Lily Spengler ou le scintillement, un air d'opéra en six actes, dont un sexuel

1. Le silence s’épuise en douceur. La ville meurt petit à petit, les lumières se taisent – appuyé sur la rambarde du pont je ressens les vibrations de ceux qui indolents marchent encore à cette heure non répertoriée – je ne sais pas quelle heure il peut être – le vent me brise les oreilles et s’insinue sous mon manteau comme une traîtrise acérée, la Seine ne fait aucun bruit, elle ne bruisse pas, ni ne plique ploque – elle ne fait que renvoyer les éclairs incisifs des réverbères plantés sur les berges comme autant de bornes kilométriques sur une route ondulante, il est certainement tard, ou tôt, ou peut-être suis-je déjà en enfer, j’allume une dernière cigarette et je recrache la fumée d’un seul coup et je tousse à m’en tordre l’estomac, c’est dégueulasse, je n’en peux plus – mes yeux s’éteignent avec le silence, je ne l’ai pas sentie s’approcher de moi.

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2. Je vois son parfum flotter autour d’elle comme une nimbe mystique, boisé et sauvage, un grand couturier, elle se pose à côté de moi, bras sur la rambarde et regarde au loin comme si la Seine serpentante filait à l’horizon me donnant tout à coup à voir un océan ridulé s’insinuant à l’envi sous nos pieds et l’infini au-delà des ponts aux épaisses jambes, regard malicieux et cheveux au vent glacé, perverse amoureuse adorable, pas un seul regard accordé, juste son odeur féminine et rugueuse, elle entrouvre les lèvres, lèvres flamboyantes pour me dire deux ou quelques mots qui déjà retombent emportés par le flot je ne l’écoute pas, je ne les écoute pas, il fait froid et mes yeux pleurent son image s’enfuit et se brouille, moi vers elle qui me regarde maintenant des yeux noisette sombre intense, pleins d’audace et de fierté, elle a envie de m’aimer, c’est ce qu’elle me dit. C’est ce que je comprends.

La Robe

3. Nous avons marché pendant quelques minutes en fumant et en nous disant des mots que je garde près de moi comme un souffle brûlant, elle me tenait par la main en regardant par terre et en me jetant quelque fois un regard lourd de désir, puis nous sommes allés ici, dans ce lieu que j’aime tant – là où les lumières rosées capturent l’obscurité au ras du sol, là où les lumignons de la couleur des oranges mûres laissent sur les tables basses leurs reflets dorés et apaisants et derrière le bar l’agitation des maids qui sans cesse remettent sur le comptoir des plateaux pleins de légumes crus taillés en longs morceaux que l’on plonge dans des bols de sauce qu’il faut manger accompagnés de quelques de coupes de Champagne – et nous ne parlons pas, rien, pas un mot juste ses yeux fichés dans les miens, de grand yeux dans lesquels je ne vois rien, pas de lendemain mais finalement je ne sais pas, je ne sais rien d’elle et je n’ai pas besoin de lui dire quoi que ce soit – c’est avec son corps qu’elle me parle et qu’elle ondule dans une danse délicate faite de vaguelettes – ses mots sont des attitudes et des cris déchirants de passion – entre deux verres de brume je respire le parfum de ses cheveux – ils me disent de me rapprocher d’elle et de prendre ses lèvres. Elle me les refusera plus d’une fois.

4. J’exprime des excuses minables parce que je n’ai pas voulu la voir et sa voix au téléphone me dit que je suis indigne d’elle, c’est certainement vrai alors j’invoque des mots et des dieux spécialement inventés pour elle – mais rien ne la calme – jusqu’à ce que je lui avoue qu’elle me terrifie et me glace sur place, terreur froide – je la sens se raidir et c’est le calme qui l’emporte – elle parle doucement et me demande de venir la voir tout de suite – une incantation – je ne refuse pas comment le pourrais-je – j’ai envie de la voir, elle me ronge comme une ingestion de vitriol détruit mes organes et me vide de l’intérieur – je descends les marches quatre à quatre (la porte ouverte de l’appartement ?) et manque de m’éclater les dents contre la rampe je cours de plus en plus vite à bout de souffle je dévale la rue jusqu’au carrefour prends à gauche et j’arrive à l’arrêt juste au moment où le bus un signe de la main repart m’attend ouvre ses portes – je m’engouffre en sueur…

5. Elle m’ouvre la porte presque nue dans son peignoir de satin, sans complexe et me dit de rentrer me prend la main viens ici toi et je m’exécute sans rien dire la sueur au front j’ai monté l’escalier éreinté et j’ai sonné sans attendre – elle me dit de m’asseoir dans ce fauteuil elle va dans la cuisine faire chauffer de l’eau pour le thé et de temps en temps me regarde comme pour me surveiller faire attention que je ne m’enfuie pas mais je ne pars pas – je ne veux pas je n’en ai pas envie je ne peux pas je suis bien là avec toi – tu veux un thé elle me dit euh non pas vraiment ça fait pisser moi j’en prends un elle me dit avec son sourire celui qui me fait rougir de honte – elle boit son thé et me parle de son chat je n’aime pas son chat il me regarde avec défiance comme si j’étais un intrus éviscérateur de chat alors que je me fous de lui tout ce que je veux c’est qu’il ne s’en prenne pas à mes chaussettes ou à mon caleçon, sale chat de merde avec ses yeux qui me triturent l’âme – elle fait tomber sa tasse alors que je suis en train de reluquer son chat et elle elle se jette sur moi comme une fauve sans prévenir et elle me prend encore la main et m’indique le chemin de sa poitrine et moi comme un fou je prends déjà son peignoir que j’ouvre en grand – sa peau douce ses seins généreux – elle m’emmène avec elle dans la chambre me plaque contre le mur puis se retourne me fait changer de place je ne sais plus quoi faire je ne sais pas ce qu’elle veut, elle me fait tourner la tête, son parfum et ses cheveux – j’ai l’impression de devenir dingue – dingue de son désir pour moi – elle est face au mur et respire fort je sens son souffle elle m’étourdit – ma main glisse sur son ventre et descend le long de ses cuisses, enfermée entre les deux elle me sert fort et m’invite à la fois – ses yeux sont ouverts elle fixe le lit de son regard dur – pendant que je la caresse elle ne cesse de regarder fixement et je la sens terriblement prête respire de plus en plus fort envoûtés par nos odeurs elle me renverse sur le lit et je me cogne contre le sol – elle me prend – elle m’a pris elle m’a volé je suis déjà mort… elle me dit deux mots à l’oreille que je ne comprends pas.

Moogjam

6. Mon téléphone sonne mais ce n’est pas elle – je raccroche. Elle m’a rappelé une fois mais je n’étais pas là et depuis plus rien. son message était laconique et sans substance, tu me manques elle m’a dit I miss you. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, elle est certainement partie au Brésil ou dans un pays où je n’irais jamais et je ne sais pas où je pourrais la chercher et encore moins la trouver pas plus que je ne connais qui que ce soit qui la connaisse, juste une adresse et personne qui sait ce qu’elle est devenue elle est partie volatilisée je ne sais où. Moi aujourd’hui, je ne vis plus parce que je reste avec ce désir d’elle que je n’arrive pas à éteindre et j’ai du mal à oublier cette chambre avec ce petit balcon duquel je pouvais voir tout Paris où je n’ai passé qu’une nuit à peine, nuit violente et nuit violée.
Lily Spengler est partie.
Elle n’a en fait rien dit.

L'étrange contrée

Ils roulaient vers l’ouest maintenant, sur la grande route de Coral Gables, à travers les faubourgs monotones et écrasés de chaleur de Miami, passant devant des magasins, ses stations-service et des supermarché, au milieu des voitures ramenant les gens de la ville chez eux, les dépassant régulièrement. Ils avaient laissé à l’instant sur leur gauche Coral Gables avec ses constructions qui ressemblaient à celles du Basso Veneto, s’élevant au dessus de la plaine de Floride, et devant la route s’étendait, toute droite mais gondolée par la chaleur, à travers ce qui avait été autrefois les Everglades. Roger roulait plus vite maintenant et la voiture se déplaçant dans l’air chaud rafraichissait l’air qui entrait par le ventilateur du tableau de bord et les déflecteurs des fenêtres.

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Tu es en train de raisonner comme un de ces écrivains des Grands-Espaces-Américains, se dit-il. Fais attention. Tu ferais bien d’en faire une provision. Regarde la fille en train de dormir et dis-toi que chez nous, ça va être là où les gens n’ont pas de quoi manger. Chez nous, ça va consister à aller là où les hommes sont opprimés. Chez nous, ça va être là où le mal est le plus fort et doit être combattu. Chez nous, ça va être là où tu vas maintenant. Mais tu n’as pas à y aller tout de suite, pensa t-il? Il avait des raisons de retarder ça. Non, tu n’as pas à y aller tout de suite, dis sa conscience. Et je peux écrire les histoires, dit-il. Oui, tu dois écrire les histoires et elles doivent être aussi bien écrites que possible et même mieux. Très bien, Conscience, pensa t-il. Nous allons régler tout ça. J’imagine que, vu la tournure prise, je ferais mieux de la laisser dormir. Tu la laisses dormir, dit sa conscience. Et tu essaies de prendre bien soin d’elle, et pas seulement. Tu prends bien soin d’elle. Aussi bien que je pourrai, dit-il à sa conscience, et j’en écrirai quatre bonnes. Elles ont intérêt à l’être dit sa conscience. Elles le seront, dit-il. Elles seront ce qu’il y a de mieux.


Fence

“Embrasse-moi maintenant.”
Ses lèvres étaient salées et son visage mouillé par l’eau de mer et, au moment où il l’embrassa, elle tourna la tête et ses cheveux trempés virent frapper son épaule.
“Drôlement salé mais drôlement bon, dit-elle. Serre très fort.”
Il le fit.
“En voilà une grosse, dit-elle. Une vraiment grosse. Soulève-moi bien et nous irons ensemble au-delà de la vague.”
La vague n’en finit pas de les rouler, accrochés l’un à l’autre, ses jambes enroulées autour des siennes.
“Mieux que la noyade, dit-elle. Tellement mieux. Refaisons-le encore une fois.”
Ils choisirent une vague énorme cette fois et quand elle se dressa avant de se briser, Roger se jeta avec elle sous la ligne de rupture et quand elle s’écrasa elle les fit rouler comme une épave sur le sable.
“Allons nous rincer et puis nous coucher sur le sable”, dit-elle et ils nagèrent et plongèrent dans l’eau claire et puis se couchèrent côte à côte sur la plage ferme et fraîche, là où l’irruption des vagues venait à peine toucher leurs doigts et leurs chevilles.
“Roger, tu m’aimes encore?”

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/Nervous%20_Bride.mp3]

“Je sors, dit-elle. Sens comme je suis fraîche, dit-elle sur le lit. Sens jusqu’en bas. Non, ne t’en va pas. Tu me plais.
– Non. Laisse-moi prendre une douche.
– Si tu veux. Mais je préférerais que non. Tu ne rinces pas le oignons avant de les mettre dans un cocktail ? Tu ne rinces pas le vermouth, non ?
– Je rince le verre et la glace.
– Ce n’est pas la même chose. Tu n’es ni le verre ni la glace. Roger, s’il te plait, fais-le encore. Encore est un joli mot, non ?
– Encore et encore”, dit-il.
Doucement, il suivit la courbe adorable qui allait de sa hanche et ses côtes à l’arrondi pommelé de ses seins.
“C’est une bonne courbe?”
Il embrassa ses seins et elle dit: “Fais très attention quand ils sont froid comme ça. Fais très attention et sois gentil. Tu sais à quel point c’est douloureux ?
– Oui, dit-il. Je sais à quel point c’est douloureux.”
Puis elle dit : “L’autre est jaloux.”
Un peu après elle dit: “Ils n’ont pas bien prévu les choses, que j’aie deux seins et que tu ne puisses en embrasser qu’un. Ils ont tout séparé beaucoup trop.”


