjamin Franklin est… le maître des Postes de sa ville (…) Ses employés postiers ne savent plus répondre à la colère de leur clientèle. Pourquoi les bateaux qui transportent le courrier d’Angleterre en Amérique sont-ils tellement plus lents que les navires marchands américains ? Pourquoi faut-il les attendre deux ou trois semaines de plus ?

C’est ainsi qu’on apprend que Benjamin Franklin fut un de ceux qui s’intéressa de près à notre cher courant marin et qui mettra en évidence que ces retards sont dus à l’influence du courant, qui en l’occurrence est un courant porteur.

Orsenne nous parle à un moment d’un certain Pape qui se nomme de fait Henry Stommel, un universitaire spécialiste de l’océanographie, dont il nous dit, laconiquement:

Et quand il trouvait la mer un peu vide, le Pape inventait des îles…

Nous renvoyant vers une référence de livre dont le titre donne l’eau à la bouche: Lost Islands: The Story of Islands That Have Vanished from Nautical Charts, University of British Columbia Press, 146 pages, 1984.

Dans ce livre, il n’est pas seulement question du Gulf-Stream, mais des courants en général et de leur formation, expliquée soit par la météorologie, soit par le dessin du fond marin, soit par la géographie entreprise sous un angle logique. Aussi lorsque Orsenna nous raconte une anecdote, alors qu’il partageait encore les secrets d’alcôve de l’Elysée, racontée par le vice-amiral Pierre François Forissier, on tombe de haut. L’auteur demande au marin comment les sous-marins utilisent les courants. L’homme de mer lui raconte une histoire, une histoire remontant aux Phéniciens qui s’étaient déjà rendus compte que le détroit de Gibraltar, ce goulet qui marque l’entrée de la Méditerranée, était profondément battu par des courants marins forts. Aussi, pour pouvoir affronter les vents violents venant de l’Ouest et les courants de surface concomitants et ainsi passer le détroit, les Phéniciens ont plongé les mains dans l’eau, ou plutôt leurs amarres, et ils se sont rendus compte qu’avec la profondeur, un puissant courant entraînait l’amarre à contre-courant, d’est en ouest. La solution était toute trouvée. Ils allaient accrocher des sacs de pierres à leurs bateaux, se laissant ainsi traîner par le courant, plus fort que le courant de surface et le vent conjugués.

maelstrom

L’homme n’est pas avare lorsqu’il s’agit de partager son savoir, il nous invite à voyager et à découvrir des courants au nom aussi exotiques qu’oniriques: le Saltstraummen[4], le Corryvreckan [5] ou le Old Sow Whirlpool[6]. Voici le trio de têtes des courants marins les plus violents du monde. Sans parler du Fromveur, plus proche, qui parcourt l’extrémité de notre Finistère.

Le livre est tout de même un peu alarmant, sans être alarmiste et nous met devant dees conclusions qui peuvent faire peur. Le Gulf-Stream nous réchauffe, mais qu’adviendrait-il s’il cessait de couler dans notre direction ?

Liens:

 

Notes

[1] Auteur de l’excellentissime Vie et mort de l’image, Une histoire du regard en Occident sur lequel j’ai passé un peu temps pour mon mémoire de maîtrise.

[2] Découvert au hasard d’une promenade dans la rue de Morlaix où l’on peut voir une des plus célèbres maisons à Pondalez.

[3] A cette lecture, je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Oser une lecture deleuzienne d’Orsenna est peut-être gonflé, mais la dynamique des flux, cet amour prononcé pour les courants me fait penser aux flux deleuziens, aux flux coupés, notamment lorsqu’il est question de cette initiative pendant la guerre qui consistait à vouloir construire une muraille pour couper le Gulf-Stream et refroidir le climat européen.

