La première fois que je l’ai vu, je me suis rué dessus, sans vraiment savoir ce que c’était. Dans ma précipitation, j’ai pris le modèle carnet de voyage avec 5 onglets dont finalement, je n’ai que faire. Mais c’est mon premier moleskine et je l’adore.
Simon Leys, les naufragés du Batavia et Prosper
Je suis un grand théoricien du voyage immobile – Mobilis in mobile -, et depuis mon fauteuil, permettez-moi de conter cette histoire et ce livre. Rares sont les oeuvres, si condensées soient-elles, qui pourvoient le voyage à si haute dose. Je ne suis pourtant pas amateur de documents, mais les histoires comme celles-ci, sorties du néant au sein de mon univers sont des perles dont je me plais à me tresser des colliers. Laissez-moi broder cette tunique avec mes mots.Le livre de Simon Leys[1] commence en ces termes:
Il vous est venu une superbe idée dont vous rêveriez de faire un livre? Ne vous empressez pas de passer à l’exécution ; ce n’est pas nécessaire, car vous pouvez être sür que, tôt ou tard, quelqu’un d’autre aura la même idée… et en fera un usage parfait.
Leys raconte comment il tarda à écrire le livre qu’il mit des années à préparer et comment finalement, il fut supplanté par un nommé Mike Dash qui a écrit après lequel, selon ses termes, Il ne me reste plus rien à dire
. On sent la détresse de l’homme de ne pas s’être attelé à la tâche avant qu’il ne soit trop tard. Une thématique à la Bartleby sur le fait de ne pas écrire. Toutefois, il rend justice à l’homme, auteur d’un Batavia’s Graveyard[2]
Et maintenant, en publiant les quelques pages qui suivent, mon seul souhait est qu’elle puisse vous inspirer le désir de lire son livre.
Le livre est composé de deux documents. Les naufragés du Batavia est un document relatant une tragédie qui en son temps marqua plus les esprits que ne le fit en son temps le naufrage du Titanic, les deux histoires étant reliées par le fait que ces deux naufrages ont eu lieu alors que l’orgueil de leur détenteur était particulièrement exacerbé, dans des contextes historiques presque similaires. Prosper est le récit d’une marée
, une pêche sur un des derniers thoniers[3] bretons en 1958. Deux histoires qui n’ont comme point commun que la mer. D’un côté le malheur de terriers embarqués et l’incompétence de marins médiocres, de l’autre des hommes d’expérience, rudes et silencieux, pêchant par amour du large.
L’histoire du Batavia est une histoire tragique. Un navire de la VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie[4]), le Batavia, après avoir fait escale au Cap, part pour Java. Tout tourne autour de trois hommes. Francisco Polsaert est un haut-fonctionnaire peu au fait avec les choses de la marine. De plus, il est d’une constitution fragile. C’est lui le subrécargue du navire, le commandant. Vient ensuite Ariaen Jacbosz, un homme colérique et porté sur la boisson, violent. C’est lui le skipper. Un troisième, engagé au petit bonheur la chance, passe relativement inaperçu. Il s’appelle Jeronimus Cornelisz ou Corneliszoon et son métier est apothicaire. Il fuit les Pays-Bas non pas parce que son affaire a connu les malchances de la faillite mais à cause de ses fréquentations avec un homme nommé Torrentius (de son vrai nom Johannes Symoonisz). Torrentius est un personnage étrange qui a réussi a échapper à la peine de mort pour ses activités pour le moins obscure, et s’est finalement retrouvé à la cours du roi d’Angleterre comme peintre officiel. Toutefois, il peint peu et retourne dans son pays où il meurt dans la misère. De cette existence chaotique ne subsiste qu’un seul tableau, les autres ayant été brulés. Ce tableau, Still Life with Bridle est une allégorie de la tempérance, ce qui assez étrange lorsqu’on sait que l’homme a été accusé de lubricité et autres excès en tous genre.
Le bateau se dirige donc vers Java, mais les connaissances en navigation sont encore légères à cette époque, le skipper est mauvais matelot et le navire est drossé sur l’Archipel des Houtman Abrolhos, un récif corallien lardé de hauts-fonds. La coque se fiche sur une barrière de corail et n’en ressortira jamais. Les réfugiés s’amassent sur des petites ilots avec vivres et armes, pendant que déjà le subrécargue et le skipper projettent de mettre une yole à l’eau pour rejoindre Java et chercher du secours. L’opération se fera de nuit pour ne pas entrainer de bousculades. C’est là que l’histoire devient dramatique, puisque la personnalité psychotique de Cornelisz va s’éveiller. Ayant déjà tenté une mutinerie alors que le navire était encore à flot, il embrigade des hommes pour exercer un pouvoir sans merci sur les trois cent personnes entassées là. L’horreur commence, la moindre incartade est punie de mort dans des conditions affreuses, les enfants sont égorgés, les femmes violées, et les exécutions se succèdent. Cornelisz étend son pouvoir en divisant les rescapés sur plusieurs îles, souhaitant que sans leur aide ils périssent d’inanition, mais un groupe se détache. Pendant plusieurs semaines les massacres vont se succéder et les animosités s’exacerber, puisque le groupe situé sur l’île la plus grande va finalement se rebeller et Cornelisz sera finalement maitrisé juste avant que Polsaert et Jacbosz ne reviennent avec les secours. Sur les îles où cohabitèrent plus de trois cents rescapés, seule une petite cinquante retrouva la terre ferme. Les autres périrent sous la violence des séides de Cornelisz et de sa folie dévastatrice et inexplicable, à tel point qu’une des îles porte le nom de Cimetière du Batavia. Cornelisz finit pendu sur l’île.
Une histoire bouversante, à découvrir en détail dans le livre de Simon Leys.
Liens:
Notes
[1] De son vrai nom Pierre Ryckmans, essayiste, écrivain et sinologue Belge.
[2] Traduit en français sous le titre l’Archipel des Hérétiques, chez Lattès en 2002.
[3] Le thonier est un bateau armé de tangons (espar fixé au mât qui écarte le point d’écoute d’un foc par petit temps ou maintient le bras d’un spi. Il est réglé par une balancine et un hale-bas.) destinés à tirer des lignes en surface.
[4] Compagnie néerlandaise des Indes orientales
Les minutes de la SNCF sont plus longues que mes nuits
Tout commence par une brève annonce dans la rame du RER qui partait sur Pontoise. J’étais debout, en train de lire Le Chant des Pistes
de Bruce Chatwin, coincé entre un grand type en canadienne qui, même après m’avoir marché sur les pieds trois fois de suite, a eu du mal à s’apercevoir que j’étais derrière lui, et la paroi venteuse de la porte qui me soufflait son air vicieux jusque dans le bas du dos. Arrivé à Porte de Clichy, une voix annonce qu’un incident de signalisation avait eu lieu en gare d’Ermont et que le train aurait pour terminus la prochaine gare. Le train repart et s’arrête dans un tunnel. La voix annonce à nouveau que suite à incident tagada, le train est arrêté pour une durée de quatre minutes environ. Un quart d’heure plus tard, je suis toujours en train de lire et le train n’a pas avancé d’un poil. Il repart enfin et s’arrête à Gennevilliers.
Le quai est noir de monde. Une voix sur le quai annonce que le train voie 2 ne prend pas de voyageurs, et comme il n’y a que 2 voies, et que sur l’autre quai, aucun train ne prend pas de voyageurs, c’est pour nous. Enfin, la voix du train annonce que tout le monde doit descendre. Je regarde le quai noir de monde et large de 3 mètres et je me dis C’est là qu’on doit descendre?
parce qu’à part descendre directement dans l’interstice situé entre le train et le quai, passer sous le train et ressortir de l’autre côté, je ne vois pas comment c’était possible. Finalement, nous nous sommes entassés sur trois mètres de largeur dans une agitation toute relative puisque nous avions tout juste de quoi bouger un sourcil. Prochain train annoncé dans quatre minutes.
J’arrive quand même à lever un bras pour continuer ma lecture, et tout d’un coup, je me rends compte que lire Chatwin, lui le coureur des pistes des déserts australiens, au beau milieu d’une foule grognante sur un quai de banlieue, a quelque chose de complètement surréaliste. Derrière moi une vieille dame bossue se repose sur mon dos. Je fais mon bon samaritain en ne disant rien et elle dit Elles sont passées les quatre minutes là ?
. Je me retourne et lui dit Les minutes de la SCNF sont plus longues que mes nuits
, mais je pense qu’elle devait être sourde, ou insensible à ma prose… Un autre annonce nous dit qu’un train entre en gare. Eloignez-vous de la bordure du quai.
Eclat de rire général. Et puis finalement non. Le train est retardé. Un autre annonce dit En raison d’un incident de signalisation et de la présence de personnes sur les voies, le trafic est très très, mais alors très très perturbé dans les deux sens.
Le type qui dit ça a l’air d’être au bord de la crise de fou-rire et je ne peux m’empêcher de rire à mon tour.
Le train arrive, il est bondé. Je n’arrive même pas à mettre un orteil dedans. Je prendrais le prochain.
Un autre arrive, il n’y a personne dedans. Je suis assis à côté d’un polonais. Lorsqu’il se lève, il est tellement grand que sa tête vient heurter le cache de la lumière et le déboite complètement. Evidemment, je me le reçois sur la tête. Grand con va !
Finalement, au bout de deux heures, je finis par arriver chez moi. Fatigué, les pieds gelés et les lèvres gercées, mais au moins j’aurais fait la connaissance de Bruce Chatwin qui continue de me laisser rêveur en me conduisant sur les pistes chantées.
Editions expérimentales
Une des choses qui expliquent le fait que je passe moins de temps dans la blogosphère, c’est que je m’appesantis lourdement sur le retour au papier sous toutes ses formes. Ecriture, notebookisme, littérature, édition, traduction, tout y passe. J’ai l’impression de tellement apprendre que j’ai même l’impression de passer trop de temps à chercher. Je me suis mis en quête en particulier de ces livres magnifiques sur les voyages, l’architecture, le design et la typographie. Voici quelques pistes à suivre.Tout d’abord, voici un livre absolument génial et déroutant. Editions expérimentales[1] de Roger Fawcett-Tang déjà connu pour son travail dans le monde du design, nous livre un bel objet qui laisse perplexe ne serait-ce qu’en ce qui concerne le fait d’ouvrir le livre. Ce sont en fait deux livres attachés par du velcro et reliés par le bas. Le livre aborde tous les aspects originaux du monde de l’édition ces dernières années, du packaging aux pliages, les technologies d’impression, les formats ou la typo. Sont passées en revues les plus belles créations éditoriales et si certains regrettent amèrement apparemment la présence de créations francophones, comme on dit chez moi: On s’en fout, non ?
Je parle de ce livre pour en fait présenter les éditions Pyramid. Chez eux, nous trouverons plusieurs collections, dont la superbe Design & Designers, dans laquelle on fera connaissance avec de grands designers comme Jean-Marie Massaud[2] ou fl@33[3], parmi bien d’autres tout aussi intéressants.
A découvrir également, les collections bloc notes publishing et petit manuelBien évidemment, on ne peut pas parler de beaux livres sans passer par les éditions Phaidon, même si leurs prix restent absolument prohibitifs, malgré des ouvrages d’une qualité exceptionnelle. Je viens à l’instant même qu’ils avaient une collection de guides de voyages apparemment très bien conçus. Joliment présentés, ce sont des objets présentant les villes sous l’aspect particulier du design et de l’architecture (WallPaper City Guides).
On retiendra évidemment la pièce maitresse de la collection, The Phaidon Atlas of Contemporary World Architecture
, pour lequel il faudra tout de même débourser plus de 150 eurodollars. Mais on trouvera aussi des livres denses et peu chers comme le musée de la maison ou le musée du jardin. A voir aussi, Area Phaidon.
Les éditions Taschen qui passent souvent pour être de piètre qualité en raison de prix défiant toute concurrence, restent toutefois une source d’information absolument fiable. Il est à noter que la collection Evergreen certains des livres les plus pointus sur les mouvances de l’architecture moderne.
Du côté des éditions allemandes Te Neues, on trouvera bon nombres de titres en anglais sur le lifestyle et les architectures dédiées (aviation, restaurants, etc). Une collection très riche.
Si vous avez l’occasion de trouver cette superbe revue qui porte le nom d’Etapes, je vous conseille de sauter dessus, car c’est certainement un des meilleurs baromètres de ce qui se fait en matière de typographie et de conception industrielle. Un outil indispensable.
Une des meilleures boîtes éditions sur l’architecture et le design est presque introuvable en France. Les éditions Daab proposent entre autre, une collection sur l’architecture des villes et sur l’architecture d’intérieur.
Du côté des éditions Riba, on trouvera des petites choses rigolotes comme Designing Public Toilets, un livre qui ne manque ni d’humour, ni de sérieux.
Enfin, pour finir (tout au moins pour cette fois-ci), pour les amateurs de webdesign, il faudra retenir Web Design Index, une publication en 6 volumes pour le moment qui recense les plus beaux sites, dans une revue de détail impressionnante.
J’allais presque oublier de vous présenter un ouvrage superbe et très bien documenté, que je vais m’empresser d’acquérir: chez Evergreen.
Notes
[1] Je donne l’adresse d’Amazon si toutefois quelqu’un était intéressé pour me l’offrir.
[2] Site web: Jean-Marie Massaud
[3] Site web: FLA@33
Le style et la métaphore
Alors que j’étais assis tranquillement sur un pierre au bord de la route, j’ai été interpelé par Fabienne qui, revenant d’un voyage un train avait posé ses yeux sur les lignes d’un livre de Fante, Demande à la poussière, trouvait que certaines phrases auraient pu être écrite par moi. Je n’ai pas la prétention de savoir écrire comme lui, loin de là, mais tout ceci nous a amené à nous poser la question de savoir si l’on lisait les auteurs dont le style nous semblait proche du nôtre ou si au contraire, on écrivait dans un style proche des auteurs que l’on aime. J’ai commencé par répondre Aucun des deux mon général
, et j’en suis finalement venu à la conclusion que c’était plutôt les deux mon général
. Explication de texte.
Selon moi, ce qui structure un être humain dans ses relations sociales, ce sont des niveaux de compréhension, des socles que l’on pourrait appeler des plateaux, des strates imbriquées les unes dans les autres, représentant métaphoriquement des constructions historiques, sociales, religieuses, anthropomorphiques, animistes, politiques, sexuelles, etc. Toutes ces représentations sont nées d’agencement liés à l’histoire de chacun et de ces constructions naissent le désir, ce vers quoi nous sommes naturellement portés. Le style d’un auteur nait également de ces représentation, sous forme de métaphore. Pour parler simplement, le style, c’est la métaphore à l’état pur. Sans style, tout le monde raconterait la même histoire de la même façon, mais là où la métaphore intervient, c’est lorsque deux histoires identiques racontées avec deux styles différents donnent lieu à deux contextes, deux univers, deux façons de représenter et ainsi de suite. pour en revenir à la question primordiale, je pense qu’il existe un socle à partir duquel on se construit et gravitent un certain nombre de choses similaires à ce que j’appelle le désir dans un sens global, et nécessairement, notre écriture et notre direction de lecture participent de ce grand ensemble.Comme je le disais également, ceci n’est que ma vision des choses, laquelle s’inspire d’orientations philosophiques précises. Posez la même question à un adepte de la psychanalyse, il vous répondra que votre Oedipe a un mauvais karma, qu’il se surreprésente dans le ça et qu’il vous faudrait vous allonger là et cracher quelques billets avant de poursuivre.
Sur ce, (message personnel) à présent que j’ai blogué, je m’en retourne dans ma tanière. Prochain billet prévu à la saison des pluies.
Alexandre Pouchkine
Quatre nouvelles à la Russe:
– Le pope et son valet Balda
– La tsarine et les sept frères
– Le pêcheur et le petit poisson doré
– Le tsar Clairsoleil et son fils
Le pope et son valet Balda
Il était une fois un pope qui ne plaisait pas vraiment au Bon Dieu parce qu’il était paresseux et très avare. Un jour, il se rendit à la foire. Il traînait d’un étal l’autre, cherchant visiblement quelque chose qui ne s’y trouvait pas, quand Balda l’aperçut. Balda ne trouvait pas de travail ces derniers temps. Quand il vit le gros ventre du pope et sa bouche encore grasse des saucisses de son petit déjeuner, il se dit que peut-être il avait là l’occasion de trouver un emploi.
– Que vous êtes matinal, mon père ! s’exclama-t-il en s’inclinant respectueusement devant le pope. Cherchez-vous quelque chose ?
– Je cherche un valet, mais pas n’importe lequel ! Mon valet devra faire la cuisine, le ménage, il devra couper du bois, labourer mes champs, prendre soin de mes chevaux, mener les moutons au pâturage et traire les vaches. Mais surtout, qu’il ne vole pas dans mon garde-manger et qu’il ne boive pas en cachette à mes tonneaux ! Je ne veux pas qu’il me coûte plus que les services qu’il me rend. Allez, laisse-moi passer ! Tu ne peux rien comprendre à ce que je raconte.