Texte: Ernest Hemingway, l’Etrange Contrée (The Strange Country, in Le Chaud et le Froid), traduction Pierre Guglielmina
Musique: Songs: Ohia, Coxcomb Red & Nervous Bride
Photo: © Fotonstudio

Scrat – Ice Age

Personnage introductif et récurrent de l’Âge de Glace, Scrat est une sorte d’écureuil préhistorique, absolument monomaniaque et idiot, mais il a cet avantage de faire frémir les zygomatiques.
Morceaux choisis d’une course perpétuel au gland… Mon préféré restant 20000 ans plus tard… Mais ils sont tous excellents…

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Hôtel de glace

L’hiver approche, Noël aussi, la température baisse et la glace hante les fantasmes hivernaux. Les hôtels de glace, avant d’être des lieux de villégiature polaire hors de prix pour bobos en mal de sensations, sont des lieux où s’expriment des artistes et des designers qui, l’espace d’un hiver, laissent libre court à leur imagination. Tous les ans, c’est une expérience nouvelle et éphémère qui se répète à Jukkasjärvi en Suède.

Hôtel de glace

Alexandre Pouchkine

Quatre nouvelles à la Russe:
– Le pope et son valet Balda
– La tsarine et les sept frères
– Le pêcheur et le petit poisson doré
– Le tsar Clairsoleil et son fils

Le pope et son valet Balda

Il était une fois un pope qui ne plaisait pas vraiment au Bon Dieu parce qu’il était paresseux et très avare. Un jour, il se rendit à la foire. Il traînait d’un étal l’autre, cherchant visiblement quelque chose qui ne s’y trouvait pas, quand Balda l’aperçut. Balda ne trouvait pas de travail ces derniers temps. Quand il vit le gros ventre du pope et sa bouche encore grasse des saucisses de son petit déjeuner, il se dit que peut-être il avait là l’occasion de trouver un emploi.
– Que vous êtes matinal, mon père ! s’exclama-t-il en s’inclinant respectueusement devant le pope. Cherchez-vous quelque chose ?
– Je cherche un valet, mais pas n’importe lequel ! Mon valet devra faire la cuisine, le ménage, il devra couper du bois, labourer mes champs, prendre soin de mes chevaux, mener les moutons au pâturage et traire les vaches. Mais surtout, qu’il ne vole pas dans mon garde-manger et qu’il ne boive pas en cachette à mes tonneaux ! Je ne veux pas qu’il me coûte plus que les services qu’il me rend. Allez, laisse-moi passer ! Tu ne peux rien comprendre à ce que je raconte.
– Mais si, je comprends très bien, répondit Balda avec enthousiasme. Je suis celui que vous cherchez ! Je travaillerai pour une simple assiette de purée. La seule chose que je vous demande, c’est de pouvoir vous donner trois gifles à la fin de mon année de service.
– Ça alors ! s’étonna le pope. Je n’ai jamais entendu une chose pareille ! Un valet gifler un homme de Dieu ? N’est-ce pas là un péché ? Je dois y réfléchir. Mais comme le pope était très avare, sa réflexion fut de courte durée : trois gifles, ça ne coûtait rien. Alors, il tapa la main de Balda et l’affaire fut conclue. Balda travaillait beaucoup. Il se levait avant l’aube et allait labourer les champs. De retour avant le chant du coq, il donnait à boire aux chevaux et s’affairait dans la cuisine. Bientôt, le feu crépitait dans l’âtre, la terrasse était balayée, la salle rangée, le fumier sorti, les animaux allongés sur de la paille fraîche… Balda n’arrêtait pas. Il mettait des gâteaux dans le four, faisait sauter des crêpes et invitait toute la famille à prendre un délicieux petit déjeuner. La femme du pope chantait les louanges de Balda. Sa fille, une jeune demoiselle belle comme une image, l’appelait par ici et par là, et Balda, avec le sourire, faisait ses quatre volontés. Le pope paresseux ne sortait plus de son lit. Ainsi le temps passa très vite… L’année de service de Balda s’achevait, le pope pensa avec inquiétude aux trois gifles promises. Il ne dormit plus, ne mangea plus…
– Que t’arrive-t-il ? lui demanda sa femme. Le pope fut soulagé de pouvoir tout lui raconter.
– J’ai une idée, dit-elle, je crois savoir comment éviter les trois gifles. Demande à Balda d’exécuter une tâche qu’il ne saura pas faire. Il aura ainsi rompu son contrat et toi le tien !
– Tu es une femme merveilleuse ! s’exclama le pope réjoui, et il fit venir Balda sur-le-champ.
– Ton contrat arrive à sa fin, dit-il, et tu auras bientôt droit à ta récompense, mais avant, il faut que tu fasses encore quelque chose pour moi. Il y a des années, j’ai signé un accord avec les diables, ils devaient me payer un impôt, mais ils ne l’ont jamais fait. Va chercher ce qu’ils me doivent ! Balda ne protesta pas. Il partit vers la mer. Arrivé sur la grève, il frappa la surface de l’eau avec une corde.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama Lucifer sortant de sous terre.
– Mes hommages, seigneur de l’enfer, grimaça Balda. J’ai l’intention d’agiter les vagues de la mer avec cette corde magique, de provoquer une tempête en enfer et d’en sortir tous les diables comme des taupes de leur terrier.
– Que t’avons-nous fait ? demanda Lucifer très inquiet. Pourquoi veux-tu nous punir d’une manière aussi épouvantable ?
– Vous avez signé un accord avec le pope, mais vous n’avez pas tenu vos engagements.
– Si nous avons oublié quelque chose, protesta Lucifer, nous nous acquitterons de notre dette. Mais je t’en prie, laisse-nous en paix ! Tu es venu chercher de l’argent ? Eh bien ! Avant que tu n’éternues trois fois, mon petit-fils sera là et s’occupera de ton affaire. Sur ce, il disparut sous terre. Balda, satisfait, éternua bruyamment. Et le petit-fils de Lucifer apparut devant lui, ronronnant comme un chat.
– Mon grand-père a perdu la tête, dit-il. Qui a jamais entendu dire que les diables payaient des impôts aux mortels ? Tu te moques de nous. Balda ne se laissa pas impressionner et il se remit à frapper la mer de sa corde.
– Attends, attends ! cria le diable. Je te propose un marché. Je vais apporter de l’or. Nous allons faire le tour de la mer en courant et le vainqueur le gardera.
– Toi alors, tu n’es pas bête ! dit Balda en riant. Tu es sûr que l’homme ne peut pas dépasser le diable et que tu vas par ce moyen éviter de payer ta dette ! Je n’ai pas envie de courir aujourd’hui, ajouta-t-il, et je vais laisser ma place à mon petit frère. Balda s’enfonça dans la forêt de bouleaux toute proche. Il se cacha dans les buissons et attrapa deux lapins. Il les mit dans son sac et retourna près du diable.
– Mon petit frère est impatient de comparer sa rapidité avec la tienne, déclara Balda en tenant un lapin par les deux oreilles.
– Je n’ai pas peur d’une chose aussi minuscule, dit le diable avec mépris.
– Méfie-toi ! répliqua Balda. Le diable et le lapin partirent. Le diable courait, sans oser se retourner. Le lapin, lui, dès qu’il avait senti qu’il était libre, était rentré chez lui dans la forêt. Pendant ce temps, Balda se reposait, allongé sur la plage, il comptait les nuages. Soudain, il entendit un roulement comme si un troupeau de chevaux s’approchait de lui. Il plongea sa main dans le sac et en sortit le deuxième lapin.
– Repose-toi, petit frère, lui dit-il en le caressant. Tu voudrais courir encore, mais le diable en a assez pour aujourd’hui. Le diable, essoufflé, faillit pleurer tant il était en colère.
– Comment est-ce possible ? bégaya-t-il. Comment a-t-il pu arriver avant moi ? Je ne l’ai même pas vu me dépasser.
– Mon petit frère est si rapide qu’on n’arrive même pas à le voir, dit le malin Balda. Mais assez de bavardages, va chercher l’or ! Le diable rentra chez lui et dut subir les sévères reproches de son grand-père.
– Un diable ne donne jamais d’argent à un homme cria ce dernier hors de lui. Il faut trouver un moyen de le tromper. Pendant qu’ils cherchaient comment ils pourraient bien faire, Balda s’impatientait. Il frappa la surface de l’eau avec sa corde.
– Retourne voir ce fou furieux, ordonna Lucifer à son petit-fils, ou il va inonder l’enfer.
– Arrête, Balda ! supplia ce dernier en arrivant. Tu aura ton or mais à une condition. Nous allons lancer un bâton. Chacun choisira son but. Celui qui l’atteindra avec le plus de précision, gardera l’or. Quel but choisis-tu ?
– Le nuage, là-bas ! répondit Balda. Je l’atteindrai en plein milieu ! Non seulement j’aurai mon or, mais vous pourrez vous attendre au pire !
– Au pire ! soupira le diable, affolé. Et il courut voir son grand-père pour prendre conseil. Soudain, un bruit terrible retentit au-dessus de leur tête. Balda fouettait littéralement la surface de la mer avec sa corde !
– Vous essayez encore de me duper, diablotins hurlait-il d’une voix de stentor. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Je vais vous verser sur la tête la mer entière avec tous ses monstres marins ! Lucifer tira son petit-fils par l’oreille et l’obligea à retourner parlementer.
– Calme un instant ta colère, murmura le petit diable.
– Sais-tu à qui tu parles ? hurla Balda. Je suis le valet du grand pope. Et toi, enfant du diable, tu vas faire ce que je te dis.
– Que proposes-tu ? demanda le diable.
– Tu vois ce cheval dans la prairie ? dit Balda sarcastique. Eh bien, soulève-le et porte-le jusqu’où tu pourras. J’en ferai autant. Que le meilleur gagne ! Si tu perds, je veux mon or sur-le-champ en espèces sonnantes et trébuchantes. Le diable gonfla ses pectoraux et se plaça sous le cheval. Il eut beau mobiliser toutes ses forces, souffler, suer, il ne parvint à le soulever que de quelques centimètres. Il fit quelques pas, tituba et s’écroula par terre.
– Diable stupide ! dit Balda. Ce que tu arrives à peine à soulever avec tes bras, je le soulève entre mes jambes ! Balda sauta sur le dos du cheval et partit au galop dans la prairie. L’animal semblait voler et ne touchait presque pas le sol de ses sabots. Le diable s’enfuit, tremblant de peur.
– Vite ! Vite, Lucifer, donnez-lui de l’or ou nous sommes perdus ! criait-il. « Rien ne sert de discuter », pensa Lucifer, mortifié. Et il lança sur terre, aux pieds de Balda, un sac d’or, plus gros que le ventre du pope. Balda mit le sac sur son dos et rentra joyeusement à la maison. Le pope le vit arriver de loin par la fenêtre. Cette fois, il devait se préparer à recevoir ses trois gifles ! Il avait tellement peur que, ne trouvant pas d’autre solution, il alla se cacher sous les jupes de sa femme. Mais Balda le sortit de sa cachette en le tirant par l’oreille.
– Voici ton or, dit-il. Comme les bons comptes font les bons amis, je réclame ma paye.
– Je ne veux pas de cet argent, pleura le pope, c’est celui du diable ! Garde-le ! Balda n’en démordait pas. Il voulait sa paye. A la première gifle, le pope se retrouva au plafond. A la deuxième gifle, les mots se mirent à se mélanger dans sa tête, tant et si bien qu’il en perdit l’usage de la parole. A la troisième gifle, il devint totalement idiot.
– Tu as vécu du dur labeur d’autrui sans rien donner en échange, lui dit alors Balda. Eh bien, tel est pris qui croyait prendre ! C’est ton tour maintenant de ne rien avoir en échange : même avec l’or du diable, tu ne pourras te racheter la raison !