[4] Au large des Lofoten, Norvège

[5] Aux alentours de l’Île de Jura, dans les Nouvelles-Hébrides, Australie

[6] Au Nouveau-Brunswick, Canada

Motel Blues

Je n’ai pas l’habitude, et j’aime encore moins ça, de parler des livres que je suis en train de lire, même si je sais qu’au fond je n’en serai pas déçu et que je ne risque somme toute pas grand chose, mais il faut absolument que je dévoile au grand jour cette découverte. Comme souvent chez moi, les livres que je lis sont des découvertes nées d’un mot entendu, d’un conseil lancé à la cantonade, bref, d’un moment suspendu que je finis toujours par attraper au vol. Quelques jours avant d’entrer dans la librairie La Procure à Saint-Sulpice (oui, je sais, c’est une librairie catholique, et alors ? C’est une bonne librairie), j’ai discuté avec Fabienne de Bill Bryson, inconnu parmi les inconnus dans mon bataillon culturel, pour des raisons qui ne regardent personne – non mais, et je n’avais encore entré la totalité des orteils qui composent mes deux pieds dans ce petit temple de la lecture que je tombais sur le rayon Voyages, un simple étal posé à l’entrée, entre l’alarme incendie et le détecteur d’objets volés. Sur une pile en particulier se trouvait un livre à la couverture marron et jaune, a priori pas très engageant, mais sur laquelle était collée une étiquette Notre coup de coeur. Le coup de coeur des libraires d’une échoppe catholique pouvait me laisser croire que j’allais tomber bien bas si toutefois je me Procure-ai ce livre. Le nom sur la couverture ne me disait rien, mais le titre, Motel Blues me plut tout de suite. Bill Bryson, Bill Bryson, bon sang, mais c’est bien sur ! L’auteur en personne. Fabienne ne m’avait pas spécialement parlé de l’oeuvre du bonhomme, simplement de Bill Bryson. Alors je me suis jeté à l’eau, pensant que ça ne pouvait pas totalement être un hasard.

burma shave

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/Burma%20shave.mp3]

Et depuis que j’ai commencé à le lire, principalement dans le train, je me surprends à éclater de rire face à tant d’humour. Comme je le disais, parler d’un livre qu’on n’a pas fini n’est pas facile. Je ne peux en aucun cas vous raconter l’histoire, si ce n’est que c’est une traversée des Etats-Unis depuis Des Moines, Iowa[1], dans une grosse Buick. Hilarant, Bill[2] Bryson dépeint un monde de bouseux et de simples d’esprit, mais avec tendresse, jamais méchamment, et très sincèrement c’est à hurler de rire, un livre dans lequel il est impossible de s’ennuyer, même si au bout du compte on tient entre ses mains un document d’une rare valeur ethnographique.

Je me demande si les gens du coin adoptent ces prononciations parce que ce sont des culs-terreux sans éducation ou bien si, connaissant parfaitement la prononciation correcte, ils s’en fichent carrément et se moquent de passer pour des culs-terreux sans éducation.

Absolument décapant et jubilatoire, on appréciera aussi son humour pince sans-rire.

La serveuse arriva. Vous avez choisi ?
– Excusez-moi, il me faut encore quelques minutes.
– Sans problème, dit-elle, prenez votre temps.
Elle disparut de mon champ de vision, compta jusqu’à cinq et revint. Vous avez choisi, maintenant ?
– Désolé, j’ai vraiment besoin de plus de temps.
– ça va, dit-elle et elle repartit.
Cette fois-ci, elle dut bien compter jusqu’à vingt mais j’étais toujours loin d’avoir compris les centaines d’options qui s’offraient à moi, heureux client de la Pizza Hut, quant elle revint prendre la commande.
– V’s êtes pas du genre rapide, vous ! fit-elle remarquer gaiement.
J’étais gêné. Désolé, je ne suis plus dans le coup, je… je sors de prison.
Ses yeux s’agrandirent. Sans blague ?
– Oui, j’ai assassiné une serveuse qui me bousculait.

Alors on comprendra aisément que j’ai une irrésistible envie de parler de ce bouquin. Ce matin, dans le train, les yeux encore éblouis par cette petite blonde aux cheveux désordonnés faisant claquer ses talons penchés sur l’asphalte neuve, dont je n’ai même pas vu le visage, et écoeuré par trop de parfums trop frais, je ne savais plus si je devais rester à écouter Tom Waits[3] ou lire Bill Bryson. Tom ou Bill, Bill ou Tom, Boll ou Tim ? Finalement, l’envie de sourire l’a emporté sur le blues lancinant….

Notes

[1] Oui, quand on parle d’une ville aux USA, il faut toujours préciser le nom de l’état, sinon on pourrait croire que ça se trouve en dehors des frontières, chez les barbares

[2] Foutus Américains qui ne peuvent s’empêcher de raccourcir leurs prénom. William devient Bill, Thomas devient Tom, Herbert devient Herbie, mais quand ce sont des prénoms simples, c’est pas assez compliqué. Norma Jean devient Marylin, quand on n’en est pas à itérer à la manière de John John ou dans un grand souci d’originalité de perpétuer le même prénom sur quatorze générations en ajoutant un junior.

[3] Etrange coïncidence, lorsque Bryson sort du Kentucky pour entrer dans le Tennessee, il croise une pancarte publicitaire pour la marque Burma Shave, qui est également un de mes titres préférés de Tom Waits.