– Mais si, je comprends très bien, répondit Balda avec enthousiasme. Je suis celui que vous cherchez ! Je travaillerai pour une simple assiette de purée. La seule chose que je vous demande, c’est de pouvoir vous donner trois gifles à la fin de mon année de service.
– Ça alors ! s’étonna le pope. Je n’ai jamais entendu une chose pareille ! Un valet gifler un homme de Dieu ? N’est-ce pas là un péché ? Je dois y réfléchir. Mais comme le pope était très avare, sa réflexion fut de courte durée : trois gifles, ça ne coûtait rien. Alors, il tapa la main de Balda et l’affaire fut conclue. Balda travaillait beaucoup. Il se levait avant l’aube et allait labourer les champs. De retour avant le chant du coq, il donnait à boire aux chevaux et s’affairait dans la cuisine. Bientôt, le feu crépitait dans l’âtre, la terrasse était balayée, la salle rangée, le fumier sorti, les animaux allongés sur de la paille fraîche… Balda n’arrêtait pas. Il mettait des gâteaux dans le four, faisait sauter des crêpes et invitait toute la famille à prendre un délicieux petit déjeuner. La femme du pope chantait les louanges de Balda. Sa fille, une jeune demoiselle belle comme une image, l’appelait par ici et par là, et Balda, avec le sourire, faisait ses quatre volontés. Le pope paresseux ne sortait plus de son lit. Ainsi le temps passa très vite… L’année de service de Balda s’achevait, le pope pensa avec inquiétude aux trois gifles promises. Il ne dormit plus, ne mangea plus…
– Que t’arrive-t-il ? lui demanda sa femme. Le pope fut soulagé de pouvoir tout lui raconter.
– J’ai une idée, dit-elle, je crois savoir comment éviter les trois gifles. Demande à Balda d’exécuter une tâche qu’il ne saura pas faire. Il aura ainsi rompu son contrat et toi le tien !
– Tu es une femme merveilleuse ! s’exclama le pope réjoui, et il fit venir Balda sur-le-champ.
– Ton contrat arrive à sa fin, dit-il, et tu auras bientôt droit à ta récompense, mais avant, il faut que tu fasses encore quelque chose pour moi. Il y a des années, j’ai signé un accord avec les diables, ils devaient me payer un impôt, mais ils ne l’ont jamais fait. Va chercher ce qu’ils me doivent ! Balda ne protesta pas. Il partit vers la mer. Arrivé sur la grève, il frappa la surface de l’eau avec une corde.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama Lucifer sortant de sous terre.
– Mes hommages, seigneur de l’enfer, grimaça Balda. J’ai l’intention d’agiter les vagues de la mer avec cette corde magique, de provoquer une tempête en enfer et d’en sortir tous les diables comme des taupes de leur terrier.
– Que t’avons-nous fait ? demanda Lucifer très inquiet. Pourquoi veux-tu nous punir d’une manière aussi épouvantable ?
– Vous avez signé un accord avec le pope, mais vous n’avez pas tenu vos engagements.
– Si nous avons oublié quelque chose, protesta Lucifer, nous nous acquitterons de notre dette. Mais je t’en prie, laisse-nous en paix ! Tu es venu chercher de l’argent ? Eh bien ! Avant que tu n’éternues trois fois, mon petit-fils sera là et s’occupera de ton affaire. Sur ce, il disparut sous terre. Balda, satisfait, éternua bruyamment. Et le petit-fils de Lucifer apparut devant lui, ronronnant comme un chat.
– Mon grand-père a perdu la tête, dit-il. Qui a jamais entendu dire que les diables payaient des impôts aux mortels ? Tu te moques de nous. Balda ne se laissa pas impressionner et il se remit à frapper la mer de sa corde.
– Attends, attends ! cria le diable. Je te propose un marché. Je vais apporter de l’or. Nous allons faire le tour de la mer en courant et le vainqueur le gardera.
– Toi alors, tu n’es pas bête ! dit Balda en riant. Tu es sûr que l’homme ne peut pas dépasser le diable et que tu vas par ce moyen éviter de payer ta dette ! Je n’ai pas envie de courir aujourd’hui, ajouta-t-il, et je vais laisser ma place à mon petit frère. Balda s’enfonça dans la forêt de bouleaux toute proche. Il se cacha dans les buissons et attrapa deux lapins. Il les mit dans son sac et retourna près du diable.
– Mon petit frère est impatient de comparer sa rapidité avec la tienne, déclara Balda en tenant un lapin par les deux oreilles.
– Je n’ai pas peur d’une chose aussi minuscule, dit le diable avec mépris.
– Méfie-toi ! répliqua Balda. Le diable et le lapin partirent. Le diable courait, sans oser se retourner. Le lapin, lui, dès qu’il avait senti qu’il était libre, était rentré chez lui dans la forêt. Pendant ce temps, Balda se reposait, allongé sur la plage, il comptait les nuages. Soudain, il entendit un roulement comme si un troupeau de chevaux s’approchait de lui. Il plongea sa main dans le sac et en sortit le deuxième lapin.
– Repose-toi, petit frère, lui dit-il en le caressant. Tu voudrais courir encore, mais le diable en a assez pour aujourd’hui. Le diable, essoufflé, faillit pleurer tant il était en colère.
– Comment est-ce possible ? bégaya-t-il. Comment a-t-il pu arriver avant moi ? Je ne l’ai même pas vu me dépasser.
– Mon petit frère est si rapide qu’on n’arrive même pas à le voir, dit le malin Balda. Mais assez de bavardages, va chercher l’or ! Le diable rentra chez lui et dut subir les sévères reproches de son grand-père.
– Un diable ne donne jamais d’argent à un homme cria ce dernier hors de lui. Il faut trouver un moyen de le tromper. Pendant qu’ils cherchaient comment ils pourraient bien faire, Balda s’impatientait. Il frappa la surface de l’eau avec sa corde.
– Retourne voir ce fou furieux, ordonna Lucifer à son petit-fils, ou il va inonder l’enfer.
– Arrête, Balda ! supplia ce dernier en arrivant. Tu aura ton or mais à une condition. Nous allons lancer un bâton. Chacun choisira son but. Celui qui l’atteindra avec le plus de précision, gardera l’or. Quel but choisis-tu ?
– Le nuage, là-bas ! répondit Balda. Je l’atteindrai en plein milieu ! Non seulement j’aurai mon or, mais vous pourrez vous attendre au pire !
– Au pire ! soupira le diable, affolé. Et il courut voir son grand-père pour prendre conseil. Soudain, un bruit terrible retentit au-dessus de leur tête. Balda fouettait littéralement la surface de la mer avec sa corde !
– Vous essayez encore de me duper, diablotins hurlait-il d’une voix de stentor. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Je vais vous verser sur la tête la mer entière avec tous ses monstres marins ! Lucifer tira son petit-fils par l’oreille et l’obligea à retourner parlementer.
– Calme un instant ta colère, murmura le petit diable.
– Sais-tu à qui tu parles ? hurla Balda. Je suis le valet du grand pope. Et toi, enfant du diable, tu vas faire ce que je te dis.
– Que proposes-tu ? demanda le diable.
– Tu vois ce cheval dans la prairie ? dit Balda sarcastique. Eh bien, soulève-le et porte-le jusqu’où tu pourras. J’en ferai autant. Que le meilleur gagne ! Si tu perds, je veux mon or sur-le-champ en espèces sonnantes et trébuchantes. Le diable gonfla ses pectoraux et se plaça sous le cheval. Il eut beau mobiliser toutes ses forces, souffler, suer, il ne parvint à le soulever que de quelques centimètres. Il fit quelques pas, tituba et s’écroula par terre.
– Diable stupide ! dit Balda. Ce que tu arrives à peine à soulever avec tes bras, je le soulève entre mes jambes ! Balda sauta sur le dos du cheval et partit au galop dans la prairie. L’animal semblait voler et ne touchait presque pas le sol de ses sabots. Le diable s’enfuit, tremblant de peur.
– Vite ! Vite, Lucifer, donnez-lui de l’or ou nous sommes perdus ! criait-il. « Rien ne sert de discuter », pensa Lucifer, mortifié. Et il lança sur terre, aux pieds de Balda, un sac d’or, plus gros que le ventre du pope. Balda mit le sac sur son dos et rentra joyeusement à la maison. Le pope le vit arriver de loin par la fenêtre. Cette fois, il devait se préparer à recevoir ses trois gifles ! Il avait tellement peur que, ne trouvant pas d’autre solution, il alla se cacher sous les jupes de sa femme. Mais Balda le sortit de sa cachette en le tirant par l’oreille.
– Voici ton or, dit-il. Comme les bons comptes font les bons amis, je réclame ma paye.
– Je ne veux pas de cet argent, pleura le pope, c’est celui du diable ! Garde-le ! Balda n’en démordait pas. Il voulait sa paye. A la première gifle, le pope se retrouva au plafond. A la deuxième gifle, les mots se mirent à se mélanger dans sa tête, tant et si bien qu’il en perdit l’usage de la parole. A la troisième gifle, il devint totalement idiot.
– Tu as vécu du dur labeur d’autrui sans rien donner en échange, lui dit alors Balda. Eh bien, tel est pris qui croyait prendre ! C’est ton tour maintenant de ne rien avoir en échange : même avec l’or du diable, tu ne pourras te racheter la raison !
La tsarine et les sept frères
Il était une fois un tsar très puissant, dont l’épouse était extrêmement belle. Il l’aimait par-dessus tout et ne pouvait imaginer la quitter un seul instant. Un jour, un homme, jaloux de son bonheur, vint dire au seigneur du pays voisin que le tsar préparait une offensive contre lui, qu’il rassemblait sur ses frontières une grande armée et qu’il allait bientôt l’attaquer. Le seigneur décida aussitôt de le devancer. Quand le tsar apprit que son voisin avait levé ses troupes, il fut accablé. Depuis toujours, il n’avait cesse de maintenir la paix. Il partit donc avec sa suite pour régler ce malentendu et conclure une paix durable avec le seigneur voisin. La tsarine supportait très mal d’être séparée de son mari. Elle restait tout le jour assise à sa fenêtre à regarder le paysage. Ainsi vit-elle successivement fondre la glace sur la rivière, fleurir les arbres au printemps, mûrir le blé sous le chaud soleil de l’été, tomber les feuilles en automne, puis danser les premiers tendres flocons de neige de l’hiver. Neuf mois s’étaient écoulés et le tsar n’était toujours pas revenu. Le jour de Noël, la tsarine donna naissance à une magnifique petite fille. Les cloches sonnèrent pour fêter l’heureux événement et, comble de bonheur, le tsar rentra enfin de son long voyage. Il avait conclu une paix durable avec son voisin. Mais le bonheur est fugace. Quand on croit le tenir, il s’enfuit comme un oiseau apeuré. Lorsque la tsarine aperçut le visage de son bien-aimé, son coeur s’arrêta de battre. Elle lui sourit pour la dernière fois et mourut dans ses bras. Le tsar faillit perdre la raison, tant son chagrin était grand. Le temps guérit, dit-on, toutes les peines. Un an passa, puis deux, puis trois… et un jour, le tsar prit une autre femme pour s’occuper de sa petite fille. Elle était belle comme l’étoile du Berger et ses yeux brillaient de mille feux comme des diamants. Mais elle était aussi orgueilleuse et cachait son âme noire sous une gentillesse feinte. La nouvelle tsarine possédait un miroir magique. Elle passait le jour entier à s’y admirer.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demandait-elle sans cesse.
– C’est toi, ma maîtresse, la plus belle de toutes, répétait le miroir. La tsarine n’avait pas même un regard pour la fille du tsar qui grandissait de l’autre côté du palais. C’était maintenant une jeune fille aux yeux limpides, aux sourcils noirs et bien dessinés, à la peau blanche comme les perles. De plus, elle était modeste et agréable. Quand elle promit son coeur au jeune prince Yélissi, son père en fut heureux. Il lui offrit pour dot une douzaine de châteaux forts et sept villes, puis il prépara la noce. La deuxième tsarine se prépara elle aussi. C’était comme si elle allait elle-même se marier. Elle mit sa plus somptueuse robe, brodée de perles, et se regarda, satisfaite, dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle de toutes les femmes, répondit-il, c’est la jeune princesse. A son éclat rien n’est pareil. Une immense colère envahit la tsarine.
– Arrête de mentir, stupide miroir ! hurla-t-elle. Comment oses-tu me comparer à cette jeune personne ? Elle, la plus belle ? Regarde donc mes yeux ! Ils brillent comme des diamants. Et mon visage ? On dirait une rose épanouie. Avoue ! Je n’ai pas d’égale au monde.
– Tu ne pourras pas faire d’un mensonge une vérité, ni d’une vérité un mensonge. La plus belle de toutes les femmes est la jeune princesse. La tsarine, furieuse, jeta le miroir sous son lit et appela Tchernoukha, sa femme de chambre.
– Ecoute-moi bien, lui dit-elle. Tu vas attirer la princesse au plus profond de la forêt, l’attacher à un arbre et la laisser à la merci des animaux sauvages. Elle ne mérite pas autre chose ! Tchernoukha fut saisie d’effroi, mais n’osa protester. Elle craignait cette maîtresse cruelle qui n’hésitait pas à la fouetter. Quelques instants plus tard, elle s’approchait de la princesse, lui chuchotait à l’oreille qu’elle avait quelque chose de mystérieux à lui montrer et lui donnait rendez-vous dans la forêt. Comme les plumes sont liées aux oiseaux, la curiosité est liée aux femmes. La jeune fille se rendit donc à travers les marécages dans la forêt profonde. La domestique se saisit d’elle et l’attacha à un arbre avec une corde.
– Tchernoukha, pourquoi es-tu si fâchée ? demanda la jeune fille, la voix tremblante. Si je t’ai fait du mal, dis-le-moi, je te demanderai pardon à genoux. La femme de chambre, qui n’était pas méchante, ne put résister : elle détacha la jeune princesse.
– Va où tes yeux te guident, la supplia-t-elle. Ne reviens pas au palais, ta belle-mère te tuerait ! Bientôt, on commença à chercher la princesse. Les gardes fouillèrent le palais de fond en comble, mais en vain : la princesse était introuvable. Pendant ce temps, la pauvre jeune fille errait dans la forêt à travers les buissons épineux. A l’aube, épuisée, elle aperçut une cabane. Elle allait s’approcher quand un chien aboya et s’élança vers elle. La princesse prit peur, mais le chien lui fit fête comme s’il la connaissait depuis toujours. Il l’entraîna vers une courette bien tenue, juste à côté d’un petit jardin plein de fleurs. La maison était silencieuse, comme si tout le monde dormait.
– Il y a quelqu’un ? demanda la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille poussa la porte qui émit un léger grincement et jeta un coup d’oeil à l’intérieur : de jolis tapis brodés ornaient les murs, une grande table de chêne trônait au centre et le feu crépitait dans un vieux poêle.
– Il y a quelqu’un ? répéta la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille pensa que les habitants de cette maison avaient dû sortir un moment et décida de les attendre. Pour passer le temps, elle donna un coup de balai sur le sol, nettoya la mèche de la lampe à huile, coupa du bois et raviva le feu dans le poêle. Elle n’avait pas dormi de la nuit et, comme elle était très fatiguée, elle s’allongea sur un banc pour se reposer. Elle s’endormit aussitôt. Le temps passa comme l’eau de la source. Au loin, les cloches sonnèrent les douze coups de midi. Le portail du jardin grinça et, sur le seuil de la maison, apparurent sept frères vigoureux.
– Comme c’est propre ! s’exclama le plus âgé d’entre eux en secouant la tête. On dirait que quelqu’un est passé par ici. Qui es-tu, cher hôte ? N’aie pas peur, montre-toi. Si tu es un vieillard, nous serons volontiers tes petits-enfants. Si tu es un jeune homme, tu seras notre frère. Si tu es une femme âgée, nous te serrerons dans nos bras comme notre mère et si tu es une jeune fille, tu seras notre soeur. La jeune princesse se réveilla, se leva de son banc, sourit à ses hôtes en leur souhaitant le bonjour et les pria de l’excuser d’avoir franchi leur porte en leur absence. Les sept frères en restèrent médusés. Ils n’avaient jamais vu une telle beauté.
– Que les bras m’en tombent, chuchota le cadet, si ce n’est pas la jeune princesse, la fille de notre tsar que l’on cherche partout. Les sept frères prirent soin de la princesse. Ils lui donnèrent la place d’honneur à leur table, lui offrirent des gâteaux et coururent chercher du cidre. La princesse mangea peu, mais de bonne grâce. Puis ils l’installèrent dans une charmante chambre sous les combles et lui offrirent un lit confortable, pour qu’elle s’y repose. Un jour suivait l’autre… La jeune fille ne s’ennuyait jamais : elle faisait de la couture, lavait le linge, nettoyait la maison et cuisinait ce que les sept frères ramenaient de la chasse. Ces derniers étaient pleins d’énergie. Ils ne restaient jamais longtemps à la maison. Ils chassaient, parcourant la forêt profonde en tous sens, se battaient contre les Tatars et les Turcs, mais rentraient toujours avec plaisir à leur logis. Les sept frères étaient tombés amoureux de leur charmante maîtresse de maison. Ils faillirent même se battre pour elle ! Et puis un jour, après avoir longtemps discuté entre eux, ils frappèrent doucement à la porte de la chambre sous les combles.