La tsarine et les sept frères

Il était une fois un tsar très puissant, dont l’épouse était extrêmement belle. Il l’aimait par-dessus tout et ne pouvait imaginer la quitter un seul instant. Un jour, un homme, jaloux de son bonheur, vint dire au seigneur du pays voisin que le tsar préparait une offensive contre lui, qu’il rassemblait sur ses frontières une grande armée et qu’il allait bientôt l’attaquer. Le seigneur décida aussitôt de le devancer. Quand le tsar apprit que son voisin avait levé ses troupes, il fut accablé. Depuis toujours, il n’avait cesse de maintenir la paix. Il partit donc avec sa suite pour régler ce malentendu et conclure une paix durable avec le seigneur voisin. La tsarine supportait très mal d’être séparée de son mari. Elle restait tout le jour assise à sa fenêtre à regarder le paysage. Ainsi vit-elle successivement fondre la glace sur la rivière, fleurir les arbres au printemps, mûrir le blé sous le chaud soleil de l’été, tomber les feuilles en automne, puis danser les premiers tendres flocons de neige de l’hiver. Neuf mois s’étaient écoulés et le tsar n’était toujours pas revenu. Le jour de Noël, la tsarine donna naissance à une magnifique petite fille. Les cloches sonnèrent pour fêter l’heureux événement et, comble de bonheur, le tsar rentra enfin de son long voyage. Il avait conclu une paix durable avec son voisin. Mais le bonheur est fugace. Quand on croit le tenir, il s’enfuit comme un oiseau apeuré. Lorsque la tsarine aperçut le visage de son bien-aimé, son coeur s’arrêta de battre. Elle lui sourit pour la dernière fois et mourut dans ses bras. Le tsar faillit perdre la raison, tant son chagrin était grand. Le temps guérit, dit-on, toutes les peines. Un an passa, puis deux, puis trois… et un jour, le tsar prit une autre femme pour s’occuper de sa petite fille. Elle était belle comme l’étoile du Berger et ses yeux brillaient de mille feux comme des diamants. Mais elle était aussi orgueilleuse et cachait son âme noire sous une gentillesse feinte. La nouvelle tsarine possédait un miroir magique. Elle passait le jour entier à s’y admirer.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demandait-elle sans cesse.
– C’est toi, ma maîtresse, la plus belle de toutes, répétait le miroir. La tsarine n’avait pas même un regard pour la fille du tsar qui grandissait de l’autre côté du palais. C’était maintenant une jeune fille aux yeux limpides, aux sourcils noirs et bien dessinés, à la peau blanche comme les perles. De plus, elle était modeste et agréable. Quand elle promit son coeur au jeune prince Yélissi, son père en fut heureux. Il lui offrit pour dot une douzaine de châteaux forts et sept villes, puis il prépara la noce. La deuxième tsarine se prépara elle aussi. C’était comme si elle allait elle-même se marier. Elle mit sa plus somptueuse robe, brodée de perles, et se regarda, satisfaite, dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle de toutes les femmes, répondit-il, c’est la jeune princesse. A son éclat rien n’est pareil. Une immense colère envahit la tsarine.
– Arrête de mentir, stupide miroir ! hurla-t-elle. Comment oses-tu me comparer à cette jeune personne ? Elle, la plus belle ? Regarde donc mes yeux ! Ils brillent comme des diamants. Et mon visage ? On dirait une rose épanouie. Avoue ! Je n’ai pas d’égale au monde.
– Tu ne pourras pas faire d’un mensonge une vérité, ni d’une vérité un mensonge. La plus belle de toutes les femmes est la jeune princesse. La tsarine, furieuse, jeta le miroir sous son lit et appela Tchernoukha, sa femme de chambre.
– Ecoute-moi bien, lui dit-elle. Tu vas attirer la princesse au plus profond de la forêt, l’attacher à un arbre et la laisser à la merci des animaux sauvages. Elle ne mérite pas autre chose ! Tchernoukha fut saisie d’effroi, mais n’osa protester. Elle craignait cette maîtresse cruelle qui n’hésitait pas à la fouetter. Quelques instants plus tard, elle s’approchait de la princesse, lui chuchotait à l’oreille qu’elle avait quelque chose de mystérieux à lui montrer et lui donnait rendez-vous dans la forêt. Comme les plumes sont liées aux oiseaux, la curiosité est liée aux femmes. La jeune fille se rendit donc à travers les marécages dans la forêt profonde. La domestique se saisit d’elle et l’attacha à un arbre avec une corde.
– Tchernoukha, pourquoi es-tu si fâchée ? demanda la jeune fille, la voix tremblante. Si je t’ai fait du mal, dis-le-moi, je te demanderai pardon à genoux. La femme de chambre, qui n’était pas méchante, ne put résister : elle détacha la jeune princesse.
– Va où tes yeux te guident, la supplia-t-elle. Ne reviens pas au palais, ta belle-mère te tuerait ! Bientôt, on commença à chercher la princesse. Les gardes fouillèrent le palais de fond en comble, mais en vain : la princesse était introuvable. Pendant ce temps, la pauvre jeune fille errait dans la forêt à travers les buissons épineux. A l’aube, épuisée, elle aperçut une cabane. Elle allait s’approcher quand un chien aboya et s’élança vers elle. La princesse prit peur, mais le chien lui fit fête comme s’il la connaissait depuis toujours. Il l’entraîna vers une courette bien tenue, juste à côté d’un petit jardin plein de fleurs. La maison était silencieuse, comme si tout le monde dormait.
– Il y a quelqu’un ? demanda la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille poussa la porte qui émit un léger grincement et jeta un coup d’oeil à l’intérieur : de jolis tapis brodés ornaient les murs, une grande table de chêne trônait au centre et le feu crépitait dans un vieux poêle.
– Il y a quelqu’un ? répéta la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille pensa que les habitants de cette maison avaient dû sortir un moment et décida de les attendre. Pour passer le temps, elle donna un coup de balai sur le sol, nettoya la mèche de la lampe à huile, coupa du bois et raviva le feu dans le poêle. Elle n’avait pas dormi de la nuit et, comme elle était très fatiguée, elle s’allongea sur un banc pour se reposer. Elle s’endormit aussitôt. Le temps passa comme l’eau de la source. Au loin, les cloches sonnèrent les douze coups de midi. Le portail du jardin grinça et, sur le seuil de la maison, apparurent sept frères vigoureux.
– Comme c’est propre ! s’exclama le plus âgé d’entre eux en secouant la tête. On dirait que quelqu’un est passé par ici. Qui es-tu, cher hôte ? N’aie pas peur, montre-toi. Si tu es un vieillard, nous serons volontiers tes petits-enfants. Si tu es un jeune homme, tu seras notre frère. Si tu es une femme âgée, nous te serrerons dans nos bras comme notre mère et si tu es une jeune fille, tu seras notre soeur. La jeune princesse se réveilla, se leva de son banc, sourit à ses hôtes en leur souhaitant le bonjour et les pria de l’excuser d’avoir franchi leur porte en leur absence. Les sept frères en restèrent médusés. Ils n’avaient jamais vu une telle beauté.
– Que les bras m’en tombent, chuchota le cadet, si ce n’est pas la jeune princesse, la fille de notre tsar que l’on cherche partout. Les sept frères prirent soin de la princesse. Ils lui donnèrent la place d’honneur à leur table, lui offrirent des gâteaux et coururent chercher du cidre. La princesse mangea peu, mais de bonne grâce. Puis ils l’installèrent dans une charmante chambre sous les combles et lui offrirent un lit confortable, pour qu’elle s’y repose. Un jour suivait l’autre… La jeune fille ne s’ennuyait jamais : elle faisait de la couture, lavait le linge, nettoyait la maison et cuisinait ce que les sept frères ramenaient de la chasse. Ces derniers étaient pleins d’énergie. Ils ne restaient jamais longtemps à la maison. Ils chassaient, parcourant la forêt profonde en tous sens, se battaient contre les Tatars et les Turcs, mais rentraient toujours avec plaisir à leur logis. Les sept frères étaient tombés amoureux de leur charmante maîtresse de maison. Ils faillirent même se battre pour elle ! Et puis un jour, après avoir longtemps discuté entre eux, ils frappèrent doucement à la porte de la chambre sous les combles.
– Vas-y, parle ! dirent six des frères au plus âgé d’entre eux.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda la princesse en riant. J’espère que vous ne tremblez pas de peur devant une jeune femme ! Dites-moi ce que vous avez sur le coeur. – Princesse, déclara le plus âgé des frères, tu es notre chère soeur, tu t’occupes de nous comme une mère le ferait. Mais un homme a des yeux et un coeur et ne peut résister longtemps devant la beauté et la grâce. Je vais te l’avouer sans grands discours. Nous t’aimons tous, chère princesse. Choisis parmi nous selon tes sentiments. Les autres ne se fâcheront pas, et tu resteras leur soeur comme avant.
– Je vous aime tous, autant les uns que les autres, répondit doucement la princesse, vous m’avez si bien accueillie ! Vous êtes sages et courageux, mais j’ai déjà donné ma parole au prince Yélissi que j’aime de tout mon coeur. Le silence s’installa dans la pièce. Puis, soudain, les sept frères éclatèrent de rire.
– Princesse, dit l’un d’entre eux, excuse notre bêtise. Nous ne savions pas que tu étais fiancée. Oublie ce que nous t’avons dit. Nous serons tes frères fidèles. Pendant tout ce temps, au palais, la tsarine était toujours fâchée avec son miroir. Mais ses flatteries lui manquaient. Aussi le sortit-elle de dessous son lit.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle, répondit le miroir, c’est la jeune princesse qui vit chez les sept frères dans une maison de l’autre côté de la forêt. La tsarine enragea, ses cris retentirent dans tout le palais.
– Infâme traîtresse ! hurla-t-elle à l’adresse de Tchernoukha qu’elle avait fait appeler. Comment as-tu pu me mentir avec tant d’effronterie ? Pars sur-le-champ dans la maison des sept frères ! Et fais disparaître la princesse ou je te mets dans les mains du bourreau ! Tchernoukha, affolée, n’avait plus qu’à obéir. Elle se déguisa en vieille religieuse et partit pour la forêt. La princesse était assise près de la fenêtre et regardait dehors en rêvant, quand le chien se mit à aboyer. Lui, d’habitude si calme, hurlait comme un loup en voyant venir une vieille religieuse. Elle se leva pour calmer l’animal, mais rien n’y fit. Il grogna même quand elle voulut s’approcher de la religieuse pour lui donner un morceau de pain.
– Qu’as-tu aujourd’hui, mon chien ? s’étonna la princesse. Laisse-moi passer, tu ne me reconnais plus ? Mais le chien grognait toujours, tous crocs dehors. La princesse n’eut pas d’autre solution que de lancer le morceau de pain à la vieille femme par-dessus la tête du chien enragé.
– Dieu te protège, murmura la religieuse. J’ai quelque chose à te donner en échange de ton morceau de pain. Elle sortit de dessous son habit une belle pomme rouge et la lança à la jeune fille.
– Bon appétit ! dit-elle. Tu verras, cette pomme est douce et juteuse. Puis, elle fit demi-tour et repartit vers la forêt. La princesse rentra dans la maison, suivie par le chien qui grognait toujours.
– Tais-toi, mon chien ! Calme-toi, dit-elle distraitement en s’asseyant a son rouet. Elle regarda la pomme brillante qui sentait si bon. Elle la coupa en deux. A l’intérieur se cachait une belle étoile de graines brun foncé. « Cette étoile va sûrement m’apporter du bonheur », se dit la jeune fille. Et elle croqua dedans. Dans l’instant même, elle poussa un petit cri et tomba par terre. Les sept frères revinrent bientôt de la chasse. Ils appelèrent leur soeur chérie, mais, à leur grande surprise, elle ne répondit pas. Le chien se mit à hurler à la mort sur le seuil de la porte.
– Vite, mes frères ! s’écria le plus âgé. Il est arrivé quelque chose ! Ils se précipitèrent à l’intérieur de la maison et découvrirent la jeune fille couchée à terre. Elle ne bougeait plus, ne respirait plus.
– Réveille-toi, petite soeur ! dirent-ils tous ensemble en lui caressant les joues et en arrosant son front de larmes. Le chien grogna de nouveau. Il attrapa la pomme qui avait roulé sous le banc et y planta ses crocs avec rage. Il hurla de douleur et s’effondra. Les frères comprirent alors que la pomme était empoisonnée. Ils s’agenouillèrent à côté de la princesse et se mirent à prier. Puis, ils l’enveloppèrent dans un suaire, posèrent son corps sans vie sur un lit et l’ornèrent des plus belles fleurs de la prairie. Ils veillèrent pendant trois jours et trois nuits. Tout au long de ces heures, ils espéraient que leur soeur allait se réveiller et que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar. Le quatrième jour, ils couchèrent le corps de la princesse dans un cercueil en pur cristal et le portèrent dans la forêt. Ils ne voyaient plus rien à travers leurs larmes et trébuchaient sans cesse, mais ils parvinrent néanmoins dans un labyrinthe de rochers où ils plantèrent six colonnes, sur lesquelles ils suspendirent le cercueil avec des chaînes d’or.
– Dors, chère soeur, belle princesse. Ton prince Yélissi ne te prendra plus jamais dans ses bras, ton aimable sourire ne nous enchantera plus. Dors, soeurette, tu appartiens à Dieu désormais. Au palais, la tsarine se regardait dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– C’est toi, ma maîtresse, répondit celui-ci. La méchante femme se mit alors à danser et à tourbillonner comme un vol de papillons multicolores. Le prince Yélissi était accablé par le chagrin. Il errait de par le monde. Certains le prenaient pour un fou, d’autres riaient de lui, mais rien n’altérait son désir de retrouver sa bien-aimée. Un jour, épuisé par une longue marche, il s’allongea dans l’herbe, les yeux levés vers le ciel.
– Cher soleil, murmura-t-il, tu voyages du matin au soir, tu regardes la fourmilière humaine, tu peux voir chaque coin perdu de la terre, aie pitié de moi. N’as-tu pas vu quelque part la jeune princesse, ma belle fiancée ? Le soleil secoua sa tête dorée.
– Je suis vraiment désolé, répondit-il, mais je n’ai vu ta belle fiancée nulle part. Qui sait si elle est encore en vie… Peut-être qu’elle se cache pour je ne sais quelle raison, peut-être veut-elle tout simplement te faire souffrir un peu. Ou peut-être encore ne sort-elle que de nuit… Demande à la lune, elle voit tout ce qui se passe la nuit. Le jeune prince remercia le soleil et attendit patiemment la venue de la nuit.
– Lune, appela-t-il dès qu’elle se montra au-dessus des montagnes, voyageuse nocturne, tu marches dans la foule des étoiles, tu chasses les ombres noirs de la nuit, tu vois tous les coins sombres. N’as-tu pas aperçu ma belle fiancée ? Mais la lune secoua sa chevelure argentée.
– Je suis désolée, dit-elle tristement, mais je ne l’ai pas vue. Peut-être est-elle passée au moment où le vent m’a soufflé de la poussière dans les yeux. Lui qui est partout te sera sûrement de bon conseil. Yélissi partit aussitôt à la rencontre du vent :
– Vent, cher vent ! lui dit-il. Tu chasses les nuages dans le ciel et les vagues à la surface de la mer, tu passes à travers chaque fente, tu sais tout, tu as été partout. N’as-tu pas vu ma chère et belle fiancée ?
– Je suis navré de t’apprendre une si mauvaise nouvelle, dit le vent en soupirant. J’ai vu ta fiancée. Elle repose dans un cercueil de cristal au coeur d’un labyrinthe de rochers. Elle est pâle et inanimée. Et le vent s’envola au loin, laissant le prince à son chagrin. Celui-ci resta longtemps immobile, foudroyé par la douleur, puis il réunit ses dernières forces pour monter sur son cheval et partit chercher la tombe de sa fiancée. Il voulait voir encore une fois son beau visage et lui faire un dernier adieu. Son voyage fut long et difficile, mais il finit, un jour, par arriver en vue du labyrinthe de rochers. Dans le cercueil de cristal, suspendu par des chaînes d’or, reposait la belle princesse. Elle avait l’air de dormir. Le prince ne put retenir son chagrin. Il se jeta sur le cercueil et frappa de ses poings avec une telle violence que le cristal se brisa. La belle princesse soupira et ouvrit les yeux !
– J’ai dormi si longtemps ! s’étonna-t-elle. Elle trembla et tendit les bras vers Yélissi qui la serra contre son coeur, la couvrit de baisers, puis la souleva et l’emmena très loin du labyrinthe de rochers, dans une prairie inondée de soleil. Quelques instants plus tard, ils galopaient ensemble vers la cour du tsar. La tsarine, comme chaque matin, contemplait son reflet dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ?
– La plus belle est la jeune princesse, répondit le miroir. La tsarine poussa des cris de démente et jeta au loin son miroir qui alla se briser contre un mur. Puis elle sortit de sa chambre et se trouva face à la jeune princesse. Elle était plus belle que jamais, et l’éclat de cette beauté fut si intense que la tsarine ne put le supporter. Son coeur jaloux et méchant s’arrêta de battre. Elle tomba par terre comme une herbe coupée. Que vous dire de plus ? La noce fut magnifique, on dansa, on se régala de plats exquis, on but de délicieuses boissons rafraîchissantes. Le soleil en personne souhaita bonheur et amour au prince Yélissi et à sa belle et tendre femme. J’y étais, mais le lendemain à l’aube, je suis reparti de par le monde.