Un récit qui donne un beau visage

Ce n’est pas pour rien que ce billet porte le titre d’un conte de Jorn Riel, un auteur qui a bercé certaines de mes nuits difficiles et qui m’a transporté sur les rives caillasseuses et enneigées du Groenland. Un récit qui donne un beau visage est un billet dédié à la collecte des plus beaux textes qu’il m’ait été donné de lire. Généralement courts, lus récemment, ce sont des oeuvres marquantes, des textes rares et refermant une puissance liée à la simplicité des mots et à la beauté objective des histoires. C’est ici que je veux partager ces lectures qui ne laissent pas indifférent.

Tout a commencé le jour où j’ai ouvert un livre de Jorge Luis Borges, un livre préfacé par l’auteur lui-même, El informe de Brodie. Sans avoir persévéré dans la lecture de ce recueil de nouvelles, je me suis plongé dans la préface (que je n’aime pas lire en règle générale, pour me plonger tout de suite dans la lecture), un texte court et dont la tournure m’a tout de suite interpelé. Voici un extrait de ces mots:

Les derniers contes de Kipling ne sont pas moins labyrinthiques et angoissants que ceux de Kafka ou ceux de James et leur sont, sans aucun doute, supérieurs; mais en 1885, à Lahore, Kipling avait commencé à écrire une série de récits brefs, d’une langue et d’une forme très simples, qu’il rassemblerait dans un recueil en 1890. Beaucoup d’entres eux – In the House of Suddhoo, Beyond the Pale, The Gate of the Hundred Sorrows – sont des chefs-d’oeuvres laconiques; je me suis dit un jour que ce qu’avait imaginé et réussi un jeune homme de génie pouvait, sans outrecuidance, être imité par un homme de métier, au seuil de la vieillesse. Le présent volume, que mes lecteurs jugeront, est le fruit de cette réflexion.

Je recommande chaleureusement la lecture de ce livre, et surtout de la préface. C’est une mine d’or dans un salon. Ces mots, je le disais, m’ont interpelé, pour la simple et bonne raison que j’ai lu les contes de Kipling dont Borges parle. Rassemblés en France et de manière très parcellaire dans un volume nommée L’homme qui voulut être roi (au Royaume-Uni augmenté et nommé Indian tales), ce recueil fait selon moi partie des plus beaux ouvrages qu’il m’ait été donné de lire. J’en veux pour preuve ce magnifique poème, L’Envoi:

And they were stronger hands than mine
That digged the Ruby from the earth
More cunning brains that made it worth
The large desire of a King;
And bolder hearts that through the brine
Went down the Perfect Pearl to bring.

Lo, I have wrought in common clay
Rude figures of a rough-hewn race;
For Pearls strew not the market-place
In this my town of banishment,
Where with the shifting dust I play
And eat the bread of Discontent.
Yet is there life in that I make,
Oh, Thou who knowest, turn and see.
As Thou hast power over me,
So have I power over these,
Because I wrought them for Thy sake,
And breathe in them mine agonies.

Small mirth was in the making. Now
I lift the cloth that cloaks the clay,
And, wearied, at Thy feet I lay
My wares ere I go forth to sell.
The long bazar will praise but Thou
Heart of my heart, have I done well?

Borges, un visionnaire ayant perdu la vue. J’ai retouvé sa trace un peu plus loin, dans un livre que j’ai acheté il y a bien longtemps uniquement parce que je trouvais la couverture aussi intrigante que le nom de l’auteur. Il s’agit de L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. Raconter cette histoire sera faire insulte à son auteur, car il s’agit réellement d’un texte exceptionnel. Borges y est encore présent car il est l’auteur de la préface, une autre préface étonnante.

Stevenson, vers 1882, observait que les lecteurs britanniques dédaignaient un peu les péripéties romanesques et pensaient qu’il était plus habile d’écrire un roman sans sujet, ou avec un sujet infime, atrophié. (…) Telle est, sans doute, l’opinion commune en 1882, en 1925 et même en 1940. Quelques écrivains (parmi lesquels il me plaît de compter Adolfo Bioy Casares) croient raisonnable de n’être pas d’accord. (…) En espagnol, les oeuvres d’imagination raisonnée sont peu fréquentes et même très rares. Nos classiques pratiquèrent l’allégorie, les exagérations de la satire ou bien, parfois, la pure incohérence verbale; parmi les oeuvres récentes, et je n’en vois pas, sinon tel conte des Forces étranges ou tel autre de Santiago Dabove: tombé dans un injuste oubli. L’invention de Morel (dont le titre fait filialement allusion à un autre inventeur insulaire, à Moreau) acclimate sur nos terres et dans notre langue un genre nouveau.

Quelle audace de sa part quand il finit par:

J’ai discuté avec sont auteur les détails de la trame, je l’ai relue: il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite.