– Vas-y, parle ! dirent six des frères au plus âgé d’entre eux.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda la princesse en riant. J’espère que vous ne tremblez pas de peur devant une jeune femme ! Dites-moi ce que vous avez sur le coeur. – Princesse, déclara le plus âgé des frères, tu es notre chère soeur, tu t’occupes de nous comme une mère le ferait. Mais un homme a des yeux et un coeur et ne peut résister longtemps devant la beauté et la grâce. Je vais te l’avouer sans grands discours. Nous t’aimons tous, chère princesse. Choisis parmi nous selon tes sentiments. Les autres ne se fâcheront pas, et tu resteras leur soeur comme avant.
– Je vous aime tous, autant les uns que les autres, répondit doucement la princesse, vous m’avez si bien accueillie ! Vous êtes sages et courageux, mais j’ai déjà donné ma parole au prince Yélissi que j’aime de tout mon coeur. Le silence s’installa dans la pièce. Puis, soudain, les sept frères éclatèrent de rire.
– Princesse, dit l’un d’entre eux, excuse notre bêtise. Nous ne savions pas que tu étais fiancée. Oublie ce que nous t’avons dit. Nous serons tes frères fidèles. Pendant tout ce temps, au palais, la tsarine était toujours fâchée avec son miroir. Mais ses flatteries lui manquaient. Aussi le sortit-elle de dessous son lit.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle, répondit le miroir, c’est la jeune princesse qui vit chez les sept frères dans une maison de l’autre côté de la forêt. La tsarine enragea, ses cris retentirent dans tout le palais.
– Infâme traîtresse ! hurla-t-elle à l’adresse de Tchernoukha qu’elle avait fait appeler. Comment as-tu pu me mentir avec tant d’effronterie ? Pars sur-le-champ dans la maison des sept frères ! Et fais disparaître la princesse ou je te mets dans les mains du bourreau ! Tchernoukha, affolée, n’avait plus qu’à obéir. Elle se déguisa en vieille religieuse et partit pour la forêt. La princesse était assise près de la fenêtre et regardait dehors en rêvant, quand le chien se mit à aboyer. Lui, d’habitude si calme, hurlait comme un loup en voyant venir une vieille religieuse. Elle se leva pour calmer l’animal, mais rien n’y fit. Il grogna même quand elle voulut s’approcher de la religieuse pour lui donner un morceau de pain.
– Qu’as-tu aujourd’hui, mon chien ? s’étonna la princesse. Laisse-moi passer, tu ne me reconnais plus ? Mais le chien grognait toujours, tous crocs dehors. La princesse n’eut pas d’autre solution que de lancer le morceau de pain à la vieille femme par-dessus la tête du chien enragé.
– Dieu te protège, murmura la religieuse. J’ai quelque chose à te donner en échange de ton morceau de pain. Elle sortit de dessous son habit une belle pomme rouge et la lança à la jeune fille.
– Bon appétit ! dit-elle. Tu verras, cette pomme est douce et juteuse. Puis, elle fit demi-tour et repartit vers la forêt. La princesse rentra dans la maison, suivie par le chien qui grognait toujours.
– Tais-toi, mon chien ! Calme-toi, dit-elle distraitement en s’asseyant a son rouet. Elle regarda la pomme brillante qui sentait si bon. Elle la coupa en deux. A l’intérieur se cachait une belle étoile de graines brun foncé. « Cette étoile va sûrement m’apporter du bonheur », se dit la jeune fille. Et elle croqua dedans. Dans l’instant même, elle poussa un petit cri et tomba par terre. Les sept frères revinrent bientôt de la chasse. Ils appelèrent leur soeur chérie, mais, à leur grande surprise, elle ne répondit pas. Le chien se mit à hurler à la mort sur le seuil de la porte.
– Vite, mes frères ! s’écria le plus âgé. Il est arrivé quelque chose ! Ils se précipitèrent à l’intérieur de la maison et découvrirent la jeune fille couchée à terre. Elle ne bougeait plus, ne respirait plus.
– Réveille-toi, petite soeur ! dirent-ils tous ensemble en lui caressant les joues et en arrosant son front de larmes. Le chien grogna de nouveau. Il attrapa la pomme qui avait roulé sous le banc et y planta ses crocs avec rage. Il hurla de douleur et s’effondra. Les frères comprirent alors que la pomme était empoisonnée. Ils s’agenouillèrent à côté de la princesse et se mirent à prier. Puis, ils l’enveloppèrent dans un suaire, posèrent son corps sans vie sur un lit et l’ornèrent des plus belles fleurs de la prairie. Ils veillèrent pendant trois jours et trois nuits. Tout au long de ces heures, ils espéraient que leur soeur allait se réveiller et que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar. Le quatrième jour, ils couchèrent le corps de la princesse dans un cercueil en pur cristal et le portèrent dans la forêt. Ils ne voyaient plus rien à travers leurs larmes et trébuchaient sans cesse, mais ils parvinrent néanmoins dans un labyrinthe de rochers où ils plantèrent six colonnes, sur lesquelles ils suspendirent le cercueil avec des chaînes d’or.
– Dors, chère soeur, belle princesse. Ton prince Yélissi ne te prendra plus jamais dans ses bras, ton aimable sourire ne nous enchantera plus. Dors, soeurette, tu appartiens à Dieu désormais. Au palais, la tsarine se regardait dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– C’est toi, ma maîtresse, répondit celui-ci. La méchante femme se mit alors à danser et à tourbillonner comme un vol de papillons multicolores. Le prince Yélissi était accablé par le chagrin. Il errait de par le monde. Certains le prenaient pour un fou, d’autres riaient de lui, mais rien n’altérait son désir de retrouver sa bien-aimée. Un jour, épuisé par une longue marche, il s’allongea dans l’herbe, les yeux levés vers le ciel.
– Cher soleil, murmura-t-il, tu voyages du matin au soir, tu regardes la fourmilière humaine, tu peux voir chaque coin perdu de la terre, aie pitié de moi. N’as-tu pas vu quelque part la jeune princesse, ma belle fiancée ? Le soleil secoua sa tête dorée.
– Je suis vraiment désolé, répondit-il, mais je n’ai vu ta belle fiancée nulle part. Qui sait si elle est encore en vie… Peut-être qu’elle se cache pour je ne sais quelle raison, peut-être veut-elle tout simplement te faire souffrir un peu. Ou peut-être encore ne sort-elle que de nuit… Demande à la lune, elle voit tout ce qui se passe la nuit. Le jeune prince remercia le soleil et attendit patiemment la venue de la nuit.
– Lune, appela-t-il dès qu’elle se montra au-dessus des montagnes, voyageuse nocturne, tu marches dans la foule des étoiles, tu chasses les ombres noirs de la nuit, tu vois tous les coins sombres. N’as-tu pas aperçu ma belle fiancée ? Mais la lune secoua sa chevelure argentée.
– Je suis désolée, dit-elle tristement, mais je ne l’ai pas vue. Peut-être est-elle passée au moment où le vent m’a soufflé de la poussière dans les yeux. Lui qui est partout te sera sûrement de bon conseil. Yélissi partit aussitôt à la rencontre du vent :
– Vent, cher vent ! lui dit-il. Tu chasses les nuages dans le ciel et les vagues à la surface de la mer, tu passes à travers chaque fente, tu sais tout, tu as été partout. N’as-tu pas vu ma chère et belle fiancée ?
– Je suis navré de t’apprendre une si mauvaise nouvelle, dit le vent en soupirant. J’ai vu ta fiancée. Elle repose dans un cercueil de cristal au coeur d’un labyrinthe de rochers. Elle est pâle et inanimée. Et le vent s’envola au loin, laissant le prince à son chagrin. Celui-ci resta longtemps immobile, foudroyé par la douleur, puis il réunit ses dernières forces pour monter sur son cheval et partit chercher la tombe de sa fiancée. Il voulait voir encore une fois son beau visage et lui faire un dernier adieu. Son voyage fut long et difficile, mais il finit, un jour, par arriver en vue du labyrinthe de rochers. Dans le cercueil de cristal, suspendu par des chaînes d’or, reposait la belle princesse. Elle avait l’air de dormir. Le prince ne put retenir son chagrin. Il se jeta sur le cercueil et frappa de ses poings avec une telle violence que le cristal se brisa. La belle princesse soupira et ouvrit les yeux !
– J’ai dormi si longtemps ! s’étonna-t-elle. Elle trembla et tendit les bras vers Yélissi qui la serra contre son coeur, la couvrit de baisers, puis la souleva et l’emmena très loin du labyrinthe de rochers, dans une prairie inondée de soleil. Quelques instants plus tard, ils galopaient ensemble vers la cour du tsar. La tsarine, comme chaque matin, contemplait son reflet dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ?
– La plus belle est la jeune princesse, répondit le miroir. La tsarine poussa des cris de démente et jeta au loin son miroir qui alla se briser contre un mur. Puis elle sortit de sa chambre et se trouva face à la jeune princesse. Elle était plus belle que jamais, et l’éclat de cette beauté fut si intense que la tsarine ne put le supporter. Son coeur jaloux et méchant s’arrêta de battre. Elle tomba par terre comme une herbe coupée. Que vous dire de plus ? La noce fut magnifique, on dansa, on se régala de plats exquis, on but de délicieuses boissons rafraîchissantes. Le soleil en personne souhaita bonheur et amour au prince Yélissi et à sa belle et tendre femme. J’y étais, mais le lendemain à l’aube, je suis reparti de par le monde.
Le pêcheur et le petit poisson doré
Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue que même les plus pauvres auraient refuser d’occuper, mais eux ne s’en plaignaient pas. Depuis trente-trois ans, le vieil homme et sa femme étaient heureux ensemble. Parfois ils se chamaillaient, mais cela n’avait jamais beaucoup d’importance. Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu’il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Dans la vie, les mauvaises périodes alternent avec les bonnes. Or, au moment où commence cette histoire, rien n’allait. C’était comme si tous les poissons de la mer étaient partis vers d’autres océans. Le vieil homme avait beau s’obstiner, il ne pêchait plus rien. Un matin, il jeta son filet, mais ne remonta à la surface que de la boue.
– Qu’est-ce que cela veut dire ! marmonna-t-il, furieux, en lançant à nouveau son filet.
– Aie, Ô, que c’est lourd ! souffla-t-il soudain plein d’espoir. Mais dans le filet, il n’y avait qu’un tas d’algues vertes.
– Je vais essayer une troisième fois, se dit-il, en pensant à sa femme qui n’avait rien à manger. Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l’eau en tentant de le sortir. Il mobilisa toutes ses forces, tira, tira… Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il ne vit frétiller au milieu des mailles qu’un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s’il était d’or pur.
– Maudit poisson ! se lamenta le pêcheur. Ma femme va t’avaler en une bouchée et moi, je n’aurai même pas une écaille à me mettre sous la dent !
– Laisse-moi retourner dans la mer, dit alors le poisson, je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux. Le vieil homme sursauta. Depuis le temps qu’il était pêcheur, il n’avait jamais entendu un poisson parler !
– Eh bien, soit, va-t’en ! Nage où bon te semble, dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. De toute façon, on se serait étranglé avec tes arrêtes ! Il se faisait déjà tard. Le vieil homme ramassa son filet et rentra chez lui. Sa femme l’attendait. Les casseroles vides étaient posées près du feu. Le vieil homme ne savait pas quoi faire pour la consoler. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré qui parlait d’une voix si douce.
– Il m’a promis d’exaucer chacun de mes voeux, lui dit-il, mais rien ne m’est venu à l’esprit.
– Quel imbécile tu fais ! s’écria-t-elle. Rien ne t’est venu à l’esprit ! Tu pouvais au moins demander un baquet neuf, le nôtre a plus de trous que tes chaussures ! Retourne au bord de l’eau et demande cette faveur à ton petit poisson doré ! Il n’y avait rien à répliquer, le vieil homme retourna sur le rivage. En chemin, il se répétait sans cesse le souhait de sa femme pour ne pas l’oublier.
– Poisson, joli petit poisson doré, appela-t-il en direction des vagues. Viens, je t’en prie, je dois te parler. La mer s’agita et le petit poisson doré sortit des profondeurs. – Tu en fais du bruit, dit-il, je ne suis pas sourd. Aurais-tu un souhait à formuler ? N’aie pas peur, exprime ton voeu le plus secret. Je t’ai donné ma parole et je la tiendrai. – Ne te fâche pas, soupira le vieil homme. Ma femme n’est pas contente, elle dit que nous avons besoin d’un baquet et que j’aurais pu te le demander. Si tu n’en trouves pas un neuf, qu’importe, du moment qu’il n’ait pas de trou.
– Sois tranquille, dit gentiment le poisson, un baquet se trouve facilement. Rentre chez toi. Le pêcheur rentra chez lui en sautillant comme un jeune homme. Sa femme allait être contente. En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d’avoir l’air réjouie, elle était furieuse.
– Quel idiot ! Quel âne ! Quel bon à rien ! hurla-t-elle en plongeant son bras dans l’eau pour y chercher un chiffon qu’elle lui jeta à la figure.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda le vieil homme stupéfait. Depuis trente-trois ans que nous vivons ensemble tu n’as jamais été comme ça !
– Tais-toi, triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ? Regarde dans quel état est la nôtre. A quoi nous sert d’avoir un nouveau baquet, nous n’allons tout de même pas habiter dedans ! Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer.
– Poisson, joli petit poisson doré, murmura-t-il.
– Que me veux-tu ? répondit le petit poisson d’une voix douce.
– Ne te fâche pas, gentil poisson, bredouilla le vieil homme, mais ma femme désire une maison neuve. Elle ne fait que se lamenter et me traite d’idiot.
– Une maison n’est pas un prix trop élevé pour m’avoir sauvé la vie, répondit aimablement le poisson. Rentre chez toi, j’espère que ta femme sera satisfaite. Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. Quelle ne fut pas sa stupeur de voir, à la place de leur vieille masure en terre battue, une belle maison de bois avec un toit solide, une cave et un grenier. Sa femme l’attendait à l’entrée, assise sur un banc.
– N’as-tu donc pas de cervelle ? vociféra-t-elle. Sa colère était si grande qu’elle faisait des étincelles et c’est miracle si le vieux pêcheur ne prit pas feu.
– Qu’ai-je encore fait ? s’étonna-t-il. N’as-tu pas ce que tu voulais ?
– Tu n’es qu’un nigaud ! Demander au poisson une maison, alors qu’il t’a dit qu’il exaucerait n’importe lequel de tes voeux ! Qu’il garde sa maison, je préfère un château !
Le pauvre pêcheur tremblait maintenant de peur devant sa femme. Elle qui était si calme et gentille s’était transformée en furie. Plongé dans ces pensées, le vieil homme retourna vers la mer. Qu’allait penser le poisson ? se demandait-il avec inquiétude. Pour se redonner courage, il se dit que le poisson ne le mangerait pas et que ce serait bien pire s’il rentrait à la maison sans avoir contenté sa femme.
– Poisson, joli poisson, appela-t-il d’une voix timide.
– Que veux-tu encore ? demanda le poisson doré quelques instants plus tard. N’ai-je pas exaucé ton voeu ?
– Si, bredouilla le pauvre pêcheur, mais ma femme n’est pas contente. Elle ne veut plus d’une maison, elle veut un château. Elle veut porter des habits de velours et de soie, avoir de la vaisselle d’or et des verres de cristal, elle veut être entourée de valets… Elle mériterait une correction, mais je n’ose pas.
– Tu es un brave homme, dit le petit poisson. Retourne chez toi, ta femme sera satisfaite. Et sur ce, il disparut dans les vagues bleues de la mer. Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d’albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets et, jamais satisfaite, les giflait ou leur tirait les cheveux pour se faire obéir. Le vieil homme ne voulut pas en croire ses yeux. Le spectacle était trop affligeant.
– C’est moi, lui dit-il d’une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. Es-tu satisfaite maintenant ? La vieille femme le regarda avec mépris.
– Que veux-tu, misérable ? Retourne à l’écurie ! Change le fumier, porte de l’eau et de la nourriture aux chevaux. Quand tu auras fini, tu pourras dormir avec eux sur la paille. Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu’était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l’écurie. Une semaine passa… puis une autre… Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Elle changeait de vêtements à longueur de journées et passait son temps à s’admirer dans les miroirs. Les domestiques étaient intarissables de compliments, mais tous, dans son dos, disaient du mal d’elle. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l’écurie.
