1. Le silence s’épuise en douceur. La ville meurt petit à petit, les lumières se taisent – appuyé sur la rambarde du pont je ressens les vibrations de ceux qui indolents marchent encore à cette heure non répertoriée – je ne sais pas quelle heure il peut être – le vent me brise les oreilles et s’insinue sous mon manteau comme une traîtrise acérée, la Seine ne fait aucun bruit, elle ne bruisse pas, ni ne plique ploque – elle ne fait que renvoyer les éclairs incisifs des réverbères plantés sur les berges comme autant de bornes kilométriques sur une route ondulante, il est certainement tard, ou tôt, ou peut-être suis-je déjà en enfer, j’allume une dernière cigarette et je recrache la fumée d’un seul coup et je tousse à m’en tordre l’estomac, c’est dégueulasse, je n’en peux plus – mes yeux s’éteignent avec le silence, je ne l’ai pas sentie s’approcher de moi.
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2. Je vois son parfum flotter autour d’elle comme une nimbe mystique, boisé et sauvage, un grand couturier, elle se pose à côté de moi, bras sur la rambarde et regarde au loin comme si la Seine serpentante filait à l’horizon me donnant tout à coup à voir un océan ridulé s’insinuant à l’envi sous nos pieds et l’infini au-delà des ponts aux épaisses jambes, regard malicieux et cheveux au vent glacé, perverse amoureuse adorable, pas un seul regard accordé, juste son odeur féminine et rugueuse, elle entrouvre les lèvres, lèvres flamboyantes pour me dire deux ou quelques mots qui déjà retombent emportés par le flot je ne l’écoute pas, je ne les écoute pas, il fait froid et mes yeux pleurent son image s’enfuit et se brouille, moi vers elle qui me regarde maintenant des yeux noisette sombre intense, pleins d’audace et de fierté, elle a envie de m’aimer, c’est ce qu’elle me dit. C’est ce que je comprends.
3. Nous avons marché pendant quelques minutes en fumant et en nous disant des mots que je garde près de moi comme un souffle brûlant, elle me tenait par la main en regardant par terre et en me jetant quelque fois un regard lourd de désir, puis nous sommes allés ici, dans ce lieu que j’aime tant – là où les lumières rosées capturent l’obscurité au ras du sol, là où les lumignons de la couleur des oranges mûres laissent sur les tables basses leurs reflets dorés et apaisants et derrière le bar l’agitation des maids qui sans cesse remettent sur le comptoir des plateaux pleins de légumes crus taillés en longs morceaux que l’on plonge dans des bols de sauce qu’il faut manger accompagnés de quelques de coupes de Champagne – et nous ne parlons pas, rien, pas un mot juste ses yeux fichés dans les miens, de grand yeux dans lesquels je ne vois rien, pas de lendemain mais finalement je ne sais pas, je ne sais rien d’elle et je n’ai pas besoin de lui dire quoi que ce soit – c’est avec son corps qu’elle me parle et qu’elle ondule dans une danse délicate faite de vaguelettes – ses mots sont des attitudes et des cris déchirants de passion – entre deux verres de brume je respire le parfum de ses cheveux – ils me disent de me rapprocher d’elle et de prendre ses lèvres. Elle me les refusera plus d’une fois.
4. J’exprime des excuses minables parce que je n’ai pas voulu la voir et sa voix au téléphone me dit que je suis indigne d’elle, c’est certainement vrai alors j’invoque des mots et des dieux spécialement inventés pour elle – mais rien ne la calme – jusqu’à ce que je lui avoue qu’elle me terrifie et me glace sur place, terreur froide – je la sens se raidir et c’est le calme qui l’emporte – elle parle doucement et me demande de venir la voir tout de suite – une incantation – je ne refuse pas comment le pourrais-je – j’ai envie de la voir, elle me ronge comme une ingestion de vitriol détruit mes organes et me vide de l’intérieur – je descends les marches quatre à quatre (la porte ouverte de l’appartement ?) et manque de m’éclater les dents contre la rampe je cours de plus en plus vite à bout de souffle je dévale la rue jusqu’au carrefour prends à gauche et j’arrive à l’arrêt juste au moment où le bus un signe de la main repart m’attend ouvre ses portes – je m’engouffre en sueur…
5. Elle m’ouvre la porte presque nue dans son peignoir de satin, sans complexe et me dit de rentrer me prend la main viens ici toi et je m’exécute sans rien dire la sueur au front j’ai monté l’escalier éreinté et j’ai sonné sans attendre – elle me dit de m’asseoir dans ce fauteuil elle va dans la cuisine faire chauffer de l’eau pour le thé et de temps en temps me regarde comme pour me surveiller faire attention que je ne m’enfuie pas mais je ne pars pas – je ne veux pas je n’en ai pas envie je ne peux pas je suis bien là avec toi – tu veux un thé elle me dit euh non pas vraiment ça fait pisser moi j’en prends un elle me dit avec son sourire celui qui me fait rougir de honte – elle boit son thé et me parle de son chat je n’aime pas son chat il me regarde avec défiance comme si j’étais un intrus éviscérateur de chat alors que je me fous de lui tout ce que je veux c’est qu’il ne s’en prenne pas à mes chaussettes ou à mon caleçon, sale chat de merde avec ses yeux qui me triturent l’âme – elle fait tomber sa tasse alors que je suis en train de reluquer son chat et elle elle se jette sur moi comme une fauve sans prévenir et elle me prend encore la main et m’indique le chemin de sa poitrine et moi comme un fou je prends déjà son peignoir que j’ouvre en grand – sa peau douce ses seins généreux – elle m’emmène avec elle dans la chambre me plaque contre le mur puis se retourne me fait changer de place je ne sais plus quoi faire je ne sais pas ce qu’elle veut, elle me fait tourner la tête, son parfum et ses cheveux – j’ai l’impression de devenir dingue – dingue de son désir pour moi – elle est face au mur et respire fort je sens son souffle elle m’étourdit – ma main glisse sur son ventre et descend le long de ses cuisses, enfermée entre les deux elle me sert fort et m’invite à la fois – ses yeux sont ouverts elle fixe le lit de son regard dur – pendant que je la caresse elle ne cesse de regarder fixement et je la sens terriblement prête respire de plus en plus fort envoûtés par nos odeurs elle me renverse sur le lit et je me cogne contre le sol – elle me prend – elle m’a pris elle m’a volé je suis déjà mort… elle me dit deux mots à l’oreille que je ne comprends pas.
6. Mon téléphone sonne mais ce n’est pas elle – je raccroche. Elle m’a rappelé une fois mais je n’étais pas là et depuis plus rien. son message était laconique et sans substance, tu me manques elle m’a dit I miss you. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, elle est certainement partie au Brésil ou dans un pays où je n’irais jamais et je ne sais pas où je pourrais la chercher et encore moins la trouver pas plus que je ne connais qui que ce soit qui la connaisse, juste une adresse et personne qui sait ce qu’elle est devenue elle est partie volatilisée je ne sais où. Moi aujourd’hui, je ne vis plus parce que je reste avec ce désir d’elle que je n’arrive pas à éteindre et j’ai du mal à oublier cette chambre avec ce petit balcon duquel je pouvais voir tout Paris où je n’ai passé qu’une nuit à peine, nuit violente et nuit violée.
Lily Spengler est partie.
Elle n’a en fait rien dit.