A la lecture de l’invention de Morel, on tombe dans un monde étrange, une île moite et solitaire, sur laquelle s’ébat (ou plutôt tente de survivre) un homme en fuite, seul, arpentant des endroits autrefois somptueux mais désormais à l’abandon. J’avoue que suivre le fil de l’aventure ne m’a pas été facile, car l’auteur brouille les cartes du début à la fin.

Je montai l’escalier: c’était le silence, le bruit solitaire de la mer, une immobilité traversée de fuites de mille-pattes. J’eus peur d’une invasion de fantômes, une invasion de policiers étant moins vraisemblable. Je passai des heures, ou peut-être des minutes, derrière les rideaux, affolé à l’idée de la cachette que j’avais choisie (…). Puis, je me risquai à visiter soigneusement la maison, mais mon inquiétude persistait: n’avais-je pas entendu, tout autour de moi, ces pas clairs qui se déplaçaient à différentes hauteurs ?

Le décor est planté, il s’y passe quelque chose de totalement irréel, dans une ambiance terriblement tendue alors qu’un seul personnage évolue dans un décor situé entre Shining et Apocalypse now.

C’est dans ces moments d’extrême angoisse que j’ai imaginé ces explications vaines et injustifiables. L’homme et le coït ne supportent pas de trop longues intensités.

La philo pour les nuls (et même les très nuls)

La philosophie, diront certains, c’est un art qui consiste à compliquer les choses simples. J’adore ce genre de lieu commun qui dénote une envie patente de ne pas vouloir comprendre ce qui vu de l’extérieur est de toute façon compliqué. La philo n’est pas quelque chose qu’on a en soi de manière innée, c’est un travail de la pensée, une difficile discipline qui nécessite des pré-requis. Sachez qu’on n’est pas philosophe, mais qu’on y tend… Et dire d’un vieil homme qu’il est philosophe parce qu’il est sage, c’est un contresens total. Bref, quelques pistes pour se lancer…

La philosophie vient de la Grèce antique et a pris ses racines dans un contexte géographique, culturel, politique et social très particulier. Ces 4 données sont centrales pour comprendre la philosophie contemporaine, étrangement, qui reprend cette scène pour fonder une pensée nouvelle. La philosophie donc, naît avec les pré-socratiques, les logiciens, les mathématiciens et Socrate. Tout vient de là et se prolonge jusqu’à aujourd’hui.

Les pré-requis sont:

  1. Avoir à disposition un dictionnaire pour les termes compliqués, afin d’éviter les ambigüités.
  2. Ne pas se servir de ce dictionnaire pour éviter de lire les fondamentaux.
  3. Ne pas se contenter de lire les définitions, sinon, tout est à refaire.
  4. Ne pas commencer à lire Heidegger en ayant à l’esprit que l‘essence dont il parle est celle que l’on trouve chez Descartes ou Leibniz ! Chacun part sur des bases qu’il juge bon de développer.
  5. Dieu n’est pas mort, n’ayez crainte, mais il n’est pas non plus barbu. C’est un outil méthodologique.
  6. Ne pas se servir de la philo pour épater en soirée, c’est naze.
  7. La philo rend fou, le tout est de savoir à quel moment il faut en sortir.
  8. Ne faîtes pas comme les étudiants en psycho ou ceux qui suivent une psychanalyse, tout n’est pas philo et la philo ne sert pas forcément dans la vie de tous les jours.
  9. La philo, c’est bon, mangez-en.
  10. Eviter de citer Heidegger, il passe pour un nazi aux yeux du public, ainsi qu’Abélard qui passe pour un castrat. Evitez également de parler de la critique de la raison pure de Kant à un prof de philo ou à un étudiant, car personne n’a fini ce livre, trop compliqué. Bref, la philo, c’est pour soi.

Mes conseils et mes dé-conseils sont les suivants:

Surtout, ne pas lire Platon en premier. Platon vit dans un monde très particulier et met en scène un Socrate vieux, presque déjà empoisonné, qui parle de maïeutique, du monde de Idées, de l’opinion et de la caverne. En bref, c’est un peu de la haute voltige qui risque de décourager dès la première page. Si vous voulez persévérer, à éviter donc.

Toutefois, vous pouvez visiter les philosophes grecs en abordant Aristote (précepteur d’Alexandre le Grand). Aristote a inventé la logique formelle, ce qui est passionnant et également décisif dans la philosophie et l’épistémologie, mais je vous déconseille également les écrits logiques d’Aristote, c’est à vous donner envie de devenir moine. La ‘Poétique, la Métaphysique, Ethique à Nicomaque et la Politique” sont de bons ouvrages accessibles. Par contre, évitez la Rhétorique et les Petits Traités D’Histoire Naturelle, ce n’est pas franchement intéressant, et ça fait perdre beaucoup de temps.