– Par ta faute, dit-elle d’une voix désagréable, je ne suis qu’une comtesse insignifiante. Si tu avais eu un peu de plomb dans la cervelle, tu aurais demandé au poisson de me faire tsarine. Il n’est pas trop tard pour bien faire, retourne au bord de la mer !
– Tu es devenue folle ? s’écria le vieil homme avec colère.
– Tais-toi, déguenillé ! répliqua sèchement la méchante femme. Comment oses-tu parler de cette façon à ta maîtresse ? File ! Ou tu seras fouetté ! Le pauvre pêcheur n’avait plus qu’à obéir.
– Poisson, joli poisson doré, murmura-t-il. Je suis si confus… mais ma femme voudrait plus encore…
– Que veut-elle ? demanda aussitôt le poisson.
– Ma femme veut devenir tsarine, dit-il en rougissant de honte.
– Je vais t’aider, répondit le poisson, ayant pitié du brave homme. Ta femme veut devenir tsarine, elle le sera, mais c’est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d’elle. Le pauvre pêcheur n’eut même pas le temps de le remercier, le petit poisson doré avait disparu dans les vagues.
– Ce serait vraiment un comble si ma femme me traitait d’imbécile, pensait-il en rentrant chez lui tout heureux. Au détour du chemin, il resta soudain comme pétrifié. Devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux. Le vieil homme gravit l’escalier monumental et entra dans une vaste salle de réception. Trônant au bout d’une longue table, au milieu de comtes et de comtesses, sa femme tenait à pleine main, comme un sceptre, une énorme cuisse de canard. Un serviteur remplit son verre d’un vin de belle couleur, puis s’inclina jusqu’au sol. La vieille femme mangeait bruyamment, en claquant la langue, puis essuyait sa bouche grasse à même sa jupe. Le vieil homme était si heureux qu’il eut envie de rire.
– Tsarine, dit-il avec respect, j’espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts et que vous me laisserez une place à votre table. Pauvre vieillard ! Il n’était pas au bout de ses peines.
– Disparais de ma vue, misérable ! hurla la vieille femme à son adresse. Ne vois-tu pas que je gouverne ? Elle claqua des doigts et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors. Une semaine passa… puis une autre… et la vieille femme se lassa d’être tsarine. Elle ordonna aux gardes d’aller chercher son mari.
– Retourne voir ton poisson doré, hurla-t-elle dès qu’il eut franchi la porte, et dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! Le poisson doré sera mon serviteur. Le vieil homme n’osa pas répliquer. Il s’inclina et sortit. Il marcha très lentement jusqu’au bord de la mer et s’assit sur la grève. Que faire ? Il avait honte, mais n’avait pas d’autre solution que d’obéir à sa femme. A voix basse, il appela le poisson. L’horizon devint noir comme l’encre, le vent hurla et la mer se déchaîna. – Que me veux-tu encore ? demanda le poisson en colère.
– Ma femme est certes un peu bizarre, mais personne n’est parfait, bredouilla le vieux pêcheur. Pourrais-tu encore une fois exaucer son voeu ? Elle désire devenir la reine de la mer et que tu sois son serviteur. Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l’eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
– Ma femme va être contente, se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu. Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n’y avait plus qu’une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères. La vie est ainsi faite : qui veut trop, n’a rien.
Le tsar Clairsoleil et son fils
Il y a longtemps, dans une pauvre chaumière, vivaient trois soeurs, toutes plus belles les unes que les autres. Elles étaient courageuses et travaillaient du matin au soir. Leur maison était propre et accueillante, ce qui ravissait leur grand-mère Bazilicha, qui aimait rester assise près du poêle à ne rien faire. Un soir, comme à leur habitude, les trois soeurs filaient le lin à leur rouet quand l’aînée, s’abandonnant à la rêverie, murmura :
– Quel bel homme que le tsar Clairsoleil ! On dit qu’il cherche une épouse, gracieuse et travailleuse. S’il pouvait me choisir, je cuisinerais moi-même notre banquet de mariage et j’y inviterais le peuple tout entier.
– Moi, dit la cadette en riant, je fabriquerais une toile très fine et j’offrirais du drap au peuple tout entier.
– Moi, soupira la benjamine, je donnerais tout simplement à mon époux un beau fils, plein de santé. Or, comme le hasard fait bien les choses, le puissant tsar Clairsoleil, qui passait par là, entendit les propos des trois soeurs par la fenêtre restée ouverte et en fut fort ému. Sans hésiter, il entra dans la chaumière.
– C’est toi que je veux pour épouse, dit-il en tendant les bras vers la benjamine. Quant à vous, chères et douces soeurs, vos voeux seront exhaussés. Tu pourras filer le lin tout le jour, dit-il à l’une, et toi préparer tous mes banquets, dit-il à l’autre. Ce qui fut dit fut fait. Le tsar emmena les trois soeurs au palais, l’une tissa des toiles d’une grande finesse, l’autre prépara des mets délicieux et la troisième, devenue tsarine, attendit un enfant. Mais par malheur, le pays fut attaqué par l’ennemi. La mort dans l’âme, le tsar Clairsoleil dut quitter sa femme et partir défendre son pays. Le temps passa et, un jour, la tsarine donna naissance à un très beau garçon en pleine santé. Sans plus attendre, elle écrivit à son époux pour lui apprendre la bonne nouvelle. Mais la naissance de cet enfant ne réjouissait pas tout le monde. Les deux aînées, devenues jalouses du bonheur de leur cadette, voulurent lui nuire.
– Comment faire ? demandèrent-elles à la vieille Bazilicha, jalouse elle aussi.
– C’est facile, répondit celle-ci. Nous allons faire boire le messager et, quand il sera ivre, nous échangerons la lettre de la tsarine contre une autre. Elles firent ce qu’elles avaient convenu. Quand, sur le champ de bataille, le tsar Clairsoleil lut le message, il faillit devenir fou de douleur. Il y était écrit : « Grand tsar, hier, ta mauvaise épouse t’a donné un successeur. Mais ce n’est ni un fils, ni une fille, c’est un monstre mi-grenouille mi-souris. Nous ferons ce que tu nous ordonneras. » La douleur du tsar fit bientôt place à la colère, mais son amour pour la belle tsarine lui fit reprendre ses esprits. « N’agissez pas dans la hâte, écrivit-il à ses conseillers. Je déciderai moi-même que faire de l’enfant quand je reviendrai de guerre. » Le messager chevauche sur son cheval rapide en cachant sur son coeur le précieux message du tsar. Mais, ô malheur, la vieille et méchante Bazilicha l’attendait aux portes de la ville. Elle l’attira dans une taverne et le fit boire. Elle le fit boire tant et tant que, devenu inconscient, il ne se rendit pas compte qu’elle ouvrait sa chemise pour prendre la lettre du tsar et la remplacer par une autre. C’est un message cruel que lurent les conseillers du tsar. « Moi, Clairsoleil, je vous fais part de ma volonté : jetez dans les vagues de l’océan l’enfant et sa mère. Ceci est un ordre, exécutez-le ! » Les conseillers furent horrifiés. Mais que pouvaient-ils faire ? La volonté du tsar était sacrée. A pas lents, la mort dans l’âme, ils se dirigèrent vers les appartements de la tsarine. Ils ne se laissèrent dissuader ni par les larmes de la jeune femme, ni par le merveilleux sourire du petit garçon. Ils firent construire un grand tonneau, y enfermèrent la mère et l’enfant et le firent jeter dans les vagues de l’océan. Mais le tonneau ne sombra pas, il flotta, emportant au loin la tsarine et son petit garçon. La jeune femme serrait fort son enfant et les larmes qui coulaient de ses yeux inondaient le visage du petit tsarévitch. Comme elles étaient chaudes, et pleines d’amour, elles firent grandir l’enfant. Il devint très vite un jeune homme beau et intelligent.
– Belles vagues qui parcourez l’étendue de la mer, supplia-t-il, ayez pitié de la tsarine et du jeune tsarévitch. Emmenez-nous vers la rive, épargnez nos pauvres vies ! La mer alors se souleva et une grosse vague rejeta le tonneau vers une plage déserte. Il roula sur le sable mouillé. Une dernière larme de la tsarine coula sur le visage du tsarévitch et il y trouva les forces nécessaires pour soulever le couvercle du tonneau et le faire éclater en mille morceaux. Ils avaient voyagé au gré des flots, pendant des jours et des jours et ils étaient affamés. Le tsarévitch coupa les deux branches du seul arbre qui poussait dans cette île déserte. De l’une il fit un arc, de l’autre une flèche. Il enleva de son cou le cordon auquel était pendue une croix et l’utilisa pour tendre son arc. Puis, avec son arme de fortune, il partit à la chasse. Il marcha, escalada des rochers, longea la grève sans rencontrer âme qui vive. Soudain, il entendit des cris perçants venant de la mer. C’étaient ceux d’un beau cygne blanc. Un énorme rapace, serres ouvertes, tournait et s’apprêtait à fondre sur lui. Le tsarévitch eut pitié du cygne, il banda son arc et transperça le corps du rapace de sa flèche. L’oiseau, touché en plein coeur, s’abattit dans l’eau comme une pierre. Réunissant ses dernières forces, il ne réussit qu’à griffer le cou élancé du cygne avant de disparaître dans les profondeurs de la mer. Puis, ce fut le silence. Le tsarévitch soupira. Il venait de perdre son unique flèche.
– Ne regrette rien, lui dit alors le cygne. Je te remercie de m’avoir sauvé la vie. Tu viens de tuer un méchant sorcier. Moi non plus, je ne suis pas ce que tu crois. Je saurai te récompenser. Je te viendrai toujours en aide. Bientôt tous tes soucis prendront fin. Le cygne battit lourdement des ailes et s’envola vers l’horizon rougi par le soleil couchant. Le jeune homme prit le chemin du retour, triste de n’avoir rien trouvé à donner à manger à sa mère. Mais celle-ci ne lui fit aucun reproche et l’accueillit avec un sourire. La nuit tombait et tous deux s’allongèrent sur le sable pour dormir. Le tsarévitch fut réveillé par les premiers rayons du soleil. Il n’en crut pas ses yeux : devant lui s’élevaient de puissants remparts, deux tours blanches comme l’écume de la mer, un palais aux coupoles dorées et des églises aux toits argentés. Tout excité, il réveilla sa mère.
– Mère, ma chère mère, dit-il en la prenant par la main, le cygne blanc a tenu parole. Tous nos soucis vont prendre fin. Entrons dans cette ville magnifique, les gens ne nous laisseront sûrement pas mourir de faim. Dès que la tsarine et son fils franchirent les portes de la ville, les cloches se mirent à sonner à tout rompre. Une foule enthousiaste accourut de tous côtés et les popes à genoux remercièrent le ciel. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés. Des carrosses descendirent des comtes et des chevaliers qui s’inclinèrent respectueusement devant le jeune homme et sa mère. Entouré de religieux en grande tenue, le patriarche en personne déposa une couronne finement ciselée de pierres précieuses sur la tête du tsarévitch et, lui donnant sa bénédiction, il l’amena jusqu’à un trône d’or et le fit asseoir. Et c’est ainsi, comme dans un rêve, que le jeune homme devint le maître de la ville aux tours dorées et prit le nom de Kvidon. Le temps passa et, un jour, apparurent à l’horizon les voiles blanches d’un navire. A son bord, les marins étonnés regardaient fixement devant eux, sans en croire leurs yeux.
– Ne nous sommes-nous pas trompés de chemin ? demanda l’un d’entre eux. Cette île a toujours été déserte ! Regardez cette ville, ce palais aux tours blanches et aux coupoles dorées ! Un tir de canon ordonna au navire de jeter l’ancre dans le port et son capitaine n’osa pas refuser. Dès que les marins mirent pied à terre, des messagers s’approchèrent d’eux, leur annonçant que le puissant seigneur Kvidon désirait les recevoir. Au cours du généreux banquet qui leur fut offert, le jeune tsarévitch posa mille questions. Il demanda à ces hommes d’où ils venaient, quelles terres ils avaient parcourues, quelles mers ils avaient traversées, quelles marchandises ils transportaient et à quoi ressemblait le pays de l’autre côté de l’horizon.
– Nous avons navigué tout autour de la terre, répondirent les marins en se vantant. Nous avons acheté des peaux de rennes, des peaux d’hermines blanches comme la neige et d’autres de renards polaires. Si le vent continue de souffler dans nos voiles, nous serons bientôt arrivés sur l’île de Bayan, puis nous naviguerons vers l’est en direction de l’empire du grand tsar Clairsoleil. Kvidon poussa un soupir et but une gorgée d’eau pour faire passer l’amère tristesse qui lui serrait la gorge.
– Bon vent, courageux marins ! dit-il enfin d’une voix ferme. Transmettez au tsar Clairsoleil les salutations cordiales du seigneur Kvidon. Puis il accompagna ses hôtes jusqu’au port. Longtemps, il suivit du regard les voiles blanches du navire. Quand il les vit disparaître, les larmes lui montèrent aux yeux. L’une d’elle tomba dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut sur les vagues.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il. Que regardes-tu à l’horizon ?
– Le navire qui a disparu au loin a emporté une partie de mon coeur. J’aimerais retourner dans mon pays et voir le visage de mon père.
– Ne désespère pas, jeune et beau tsarévitch. Si tu le veux, je te transformerai en moustique. Tu voleras jusqu’au navire, tu te cacheras dans une fente de la coque et pourras retourner chez toi. Le tsarévitch accepta sans hésiter. Le cygne blanc déploya ses ailes, agita la surface de la mer et arrosa le jeune homme de quelques gouttes argentées. Le tsarévitch se transforma alors en un minuscule moustique qui s’envola en sifflant vers le navire. Le vent souffla dans les voiles, le bateau vola vers la terre ferme comme un oiseau blanc. Dès que les marins jetèrent l’ancre dans le port, des messagers arrivèrent pour les inviter à la cour. Peu de temps après, ils s’inclinaient devant le grand Clairsoleil. Son trône était d’or, la salle de réception brillait des mille flammes des chandelles, mais les yeux du tsar étaient plus sombres que le fond de l’océan. Les soeurs de la tsarine, la jalouse fileuse et la mesquine cuisinière, étaient assises à côté du trône. Bazilicha se pavanait.
– D’où venez-vous ? demanda le tsar avec gentillesse. Quels pays avez-vous visités, quelles mers parcourues, quelles merveilles avez-vous admirées ? Les marins racontèrent leur voyage et la plus étrange chose qu’il leur soit arrivée :
– Il y avait jadis, en pleine mer, une île déserte qui n’était rien qu’un amas de rochers au milieu des vagues. Et cette fois-ci, ô miracle, d’imposants remparts s’y élevaient vers le ciel. Il y avait un magnifique palais aux tours blanches et aux coupoles dorées. C’est là que vit le seigneur Kvidon et sa douce et tendre mère. Sache, grand tsar, que ce seigneur t’envoie ses cordiales salutations. Une lueur traversa les yeux du souverain.
– Je souhaiterais voir ce pays mystérieux avant de mourir, dit-il dans un soupir, et je rencontrerais avec plaisir le seigneur Kvidon. Bazilicha et les méchantes soeurs furent saisies par un mauvais pressentiment.
– Tout cela n’est rien ! s’exclama la rusée cuisinière. Ecoutez quelque chose de plus merveilleux encore ! Quelque part dans la forêt profonde il y a un sapin, sous le sapin se trouve une grotte étroite, dans cette grotte vit un écureuil doré qui casse des noisettes dorées. Et dans chaque noisette dorée, l’écureuil trouve un diamant gros comme un poing ! A cet instant, le moustique tournoya autour de la tête de la cuisinière et la piqua à la paupière. Son oeil entier gonfla comme une pastèque mûre. La vieille Bazilicha enleva sa chaussure et leva la main pour en frapper le moustique, mais avant qu’elle ait eu le temps de l’écraser, il s’envola très loin de l’autre côté de la mer. Kvidon rentré chez lui n’était plus qu’un corps sans âme, la tristesse l’avait envahi. Souvent, il venait sur la grève et regardait au loin.
– Pourquoi es-tu triste ? lui demanda un jour le cygne blanc. Kvidon lui raconta la merveille de la forêt lointaine. Sous un sapin au milieu de cette forêt se cache une petite grotte et dans cette grotte un écureuil casse des noisettes dorées dont les fruits sont des diamants.