Le pêcheur et le petit poisson doré

Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue que même les plus pauvres auraient refuser d’occuper, mais eux ne s’en plaignaient pas. Depuis trente-trois ans, le vieil homme et sa femme étaient heureux ensemble. Parfois ils se chamaillaient, mais cela n’avait jamais beaucoup d’importance. Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu’il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Dans la vie, les mauvaises périodes alternent avec les bonnes. Or, au moment où commence cette histoire, rien n’allait. C’était comme si tous les poissons de la mer étaient partis vers d’autres océans. Le vieil homme avait beau s’obstiner, il ne pêchait plus rien. Un matin, il jeta son filet, mais ne remonta à la surface que de la boue.
– Qu’est-ce que cela veut dire ! marmonna-t-il, furieux, en lançant à nouveau son filet.
– Aie, Ô, que c’est lourd ! souffla-t-il soudain plein d’espoir. Mais dans le filet, il n’y avait qu’un tas d’algues vertes.
– Je vais essayer une troisième fois, se dit-il, en pensant à sa femme qui n’avait rien à manger. Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l’eau en tentant de le sortir. Il mobilisa toutes ses forces, tira, tira… Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il ne vit frétiller au milieu des mailles qu’un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s’il était d’or pur.
– Maudit poisson ! se lamenta le pêcheur. Ma femme va t’avaler en une bouchée et moi, je n’aurai même pas une écaille à me mettre sous la dent !
– Laisse-moi retourner dans la mer, dit alors le poisson, je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux. Le vieil homme sursauta. Depuis le temps qu’il était pêcheur, il n’avait jamais entendu un poisson parler !
– Eh bien, soit, va-t’en ! Nage où bon te semble, dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. De toute façon, on se serait étranglé avec tes arrêtes ! Il se faisait déjà tard. Le vieil homme ramassa son filet et rentra chez lui. Sa femme l’attendait. Les casseroles vides étaient posées près du feu. Le vieil homme ne savait pas quoi faire pour la consoler. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré qui parlait d’une voix si douce.
– Il m’a promis d’exaucer chacun de mes voeux, lui dit-il, mais rien ne m’est venu à l’esprit.
– Quel imbécile tu fais ! s’écria-t-elle. Rien ne t’est venu à l’esprit ! Tu pouvais au moins demander un baquet neuf, le nôtre a plus de trous que tes chaussures ! Retourne au bord de l’eau et demande cette faveur à ton petit poisson doré ! Il n’y avait rien à répliquer, le vieil homme retourna sur le rivage. En chemin, il se répétait sans cesse le souhait de sa femme pour ne pas l’oublier.
– Poisson, joli petit poisson doré, appela-t-il en direction des vagues. Viens, je t’en prie, je dois te parler. La mer s’agita et le petit poisson doré sortit des profondeurs. – Tu en fais du bruit, dit-il, je ne suis pas sourd. Aurais-tu un souhait à formuler ? N’aie pas peur, exprime ton voeu le plus secret. Je t’ai donné ma parole et je la tiendrai. – Ne te fâche pas, soupira le vieil homme. Ma femme n’est pas contente, elle dit que nous avons besoin d’un baquet et que j’aurais pu te le demander. Si tu n’en trouves pas un neuf, qu’importe, du moment qu’il n’ait pas de trou.
– Sois tranquille, dit gentiment le poisson, un baquet se trouve facilement. Rentre chez toi. Le pêcheur rentra chez lui en sautillant comme un jeune homme. Sa femme allait être contente. En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d’avoir l’air réjouie, elle était furieuse.
– Quel idiot ! Quel âne ! Quel bon à rien ! hurla-t-elle en plongeant son bras dans l’eau pour y chercher un chiffon qu’elle lui jeta à la figure.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda le vieil homme stupéfait. Depuis trente-trois ans que nous vivons ensemble tu n’as jamais été comme ça !
– Tais-toi, triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ? Regarde dans quel état est la nôtre. A quoi nous sert d’avoir un nouveau baquet, nous n’allons tout de même pas habiter dedans ! Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer.
– Poisson, joli petit poisson doré, murmura-t-il.
– Que me veux-tu ? répondit le petit poisson d’une voix douce.
– Ne te fâche pas, gentil poisson, bredouilla le vieil homme, mais ma femme désire une maison neuve. Elle ne fait que se lamenter et me traite d’idiot.
– Une maison n’est pas un prix trop élevé pour m’avoir sauvé la vie, répondit aimablement le poisson. Rentre chez toi, j’espère que ta femme sera satisfaite. Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. Quelle ne fut pas sa stupeur de voir, à la place de leur vieille masure en terre battue, une belle maison de bois avec un toit solide, une cave et un grenier. Sa femme l’attendait à l’entrée, assise sur un banc.
– N’as-tu donc pas de cervelle ? vociféra-t-elle. Sa colère était si grande qu’elle faisait des étincelles et c’est miracle si le vieux pêcheur ne prit pas feu.
– Qu’ai-je encore fait ? s’étonna-t-il. N’as-tu pas ce que tu voulais ?
– Tu n’es qu’un nigaud ! Demander au poisson une maison, alors qu’il t’a dit qu’il exaucerait n’importe lequel de tes voeux ! Qu’il garde sa maison, je préfère un château !
Le pauvre pêcheur tremblait maintenant de peur devant sa femme. Elle qui était si calme et gentille s’était transformée en furie. Plongé dans ces pensées, le vieil homme retourna vers la mer. Qu’allait penser le poisson ? se demandait-il avec inquiétude. Pour se redonner courage, il se dit que le poisson ne le mangerait pas et que ce serait bien pire s’il rentrait à la maison sans avoir contenté sa femme.
– Poisson, joli poisson, appela-t-il d’une voix timide.
– Que veux-tu encore ? demanda le poisson doré quelques instants plus tard. N’ai-je pas exaucé ton voeu ?
– Si, bredouilla le pauvre pêcheur, mais ma femme n’est pas contente. Elle ne veut plus d’une maison, elle veut un château. Elle veut porter des habits de velours et de soie, avoir de la vaisselle d’or et des verres de cristal, elle veut être entourée de valets… Elle mériterait une correction, mais je n’ose pas.
– Tu es un brave homme, dit le petit poisson. Retourne chez toi, ta femme sera satisfaite. Et sur ce, il disparut dans les vagues bleues de la mer. Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d’albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets et, jamais satisfaite, les giflait ou leur tirait les cheveux pour se faire obéir. Le vieil homme ne voulut pas en croire ses yeux. Le spectacle était trop affligeant.
– C’est moi, lui dit-il d’une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. Es-tu satisfaite maintenant ? La vieille femme le regarda avec mépris.
– Que veux-tu, misérable ? Retourne à l’écurie ! Change le fumier, porte de l’eau et de la nourriture aux chevaux. Quand tu auras fini, tu pourras dormir avec eux sur la paille. Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu’était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l’écurie. Une semaine passa… puis une autre… Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Elle changeait de vêtements à longueur de journées et passait son temps à s’admirer dans les miroirs. Les domestiques étaient intarissables de compliments, mais tous, dans son dos, disaient du mal d’elle. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l’écurie.
– Par ta faute, dit-elle d’une voix désagréable, je ne suis qu’une comtesse insignifiante. Si tu avais eu un peu de plomb dans la cervelle, tu aurais demandé au poisson de me faire tsarine. Il n’est pas trop tard pour bien faire, retourne au bord de la mer !
– Tu es devenue folle ? s’écria le vieil homme avec colère.
– Tais-toi, déguenillé ! répliqua sèchement la méchante femme. Comment oses-tu parler de cette façon à ta maîtresse ? File ! Ou tu seras fouetté ! Le pauvre pêcheur n’avait plus qu’à obéir.
– Poisson, joli poisson doré, murmura-t-il. Je suis si confus… mais ma femme voudrait plus encore…
– Que veut-elle ? demanda aussitôt le poisson.
– Ma femme veut devenir tsarine, dit-il en rougissant de honte.
– Je vais t’aider, répondit le poisson, ayant pitié du brave homme. Ta femme veut devenir tsarine, elle le sera, mais c’est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d’elle. Le pauvre pêcheur n’eut même pas le temps de le remercier, le petit poisson doré avait disparu dans les vagues.
– Ce serait vraiment un comble si ma femme me traitait d’imbécile, pensait-il en rentrant chez lui tout heureux. Au détour du chemin, il resta soudain comme pétrifié. Devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux. Le vieil homme gravit l’escalier monumental et entra dans une vaste salle de réception. Trônant au bout d’une longue table, au milieu de comtes et de comtesses, sa femme tenait à pleine main, comme un sceptre, une énorme cuisse de canard. Un serviteur remplit son verre d’un vin de belle couleur, puis s’inclina jusqu’au sol. La vieille femme mangeait bruyamment, en claquant la langue, puis essuyait sa bouche grasse à même sa jupe. Le vieil homme était si heureux qu’il eut envie de rire.
– Tsarine, dit-il avec respect, j’espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts et que vous me laisserez une place à votre table. Pauvre vieillard ! Il n’était pas au bout de ses peines.
– Disparais de ma vue, misérable ! hurla la vieille femme à son adresse. Ne vois-tu pas que je gouverne ? Elle claqua des doigts et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors. Une semaine passa… puis une autre… et la vieille femme se lassa d’être tsarine. Elle ordonna aux gardes d’aller chercher son mari.
– Retourne voir ton poisson doré, hurla-t-elle dès qu’il eut franchi la porte, et dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! Le poisson doré sera mon serviteur. Le vieil homme n’osa pas répliquer. Il s’inclina et sortit. Il marcha très lentement jusqu’au bord de la mer et s’assit sur la grève. Que faire ? Il avait honte, mais n’avait pas d’autre solution que d’obéir à sa femme. A voix basse, il appela le poisson. L’horizon devint noir comme l’encre, le vent hurla et la mer se déchaîna. – Que me veux-tu encore ? demanda le poisson en colère.
– Ma femme est certes un peu bizarre, mais personne n’est parfait, bredouilla le vieux pêcheur. Pourrais-tu encore une fois exaucer son voeu ? Elle désire devenir la reine de la mer et que tu sois son serviteur. Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l’eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
– Ma femme va être contente, se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu. Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n’y avait plus qu’une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères. La vie est ainsi faite : qui veut trop, n’a rien.