On ne va pas s’attarder sur le philosophie médiévale, à part peut-être sur les Confessions de Saint-Augustin, qui reste un classique toujours bon à prendre. Et on peut directement aller voir René Descartes, avec les Méditations Métaphysiques et le Discours de la Méthode. Les Méditations sont des textes courts, denses, un tantinet mystique, mais très bien construits et lorsque vous aurez lu ça, vous aurez fait la moitié du chemin.

La philosophie politique est très intéressante. Lisez donc le Contrat Social de Rousseau, ce texte est magnifique et très clair. Il fonde tout notre système politique. Celui qui n’a pas non plus lu le Prince de Machiavel ne peut prétendre parler de philosophie politique.

On continue avec Baruch Spinoza et son Ethique qui reste un texte central, un peu compliqué, mais qui met en lumière tout un pan de la philosophie moderne, ainsi que son Traité de la réforme de l’entendement. Comme je le dis plus haut, Kant est inabordable, parce qu’il a passé sa vie à écrire comme un moine. Pour le lire, il faut avoir le même style de vie, alors Kant, oubliez. Par contre, ne passez pas à côté de la Monadologie de Leibniz, ce serait une faute lourde qui risquerait de vous coûter cher.

Celui qu’il ne faut pas manquer, c’est Hegel et sa Phénoménologie de l’Esprit, mais tous les textes sont intéressants. Hegel est limpide et créé un système de pensée très rationnel, bien huilé, qui donne vraiment l’impression de tout comprendre. Une grande oeuvre indispensable.

Si vous avez envie de vous suicider, lisez Kierkegaard. Si vous voulez devenir fou, lisez Nietzsche. Tout ses textes sont admirables, le plus dense étant la Naissance de la Tragédie, le plus hermétique Ainsi parlait Zarathoustra, toute son oeuvre est passionnante.

Chez les contemporains, il faut passer par Husserl pour comprendre tout ce qui s’est passé après. Il reste tout de même très compliqué à lire, à moins d’être sous l’emprise d’une drogue puissante. Si vous voulez tout de même vous y frotter, ne lisez qu’une seule chose: Die Krisis der europischen Wissenschaften und die transzentale Phäenomenologie: Eine Einleitung in die phäenomenologische Philosophie (La Crise des sciences européennes). Vous serez prévenus.

Heidegger est celui qui m’a tout appris et je ne vous donnerai aucun conseil de lecture le concernant, car mon parti-pris risquerait de vous faire perdre de vue sa pensée, mais Etre et Temps reste pour les universitaires l’ouvrage de référence. Evitez tout de même le Discours du Rectorat qui a fait date et laisse planer sur la philosophie une tache relative à son engagement dans la doctrine du IIIè Reich.

On a le droit de dire que la philosophie s’arrête avec Kant, ou qu’elle trouve son point d’orgue avec Heidegger, mais la suite est également intéressante et ne laisse pas indifférent.

La philosophie de Sartre est comme celle d’Husserl, elle nécessite de la drogue, et très honnêtement, on peut ne pas s’y arrêter, par contre, passer à côté de Merleau-Ponty serait un crime. L’oeil et l’esprit et le visible et l’invisible sont deux oeuvres majeures qui tissent une théorie de la chair réellement révolutionnaire dont je ne me suis pas encore remis. Le chiasme est une expérience inédite qu’il faut connaître.

En dernier lieu, je vous invite à vous diriger vers Gilles Deleuze et sa collaboration avec Felix Guattari dans l’Anti-Oedipe et Mille Plateaux. Je conseille également toute l’oeuvre de Deleuze, qui marque un pas dans la sortie de la philosophie.

Vous remarquerez que depuis, rien n’a été fait, ou si peu que c’en est décevant. J’oublie tout de même Alain Badiou, le dernier des derniers, mais en dehors de cela, vous ne trouverez rien de vraiment intéressant.

Maintenant, c’est à vous de faire vos propres armes et n’oubliez qu’il faut savoir sortir de la philosophie, parce qu’elle rend vraiment fou.

The earth died screaming

En 1999, j’ai écrit ce texte d’un seul trait, une nuit un peu désespérée en écoutant The earth died screaming de Tom Waits . Des années plus tard, je redécouvrais cette chanson du groupe America, une de ces chansons que l’on a entendu par le passé et qui reste dans la tête pour se réveiller des années plus tard. En relisant ce texte et en écoutant cette chanson, je me dis que j’étais vraiment inspiré.