– Ne te tourmente pas, lui dit le cygne, je connais cette histoire. Il se peut même qu’il s’y cache un peu de vérité. Le cygne battit lourdement des ailes et disparut. Le jeune homme s’apprêtait à faire demi-tour quand, soudain, il s’arrêta pétrifié. Un très haut sapin se dressait devant les portes du palais. Dans ses racines entremêlées se trouvait l’entrée d’une grotte, d’où sortait la tête d’un petit écureuil qui cassait des noisettes dorées contenant des diamants brillants de mille feux. Déjà les gens se pressaient tout autour et la foule murmurait d’excitation. Kvidon remercia le cygne blanc de ce merveilleux cadeau et ordonna au meilleur de ses architectes de bâtir une maison transparente de pur cristal pour le petit animal. Des gardes se relayèrent à son entrée jour et nuit. La plus travailleuse des servantes de la cour reçut pour tâche de soigner le petit écureuil, de lui procurer de douces noisettes et de lui préparer de délicieux gâteaux au miel. Le gardien du trésor en personne eut l’honneur de compter quotidiennement les diamants. Il y en eut très vite tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils formèrent une véritable colline. L’île brillait comme seul le soleil peut le faire. Les marins qui passaient au loin s’interrogèrent sur cette étrange clarté qui les forçait à se protéger les yeux.
– La mer aurait-elle pris feu ? demandait l’un. Est-ce une éruption de volcan ? demandait l’autre. Autant de questions qui restèrent sans réponse jusqu’à ce qu’un tir de canon, leur ordonnant de venir jeter l’ancre au port, leur fit reconnaître la ville aux tours blanches et aux coupoles dorées, la cité du seigneur Kvidon. Comme la première fois, les marins furent invités au palais et Kvidon se montra curieux de leurs aventures.
– Le voyage a été bon, raconta le capitaine. Nous avons acheté sur les rives du Don un troupeau entier de chevaux et, poussés par les vents, nous naviguons à présent vers le pays du tsar Clairsoleil, à l’est de l’île Bayan.
– Transmettez mes sincères pensées au grand tsar, dit le jeune seigneur en souriant tristement. Les marins se régalèrent d’un somptueux festin, puis le jeune Kvidon les raccompagna jusqu’au port. Il resta longtemps à regarder le bateau s’éloigner et, quand celui-ci disparut à l’horizon, une larme chaude coula de ses yeux et tomba dans la mer. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– Mon père me manque, répondit le jeune homme. Je voudrais tant revoir visage.
– Rien de plus simple. Je vais te transformer en mouche et tu pourras voler jusqu’au bateau. Le cygne battit des ailes et arrosa le jeune homme d’une pluie argentée. Kvidon se transforma aussitôt en insecte et alla se cacher dans une fente de la coque du bateau. Le vent fut propice et le voilier arriva bientôt à bon port. Les marchands et les courageux marins furent invités au palais. La petite mouche vola à leur suite. Dans la vaste salle dorée, tous s’inclinèrent profondément devant le grand tsar Clairsoleil. Kvidon remarqua l’infinie tristesse de son père, son regard sombre, qui exprimait une profonde solitude. Par contre, la maligne cuisinière, qui avait toujours l’oeil gonflé par la piqûre du moustique, ainsi que sa soeur la fileuse et la vieille Bazilicha, se rengorgeaient de leur position à la cour. Le tsar salua aimablement les navigateurs et les emmena lui-même vers les tables richement garnies. Au cours du dîner, ils les interrogea sur leur voyage.
– Depuis le temps que nous parcourons les mers, nous avons vu beaucoup de choses étonnantes, raconta l’un des marins, mais cette fois une merveille nous a coupé le souffle. Jadis, au large, se dressait une île rocheuse et déserte. On ne sait par quel miracle de magnifiques coupoles dorées et des tours blanches se sont dressées vers le ciel. Mais ce n’est pas tout ! Aux portes du palais, il y a maintenant une maison en pur cristal, où un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils forment une véritable colline qui brille au loin comme seul le soleil peut le faire. Des ministres du trésor et de nombreux écrivains publics essaient d’en faire le compte sans jamais y arriver. D’ailleurs, cela a peu d’importance, car chacun peut se servir comme il l’entend. Dans ce pays, chacun des sujets possède autant que son seigneur. On n’y connaît ni l’envie ni la jalousie, on ne sait pas ce qu’est la guerre. Le peuple entier chérit son seigneur, le jeune et beau Kvidon, qui nous a demandé de te transmettre ses pensées les meilleures.
– J’aimerais beaucoup voir cet endroit et rencontrer ce jeune seigneur, dit le tsar en hochant la tête. Les deux méchantes soeurs et leur grand-mère eurent un mauvais pressentiment. Elles chuchotèrent entre elles, bien décidées à trouver un moyen pour empêcher le tsar d’entreprendre ce voyage.
– Même si vous n’avez pas menti et que vous avez vu ce miracle de vos propres yeux, dit la soeur fileuse en éclatant de rire au nez des marins, ce que je vais vous raconter est bien plus merveilleux que votre banale histoire. Dans un pays lointain, la mer s’ouvre parfois, l’eau tourbillonne, et des profondeurs sortent trente-trois jeunes chevaliers. Leurs armures en écaille brillent comme le ciel du petit matin. Noirfléau lui-même guide ces courageux guerriers. Que pensez-vous de ce prodige ? La petite mouche se mit alors à bourdonner et piqua cruellement la paupière de la fileuse. Son oeil se mit immédiatement à gonfler comme un ballon. La vieille Bazilicha retira sa chaussure et leva la main pour en frapper la mouche, mais celle-ci volait déjà par-dessus la mer. Le jeune Kvidon rentra chez lui sain et sauf, mais il était plus triste que jamais. Sa mère essaya en vain de le consoler. Un jour qu’il était assis sur un rocher à regarder l’horizon, une larme coula de son oeil dans la mer. Avant qu’il ait le temps de s’essuyer les yeux, le cygne blanc était là.
– Pourquoi souffres-tu, bon tsarévitch ? lui demanda-t-il. Kvidon lui parla de ce pays lointain, où la mer s’ouvre parfois pour laisser passer trente-trois chevaliers aux armures brillantes, conduits par Noirfléau en personne, le guide des tourbillons marins.
– Ne te tourmente pas, cher enfant, puisque ces chevaliers courageux sont mes propres frères. Celui qui est à leur tête, c’est mon père bien-aimé, dit le cygne avec douceur. Tu les verras très bientôt. Rentre tranquillement chez toi. Le visage de Kvidon s’illumina de bonheur. Il retourna au palais, ordonna à ses cuisiniers de préparer un banquet et se précipita au sommet de la plus haute tour. A cet instant, la surface de la mer se couvrit de sombres et sauvages vagues qui vinrent se fracasser sur les rochers. De l’écume qui jaillissait vers le ciel sortirent trente-trois chevaliers aux armures étincelantes. A leur tête se tenait un vieil homme, aux longs cheveux blancs, qui lui sourit et le salua de la main. Kvidon dévala les escaliers pour aller accueillir ses hôtes. Il s’inclina respectueusement devant eux.
– Je suis venu parce que ma fille me l’a demandé, dit le vieil homme en posant aimablement la main sur l’épaule de Kvidon. Et nous reviendrons tous les jours à l’aube. Nous sortirons du fond de la mer pour te protéger, toi et ton pays. Ainsi, tous les jours, les chevaliers revinrent. Le jeune et beau Kvidon rayonnait de bonheur. – Un voilier blanc à l’horizon ! cria un jour le gardien de la tour, à l’instant même où l’armée éblouissante disparaissait au plus profond des flots. A bord, les marins n’en croyaient pas leurs yeux. Trente-trois chevaliers aux armures étincelantes qui venaient de s’engouffrer dans la mer ! C’était un miracle ! Ils n’eurent pas le temps de se remettre de leur surprise qu’un tir de canon leur ordonnait de venir mouiller dans le port.
– Vers quels horizons vous a mené le vent ? Qu’avez-vous vu ? leur demanda Kvidon au cours du banquet.
– Nous avons fait le tour du monde, répondirent les marins. Nous revenons avec des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et du cuivre. Nous avons hâte de rentrer chez nous, à l’est de l’île Bayan, au pays du grand tsar Clairsoleil.
– Je ne vous retarderai pas, dit le seigneur Kvidon avec tristesse. Il les raccompagna jusqu’à leur navire et resta longtemps à les regarder s’éloigner. Une larme glissa sur son beau visage et tomba dans l’eau bleue. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– J’ai le mal du pays, répondit encore une fois le jeune homme, et mon père me manque. Ce voilier a emporté une partie de mon coeur. Le cygne battit la surface de la mer de ses ailes blanches et quelques gouttes mouillèrent le jeune homme. Kvidon disparut. Un petit bourdon brun et or vola vers le navire où il se cacha dans une fente de la coque. Quelques jours plus tard le voilier accostait à bon port. Clairsoleil était assis sur son trône dans un habit magnifique, mais son regard fatigué trahissait une profonde amertume. A côté de lui se tenaient les méchantes soeurs et la vieille Bazilicha.
– Dites-moi, marins, où avez-vous navigué ? demanda le tsar. Avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parier ?
– Il y a un endroit au milieu des mers où se dressaient jadis des rochers hostiles, conta l’un des marins, mais un jour, ô miracle, dans cette île déserte s’éleva une ville magnifique aux gracieuses tours blanches, aux coupoles dorées. Dans une maison en cristal, non loin des portes du palais, un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline étincelante s’élève vers le ciel. Tout cela, vous le savez déjà. Mais ce n’est pas tout. Maintenant, aux premiers rayons du soleil, la mer se couvre de vagues déferlantes, l’eau se fracasse contre les rochers, et dans l’écume blanche apparaît une armée de trente-trois chevaliers aux armures brillant de mille feux. A leur tête se tient un vieil homme aux cheveux blancs comme la neige. Kvidon, le seigneur de l’île, les accueille chaque jour. Ce pays, où tous les sujets sont riches et qui ne connaît pas la guerre, est sous la protection des forces mystérieuses de la mer. Le jeune et beau seigneur qui le gouverne t’adresse ses meilleures salutations et souhaite de tout coeur que ton peuple te chérisse. Le tsar Clairsoleil resta un long moment silencieux.
– Je voudrais tant voir ce pays avant de mourir, dit-il enfin, faire la connaissance du seigneur Kvidon et oublier mon chagrin.
– Ce ne sont que paroles déraisonnables ! s’écria la vieille Bazilicha. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ? Un vieillard à la tête d’une troupe de brigands errant aux portes de la ville en demandant la charité. Bêtises ! Moi, grand tsar, je connais un vrai miracle. Loin, très loin au-delà de sept mers, vit une belle tsarine. Elle a un visage d’ange, ses joues sont fraîches et roses et ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Sa voix est douce comme la brise. Cette jeune femme est plus belle encore que le plus beau des rêves. Entendant comment la vieille intrigante cherchait à embrouiller l’esprit du tsar, le bourdon se mit à s’agiter. Il lui piqua méchamment le nez qui se mit à gonfler et devint aussi gros qu’un melon !
– Attrapez-le, s’écrièrent les deux soeurs en levant leurs poings. Mais le petit bourdon brun et doré volait déjà par-dessus les vagues vers son île. Kvidon arriva sain et sauf chez lui, mais il était toujours aussi triste. Un jour qu’il était assis sur un rocher, une larme coula de ses yeux dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut.
– Pourquoi es-tu toujours aussi triste ? lui demanda-t-il.
– Je vis seul sans amour. Même le merle s’envole vers le ciel une merlette à ses côtés. Ma main est vide et je ne sais si la main de celle à laquelle je rêve en secret s’y glissera un jour.
– Qui est cette jeune fille à laquelle tu rêves en secret ? demanda le cygne. Je la connais peut-être.
– J’ai entendu parler d’une tsarine au visage d’ange, dont les yeux brillent comme le soleil de midi. Ses joues sont comme des roses. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Existe-t-elle vraiment ou est-ce seulement un rêve ?
– Elle existe, répondit le cygne après un moment d’hésitation. Mais réfléchis bien avant de lui dévoiler ta flamme, car elle ne désire que le véritable amour. Kvidon jura sur son honneur. Il était prêt à tout, il ferait le tour du monde si nécessaire, à travers les sept mers, dans la tempête et dans le froid, à la recherche de l’amour. Le cygne se contenta de sourire :
– Tu es plus près de ton bonheur que tu ne peux l’imaginer, dit-il avec douceur. Avec de grands battements d’ailes, il s’envola dans le ciel, puis se laissa tomber la tête la première dans un buisson d’églantiers en fleurs. Ses plumes volèrent comme des flocons de neige et il se transforma en une merveilleuse jeune fille au visage d’ange, au sourire comme l’aurore. Le jeune et beau Kvidon se jeta à genoux devant elle et embrassa ses paumes blanches. Puis, la prenant par la main, il l’emmena chez sa mère.
– Mère, ma chère mère, lui dit-il, bénis notre union, pour que nos jours coulent dans la paix, l’harmonie et le bonheur.
– Que Dieu vous accorde tout ce que vous souhaitez, répondit celle-ci émue par la beauté de la jeune fille et la joie de son fils. Les cloches des tours blanches se mirent à sonner à tout rompre, annonçant alentour la nouvelle du mariage. Les jours et les mois passèrent. Le bonheur de Kvidon était sans faille. Sa douce épouse attendait un enfant.
– Une voile blanche à l’horizon ! cria un matin l’un des gardes de la tour.
– D’où venez-vous, chers amis ? demanda le jeune seigneur aux marins qu’il avait invités à sa table.
– Les vents nous ont poussés très loin. Nous avons navigué dans de traîtres tourbillons, dans la tempête et les ouragans, jusqu’à des pays inconnus. La marée nous jetait sur les rochers et des monstres bizarres essayaient de nous attraper. Mais, Dieu merci, nous avons défié tous les dangers. A présent, nous rentrons chez nous avec de précieuses marchandises. Quand nous aurons dépassé l’île de Bayan, nous mettrons le cap à l’est, vers l’empire du tsar Clairsoleil.
– Saluez-le cordialement de ma part, dit Kvidon. Il paraît qu’il souhaite visiter mon pays, dites-lui que je serai très heureux de le recevoir. Le voilier disparut à l’horizon. Cette fois, le jeune seigneur ne pleura pas, car là où il se trouvait, il était comblé de bonheur. Quelques jours plus tard, le voilier arriva à bon port. Clairsoleil, dans son habit d’or, accueillit aimablement ses hôtes, mais son regard fatigué trahissait toujours une profonde amertume. A ses côtés se tenaient les deux soeurs aux paupières rouges et gonflées et la vieille Bazilicha au nez comme un melon mûr.
– Dites-moi, marins, avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parler ? interrogea le tsar.
– Nous avons souvent navigué là où un rocher hostile se dressait dans la mer, conta l’un des marins. Une ville magnifique aux coupoles dorées y a fleuri. Aux portes du palais, dans une maison de cristal, un écureuil casse des noisettes et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline éblouissante comme le soleil de midi s’élève jusqu’à toucher le ciel. A l’aube, la mer se soulève et, de ses vagues déferlantes qui viennent s’écraser sur les rochers, sort une armée de chevaliers en armures brillantes. A leur tête se tient un vieil homme aux longs cheveux blancs. Le puissant Kvidon les accueille. Le pays est sous la protection des forces mystérieuses de la mer.
– Vous m’avez déjà raconté tout cela, dit le tsar, ne cachant pas sa déception.
– Grand tsar Clairsoleil, ajouta le plus jeune des marins, nous avons gardé le plus beau des miracles pour la fin. Kvidon nous a présenté sa jeune épouse. Son visage est celui d’un ange, ses joues ont la couleur des roses, ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Elle est plus belle encore que le plus beau des rêves ! Le jeune et beau seigneur t’envoie ses sincères salutations et attend ta visite.
– Trouvez-moi un navire, s’écria Clairsoleil, le meilleur de tous, qui puisse sillonner les mers. Nous attendrons des vents favorables et nous naviguerons vers l’ouest. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs essayèrent en vain de dissuader le tsar mais, cette fois, rien n’y fit. La décision de Clairsoleil était ferme.
– Taisez-vous ! hurla-t-il. Je suis las de vos caquetages. Je veux rencontrer Kvidon et voir de mes propres yeux toutes les merveilles qu’on m’a racontées. Quelques jours plus tard, Kvidon regardait par la fenêtre la mer bleue et calme, que seule une légère brise agitait. Soudain, il aperçut à l’horizon des voiles gonflées, blanches comme la neige. Des navires majestueux, toute une flottille, s’avançaient vers son île. Autour des mâts, qui brillaient au soleil, tournaient des cormorans.