Le tsar Clairsoleil et son fils

Il y a longtemps, dans une pauvre chaumière, vivaient trois soeurs, toutes plus belles les unes que les autres. Elles étaient courageuses et travaillaient du matin au soir. Leur maison était propre et accueillante, ce qui ravissait leur grand-mère Bazilicha, qui aimait rester assise près du poêle à ne rien faire. Un soir, comme à leur habitude, les trois soeurs filaient le lin à leur rouet quand l’aînée, s’abandonnant à la rêverie, murmura :
– Quel bel homme que le tsar Clairsoleil ! On dit qu’il cherche une épouse, gracieuse et travailleuse. S’il pouvait me choisir, je cuisinerais moi-même notre banquet de mariage et j’y inviterais le peuple tout entier.
– Moi, dit la cadette en riant, je fabriquerais une toile très fine et j’offrirais du drap au peuple tout entier.
– Moi, soupira la benjamine, je donnerais tout simplement à mon époux un beau fils, plein de santé. Or, comme le hasard fait bien les choses, le puissant tsar Clairsoleil, qui passait par là, entendit les propos des trois soeurs par la fenêtre restée ouverte et en fut fort ému. Sans hésiter, il entra dans la chaumière.
– C’est toi que je veux pour épouse, dit-il en tendant les bras vers la benjamine. Quant à vous, chères et douces soeurs, vos voeux seront exhaussés. Tu pourras filer le lin tout le jour, dit-il à l’une, et toi préparer tous mes banquets, dit-il à l’autre. Ce qui fut dit fut fait. Le tsar emmena les trois soeurs au palais, l’une tissa des toiles d’une grande finesse, l’autre prépara des mets délicieux et la troisième, devenue tsarine, attendit un enfant. Mais par malheur, le pays fut attaqué par l’ennemi. La mort dans l’âme, le tsar Clairsoleil dut quitter sa femme et partir défendre son pays. Le temps passa et, un jour, la tsarine donna naissance à un très beau garçon en pleine santé. Sans plus attendre, elle écrivit à son époux pour lui apprendre la bonne nouvelle. Mais la naissance de cet enfant ne réjouissait pas tout le monde. Les deux aînées, devenues jalouses du bonheur de leur cadette, voulurent lui nuire.
– Comment faire ? demandèrent-elles à la vieille Bazilicha, jalouse elle aussi.
– C’est facile, répondit celle-ci. Nous allons faire boire le messager et, quand il sera ivre, nous échangerons la lettre de la tsarine contre une autre. Elles firent ce qu’elles avaient convenu. Quand, sur le champ de bataille, le tsar Clairsoleil lut le message, il faillit devenir fou de douleur. Il y était écrit : « Grand tsar, hier, ta mauvaise épouse t’a donné un successeur. Mais ce n’est ni un fils, ni une fille, c’est un monstre mi-grenouille mi-souris. Nous ferons ce que tu nous ordonneras. » La douleur du tsar fit bientôt place à la colère, mais son amour pour la belle tsarine lui fit reprendre ses esprits. « N’agissez pas dans la hâte, écrivit-il à ses conseillers. Je déciderai moi-même que faire de l’enfant quand je reviendrai de guerre. » Le messager chevauche sur son cheval rapide en cachant sur son coeur le précieux message du tsar. Mais, ô malheur, la vieille et méchante Bazilicha l’attendait aux portes de la ville. Elle l’attira dans une taverne et le fit boire. Elle le fit boire tant et tant que, devenu inconscient, il ne se rendit pas compte qu’elle ouvrait sa chemise pour prendre la lettre du tsar et la remplacer par une autre. C’est un message cruel que lurent les conseillers du tsar. « Moi, Clairsoleil, je vous fais part de ma volonté : jetez dans les vagues de l’océan l’enfant et sa mère. Ceci est un ordre, exécutez-le ! » Les conseillers furent horrifiés. Mais que pouvaient-ils faire ? La volonté du tsar était sacrée. A pas lents, la mort dans l’âme, ils se dirigèrent vers les appartements de la tsarine. Ils ne se laissèrent dissuader ni par les larmes de la jeune femme, ni par le merveilleux sourire du petit garçon. Ils firent construire un grand tonneau, y enfermèrent la mère et l’enfant et le firent jeter dans les vagues de l’océan. Mais le tonneau ne sombra pas, il flotta, emportant au loin la tsarine et son petit garçon. La jeune femme serrait fort son enfant et les larmes qui coulaient de ses yeux inondaient le visage du petit tsarévitch. Comme elles étaient chaudes, et pleines d’amour, elles firent grandir l’enfant. Il devint très vite un jeune homme beau et intelligent.
– Belles vagues qui parcourez l’étendue de la mer, supplia-t-il, ayez pitié de la tsarine et du jeune tsarévitch. Emmenez-nous vers la rive, épargnez nos pauvres vies ! La mer alors se souleva et une grosse vague rejeta le tonneau vers une plage déserte. Il roula sur le sable mouillé. Une dernière larme de la tsarine coula sur le visage du tsarévitch et il y trouva les forces nécessaires pour soulever le couvercle du tonneau et le faire éclater en mille morceaux. Ils avaient voyagé au gré des flots, pendant des jours et des jours et ils étaient affamés. Le tsarévitch coupa les deux branches du seul arbre qui poussait dans cette île déserte. De l’une il fit un arc, de l’autre une flèche. Il enleva de son cou le cordon auquel était pendue une croix et l’utilisa pour tendre son arc. Puis, avec son arme de fortune, il partit à la chasse. Il marcha, escalada des rochers, longea la grève sans rencontrer âme qui vive. Soudain, il entendit des cris perçants venant de la mer. C’étaient ceux d’un beau cygne blanc. Un énorme rapace, serres ouvertes, tournait et s’apprêtait à fondre sur lui. Le tsarévitch eut pitié du cygne, il banda son arc et transperça le corps du rapace de sa flèche. L’oiseau, touché en plein coeur, s’abattit dans l’eau comme une pierre. Réunissant ses dernières forces, il ne réussit qu’à griffer le cou élancé du cygne avant de disparaître dans les profondeurs de la mer. Puis, ce fut le silence. Le tsarévitch soupira. Il venait de perdre son unique flèche.
– Ne regrette rien, lui dit alors le cygne. Je te remercie de m’avoir sauvé la vie. Tu viens de tuer un méchant sorcier. Moi non plus, je ne suis pas ce que tu crois. Je saurai te récompenser. Je te viendrai toujours en aide. Bientôt tous tes soucis prendront fin. Le cygne battit lourdement des ailes et s’envola vers l’horizon rougi par le soleil couchant. Le jeune homme prit le chemin du retour, triste de n’avoir rien trouvé à donner à manger à sa mère. Mais celle-ci ne lui fit aucun reproche et l’accueillit avec un sourire. La nuit tombait et tous deux s’allongèrent sur le sable pour dormir. Le tsarévitch fut réveillé par les premiers rayons du soleil. Il n’en crut pas ses yeux : devant lui s’élevaient de puissants remparts, deux tours blanches comme l’écume de la mer, un palais aux coupoles dorées et des églises aux toits argentés. Tout excité, il réveilla sa mère.
– Mère, ma chère mère, dit-il en la prenant par la main, le cygne blanc a tenu parole. Tous nos soucis vont prendre fin. Entrons dans cette ville magnifique, les gens ne nous laisseront sûrement pas mourir de faim. Dès que la tsarine et son fils franchirent les portes de la ville, les cloches se mirent à sonner à tout rompre. Une foule enthousiaste accourut de tous côtés et les popes à genoux remercièrent le ciel. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés. Des carrosses descendirent des comtes et des chevaliers qui s’inclinèrent respectueusement devant le jeune homme et sa mère. Entouré de religieux en grande tenue, le patriarche en personne déposa une couronne finement ciselée de pierres précieuses sur la tête du tsarévitch et, lui donnant sa bénédiction, il l’amena jusqu’à un trône d’or et le fit asseoir. Et c’est ainsi, comme dans un rêve, que le jeune homme devint le maître de la ville aux tours dorées et prit le nom de Kvidon. Le temps passa et, un jour, apparurent à l’horizon les voiles blanches d’un navire. A son bord, les marins étonnés regardaient fixement devant eux, sans en croire leurs yeux.
– Ne nous sommes-nous pas trompés de chemin ? demanda l’un d’entre eux. Cette île a toujours été déserte ! Regardez cette ville, ce palais aux tours blanches et aux coupoles dorées ! Un tir de canon ordonna au navire de jeter l’ancre dans le port et son capitaine n’osa pas refuser. Dès que les marins mirent pied à terre, des messagers s’approchèrent d’eux, leur annonçant que le puissant seigneur Kvidon désirait les recevoir. Au cours du généreux banquet qui leur fut offert, le jeune tsarévitch posa mille questions. Il demanda à ces hommes d’où ils venaient, quelles terres ils avaient parcourues, quelles mers ils avaient traversées, quelles marchandises ils transportaient et à quoi ressemblait le pays de l’autre côté de l’horizon.
– Nous avons navigué tout autour de la terre, répondirent les marins en se vantant. Nous avons acheté des peaux de rennes, des peaux d’hermines blanches comme la neige et d’autres de renards polaires. Si le vent continue de souffler dans nos voiles, nous serons bientôt arrivés sur l’île de Bayan, puis nous naviguerons vers l’est en direction de l’empire du grand tsar Clairsoleil. Kvidon poussa un soupir et but une gorgée d’eau pour faire passer l’amère tristesse qui lui serrait la gorge.
– Bon vent, courageux marins ! dit-il enfin d’une voix ferme. Transmettez au tsar Clairsoleil les salutations cordiales du seigneur Kvidon. Puis il accompagna ses hôtes jusqu’au port. Longtemps, il suivit du regard les voiles blanches du navire. Quand il les vit disparaître, les larmes lui montèrent aux yeux. L’une d’elle tomba dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut sur les vagues.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il. Que regardes-tu à l’horizon ?
– Le navire qui a disparu au loin a emporté une partie de mon coeur. J’aimerais retourner dans mon pays et voir le visage de mon père.
– Ne désespère pas, jeune et beau tsarévitch. Si tu le veux, je te transformerai en moustique. Tu voleras jusqu’au navire, tu te cacheras dans une fente de la coque et pourras retourner chez toi. Le tsarévitch accepta sans hésiter. Le cygne blanc déploya ses ailes, agita la surface de la mer et arrosa le jeune homme de quelques gouttes argentées. Le tsarévitch se transforma alors en un minuscule moustique qui s’envola en sifflant vers le navire. Le vent souffla dans les voiles, le bateau vola vers la terre ferme comme un oiseau blanc. Dès que les marins jetèrent l’ancre dans le port, des messagers arrivèrent pour les inviter à la cour. Peu de temps après, ils s’inclinaient devant le grand Clairsoleil. Son trône était d’or, la salle de réception brillait des mille flammes des chandelles, mais les yeux du tsar étaient plus sombres que le fond de l’océan. Les soeurs de la tsarine, la jalouse fileuse et la mesquine cuisinière, étaient assises à côté du trône. Bazilicha se pavanait.