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/America%20-%20A%20Horse%20With%20No%20Name.mp3]
Je me suis pris pour un oiseau l’espace d’un instant. Je volais avec mes compagnons, serrés en rangs alignés, en formation naturelle. Le grand V que nous dessinions attiraient ceux qui tout en bas avaient le bonheur de croire que nous étions quelque chose comme… un vol d’oies sauvages retournant vers les terres australes au climat plus clément. Nous les avons certainement bernés, car le mois d’août commençait à peine, charriant avec lui son cortège d’orages et de tourbillons de poussière. Le redouté mois d’août… celui qui souvent nous est fatal parce que l’eau du désert vient à manquer.

La course devient une course pour la vie. Le premier qui trouve le point d’eau est béni des dieux et son esprit de solidarité le pousse à partager son butin avec les autres. Ici, tout le monde est dans le même bain… un bain de sueur et de soif. Nous poussons encore plus avant sur les terres arides, chacun gardant avec lui l’espoir secret de trouver ce qui s’appelle la mer… celle qui rafraîchit les corps et délasse les esprits… jusqu’au prochain départ. Je croyais que nous volions, mais nos pas martelaient bel et bien le sol sec, caillouteux à loisir… éreintant. Je savais qu’en continuant vers l’est, nous pourrions trouver un endroit frais pour nous reposer jusqu’à l’aube. Peut-être faudrait-il dès à présent songer à ne voyager que la nuit et nous reposer la journée… Pour cela, il faut être certain qu’à la fin de la nuit, un abri ombragé nous attend.

oregon

Emilio, le bandana plaqué sur le front comme une tâche de sang autour de la tête, les mains déjà moites malgré la relative fraîcheur du matin… son regard se promena nonchalamment de la Mustang poussiéreuse de Blair à la vitrine délabrée du Harry’s-on-the-road, sa crasse inimitable et ses fausses plantes vertes que même la climatisation séculaire n’aurait pas réussi à conserver. Depuis trois jours, au moins, ils avaient tout décidé. L’heure, au petit matin, le moment exact, lorsque le shérif sortirait du café, ce qu’ils allaient faire, dans les moindres détails. Ce que leur minable petite vie ne leur avait jamais procuré, cette journée sans fin allait leur donner; le grand frisson, l’inévitable impression d’être hors-la-loi, d’être des vrais méchants. Blair, assis au volant de ce qui avait été jadis un monstre, venait de jeter sa cigarette par la vitre et fit un signe à son compère, un hochement de tête censé être éloquent. Le shérif monta dans sa voiture, le chapeau vissé sur le crâne. Emilio écrasa son mégot du talon et se dirigea vers la gargote tout en enfournant sa main dans son blouson. Il poussa la porte et adressa son plus beau sourire de sa bouche édentée à la serveuse.

Les hommes sont comme des animaux, ils se battent pour leur subsistance. Mais lorsqu’ils en viennent à tuer, c’est que quelque chose dans la nature les a projetés de l’autre côté du miroir; un homme ne tue jamais pour manger. C’est ce que m’inspira la vue de la ville alors que nous nous étions tous demandé s’il fallait que nous prenions cette direction. Finalement, le plus sage d’entre nous décida de continuer vers l’est, comme prévu. Ce n’était pas tellement la faim qui nous harcelait, mais bel et bien la soif. Même les plus vigoureux commençaient à haleter, à traîner comme des fantômes. La nuit venait doucement, mais aucune signe de rafraîchissement. Aucun signe non plus de nuages annonçant la pluie. Le simple contact de l’eau sur notre corps nous aurait pourtant suffit à trouver un peu de courage pour continuer. Pour l’instant, le moral était au plus bas, dans les yeux de chacun, la mort se profilait doucement, dans un silence que tous redoutaient. Je décidai qu’il ne fallait pas nous arrêter ce soir, qu’il fallait continuer, parce qu’au loin, il y avait forcément de l’eau, le repos, la récompense.

Il lança son regard dans la salle pour évaluer le nombre de clients… pas plus de quatre péquins encore endormis ou déjà à moitié ternis par les premiers alcools. Puis il sourit à Sally, la petite serveuse qu’il connaissait depuis que lui et sa troupe avaient débarqué un soir de bringue alors qu’il ne savait plus quoi faire du côté de Stonetown. Bonjour Sally, tout va comme tu veux? Elle lui rendit son sourire. T’es tombé du lit? Je t’ai jamais vu aussi tôt dans les parages ! Nerveusement, il se passa la main dans les cheveux – il savait qu’il lui faisait un certain effet – et fut secoué par un petit rire mal contrôlé. Nan, je vais chercher du boulot. Y paraît que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, alors j’ai mis mon réveil et maintenant, je suis là. Tu veux du café? lui demanda t-elle en s’emparant d’un mug rangé sur l’étagère crasseuse. Nan, je veux tout ce qu’il y a dans la caisse, et vite ! Son calme apparent le surprit. Il en fut d’ailleurs un peu décontenancé, surtout lorsqu’il comprit que Sally ne le prenait pas au sérieux. Arrête tes conneries! Tu veux du café oui ou merde? Pour toute réponse, elle eut droit à la vision cauchemardesque d’un canon de revolver pointé entre les yeux.