– Ma chère mère ! s’écria Kvidon, le coeur rempli de joie. Regardez qui arrive ! Est-ce mon père, l’homme à l’habit brillant comme les étoiles, au front resplendissant de perles, qui se tient sous le baldaquin ? Est-ce le grand tsar Clairsoleil, votre époux bien-aimé ? Une canonnade rompit le silence, les cloches sonnèrent à tout rompre. Une foule se rassembla dans le port pour acclamer le tsar. Clairsoleil posa le pied sur la terre ferme et tendit la main à Kvidon, puis, au milieu des cris de joie, il se dirigea vers le palais. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs le suivaient, tremblantes de peur. Kvidon, à les voir, se mit à rire, car il était si heureux que toute colère l’avait quitté. Aux portes du palais, les trente-trois chevaliers aux armures resplendissantes firent au tsar une haie d’honneur et Noirfléau, à la longue chevelure blanche, s’inclina profondément devant lui. Au pied du sapin qui touchait le ciel, l’écureuil dans sa maison de cristal cassait des noisettes pleines de diamants. A cet instant, l’épouse de Kvidon sortit pour l’accueillir. Le tsar n’avait jamais vu une jeune femme aussi belle. Ses joues avaient la couleur des roses. Ses yeux brillaient comme le soleil de midi. La lune se couchait dans ses cheveux et son front nacré avait l’éclat des étoiles. Elle sourit au tsar en lui tendant les bras. La mère de Kvidon s’approcha à son tour. Clairsoleil devient soudain très pâle. Rêvait-il ou était-il éveillé ? Etait-ce sa femme bien-aimée qui se tenait devant lui ? Kvidon, ce beau et fier garçon, était-il le fils qu’elle lui avait promis ? L’amertume, la peine, la tristesse disparurent en un instant de son regard, il serra sur son coeur sa femme, son fils et sa belle-fille. Et la vieille Bazilicha ? Et les méchantes soeurs ? Prises d’une peur bleue, elles s’étaient cachées derrière une armoire ! Quand on les retrouva, elles n’étaient pas belles à voir ! Sales, couvertes de toiles d’araignée, de vrais épouvantails. Le tsar, tout à son bonheur, éclata de rire en les voyant.
– Que le diable emporte ces femmes perfides ! dit-il en détournant la tête. Le festin fut joyeux. Le tsar dansa toute la nuit avec sa femme. J’y étais ! J’ai bu avec Clairsoleil et son fils bien-aimé. J’ai goûté à tous les mets délicieux. Mais j’ai repris mon chemin et, partout où je passe, je raconte cette merveilleuse histoire aux enfants.
3 Contes de Normandie
Recueillis par Jean-Joseph-Bonaventure Fleury
– Le pauvre et le riche
– Jacques le voleur
– Le Langage des bêtes
Le pauvre et le riche
IL y avait une fois un riche qui donnait depuis longtemps du travail à un pauvre.
– Il faut que je te récompense de quelque chose, dit un jour le riche ; dis-moi ce que tu voudrais avoir.
– Eh bien ! mon bon monsieur, si vous vouliez m’acheter une vaquette (une petite vache), cela m’arrangerait très bien. La vache fut achetée et donnée au pauvre. Trois jours après le riche va visiter ses clos. Il trouve le garçon du pauvre qui y faisait paître sa vache. Ne le voilà pas content.
– Si j’ai donné une vache à ton père, lui dit-il, ce n’est pas pour que tu la fasses paître dans mes clos. Retire-toi et n’y reviens plus. Huit jours après, le riche retrouve encore la vache dans son clos, toujours gardée par le même petit garçon.
– Cette fois, lui dit-il, je ne te ferai point de grâce. J’irai demain tuer ton père pour le punir de cette insolence. Le lendemain il alla, en effet, chez le pauvre, décidé à le tuer ; Mais le pauvre était rusé ; il avait tué son cochon, puis il avait barbouillé sa femme de sang et l’avait fait coucher dans son lit. Le riche, en entrant chez le pauvre, voit le sang répandu, le lit souillé de sang et la femme couchée dedans et immobile.
– Tiens ! lui dit-il, tu as tué ta femme ?
– Oui ; elle était si méchante que j’ai voulu la punir. Je l’ai tuée pour trois jours ; elle ressuscitera le quatrième.
– Elle ressuscitera ? Ah bien ! je vais tuer la mienne pour trois jours aussi ; ça lui apprendra à me faire enrager. Il n’en fait ni une ni deux, il rentre chez lui et tue sa femme. Trois jours après, il revient chez le pauvre.
– Tu m’as dit que tu avais tué ta femme pour trois jours, et je vois qu’en effet elle est ressuscitée. J’ai tué la mienne pour trois jours aussi et elle ne ressuscite pas.
– C’est que vous ne vous y êtes pas bien pris. Qu’avez-vous fait pour la ressusciter ?
– Rien. J’ai tâché de la réveiller, et elle ne bouge pas.
– Ce n’est pas comme cela qu’il fallait faire. Pour moi, j’ai une corne tout exprès pour ça. J’ai soufflé avec au cul de ma femme. Elle se porte à merveille, comme vous voyez, et elle est corrigée.
– Combien veux-tu me vendre ta corne ?
– Cent écus.
– Les voici ; donne-la moi. Le pauvre donne la corne. Le richard retourne chez lui et fait l’opération indiquée. La bonne femme continue à ne pas bouger. Désappointé, il retourne chez le pauvre et le trouve frappant à coups de fouet sur une marmite, qui bout à gros bouillons.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Vous voyez, je fais bouillir ma marmite.
– A coups de fouet ?
– Oui. Quand on est pauvre, on économise autant qu’on peut.
– Et ta marmite bout comme ça sans feu, sans bois ?
– Vous voyez.
– Et tu prends pour cela le premier fouet venu ?
– Ah ! mais non. Il n’y a que le fouet que vous voyez qui ait cette vertu.
– Combien veux-tu me le vendre, ton fouet ?
– Il n’est pas à vendre. Cependant, si vous y tenez, je veux bien m’en défaire pour vous. Donnez-moi cent écus et je vous le cède.
– Les voilà. Donne-moi ton fouet. Le riche s’applaudissait de son marché, qui allait lui permettre de faire de notables économies. Arrivé chez lui, il appelle ses domestiques et leur remet le fouet en guise de bois pour faire bouillir la marmite. Les domestiques fouettent, fouettent, la marmite ne bout pas. Le riche retourne chez le pauvre.
– Ton fouet n’est bon à rien, lui dit-il. On a beau fouetter, fouetter la marmite, elle ne veut pas bouillir.
– De quelle main a-t-on frappé ? demande le pauvre.
– On a frappé de la main gauche.
– Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez pas réussi. Il fallait frapper de la main droite, sans quoi le fouet n’opère pas. Le riche retourne chez lui, appelle de nouveau ses domestiques et leur donne ses instructions. Ils frappent de la main droite à tour de bras. La marmite ne bout pas davantage. Le riche est furieux contre le pauvre, qui s’est moqué de lui et lui a extorqué son argent ; il veut le tuer. Il ordonne à ses domestiques d’aller le chercher et de l’enfermer dans la bergerie pour le noyer le lendemain. Les domestiques obéissent, et quand le berger revient le soir, il trouve le pauvre homme enfermé dans la bergerie.
– Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ? lui dit le berger.
– Le riche m’a fait mettre ici. Il prétend que je dois être enfermé avec les moutons, parce que je ne sais pas mieux prier le bon Dieu que ces bêtes-là.
– Moi, je sais très bien prier ; je prierai pour tous, pour mes bêtes et pour toi ; va-t-en. La pauvre s’en alla, mais pas tout seul. Pendant que le berger priait, il détourna tous les moutons. Il y avait une foire le lendemain, il alla les vendre et les vendit fort cher : trois francs le poil ! Avec l’argent qu’il en retira, il fit bâtir un beau château. Un jour que le riche était allé se promener de ce côté, il demanda pour qui on élevait ce beau château, à qui appartenait cette belle propriété.
– A moi, monseigneur, dit le pauvre.
– Qui aurait jamais cru que tu deviendrais si riche ?
– Rappelez-vous ce que vous avez ordonné à vos domestiques de me faire.
– J’avais ordonné de te jeter à l’eau.
– Je suis allé où vous aviez ordonné de m’envoyer, et je suis devenu riche.
– Vraiment ? Je voudrais bien aller au même endroit.
– Il ne tient qu’à vous, monseigneur ; mettez-vous dans ce sac. Le riche se mit dans le sac, on jeta le sac à l’eau et, depuis lors, on n’a jamais revu le riche. Là-dessus, je bus une croüte, je mangeai une chopine et je m’en revins.
(Conté à Gréville par Jean Louis Duval.)
Jacques le voleur
UNE femme avait un fils qu’elle avait fort mal élevé. C’était un fainéant et qui ne voulait rien faire. Quand il fut en âge de choisir un état, sa mère lui demanda ce qu’il voulait être.
– Je veux être voleur.
– Bon Dieu ! bonne Vierge ! mais ce n’est pas là une profession ! Je ne te permettrai jamais d’être un voleur.
– Eh bien ! allez consulter la bonne Vierge. Si elle dit comme moi, il faudra bien que vous consentiez.
– Soit, j’irai, dit-elle, et pas plus tard que tout de suite. En la voyant se rendre à l’église, Jacques prend les devants par un chemin de traverse et va se cacher derrière l’autel. La bonne femme arrive à l’église au moment où il y était déjà, et, après avoir fait ses prières devant l’autel de la Vierge :
– Bonne Vierge, dit-elle, bonne Mère, indiquez-moi, je vous prie, ce que mon Jacques doit être.
– Voleur, répondit une voix qui venait de l’autel.
– Voleur ! dit la brave femme étonnée. Mais vous n’y pensez pas, bonne Vierge, c’est un péché de voler ! Dites-moi là, franchement et sans vouloir tromper une pauvre femme comme moi, ce que mon Jacques doit devenir.
– Voleur, répéta le garçon, toujours caché. La pauvre femme se retira consternée. Aussitôt qu’elle fut sortie de l’église, Jacques sortit aussi de sa cachette, il prit à travers champs, et sa mère, en arrivant, le trouva à la maison.
– Eh bien ! moumère , qu’est-ce que la bonne Vierge vous a dit ?
– Que tu dois être un fripon.
– Vous voyez donc bien qu’il faut que je sois un fripon, puisque la bonne Vierge vous l’a dit ; je pars demain. Au bout de huit jours, il revient avec un sac, qu’il avait bien de la peine à porter.
– Qu’est-ce que c’est que ce sac ?
– C’est une charge d’or que j’apporte.
– Comment t’es-tu procuré cet ordre ?
– Vous saurez ça plus tard, moumère ; comme il n’y a pas chez nous de mesure pour le mesurer, il faut aller en emprunter une aux voisins. La mère y va. Jacques mesure son trésor, tout seul, sans laisser approcher sa mère. Il a soin de mettre de la glu au fond de la mesure, et quand on la leur rend après l’avoir secouée, les voisins trouvent au fond une pièce d’or oubliée. Les voisins ne peuvent revenir de leur étonnement de voir que Jacques s’est enrichi assez vite pour mesurer ainsi l’or et faire fi d’une pièce d’or au point de l’oublier au fond de la mesure. Le récit de cette habileté se répand rapidement. Le seigneur du village, qui en a entendu parler, fait venir Jacques.
– Tu as la réputation d’être un habile voleur ? lui dit-il.
– Dame ! je commence. Ça ira mieux plus tard.
– Eh bien ! je veux te mettre à l’épreuve. On conduira demain une de mes vaches à la foire pour la vendre. J’avertirai ceux qui la mèneront. Si malgré cela tu réussis à la voler, je te la donne.
– Merci, monseigneur, la vache est à moi, je vous en réponds. On confie la vache à deux conducteurs, après les avoir avertis qu’on tâchera de les voler.
– Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe, répondit un des conducteurs ; nous serons sur nos gardes. L’un attache une corde aux cornes de la vache et se met devant, l’autre prend en main la queue de la bête et se met derrière. Il était difficile même d’approcher de l’animal. Jacques ne s’en approcha pas. Les conducteurs avaient à traverser un bois. Jacques alla se pendre à l’un des arbres. Les conducteurs le regardèrent et ne le dépendirent pas. Ce fut lui qui se dépendit quand ils furent passés ; puis il courut bien vite à travers le bois, gagna le chemin par où devaient passer les conducteurs de la vache et, un peu plus loin, ils trouvèrent un autre pendu. C’était encore Jacques.
– C’est donc la cache ès pendus (le sentier aux pendus) par ici ? Qu’est-ce que cela veut dire ? dit un des paysans.
Ce qu’il y a de plus curieux, dit l’autre, c’est que le second est tout à fait semblable au premier : même taille, mêmes vêtements. Est-ce que nous aurions marché sur male herbe et serions revenus au même endroit sans nous en apercevoir ?
– Ça ne se peut pas ; l’autre pendu était là-bas derrière nous.
– C’est drôle tout de même. Allons donc voir si l’autre est toujours à sa place. Ils attachent soigneusement la vache à un arbre et s’en vont tout doucement voir, sans pourtant la perdre de vue. Plus de pendu ! Pendant qu’ils cherchent à reconnaître l’endroit, Jacques, qui les observe, se dépend rapidement, coupe la corde qui attache la vache et se sauve avec. Quand les conducteurs revinrent, après s’être assurés que le premier pendu n’était plus à sa place, ils s’aperçurent que le second avait disparu également. Mais la vache avait aussi disparu. Le lendemain, Jacques va trouver le seigneur.
– La vache est à moi ? lui demande-t-il.
– Sans doute, puisque tu as été assez subtil pour me la voler. Mais je gage que tu ne me voleras pas ma jument. Je t’avertis qu’elle sera bien gardée.
– Vous me la donnerez si je vous la vole ?
– Certainement. Mais je suis sür que tu ne me la voleras pas.
– Nous verrons. La jument est remise à la garde de trois hommes. Le premier monte dessus, le second tient la crinière, le troisième tient la queue. Celui qui est en selle est armé d’un fusil chargé. Un individu, habillé en mendiant, l’air souffreteux, s’approche du trio.
– Qu’est-ce que vous faites-là, braves gens ?
– Nous gardons cette jument depuis ce matin. Il paraît qu’on doit venir nous la voler, mais nous n’avons encore vu venir personne.
– Il doit vous ennuyer là ?
– Dame ! ce n’est guère amusant. Si encore nous avions à boire !
– J’irai bien vous chercher du cidre au cabaret, leur dit le curieux, si vous voulez me donner de l’argent.
– Ce n’est pas de refus, brave homme. On lui donne de l’argent et, quelque temps après, il revient du cabaret avec une provision de cidre. Il y avait mêlé des drogues assoupissantes, mais dans un des pots seulement. Ils lui offrirent de trinquer avec eux. Il accepta en se versant du cidre qui n’était pas drogué, puis il fit semblant de s’éloigner. Les gardiens achevèrent de vider les deux pots et ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Jacques revient alors. La terre était molle. Il enfonce des piquets en terre en s’arrangeant de manière à leur faire soulever et soutenir la selle avec le cavalier ; il coupe alors la bride du cheval, dégage la queue et fait filer la bête, qu’il met en süreté. Quand les gardiens se réveillèrent, ils furent bien étonnés, l’un de tenir la bride sans cheval, l’autre une poignée de crins, le troisième de se sentir perché en l’air sur la selle, tandis que la jument était partie. Le lendemain, Jacques alla trouver le seigneur.
– J’ai la jument, lui dit-il.
– Le tour est bien joué ; mais tu me piques au jeu. On cuit du pain demain ; je parie que tu ne le voleras pas dans le four.
– J’essaierai. Le pain est enfourné, six hommes le gardent : deux à la porte de la boulangerie, deux à la gueule du four et deux plus loin pour empêcher toute surprise. L’heure venue de retirer le pain, on détoupe le four ; tout est intact, personne n’a quitté son poste, et pourtant le four est vide. Jacques était parvenu à faire un trou au fond du four, et il en avait retiré par là tous les pains l’un après l’autre. Le seigneur fut obligé de le complimenter, mais il ne renonça pas à la lutte.
– Voilà trois fois que tu m’affines, lui dit-il, mais tu ne m’affineras pas une quatrième. Je te défie de prendre les draps du lit où je serai couché avec ma femme.
– J’essaierai, dit Jacques. La nuit suivante, le seigneur se couche dans son lit, sa femme avec lui, et tous deux se croient bien sürs qu’on ne parviendra pas à les dépouiller des draps dans lesquels ils sont enveloppés. Dans le gros de la nuit, ils sont éveillés par un bruit à leur fenêtre. Ils se dressent sur leur lit et aperçoivent un homme en casquette qui a l’air de faire des efforts pour entrer.
– C’est notre homme, se dit le seigneur. Il s’arme d’un bâton, ouvre la fenêtre et frappe à tour de bras sur l’individu en casquette. Celui-ci tombe sans pousser un cri et, une fois à terre, reste complètement immobile. La nuit n’était pas tout à fait sombre ; il faisait clair d’étoiles et l’on voyait suffisamment pour distinguer les choses. Le seigneur s’effraie.
– L’aurais-je tué ? pense-t-il. Cela me ferait une mauvaise affaire. Je n’aurais pas dü frapper si fort. Il descend pour voir ce qui en est. Un moment après il remonte. L’individu était bien mort ; il l’a jeté au hasard, dans un creux de fossé ; il a mis des branches par-dessus. Demain on achèvera de le faire disparaître. Seulement, tout ce travail lui a donné terriblement soif. Sa femme, qui était restée au lit à l’attendre, lui dit qu’il y a du vin et des confitures à un endroit qu’elle lui indique. Le seigneur cherche à l’endroit indiqué et ne trouve rien. Sa femme, impatientée, se lève pour lui donner ce dont il a besoin. Quand ils revinrent tous deux à leur lit, les draps avaient disparu. Le prétendu voleur qui s’était présenté à la fenêtre était un bonhomme fabriqué par Jacques et tenu au bout d’un bâton. Pendant que le seigneur courait après, Jacques montait tout doucement jusqu’à la chambre à coucher. Comme on n’avait pas allumé de chandelle, il lui était facile de se dissimuler, et, dès que la dame eut quitté le lit, il sauta sur les draps et disparut en les emportant.