– D’où venez-vous ? demanda le tsar avec gentillesse. Quels pays avez-vous visités, quelles mers parcourues, quelles merveilles avez-vous admirées ? Les marins racontèrent leur voyage et la plus étrange chose qu’il leur soit arrivée :
– Il y avait jadis, en pleine mer, une île déserte qui n’était rien qu’un amas de rochers au milieu des vagues. Et cette fois-ci, ô miracle, d’imposants remparts s’y élevaient vers le ciel. Il y avait un magnifique palais aux tours blanches et aux coupoles dorées. C’est là que vit le seigneur Kvidon et sa douce et tendre mère. Sache, grand tsar, que ce seigneur t’envoie ses cordiales salutations. Une lueur traversa les yeux du souverain.
– Je souhaiterais voir ce pays mystérieux avant de mourir, dit-il dans un soupir, et je rencontrerais avec plaisir le seigneur Kvidon. Bazilicha et les méchantes soeurs furent saisies par un mauvais pressentiment.
– Tout cela n’est rien ! s’exclama la rusée cuisinière. Ecoutez quelque chose de plus merveilleux encore ! Quelque part dans la forêt profonde il y a un sapin, sous le sapin se trouve une grotte étroite, dans cette grotte vit un écureuil doré qui casse des noisettes dorées. Et dans chaque noisette dorée, l’écureuil trouve un diamant gros comme un poing ! A cet instant, le moustique tournoya autour de la tête de la cuisinière et la piqua à la paupière. Son oeil entier gonfla comme une pastèque mûre. La vieille Bazilicha enleva sa chaussure et leva la main pour en frapper le moustique, mais avant qu’elle ait eu le temps de l’écraser, il s’envola très loin de l’autre côté de la mer. Kvidon rentré chez lui n’était plus qu’un corps sans âme, la tristesse l’avait envahi. Souvent, il venait sur la grève et regardait au loin.
– Pourquoi es-tu triste ? lui demanda un jour le cygne blanc. Kvidon lui raconta la merveille de la forêt lointaine. Sous un sapin au milieu de cette forêt se cache une petite grotte et dans cette grotte un écureuil casse des noisettes dorées dont les fruits sont des diamants.
– Ne te tourmente pas, lui dit le cygne, je connais cette histoire. Il se peut même qu’il s’y cache un peu de vérité. Le cygne battit lourdement des ailes et disparut. Le jeune homme s’apprêtait à faire demi-tour quand, soudain, il s’arrêta pétrifié. Un très haut sapin se dressait devant les portes du palais. Dans ses racines entremêlées se trouvait l’entrée d’une grotte, d’où sortait la tête d’un petit écureuil qui cassait des noisettes dorées contenant des diamants brillants de mille feux. Déjà les gens se pressaient tout autour et la foule murmurait d’excitation. Kvidon remercia le cygne blanc de ce merveilleux cadeau et ordonna au meilleur de ses architectes de bâtir une maison transparente de pur cristal pour le petit animal. Des gardes se relayèrent à son entrée jour et nuit. La plus travailleuse des servantes de la cour reçut pour tâche de soigner le petit écureuil, de lui procurer de douces noisettes et de lui préparer de délicieux gâteaux au miel. Le gardien du trésor en personne eut l’honneur de compter quotidiennement les diamants. Il y en eut très vite tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils formèrent une véritable colline. L’île brillait comme seul le soleil peut le faire. Les marins qui passaient au loin s’interrogèrent sur cette étrange clarté qui les forçait à se protéger les yeux.
– La mer aurait-elle pris feu ? demandait l’un. Est-ce une éruption de volcan ? demandait l’autre. Autant de questions qui restèrent sans réponse jusqu’à ce qu’un tir de canon, leur ordonnant de venir jeter l’ancre au port, leur fit reconnaître la ville aux tours blanches et aux coupoles dorées, la cité du seigneur Kvidon. Comme la première fois, les marins furent invités au palais et Kvidon se montra curieux de leurs aventures.
– Le voyage a été bon, raconta le capitaine. Nous avons acheté sur les rives du Don un troupeau entier de chevaux et, poussés par les vents, nous naviguons à présent vers le pays du tsar Clairsoleil, à l’est de l’île Bayan.
– Transmettez mes sincères pensées au grand tsar, dit le jeune seigneur en souriant tristement. Les marins se régalèrent d’un somptueux festin, puis le jeune Kvidon les raccompagna jusqu’au port. Il resta longtemps à regarder le bateau s’éloigner et, quand celui-ci disparut à l’horizon, une larme chaude coula de ses yeux et tomba dans la mer. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– Mon père me manque, répondit le jeune homme. Je voudrais tant revoir visage.
– Rien de plus simple. Je vais te transformer en mouche et tu pourras voler jusqu’au bateau. Le cygne battit des ailes et arrosa le jeune homme d’une pluie argentée. Kvidon se transforma aussitôt en insecte et alla se cacher dans une fente de la coque du bateau. Le vent fut propice et le voilier arriva bientôt à bon port. Les marchands et les courageux marins furent invités au palais. La petite mouche vola à leur suite. Dans la vaste salle dorée, tous s’inclinèrent profondément devant le grand tsar Clairsoleil. Kvidon remarqua l’infinie tristesse de son père, son regard sombre, qui exprimait une profonde solitude. Par contre, la maligne cuisinière, qui avait toujours l’oeil gonflé par la piqûre du moustique, ainsi que sa soeur la fileuse et la vieille Bazilicha, se rengorgeaient de leur position à la cour. Le tsar salua aimablement les navigateurs et les emmena lui-même vers les tables richement garnies. Au cours du dîner, ils les interrogea sur leur voyage.
– Depuis le temps que nous parcourons les mers, nous avons vu beaucoup de choses étonnantes, raconta l’un des marins, mais cette fois une merveille nous a coupé le souffle. Jadis, au large, se dressait une île rocheuse et déserte. On ne sait par quel miracle de magnifiques coupoles dorées et des tours blanches se sont dressées vers le ciel. Mais ce n’est pas tout ! Aux portes du palais, il y a maintenant une maison en pur cristal, où un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils forment une véritable colline qui brille au loin comme seul le soleil peut le faire. Des ministres du trésor et de nombreux écrivains publics essaient d’en faire le compte sans jamais y arriver. D’ailleurs, cela a peu d’importance, car chacun peut se servir comme il l’entend. Dans ce pays, chacun des sujets possède autant que son seigneur. On n’y connaît ni l’envie ni la jalousie, on ne sait pas ce qu’est la guerre. Le peuple entier chérit son seigneur, le jeune et beau Kvidon, qui nous a demandé de te transmettre ses pensées les meilleures.
– J’aimerais beaucoup voir cet endroit et rencontrer ce jeune seigneur, dit le tsar en hochant la tête. Les deux méchantes soeurs et leur grand-mère eurent un mauvais pressentiment. Elles chuchotèrent entre elles, bien décidées à trouver un moyen pour empêcher le tsar d’entreprendre ce voyage.
– Même si vous n’avez pas menti et que vous avez vu ce miracle de vos propres yeux, dit la soeur fileuse en éclatant de rire au nez des marins, ce que je vais vous raconter est bien plus merveilleux que votre banale histoire. Dans un pays lointain, la mer s’ouvre parfois, l’eau tourbillonne, et des profondeurs sortent trente-trois jeunes chevaliers. Leurs armures en écaille brillent comme le ciel du petit matin. Noirfléau lui-même guide ces courageux guerriers. Que pensez-vous de ce prodige ? La petite mouche se mit alors à bourdonner et piqua cruellement la paupière de la fileuse. Son oeil se mit immédiatement à gonfler comme un ballon. La vieille Bazilicha retira sa chaussure et leva la main pour en frapper la mouche, mais celle-ci volait déjà par-dessus la mer. Le jeune Kvidon rentra chez lui sain et sauf, mais il était plus triste que jamais. Sa mère essaya en vain de le consoler. Un jour qu’il était assis sur un rocher à regarder l’horizon, une larme coula de son oeil dans la mer. Avant qu’il ait le temps de s’essuyer les yeux, le cygne blanc était là.
– Pourquoi souffres-tu, bon tsarévitch ? lui demanda-t-il. Kvidon lui parla de ce pays lointain, où la mer s’ouvre parfois pour laisser passer trente-trois chevaliers aux armures brillantes, conduits par Noirfléau en personne, le guide des tourbillons marins.
– Ne te tourmente pas, cher enfant, puisque ces chevaliers courageux sont mes propres frères. Celui qui est à leur tête, c’est mon père bien-aimé, dit le cygne avec douceur. Tu les verras très bientôt. Rentre tranquillement chez toi. Le visage de Kvidon s’illumina de bonheur. Il retourna au palais, ordonna à ses cuisiniers de préparer un banquet et se précipita au sommet de la plus haute tour. A cet instant, la surface de la mer se couvrit de sombres et sauvages vagues qui vinrent se fracasser sur les rochers. De l’écume qui jaillissait vers le ciel sortirent trente-trois chevaliers aux armures étincelantes. A leur tête se tenait un vieil homme, aux longs cheveux blancs, qui lui sourit et le salua de la main. Kvidon dévala les escaliers pour aller accueillir ses hôtes. Il s’inclina respectueusement devant eux.
– Je suis venu parce que ma fille me l’a demandé, dit le vieil homme en posant aimablement la main sur l’épaule de Kvidon. Et nous reviendrons tous les jours à l’aube. Nous sortirons du fond de la mer pour te protéger, toi et ton pays. Ainsi, tous les jours, les chevaliers revinrent. Le jeune et beau Kvidon rayonnait de bonheur. – Un voilier blanc à l’horizon ! cria un jour le gardien de la tour, à l’instant même où l’armée éblouissante disparaissait au plus profond des flots. A bord, les marins n’en croyaient pas leurs yeux. Trente-trois chevaliers aux armures étincelantes qui venaient de s’engouffrer dans la mer ! C’était un miracle ! Ils n’eurent pas le temps de se remettre de leur surprise qu’un tir de canon leur ordonnait de venir mouiller dans le port.
– Vers quels horizons vous a mené le vent ? Qu’avez-vous vu ? leur demanda Kvidon au cours du banquet.
– Nous avons fait le tour du monde, répondirent les marins. Nous revenons avec des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et du cuivre. Nous avons hâte de rentrer chez nous, à l’est de l’île Bayan, au pays du grand tsar Clairsoleil.
– Je ne vous retarderai pas, dit le seigneur Kvidon avec tristesse. Il les raccompagna jusqu’à leur navire et resta longtemps à les regarder s’éloigner. Une larme glissa sur son beau visage et tomba dans l’eau bleue. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– J’ai le mal du pays, répondit encore une fois le jeune homme, et mon père me manque. Ce voilier a emporté une partie de mon coeur. Le cygne battit la surface de la mer de ses ailes blanches et quelques gouttes mouillèrent le jeune homme. Kvidon disparut. Un petit bourdon brun et or vola vers le navire où il se cacha dans une fente de la coque. Quelques jours plus tard le voilier accostait à bon port. Clairsoleil était assis sur son trône dans un habit magnifique, mais son regard fatigué trahissait une profonde amertume. A côté de lui se tenaient les méchantes soeurs et la vieille Bazilicha.