Il paraît qu’en d’autres temps des hordes de chevaux sauvages sont arrivés par le sud, longeant l’interminable chaîne de montagne, le temps qu’ils puissent se frayer un passage pour retrouver la côte, mais qu’une fois arrivés au seul col capable de les laisser passer, ils sont tous tombés comme un seul, ayant eu le malheur de prendre une corniche trop risquée. Deux milles chevaux entassés au fond d’un ravin, empilés comme les cartes d’un château soufflé par le vent. La peur est avec nous à chaque pas. Dans cette nuit sans nuage, dans l’obscurité parfaite du désert, avec pour seule guide les millions d’étoiles au-dessus, pas un seul d’entre nous n’est capable de se diriger. J’ai l’impression que nous perdons la direction. Tant que le soleil est avec nous, on peut faire avec. Suivre le soleil est un repère comme un autre et cela nous permet d’appréhender une réalité qui nous dépasse. L’est semble hors de portée, et ce sont à chaque pas les mêmes paysages qui nous taraudent, les mêmes caillasses blessantes, le même sable qui nous pique les yeux, la même caresse brûlante qui dessèche notre peau déjà crevassée par endroits.

Blair s’assurait que le moteur ne lui ferait pas défaut en donnant des petits coups d’accélérateurs nerveux. Sous la capot brinquebalant s’époumonait le moteur poussif, tandis que la porte vitrée du bar vola en éclats, la maigrichonne Sally l’ayant rencontré avec une certaine force. Emilio, un sac à la main, le revolver calé dans l’autre, sortit comme une furie et ramassa le poignet de la serveuse au passage, l’entraînant vers la voiture. Le moteur vrombissait et la portière était à peine fermée que déjà la gomme des pneus avait marqué de son empreinte le bitume défoncé de Central Street. Bon dieu! gueula Blair, qu’est-ce que c’est que ce bordel! Tout en essayant de maintenir la voiture sur la route, il pesta comme jamais. Au moment où il brailla le plus fort, Emilio se trouva projeté contre Sally, lui donnant un coup de tête qui l’assomma instantanément, et dans la virage qui menait vers la cimenterie, le bas de caisse s’écrasa contre le sol après un nid de poule, crachant des gerbes d’étincelles en tous sens. Il eut du mal à garder le contrôle, persuadé qu’un pneu avait éclaté, puis il se cala sur la ligne droite, reprenant ses esprits. C’est alors qu’il remarqua les traces de sang sur le pare-brise et sur le capot que la vitesse essuyait peu à peu. Le vieux Peacock n’avait pas résisté au choc.

Le chemin qui mène au paradis est plus long que celui qui mène en enfer. Nous nous en rendions compte à chaque nouveau pas. Laissant derrière nous des gerbes de poussière, nous ne savions même plus pourquoi nous nous courrions. Les herbes brûlées par le soleil accompagnaient notre course insensée. Regardant toujours droit devant, nous commencions à nous persuader que la nature nous en voulait pour nous faire connaître de telles souffrances, des douleurs dans les muscles, l’atroce sensation de ne plus avoir de gosier tellement la salive venait à manquer. Le soleil de plomb écrasait nos ombres sur le sol, jusqu’à ce qu’enfin, surpris par le répit, nous pûmes nous réfugier à l’ombre d’une cavité rocheuse, une sorte de canyon abrité, où le vent au contact de l’ombre renaissait plus frais que partout ailleurs. Je savais pertinemment que cela ne durerait qu’un temps. Il faudrait repartir sous peu. Une seule obsession: l’eau.