– C’est supérieurement joué, lui dit le seigneur le lendemain ; mais je finirai par mettre tes subtilités à bout. Voyons, j’ai demain du monde à dîner, une société de chasseurs ; je te défie d’enlever tout ce qui sera sur la table, pain, viande, vin et tout.
– J’essaierai, dit Jacques. Le lendemain, la table est servie, les convives sont rangés alentour. Jacques ne s’est pas encore montré. Tout à coup on entend un grand bruit dans le parc. Les chiens aboient, les domestiques crient. C’est toute une compagnie de lièvres qui détale. Personne n’y tient plus, tout le monde veut voir. Jacques, qui a lâché les lièvres et les chiens, est aux aguêts à l’entrée de la salle. Pendant que tout le monde se presse aux fenêtres, il prend subitement la nappe par les quatre coins et s’enfuit avec tout ce qu’il trouve dedans. Quand les convives veulent se remettre à table, plus de dîner.
Eh bien ! demanda Jacques, le lendemain, au seigneur, ai-je gagné, oui ou non ?
– Tu es un habile fripon, certainement ; j’ai à te proposer encore un tour, plus difficile que tous les autres, et, cette fois, tu en seras pour tes frais.
– Dites toujours, monseigneur.
– Je te défie de voler tout l’argent de mon frère, le curé. Il tient singulièrement à son argent, mon frère, je t’en avertis. La tâche sera rude.
– J’aurai plus de mérite si je réussis. Jacques se revêt secrètement d’un costume d’ange, puis il se glisse dans l’église à un moment où il n’y a encore personne et se cache derrière l’autel. Le curé arrive. Le custos aussi. On allume les cierges ; le curé est en habits sacerdotaux. Jacques profite d’un moment où l’église est encore vide pour s’avancer vers le curé.
– Monsieur le curé, lui dit-il, Dieu vous appelle à lui et il m’envoie vous chercher. Mais il veut que vous emportiez ce que vous avez de plus cher au monde, votre argent. Le curé avait caché son argent dans l’église même, dans une cachette qu’il était seul à connaître. Il va le chercher et le remet entre les mains de Jacques, transformé en ange.
– Ce n’est pas tout, lui dit l’ange. Il y a encore un sac que vous avez confié à votre custos, prenez-le aussi. Le curé se fait apporter le sac.
– Maintenant, suivez-moi, reprit l’ange. Il le fait monter dans le clocher. En bas, l’escalier est assez commode, mais à mesure que l’on monte il devient plus étroit et même dangereux. Le prêtre hésite.
– Il faut bien souffrir pour aller en paradis, lui disait l’ange. On arrive à un endroit où nichaient des pigeons appartenant au curé. La servant était venue y ranger quelque chose.
– Tiens ! te voilà, Marotte ! lui dit le prêtre. Où penses-tu être maintenant ?
– Dans le colombier.
– Tu te trompes, Marotte ; nous sommes en paradis. Marotte n’en veut rien croire. Le curé essaie de lui prouver qu’elle se trompe. Pendant qu’ils se disputent, l’ange s’esquive et l’argent s’esquive avec lui. Jacques se dépouille de ses ailes, court chez le seigneur et lui montre les sacs.
– Conviendrez-vous, cette fois, que je suis un habile voleur ? lui demande-t-il.
– Si habile, lui dit le seigneur, que je t’engage à quitter le pays ; sans cela, je serais obligé de te faire pendre, et j’en aurais regret. Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; il quitta le pays et, depuis lors, il circule par le monde.
(Conté par la mère Georges.)
Le Langage des bêtes
UN homme avait un fils très intelligent ; il voulut le faire instruire en toutes choses et l’envoya à l’école. Au bout de trois mois, il lui demanda s’il faisait des progrès.
– Oui, dit-il, j’apprends le parlement (le langage) des chiens et je le sais suffisamment. Le père se fâche. Le langage des chiens ! Ce n’est pas pour cela que je t’ai envoyé à l’école. Je veux que tu apprennes quelque chose de plus utile. Il l’envoie chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va le trouver.
– Eh bien ! tu t’instruis comme il faut ?
– Oui, mon père, je me suis bien appliqué et je sais le parlement des grenouilles.
– Comment ! c’est à cela que tu passes ton temps ? Après l’avoir bien grondé de ne s’appliquer qu’à des choses inutiles, le père l’envoya chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va s’informer de nouveau.
– Eh bien ! qu’apprends-tu maintenant ?
– Mon père, je me suis bien appliqué et je sais maintenant le langage des oiseaux.
– C’est trop fort ! dit le père, je ne veux plus entendre parler de toi, tu me fais honte, et je te tuerai pour te punir de ton obstination.
La mère intercède pour lui, mais le père est inflexible. Il va trouver un voisin, un pauvre homme. Voilà douze cents francs, lui dit-il, je te les donne, si tu veux tuer un fils qui me fait honte. Emmène-le loin et me rapporte son coeur, cet argent est pour toi. Le voisin ne se souciait pas de se charger de cette commission ; mais il était pauvre, il avait besoin d’argent, il finit par consentir. Il emmena le jeune garçon dans un bois, bien loin, bien loin, sous prétexte d’un petit voyage d’agrément, mais arrivé là, il n’eut pas le courage de le tuer, il lui avoua tout. Le jeune homme fut bien étonné que son père eüt donné un tel ordre et il protesta.
– Promettez-moi de ne jamais revenir, lui dit le voisin, je dirai à votre père que je vous ai tué, et je lui porterai le coeur d’une bête en lui disant que c’est le vôtre. Il s’agit seulement de trouver la bête. Un lièvre passe en ce moment. On cherche à l’attraper. Impossible. On aperçoit une biche, elle est prise, on la tue, et le voisin emporte son coeur pour le montrer au méchant père.
– Maintenant, éloignez-vous du pays au plus vite, et que Dieu vous conduise ! Le jeune homme remercia le voisin charitable ; il lui promit de ne jamais le compromettre en attendant qu’il püt le récompenser, et il se dirigea à travers le bois du côté opposé à la maison paternelle. En chemin, il rejoignit deux prêtres qui suivaient la même direction. La conversation s’engagea.
– Où allez-vous donc de ce pas, Messieurs ?
– Nous allons à Rome. Et vous ?
– Oh moi, je n’en sais rien. Je vais où Dieu me conduira.
– Mais où comptez-vous passer la nuit ?
– Dans le bois probablement. Je ne connais personne dans le pays et je n’ai pas d’argent.
– Il y a dans le voisinage une maison où nous savons qu’on nous donnera l’hospitalité. Venez avec nous.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs, si vous voulez bien me prendre sous votre protection. Arrivés à la maison hospitalière, les deux prêtres présentent leur compagnon.
– Lui permettez-vous de coucher ici ?
– Avec plaisir. On soupe, puis on assigne une chambre au jeune homme, en lui recommandant bien de souffler sa chandelle aussitôt qu’il sera couché.
– Je crains le feu, lui dit son hôte. La soirée était belle. Une fois dans sa chambre, le jeune homme se met à la fenêtre en bénissant Dieu de l’avoir arraché à un si grand danger et de lui avoir procuré un bon gîte. Il entend alors les chiens qui causent entre eux, leur conversation l’intéresse et il oublie de souffler sa chandelle. Le maître de la maison qui voit cette lumière se fâche.
– Comment ! ce jeune homme n’est pas couché ! Sa chandelle brüle encore ! Marianne, va voir ce que cela signifie. Marianne monte à la chambre du jeune homme.
– Monsieur n’est pas content, lui dit-elle, que vous ayez de la lumière. Pourquoi ne vous couchez-vous pas ?
– J’écoute les chiens de la cour qui ont entre eux une conversation très intéressante. Marianne éclate de rire et va retrouver son maître.
– Nous avons affaire à un drôle de personnage, lui dit-elle. Il prétend qu’il écoute la conversation des chiens, et que cette conversation est très intéressante.
– Des chiens ! C’est donc un fou. Dis-lui de venir. L’inconnu descend.
– Vous écoutez les chiens, jeune homme ? Eh bien que disent les chiens ?
– Les chiens se disent entre eux que leur maître court un grand danger et qu’ils ne peuvent rien faire pour l’en défendre. Des voleurs ont creusé un souterrain par lequel ils doivent entrer dans la cave. Comme les chiens sont enchaînés, les voleurs auront tout le temps de faire leur mauvais coup et de s’en retourner par le même chemin. Le maître de la maison avait commencé par rire, mais il ne riait plus. A tout hasard, il envoie chercher les gendarmes, puis on va explorer la cave. On reconnaît le trou dont les chiens ont parlé, on s’embusque, on éteint la lumière et on attend. Les voleurs ne tardent pas à apparaître par le trou qu’ils ont pratiqué. Ils sont quatre et munis d’une lanterne sourde. Les gendarmes les laissent sortir, et quand ils voient qu’il n’en vient pas d’autres, ils se mettent à l’entrée du trou pour les empêcher de s’échapper, les arrêtent et les emmènent. On remercie vivement le jeune homme du service qu’il a rendu ; on lui fait accepter une récompense, après quoi il se met en route avec ses compagnons. On marche, on marche tout le jour. Quand la nuit arrive, on se trouve à l’entrée d’un bois.
– Vous ne pouvez pas rester dans ce bois pendant la nuit, lui disent les deux prêtres. Nous connaissons une maison dans le voisinage. Venez avec nous, nous vous présenterons.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs. On arrive à la maison hospitalière, on le présente, il est bien accueilli ; on soupe, on lui assigne une chambre, on lui laisse une chandelle allumée, en lui conseillant de se coucher bien vite et de la souffler aussitôt. Comme la nuit précédente, il se met à la fenêtre, il y reste longtemps et oublie de souffler sa chandelle.
– Gertrude, allez voir pourquoi ce jeune homme a encore de la lumière, dit le maître de la maison à une servante. Gertrude monte, elle trouve le jeune homme à la fenêtre.
– Monsieur vous envoie demander pourquoi vous ne soufflez pas votre chandelle.
– J’écoute ce que disent les grenouilles qui sont dans le fossé. Gertrude éclate de rire comme avait fait Marianne et va raconter cela à son maître. On prie le jeune homme de descendre.
– Comment ! lui dit le maître de la maison, au lieu de vous reposer, vous vous amusez à écouter ce que disent les grenouilles ! Est-ce que vous comprendriez leur langue, par hasard ?
– Je la comprends, en effet, dit sérieusement le jeune homme.
– Eh bien ! que disent-elles ?
– Elles disent que votre fille est devenue muette.
– Elle est muette, en effet.
– Oui ; mais vous ne savez pas pourquoi et les grenouilles le savent.
– Elles savent pourquoi ma fille est muette ! Les médecins n’y comprennent rien.
– Comment le sauraient-ils ? Votre fille est muette, à ce que disent les grenouilles, parce que le jour de sa première communion, elle a laissé tomber à terre une partie de l’hostie. Une grenouille l’a ramassée, elle l’a encore dans la bouche, et tant qu’elle ne l’aura pas rendue, votre fille restera muette.
– Vous m’apprenez-là de drôles de choses ! Enfin nous examinerons demain les grenouilles. Le lendemain, dès le matin, on va battre le fossé. Toutes les grenouilles sortent. On en remarque une plus grosse que les autres. On pense que c’est celle-là probablement qui a ramassé la partie de l’hostie tombée à terre. Un des prêtres s’approche d’elle et lui dit de rendre la partie de l’hostie qu’elle garde. La grenouille n’a pas l’air d’entendre. Le second prêtre lui adresse la même demande. La grenouille le regarde avec ses gros yeux et ne donne rien. Un troisième prêtre qui se trouvait là tente la même épreuve et ne réussit pas davantage. Le jeune homme essaie à son tour, en parlant à la grenouille la langue qu’elle comprend. La grenouille lui rend le fragment d’hostie, et la jeune fille recouvre la parole. Le jeune homme fut fêté, choyé, comme vous pensez. On voulait le retenir ; mais les deux prêtres ayant annoncé leur intention de continuer leur voyage, il se décida à partir avec eux. Le voyage fut long, mais il n’offrit pas d’autre incident digne d’intérêt. En arrivant à Rome, les trois voyageurs apprennent que le pape est mort et qu’il s’agit de lui donner un successeur. Les prêtres s’empressent de rejoindre leurs confrères. Quant au jeune homme, que cette élection intéresse peu, il va se promener tout seul sous les arbres. Les arbres étaient pleins d’oiseaux et les oiseaux causaient sur les affaires du jour. Ce qu’il entendit l’étonna fort ; mais il n’en dit rien à ses compagnons de voyage lorsqu’il se retrouva avec eux le soir. Pour eux, ils ne désespéraient pas d’être élus l’un ou l’autre.
– Si je suis nommé pape, disait l’un au jeune homme, je te fais mon décrotteur.
– Et mois je te fais mon trotteur (mon courrier), disait l’autre. Le jeune homme ne répondait rien, mais il savait à quoi s’en tenir. Le lendemain, les candidats à la papauté se réunirent dans un jardin ; le jeune homme y entra avec eux. Une portion du ciel (sic : un nuage, sans doute ?) devait s’abaisser sur celui que Jésus voudrait choisir pour gouverner son église. Au moment voulu, on vit en effet une portion du ciel s’abaisser. Elle passa sur la tête du premier prêtre, elle passa sur la tête du second et elle se posa sur la tête du jeune homme. On reconnut ainsi la volonté de Dieu, et le jeune homme fut proclamé pape. Les oiseaux l’avaient instruit de ce qui l’attendait lorsqu’il était allé se promener seul sous les arbres. Retournons à ses parents. La pauvre mère était morte de chagrin de voir que son mari dans un accès de colère déraisonnable avait fait tuer leur unique enfant. Lui-même regrettait profondément ce qu’il avait fait. Personne ne l’avait dénoncé à la justice, mais le remords le tourmentait. Il résolut de s’en ouvrir à un prêtre, et il alla se confesser. Le confesseur lui déclara qu’il ne pouvait l’absoudre d’un si gros péché et l’engagea à s’adresser à l’évêque. Le père va trouver l’évêque ; mais celui-ci refuse également de l’absoudre et lui dit de s’adresser au pape. Il se décide à aller à Rome ; il y arrive un jour de fête et demande à parler au pape. On lui répond qu’on ne parle pas ainsi à Sa Sainteté. Il insiste. Le pape entend l’altercation et intervient. Il reconnaît très bien son père, mais il n’en témoigne rien et lui dit de se confesser à un prêtre romain. Le père se rend en effet au confessionnal. Il s’accuse de son crime, dont il a un profond repentir. Le confesseur lui dit que, pour première pénitence, il doit donner tout son bien à celui qu’il a engagé à commettre un meurtre sur la personne de son fils, et qu’il doit lui-même se retirer dans un cloître. Le père consent à tout. On lui conseille alors de s’adresser au pape qui peut seul lui donner l’absolution. Il se rend au confessionnal du pape. Celui-ci le voit tellement affligé qu’il lui pardonne.
– Votre fils n’est pas mort, lui dit-il. Il occupe un haut rang dont il vous est même redevable. Si vous n’aviez pas été si cruel pour lui, il ne serait pas aujourd’hui souverain pontife. Embrassez-moi, mon père !
(Conté par la mère Georges, âgée de 72 ans ; elle est repasseuse à Cherbourg, mais elle a été élevée à la campagne, et c’est là qu’elle a appris ce conte et les suivants.)
Contes Normands
fille sans mains
– Le Pays des Margriettes
– Les Voleurs volés
La fille sans mains
Une dame avait une fille si belle, que les passants, quand ils l’apercevaient, s’arrêtaient tout court pour la regarder. Mais la mère avait elle-même des prétentions à la beauté et elle était jalouse de sa fille. Elle lui défendit de se montrer jamais en public ; cependant on l’apercevait quelquefois, on parlait toujours de sa beauté ; elle résolut de la faire disparaître tout à fait. Elle fit venir deux individus auxquels elle croyait pouvoir se fier et elle leur dit : La Fille sans mains – Je vous promets beaucoup d’argent et le secret, si vous faites ce que je vous dirai. L’argent, le voilà tout prêt. Il sera à vous quand vous aurez accompli mes ordres. Acceptez-vous ? La somme était considérable. Ceux à qui elle s’adressait étaient pauvres ; ils acceptèrent.
– Vous jurez de faire tout ce que je vous dirai ?
– Nous le jurons.