– Dites-moi, marins, où avez-vous navigué ? demanda le tsar. Avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parier ?
– Il y a un endroit au milieu des mers où se dressaient jadis des rochers hostiles, conta l’un des marins, mais un jour, ô miracle, dans cette île déserte s’éleva une ville magnifique aux gracieuses tours blanches, aux coupoles dorées. Dans une maison en cristal, non loin des portes du palais, un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline étincelante s’élève vers le ciel. Tout cela, vous le savez déjà. Mais ce n’est pas tout. Maintenant, aux premiers rayons du soleil, la mer se couvre de vagues déferlantes, l’eau se fracasse contre les rochers, et dans l’écume blanche apparaît une armée de trente-trois chevaliers aux armures brillant de mille feux. A leur tête se tient un vieil homme aux cheveux blancs comme la neige. Kvidon, le seigneur de l’île, les accueille chaque jour. Ce pays, où tous les sujets sont riches et qui ne connaît pas la guerre, est sous la protection des forces mystérieuses de la mer. Le jeune et beau seigneur qui le gouverne t’adresse ses meilleures salutations et souhaite de tout coeur que ton peuple te chérisse. Le tsar Clairsoleil resta un long moment silencieux.
– Je voudrais tant voir ce pays avant de mourir, dit-il enfin, faire la connaissance du seigneur Kvidon et oublier mon chagrin.
– Ce ne sont que paroles déraisonnables ! s’écria la vieille Bazilicha. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ? Un vieillard à la tête d’une troupe de brigands errant aux portes de la ville en demandant la charité. Bêtises ! Moi, grand tsar, je connais un vrai miracle. Loin, très loin au-delà de sept mers, vit une belle tsarine. Elle a un visage d’ange, ses joues sont fraîches et roses et ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Sa voix est douce comme la brise. Cette jeune femme est plus belle encore que le plus beau des rêves. Entendant comment la vieille intrigante cherchait à embrouiller l’esprit du tsar, le bourdon se mit à s’agiter. Il lui piqua méchamment le nez qui se mit à gonfler et devint aussi gros qu’un melon !
– Attrapez-le, s’écrièrent les deux soeurs en levant leurs poings. Mais le petit bourdon brun et doré volait déjà par-dessus les vagues vers son île. Kvidon arriva sain et sauf chez lui, mais il était toujours aussi triste. Un jour qu’il était assis sur un rocher, une larme coula de ses yeux dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut.
– Pourquoi es-tu toujours aussi triste ? lui demanda-t-il.
– Je vis seul sans amour. Même le merle s’envole vers le ciel une merlette à ses côtés. Ma main est vide et je ne sais si la main de celle à laquelle je rêve en secret s’y glissera un jour.
– Qui est cette jeune fille à laquelle tu rêves en secret ? demanda le cygne. Je la connais peut-être.
– J’ai entendu parler d’une tsarine au visage d’ange, dont les yeux brillent comme le soleil de midi. Ses joues sont comme des roses. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Existe-t-elle vraiment ou est-ce seulement un rêve ?
– Elle existe, répondit le cygne après un moment d’hésitation. Mais réfléchis bien avant de lui dévoiler ta flamme, car elle ne désire que le véritable amour. Kvidon jura sur son honneur. Il était prêt à tout, il ferait le tour du monde si nécessaire, à travers les sept mers, dans la tempête et dans le froid, à la recherche de l’amour. Le cygne se contenta de sourire :
– Tu es plus près de ton bonheur que tu ne peux l’imaginer, dit-il avec douceur. Avec de grands battements d’ailes, il s’envola dans le ciel, puis se laissa tomber la tête la première dans un buisson d’églantiers en fleurs. Ses plumes volèrent comme des flocons de neige et il se transforma en une merveilleuse jeune fille au visage d’ange, au sourire comme l’aurore. Le jeune et beau Kvidon se jeta à genoux devant elle et embrassa ses paumes blanches. Puis, la prenant par la main, il l’emmena chez sa mère.
– Mère, ma chère mère, lui dit-il, bénis notre union, pour que nos jours coulent dans la paix, l’harmonie et le bonheur.
– Que Dieu vous accorde tout ce que vous souhaitez, répondit celle-ci émue par la beauté de la jeune fille et la joie de son fils. Les cloches des tours blanches se mirent à sonner à tout rompre, annonçant alentour la nouvelle du mariage. Les jours et les mois passèrent. Le bonheur de Kvidon était sans faille. Sa douce épouse attendait un enfant.
– Une voile blanche à l’horizon ! cria un matin l’un des gardes de la tour.
– D’où venez-vous, chers amis ? demanda le jeune seigneur aux marins qu’il avait invités à sa table.
– Les vents nous ont poussés très loin. Nous avons navigué dans de traîtres tourbillons, dans la tempête et les ouragans, jusqu’à des pays inconnus. La marée nous jetait sur les rochers et des monstres bizarres essayaient de nous attraper. Mais, Dieu merci, nous avons défié tous les dangers. A présent, nous rentrons chez nous avec de précieuses marchandises. Quand nous aurons dépassé l’île de Bayan, nous mettrons le cap à l’est, vers l’empire du tsar Clairsoleil.
– Saluez-le cordialement de ma part, dit Kvidon. Il paraît qu’il souhaite visiter mon pays, dites-lui que je serai très heureux de le recevoir. Le voilier disparut à l’horizon. Cette fois, le jeune seigneur ne pleura pas, car là où il se trouvait, il était comblé de bonheur. Quelques jours plus tard, le voilier arriva à bon port. Clairsoleil, dans son habit d’or, accueillit aimablement ses hôtes, mais son regard fatigué trahissait toujours une profonde amertume. A ses côtés se tenaient les deux soeurs aux paupières rouges et gonflées et la vieille Bazilicha au nez comme un melon mûr.
– Dites-moi, marins, avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parler ? interrogea le tsar.
– Nous avons souvent navigué là où un rocher hostile se dressait dans la mer, conta l’un des marins. Une ville magnifique aux coupoles dorées y a fleuri. Aux portes du palais, dans une maison de cristal, un écureuil casse des noisettes et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline éblouissante comme le soleil de midi s’élève jusqu’à toucher le ciel. A l’aube, la mer se soulève et, de ses vagues déferlantes qui viennent s’écraser sur les rochers, sort une armée de chevaliers en armures brillantes. A leur tête se tient un vieil homme aux longs cheveux blancs. Le puissant Kvidon les accueille. Le pays est sous la protection des forces mystérieuses de la mer.
– Vous m’avez déjà raconté tout cela, dit le tsar, ne cachant pas sa déception.
– Grand tsar Clairsoleil, ajouta le plus jeune des marins, nous avons gardé le plus beau des miracles pour la fin. Kvidon nous a présenté sa jeune épouse. Son visage est celui d’un ange, ses joues ont la couleur des roses, ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Elle est plus belle encore que le plus beau des rêves ! Le jeune et beau seigneur t’envoie ses sincères salutations et attend ta visite.
– Trouvez-moi un navire, s’écria Clairsoleil, le meilleur de tous, qui puisse sillonner les mers. Nous attendrons des vents favorables et nous naviguerons vers l’ouest. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs essayèrent en vain de dissuader le tsar mais, cette fois, rien n’y fit. La décision de Clairsoleil était ferme.
– Taisez-vous ! hurla-t-il. Je suis las de vos caquetages. Je veux rencontrer Kvidon et voir de mes propres yeux toutes les merveilles qu’on m’a racontées. Quelques jours plus tard, Kvidon regardait par la fenêtre la mer bleue et calme, que seule une légère brise agitait. Soudain, il aperçut à l’horizon des voiles gonflées, blanches comme la neige. Des navires majestueux, toute une flottille, s’avançaient vers son île. Autour des mâts, qui brillaient au soleil, tournaient des cormorans.
– Ma chère mère ! s’écria Kvidon, le coeur rempli de joie. Regardez qui arrive ! Est-ce mon père, l’homme à l’habit brillant comme les étoiles, au front resplendissant de perles, qui se tient sous le baldaquin ? Est-ce le grand tsar Clairsoleil, votre époux bien-aimé ? Une canonnade rompit le silence, les cloches sonnèrent à tout rompre. Une foule se rassembla dans le port pour acclamer le tsar. Clairsoleil posa le pied sur la terre ferme et tendit la main à Kvidon, puis, au milieu des cris de joie, il se dirigea vers le palais. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs le suivaient, tremblantes de peur. Kvidon, à les voir, se mit à rire, car il était si heureux que toute colère l’avait quitté. Aux portes du palais, les trente-trois chevaliers aux armures resplendissantes firent au tsar une haie d’honneur et Noirfléau, à la longue chevelure blanche, s’inclina profondément devant lui. Au pied du sapin qui touchait le ciel, l’écureuil dans sa maison de cristal cassait des noisettes pleines de diamants. A cet instant, l’épouse de Kvidon sortit pour l’accueillir. Le tsar n’avait jamais vu une jeune femme aussi belle. Ses joues avaient la couleur des roses. Ses yeux brillaient comme le soleil de midi. La lune se couchait dans ses cheveux et son front nacré avait l’éclat des étoiles. Elle sourit au tsar en lui tendant les bras. La mère de Kvidon s’approcha à son tour. Clairsoleil devient soudain très pâle. Rêvait-il ou était-il éveillé ? Etait-ce sa femme bien-aimée qui se tenait devant lui ? Kvidon, ce beau et fier garçon, était-il le fils qu’elle lui avait promis ? L’amertume, la peine, la tristesse disparurent en un instant de son regard, il serra sur son coeur sa femme, son fils et sa belle-fille. Et la vieille Bazilicha ? Et les méchantes soeurs ? Prises d’une peur bleue, elles s’étaient cachées derrière une armoire ! Quand on les retrouva, elles n’étaient pas belles à voir ! Sales, couvertes de toiles d’araignée, de vrais épouvantails. Le tsar, tout à son bonheur, éclata de rire en les voyant.
– Que le diable emporte ces femmes perfides ! dit-il en détournant la tête. Le festin fut joyeux. Le tsar dansa toute la nuit avec sa femme. J’y étais ! J’ai bu avec Clairsoleil et son fils bien-aimé. J’ai goûté à tous les mets délicieux. Mais j’ai repris mon chemin et, partout où je passe, je raconte cette merveilleuse histoire aux enfants.