Putain de merde, pourquoi tu l’as prise avec toi? T’avais vraiment besoin de l’emmener? Blair braillait comme un porc qu’on égorge, tandis qu’à côté d’Emilio, la jeune Sally baignait dans son sang, le visage cisaillé par les éclats de verre et ses bras dénudés aussi rouge que si elle avait porté un pull. Sur la banquette arrière, Emilio tentait d’arracher avec les dents une pointe de verre qu’il avait reçu dans le creux du bras, plongé dans un silence de mort. Y’a combien dans le sac? J’espère que ça vaut le coup au moins ! Blair ne se tenait plus, il avait envie de chialer et de se recroqueviller pour ne plus continuer à voir tout ce sang qu’il n’assumait pas, mais il n’en eut pas le temps car déjà, il entendait les sirènes de ceux dont le reflet lui parvenait dans le rétroviseur. Une des voitures noires et blanches sembla se propulser par une force incroyable au niveau de la Mustang. Le shérif dévisagea Blair. Dans ses yeux, la haine et le dégoût… il lui fit signe de se ranger sur le côté, mais son geste resta en suspens, sans qu’il eut le temps de se rendre compte… qu’il n’était plus là… Emilio avait visé entre les yeux… Une boule de feu surchauffa l’air lorsque la voiture du shérif sortit de la route et percuta un poteau.

Je n’en peux plus. Plutôt que de continuer à vivre, je veux mourir, et je sais que je ne suis pas le seul. Beaucoup d’entre eux semblent s’éteindre. Leur regard ne signifie plus rien, il n’y a plus de volonté… seulement l’envie pressante que tout ceci se termine d’une manière ou d’une autre. Jamais je n’aurais pu croire que cela se terminerait aussi mal, même si on me l’avait prédit. Quelques-uns ne se sont pas relevés. Beaucoup trop sont morts, certains mourront bientôt. Ma langue ressemble à une éponge sèche et gonflée, je ne sais déjà plus ce qu’est la salive. Il y a celui-ci à côté de moi, qui se lève et comme pris de folie, il se débat, comme aux prises avec des démons invisibles, il saute dans tous les sens et prend son élan… se met à courir comme un dément… et plusieurs autres le suivent sans réfléchir. Tous, nous comprenons qu’il n’y a plus rien à espérer, alors nous partons tous, comme une nuée d’insectes et nous courrons du plus vite que nous pouvons, ce n’est plus qu’une question de minutes.

Blair écrasait le champignon: une seule destination… la ligne blanche de cette route défoncée, des larmes coulaient sur ses joues poussiéreuses, creusant des ravines d’abandon, il gémissait comme une fillette apeurée, sanglotant bruyamment. Jamais il ne s’était senti aussi minable, aussi petit. Il n’eut pas le temps de méditer plus sur sa condition, maintenant que la voiture déboulait le long d’une corniche abrupte. Au détour du virage, un mur lui faisait face, un mur couleur terre du désert… une ligne de chevaux en furie lui coupait la route et se déversait dans le vide, vers le fond… il en percuta trois avant de zigzaguer et de sentir son coeur se soulever comme si on le portait vers le néant…

J’ai senti mes jambes se dérober sous moi… un grand fracas, une explosion au loin, le vent est passé au-dessus de moi… quelque chose m’a empêché de suivre les autres. J’attendrai la mort au bord du vide.


Les paroles de la chanson:On the first part of the journey
I was looking at all the life
There were plants and birds and rocks and things
There was sand and hills and rings
The first thing I met was a fly with a buzz
And the sky with no clouds
The heat was hot and the ground was dry
But the air was full of soundI’¢ve been through the desert on a horse with no name
It felt good to be out of the rain
In the desert you can remember your name
’cause there ain’t no one for to give you no pain
La, la …After two days in the desert sun
My skin began to turn red
After three days in the desert fun
I was looking at a river bed
And the story it told of a river that flowed
Made me sad to think it was dead

You see I’ve been through the desert on a horse with no name
It felt good to be out of the rain
In the desert you can remember your name
’cause there ain’t no one for to give you no pain
La, la …

After nine days I let the horse run free
’cause the desert had turned to sea
There were plants and birds and rocks and things
There was sand and hills and rings
The ocean is a desert with it’¢s life underground
And a perfect disguise above
Under the cities lies a heart made of ground
But the humans will give no love

You see I’ve been through the desert on a horse with no name
It felt good to be out of the rain
In the desert you can remember your name
’cause there ain’t no one for to give you no pain
La, la …

Météo marine

Pour les amoureux de la mer, la météo qu’il fait au-dessus des terres n’a presque aucun intérêt puisque le temps qu’il y fait est en général conditionné par la température de la mer et les dépressions et anticyclones générés par les marées. Et puisque sortir en mer sans se renseigner sur la météo à minima J+4 est pour ainsi dire suicidaire, voici enfin une ressource en ligne pour y voir plus clair. Mercator Océan est vraiment une source complète d’information sur la météo marine, complétée par de nombreuses cartes générées sur des périodes assez courtes.

Carte marine des températures en surface© Mercator Océan
Températures marines actuelles en surface, en présence de l’ouragan Wilma.