De Charybde en Scylla

Tout a commencé par la visite médicale obligatoire du boulot. Et un gentil rappel par mail:

Nous vous rappelons qu’en cas d’impossibilité de vous rendre à la visite médicale, vous devez nous en avertir au plus tard deux jours avant la date de la visite (délai sous lequel la visite n’est pas facturée. Une visite est facturée 80 euros qu’elle soit honorée ou non). Merci de votre compréhension.
PS : N’oubliez pas d’apporter votre carnet de santé

Ok, je vais y aller, pas la peine de crier. J’arrive, c’était mardi, dans le bureau de la secrétaire.

– Bon c’est la première fois que vous venez ?
– Euh nan.
– Ben c’est pour une embauche non ?
– Euh nan.
– Ben je vous ai pas dans mes dossiers.
– Ah bon ?
– Nan. Tant pis, je vous refais un dossier.
– OK.
– Nom, prénom, tagada… (…) Vous êtes né à Saint-Germain en Laye ? Ah mais c’est que je connais bien !!!
– Cool.
– Mais sinon, c’est la première fois que vous venez ici nan ?
– Euh nan, je viens tous les ans, sinon c’est 80 bouboules alors je viens tous les ans.
– Depuis quand ?
– Depuis 2001, date de mon embauche.
– Ben je vous trouve pas.
– Oui, j’ai cru comprendre.
– C’est pas grave, je vais vous faire un nouveau dossier.
– Ben c’est pas ce qu’on vient de faire ?
– Si, mais maintenant faut que je le fasse sur papier.
– OK. Faîtes.

Sur ce, une dame en blouse blanche qui ressemble à un dalmatien dit à la secrétaire:

– On n’a pas retrouvé Monsieur ?
– Nan.
– Ben vous avez fait une recherche avec pourcentage ?
– Nan, mais c’est pas grave, j’ai refait un dossier à Monsieur.
– Oui mais pourquoi vous avez pas fait une recherche avec pourcentage?
– Mais c’est bon je vous dis, j’ai refait un dossier à Monsieur !!
– Oui mais si on a déjà un dossier, c’est dommage.
– Ah mais c’est que ça commence à m’énerver !

J’adore quand les femmes s’engueulent à cause de moi. Une troisième dame arrive, c’est le docteur. Elle ressemble à Françoise Dolto. Du coup, je rougis comme un homard[1]. Elle me regarde et me dit:

– Vous n’êtes jamais venu ?
– Euh si.
– Mais c’était pas avec moi ?
– Ben si.
– Ben ça me dit rien.
– Ben moi je suis venu plusieurs fois et c’est vous qui m’avez vu en caleçon, mais c’est pas grave hein, je ne me vexe pas.

La secrétaire arrive en criant:

– Je vous ai retrouvé !!!! Le Peru ça s’écrit en deux mots nan ?
– Ben ouais !
– Moi je l’avais écrit en un seul !!
– Bon, parfait, je peux y aller là ?
– C’est bien, j’ai pas besoin de refaire un dossier !
– Cool.
– Vous pouvez attendre dans la salle d’attente.
– Ah ben merci hein…
– Attendez, le docteur veut que vous fassiez un test.

Elle me file trois feuilles sur lesquelles on me pose des questions du genre buvez-vous plus ou moins de 4 verres d’alcool par jour ? ou alors vous sentez-vous mal dès que quelque chose ne tourne pas rond ?. Je réponds en toute honnêteté et selon les résultats, j’apprends que je ne suis ni anxieux,ni dépressif, ni alcoolique. Bon ben ça c’est une bonne nouvelle. Pendant ce temps-là, le ventilateur me souffle dans la gueule, ou plutôt dans l’oeil.
J’entre dans le cabinet.

– Bon alors, mettez les yeux dans les petits trous et dites-moi ce que vous voyez.

Je lis la ligne.

– Bien l’autre oeil.
– C’est normal que je vois deux lignes ?
– Comment ça ?
– 1 + 1 ligne.
– Ah non, c’est pas normal. Vous avez consommé ?
– Consommé quoi ?
– De l’alcool ?
– Je viens de remplir un questionnaire où je vous disais que je me mettais une murge tous les six mois et que je ne buvais jamais en temps normal et vous me demandez si j’ai consommé de l’alcool ? Je vous dis que je vois double.
– Bon c’est pas grave. Sinon, vous savez que vous avez des urines dans le sang ? Euh nan, du sang dans les urines ? Comme l’autre fois.
– Ben vous me l’apprenez.
– Et ça ne vous inquiète pas ?
– Ben c’est pas moi le médecin.
– Oui, bon. Allez vous mettre en tenue légère et mettez vous sur la table.
– En tenue légère ? Pour moi tenue légère c’est à poil. Je garde mon caleçon ?
– Oui enfin comme chez vous quoi.
– Alors à poil.
– Nan !

Je vais me déshabiller, je reviens, elle prend ma tension. 10/6.

– C’est pas beaucoup.
– Pour moi, c’est normal.
– Ramenez les jambes en l’air.

Elle me palpe les abdos.

– La vache, vous êtes musclé !
– C’est pas parce que je suis pas gros que je suis pas musclé !
– Oui enfin là, je suis surprise quand même, et puis vous avez la peau toute chaude.
– C’est à dire qu’il fait un petit peu 36°C dehors….
– Bon, vous pouvez vous rhabiller.

Elle me tend un petit papier vert et me dit au revoir. Je retourne au boulot avec une étrange sensation à l’oeil. Hier, mon oeil pleure, il gratte, gonfle. C’est certain, j’ai chopé cette saloperie chez le médecin pendant que je remplissais mes questionnaires à cause du ventilateur. Ce matin, je me réveille avec la sensation que je ne pourrais pas voir mon oeil dans la glace sans pousser un cri d’effroi. Finalement ça va, j’ai juste un coquard. Alors je me demande un truc. Est-ce qu’à cause de la médecine du travail, je peux me prendre un petit arrêt maladie ?
Notes

[1] Elle est géniale celle là, je m’adore !

Flesh like marble

Du côté du marché Saint-Pierre, lorsque finalement j’ai réussi à abandonner ma voiture sur le boulevard Rochechouard (ce qui relève de la performance un samedi), je me suis dit qu’il faudrait un jour faire un choix dans cette ville impossible qu’est Paris. Les piétons et les voitures ne peuvent pas cohabiter plus longtemps. Je me souviens d’un temps où marcher à Paris était encore agréable. Que l’on soit d’un côté ou de l’autre, la situation est impossible. Le piéton maugrée car la voiture ne laisse pas les priorités et se comporte comme un phacochère au milieu des flamands roses (la métaphore peut paraître audacieuse, car le piéton ressemble lui aussi souvent à un phacochère, mais il est susceptible). De son côté, l’automobiliste est furieux car lorsqu’un piéton s’engage, il rameute avec lui ses fâcheux congénères et lorsque le troupeau a fini sa course, le feu est passé au rouge.

J’ai fait la bêtise de prendre ma voiture et cette fois-ci, je décide qu’on ne m’y reprendra plus. Terminé. Il va falloir un jour se décider à interdire les voitures à Paris. Tout est à gagner, les piétons seront plus libres de circuler et n’énerveront plus les automobilistes, certains quartiers étant complètement saturés par les deux populations. C’est sans compter les innombrables petites ruelles où les trottoirs sont quasiment inexistants. Bref, je comprends pourquoi je n’aimais pas aller à Paris en voiture, mais ce temps est désormais révolu. Paris se fera désormais à pied.

Ce quartier est vraiment particulier et il me rappelle mon enfance lorsque ma grand-mère m’emmenait chez Reine, chez Dreyfus ou chez Moline, le trio de choc, indéfectibles icônes des acheteurs compulsifs de tissus et autres passementeries. J’aime les gens qui flânent ici, l’air détaché du touriste de passage ou concentré de celui qui fait vraiment ses courses, j’aime ces japonaises qui rient à pleines dents et ces femmes aux cheveux de jais, aux yeux sombres, ces hommes avec leurs mètres en bois qui passent leurs journées à découper du tissu et à distribuer des notes griffonnées sur des petits calepins ressemblant à des billets de tombola, j’aime ces gens qui s’engouffrent par les portes battantes, qui montent et descendent les escaliers, tâtent les tissus, déroulent des mètres de lainages, s’étonnent de la qualité des tissus ou au contraire de leur incroyable côté kitsch.

Un peu plus tard, en partant, j’emprunte la rue Caulaincourt et je passe sur le cimetière de Montmartre, un lieu au charme fou. La rue Caulaincourt a elle-même beaucoup de charme, avec ses épaisses frondaisons. Lorsque le soir commence à tomber, il y fait sombre tout de suite et tout au long de la rue au pied du Sacré-Coeur et jusqu’à la rue Custine, une ambiance de vieux Paris règne, même si les magasins sont désormais très bobo.

Dimanche, c’est dans un autre quartier que je suis allé. Descente à Rambuteau, j’ai descendu la rue de Bretagne qui n’a rien de très sympatique, si ce n’est lorsqu’on arrive devant une grande batisse fraîchement rénové. Sur le trottoir d’en face, on découvre entre deux boutiques, l’entrée d’un marché au nom étrange: le marché des Enfants Rouges. Lorsque nous passons, les gens de la voirie nettoient à grands coups de jets des monceaux de papiers et de fruits pourris, faisant monter une odeur de poisson et d’eau de javel pas très agréable. Dans les parages se trouve une vitrine qui attire mon attention. Ici, on ne vent rien, on entrepose simplement des mannequins…

mannequins

La rue vieille du temple, un peu plus loin, descend vers l’Hôtel de Ville et se rétrécit au fur et à mesure. Nous marchons un peu pour aller à notre destination. Ici, la population est beaucoup plus bigarrée qu’à Montmartre, mais tout ici semble surfait, fortement marqué par un argent facile et absolument hautain. Les gens ici ne sont pas sympathiques et portent sur leurs visages la marque de l’appartenance à une tribu dont peu de gens font partie. Pourtant, ceci n’arrive pas à gâcher l’ambiance particulière de ces rues étroites. C’est étrange.

Nous allons chez Muji, un magasin très tendance proposant des objets au design épuré, mais pas forcément très pertinent dans le choix des objets. Ce qui n’est pas cher est très gadget et ce qui est cher est souvent trop cher pour ce que c’est. Sinon, c’est toujours agréable d’aller y faire un tour, même si l’agencement des deux magasins n’est absolument pas zen et engendre des confrontations inutiles. Ne supportant plus la chaleur et le monde, je sors avec mon fils, qui ne se prive pas pour interpeler les passants et faire son clown. Il a du mal à tenir en place, mais il est tellement mignon.

muji

Il a froid aux mains et sa mère tire les manches de son pull pour les lui protéger, mais cela ne l’empêche pas de prendre son goüter sur le banc d’un parc, ni même de faire une glissade sur le toboggan. Ce petit garnement est tellement irrésistible qu’il arrive même à se faire payer un pot de glace à la vanille par le serveur du Starbucks de la rue des Archives. Entre nos doigts, la chaleur du moka apporte un peu de réconfort et surtout un irrésistible goüt de chocolat blanc et de cannelle.

starbucks

Sur le chemin du retour, dans la chaleur du métro, le petit zouzou commence à s’éteindre, et sur le chemin entre la station et la voiture, il marche doucement à mes côtés. Arrivé devant la voiture, je lui enlève son imperméable, mais je m’aperçois qu’il a déjà les yeux fermés et dort debout. Son sommeil se poursuivra jusqu’à la maison, sur le canapé. Finalement, ça cartoone aura raison de son sommeil, il ne quittera pas le canapé et sa position allongée pour regarder les dessins animés, alors que dans la maison flotte une odeur de soupe à l’oseille qui me transporte des années en arrière. Cette ambiance de dimanche soir constitue un des moments préférés de ma semaine, rien n’y est comme les autres jours, les lumières basses, les esprits reposés et les odeurs mettent ces instants entre parenthèses.