– Vous emmènerez ma fille ; vous la conduirez dans une forêt loin d’ici et là vous la tuerez.
Pour preuve que vous aurez accompli mes ordres, vous m’apporterez, non pas seulement son coeur, car vous pourriez me tromper, mais aussi ses deux mains. Les hommes se récrièrent.
– Vous avez promis, leur dit-elle, vous ne pouvez plus vous dédire. De plus, vous savez la récompense qui vous est réservée. Je vous attends dans huit jours. Les voilà donc partis avec la jeune fille. On lui dit qu’il s’agissait de faire un petit voyage dans l’intérêt de sa santé. Elle fut bien un peu étonnée du choix de ses deux compagnons de voyage, mais le plaisir de voir du nouveau lui fit oublier cette circonstance. Elle les suivit donc sans inquiétude. Quant à eux, ils ne laissaient pas d’être troublés. La jeune fille s’était toujours montrée bonne pour eux ; elle leur avait rendu divers petits services ; il était bien pénible d’avoir à lui ôter la vie. On chevauche, on chevauche dans les bois. On arrive enfin à un endroit bien désert. Les hommes s’arrêtent et font connaître à la jeune fille l’ordre de sa mère.
– Est-ce que vous aurez la cruauté de me tuer ? leur demanda-t-elle.
– Nous n’en avons pas le courage ; mais comment faire ? Nous avons juré de rapporter à votre mère votre coeur et vos mains. Le coeur, ce ne serait rien ; celui des bêtes ressemble à celui des hommes ; mais vos mains, nous ne pouvons tromper votre mère là-dessus.
– Eh bien ! coupez-moi les mains et laissez-moi la vie. On tue un chien, on lui enlève le coeur ; cela suffira. Quant aux mains, il faut bien se résoudre à les lui couper. On se procure d’abord de cette herbe qui arrête le sang ; puis, l’opération faite, on bande les deux plaies avec la chemise de la jeune fille ; on emporte les mains et on abandonne la malheureuse victime dans le bois, après lui avoir fait promettre de ne jamais revenir dans le pays de sa mère. La voilà donc toute seule dans la forêt. Comment se nourrir sans mains pour ramasser les objets, pour les porter à sa bouche ? Elle se nourrit de fruits, qu’elle mordille comme elle peut ; mais les fruits sauvages ne sont guère nourrissants. Elle entre dans le jardin d’un château et là elle mordille les fruits qu’elle peut atteindre, mais n’ose se montrer à personne. On remarque ces fruits mordillés. Presque tous ceux d’un poirier y ont déjà passé. On se demande qui a pu faire cela ; un oiseau peut-être, mais encore quel oiseau ? On fait le guet. Aucun gros oiseau ne se montre ; mais on aperçoit une jeune fille qui, ne se croyant pas observée, grimpe dans les arbres fruitiers. On la suit des yeux pour voir ce qu’elle fera. On la surprend mordillant les fruits.
– Que faites-vous là, mademoiselle ?
– Plaignez-moi, répond-elle en montrant ses deux bras privés de mains, plaignez-moi et pardonnez-moi. Celui qui l’avait surprise était le fils de la maîtresse du château. La mutilation qu’on avait fait subir à la jeune fille n’avait pas altéré sa beauté, la souffrance lui avait même donné quelque chose de plus séduisant.
– Venez avec moi, lui dit-il, et il l’introduisit secrètement dans la maison. Il la conduisit dans une petite chambre et l’engagea à se coucher ; puis il alla trouver sa mère.
– Eh bien ! tu as été à la chasse, lui dit-elle ; as-tu attrapé des oiseaux ?
– Oui, j’en ai attrapé un, et un très beau. Faites mettre un couvert de plus ; mon oiseau dînera à table. Il fit ce qu’il avait dit ; il amena la jeune fille à ses parents. Grand fut l’étonnement quand on la vit sans mains. On lui demanda la cause de cette mutilation. Elle répondit de manière à ne compromettre personne : elle ne se croyait pas encore assez loin pour que sa mère ne pût apprendre de ses nouvelles ; elle savait que dans ce cas ceux qui l’avaient épargnée seraient traités sans pitié, et elle supplia ceux qui l’interrogeaient de lui permettre de rester cachée. Mais cela ne faisait pas l’affaire du jeune homme, qui s’était épris d’elle et désirait l’épouser. Sa mère combattit cette idée ; elle ne voulait pas d’une belle-fille sans mains, d’une bru qui lui donnerait peut-être des petits-enfants sans mains comme elle ! Le fils insista, et il insista tellement que sa mère lui dit :
– Epouse-la si tu veux, mais c’est bien contre mon gré. Le mariage fut célébré ; les époux furent heureux, très heureux, mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Bientôt après le mari fut obligé de partir pour la guerre. Ce fut avec de vifs regrets qu’il se sépara de son épouse, et il recommanda qu’on lui envoyât souvent de ses nouvelles. Quelques mois après un serviteur vint lui apprendre que sa femme lui avait donné deux beaux garçons ; mais il l’engagea à revenir au plus tôt, parce que sa famille était mécontente qu’il eût épousé une femme sans mains. Revenir, il ne le pouvait pas ; mais il écrivit à sa femme une lettre des plus aimables et une autre à sa mère, où il lui recommandait d’avoir bien soin de sa femme bien-aimée. Mais, loin d’en avoir soin, on cherchait à s’en débarrasser. On écrivit au jeune marié que sa femme était accouchée de deux monstres. On s’empara des lettres qu’il avait écrites à sa femme et on en substitua d’autres dans lesquelles on lui faisait prononcer des accusations abominables contre elle et dire qu’il fallait qu’elle fût bien coupable, puisque Dieu, au lieu d’enfants, lui avait envoyé deux monstres. On finit par persuader à la jeune femme, à force de lui répéter, qu’après ces lettres il serait imprudent à elle d’attendre le retour de son mari, qui serait capable de la tuer, et que le meilleur pour elle c’était de s’en aller. Elle se laisse persuader ; on lui donne quelque argent ; elle s’habille en paysanne et la voilà partie avec ses deux enfants dans un bissac, l’un en avant, l’autre en arrière ; mais sa mutilation la rendait maladroite ; en se penchant pour puiser de l’eau dans une fontaine, elle y laissa tomber un de ses enfants. Comment le retirer, puisqu’elle n’avait pas de mains ? Elle adressa à Dieu une courte mais fervente prière, puis elle enfonça ses deux bras, ses deux moignons, dans la fontaine pour tâcher de rattraper l’enfant. Elle le rattrapa, en effet, et, en lui ôtant ses habits mouillés, elle s’aperçut que ses deux mains avaient repoussé ; Dieu avait entendu la prière de son amour maternel et lui avait rendu les membres qu’elle avait perdus. Elle put dès lors travailler de ses mains et gagner la vie de ses deux enfants. Elle vécut ainsi douze longues années. Quand son mari revint de la guerre, sa première parole fut pour elle. Sa mère fut tellement furieuse de voir que, malgré tout ce qu’on lui avait dit contre sa femme, il l’aimait encore, qu’elle faillit se jeter sur lui pour le battre. Il la laissa dire et demanda qu’on lui rendit sa femme. Le fait est que personne ne savait ce qu’elle était devenue. Il pensa qu’elle ne devait pas être morte cependant, et il se mit en voyage, décidé à la retrouver en quelque endroit qu’elle se fût retirée. Il s’adressait à tout le monde pour avoir des renseignements. Il rencontra un jour un petit garçon, éveillé et intelligent, qui l’intéressa ; il lui demanda quelle était sa maman. L’enfant répond que sa maman a été longtemps sans mains ; qu’il a un frère du même âge que lui et, apercevant son frère, il l’appelle.
– Viens, lui dit-il, voici quelqu’un qui s’intéresse à nous et à notre mère. Le second enfant était aussi aimable et aussi intelligent que le premier. Le voyageur les interroge sur leur vie passée. Tous les renseignements coïncident, il ne doute pas qu’il n’ait retrouvé sa famille.
– Et votre mère, mes enfants, où est-elle ? Allez me la chercher bien vite.
La mère, qui était à un étage supérieur, s’empresse de descendre. Il la reconnaît tout de suite, malgré ses douze années de séparation. On s’explique, on s’embrasse, on retourne au pays, on se réinstalle au château. Réconciliation générale. Pas pour tous, cependant. La méchante mère, qui avait froidement ordonné de mettre sa fille à mort, fut enfermée dans un souterrain et dévorée par les bêtes.
(Conté par la mère Georges.)
Le Pays des Margriettes
IL y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient pas d’enfants, mais qui tenaient beaucoup à en avoir. A la fin il leur en vint un. On célébra le baptême avec une grande solemnité. Toutes les fées du voisinage y furent invitées, mais l’une d’elles, qu’on avait oubliée, se vengea en donnant à l’enfant un visage de singe. Toutefois, cette difformité ne devait durer que jusqu’à son mariage et quinze jours après. Le roi et la reine étaient au désespoir ; on attendait avec impatience le moment où on pourrait le marier. Ce moment arriva enfin. Enfin, pour les parents, car le prince n’y mettait pas d’empressement, sachant que sa figure de singe n’était guère propre à le faire aimer. Ses parents, qui tenaient beaucoup à le voir changer de figure, lui remirent une pomme d’orange.
– Tu la donneras à celle des filles du pays qui te conviendra le mieux. Puis le roi fit battre par le tambour de ville que toutes les filles à marier eussent à se présenter devant le palais, pour que le prince pût se choisir une épouse entre elles. Les jeunes filles n’étaient pas trop contentes, les riches surtout, à l’idée d’avoir pour mari un homme à tête de singe, comme était le fils du roi. Mais il n’y avait rien à faire. Il fallait obéir. Elles arrivèrent donc toutes dans la cour du palais. Le prince les passa en revue ; celles devant lesquelles il avait passé sans leur donner la pomme d’orange, se sauvèrent bien vite, heureuses d’être débarrassées. Le prince, qui lisait ce sentiment sur les visages, refusa de choisir entre elles et les congédia toutes. Cela ne faisait l’affaire ni du roi ni de la reine, puisque ainsi, leur fils courait risque de rester singe toute sa vie. Comme ils lui faisaient des remontrances, deux militaires amenèrent une jeune fille, une pâtoure, fort mal habillée, qui n’avait pas osé désobéir au roi en ne se montrant pas, mais s’était dissimulée derrière un arbre pour n’être pas aperçue. On la dénonçait comme s’étant soustraite à l’ordre qui avait été donné à toutes les filles du pays. Le prince la regarda ; il n’y avait dans ses yeux ni dégoût ni dédain. Il y avait de la modestie et de la sympathie. Son regard semblait dire : Je ne suis pas digne que le prince me choisisse, mais je le plains et je me sens toute disposée à l’aimer. Le prince lui donna la pomme d’orange. Il fallut la décrasser d’abord. On lui fit prendre un bain, on lui donna une belle robe de princesse, des colliers, des chaînes d’or. Ses compagnes ne l’auraient pas reconnue ; mais elle avait toujours ce doux et bon regard qui avait séduit le prince au premier abord. Il accepte avec joie cette charmante épouse. On fait une noce solennelle, une belle noce. Il n’y avait personne qui ne se mît aux portes pour la voir passer. La jeune femme aurait été la plus heureuse des femmes, n’eût été le visage de son mari ; il était empressé, attentif du reste, elle sentait qu’elle l’aimait beaucoup, mais elle l’eût aimé encore bien davantage sans sa figure de singe. Quand il était couché la nuit auprès d’elle dans l’obscurité, il lui semblait qu’il n’avait plus cette affreuse figure. Une nuit, elle n’y tint plus, elle résolut de s’en assurer. Elle se lève tout doucement, nu-pieds, va chercher une bougie, et sûre que son mari dort, elle le regarde. C’était le plus beau prince du monde. Elle n’aurait jamais osé rêver tant de beauté et de grâce dans un mari. Dans sa joie elle fait un mouvement ; une goutte brülante de bougie tombe sur la figure du prince, il se réveille.
– Malheureuse ! lui dit-il, je n’avais plus que quinze jours de pénitence à faire et j’aurais toujours été tel que tu me vois. Ta curiosité nous fait bien du mal à tous deux. Maintenant il faut absolument que je parte.
– Il faut que tu partes ? Où vas-tu donc ?
– Dans le pays des Margriettes. Adieu.
– Et tu ne m’emmènes pas ?
– Non, tu ne peux pas me suivre. Il partit donc, mais sa jeune femme ne pouvait plus vivre sans lui, et un beau jour elle se mit en route pour aller le rejoindre au pays des Margriettes. Mais elle ne savait pas de quel côté était ce pays. Elle rencontre une vieille petit bonne femme toute courbée et appuyée sur son bâton.
– Ma bonne dame, ne pourriez-vous pas me dire où se trouve le pays des Margriettes ?
– Ma pauvre petite, ce doit être loin, bien loin, car je n’en ai jamais entendu parler. Mais, tenez, voilà trois noisettes ; quand vous aurez besoin de quelque chose, cassez-les, cela pourra vous servir. La jeune femme remercie la vieille et poursuit son chemin. Après avoir marché bien longtemps encore, elle rencontre une autre vieille.
– Pourriez-vous m’enseigner le pays des Margriettes, ma bonne dame ?
– Ma chère petite, je ne connais pas ce pays-là. Il faut qu’il soit bien loin, bien loin, car je n’en ai jamais entendu parler. Mais prenez ces trois noix-là. Cela pourra vous servir, seulement ne les cassez qu’en cas de besoin. La jeune femme remercia la vieille et continua son chemin. Mais il y avait bien longtemps qu’elle marchait. A un certain moment, elle se sentit lasse et s’assit sur le bord d’une haie. Une bonne femme qui passait par là, lui dit : Vous avez l’air bien fatiguée. Vous venez de loin, sans doute ?
– Oh oui ! de bien loin. Je voudrais aller au pays des Margriettes. Ne pourriez-vous pas m’indiquer le chemin ?
– Non, lui répondit la vieille. Je ne sais pas ce que c’est que le pays ou vous voulez aller. Mais prenez toujours ces trois marrons. Cela pourra pour servir. Ces trois vieilles étaient les fées protectrices de la jeune femme ; seulement elle n’en savait rien. Elle remercia la vieille, et voulut reprendre son chemin à travers la forêt, mais elle était si fatiguée, si fatiguée, qu’elle ne savait plus mettre un pied devant l’autre. Le soir, elle aperçoit une chaumière où il y avait du feu. Elle se dirige de ce côté. Une vieille femme était assise devant la porte.
– Je n’en puis plus de fatigue. Ne pourriez-vous pas me permettre de me reposer chez vous et d’y coucher ?
– Certainement, ma brave femme. Entrez, et reposez-vous. On lui sert une bonne soupe, on lui donne un bon lit.
– Dormez bien et reposez-vous, lui dit la vieille. Vous reprendrez votre route demain matin. La pauvre jeune femme tombait de sommeil, elle s’endormit tout de suite. Le lendemain on lui demanda où elle allait.
– Au pays des Margriettes. Savez-vous où c’est ?
– Non, mais mon cochon le sait. Il y va souvent, et revient chargé de toutes sortes de choses précieuses. Seulement il part tout seul le matin, tantôt à une heure, tantôt à une autre, et l’on ne peut savoir d’avance à quel moment précis il fera le voyage.
– Eh bien ! mettez-moi à coucher avec votre cochon. Quand il bougera, je m’éveillerai et je le suivrai. On lui dit que cela n’est pas raisonnable. On l’engage à se coucher dans un bon lit, la vieille l’éveillera le lendemain. La jeune voyageuse s’obstine. Il faut céder à la fin. On lui fait un lit avec de la paille fraîche ; elle se couche sans se déshabiller et s’endort, mais d’un oeil seulement. Dans le haut de la nuit, elle entend le cochon qui s’éveille, se secoue et s’en va en faisant : tron ! tron ! La jeune femme sort avec lui ; elle le suit, et de bon matin, ils arrivent devant un magnifique château ou “tout plein” de gens allaient et venaient, comme s’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire. Elle aperçoit une petite pâtoure et engage la conversation avec elle.
– Ma petite, ne pourriez-vous me dire ce que c’est que ce château et ce qu’on y va faire ?
– Madame, c’est le château des Margriettes ; et la demoiselle va se marier avec un jeune et beau prince qui est arrivé ici il n’y a pas longtemps.
– Si c’était mon mari ? pense-t-elle.
Veux-tu changer d’habits avec moi, ma petite ?
– Oh ! Madame, ne vous moquez pas de moi.
– Je ne me moque pas, je parle sérieusement. Veux-tu troquer tes habits contre les miens ?
– Une princesse comme vous !
– J’ai été pâtoure avant d’être princesse. Changeons d’habits, te dis-je. Crains-tu de perdre au change ? La paysanne, toute confuse, se déshabille. La jeune dame se revêt du costume de la bergère, en lui laissant le sien, puis elle va se présenter au château, et demande si l’on n’a pas besoin d’une servante.
– Nous avons assez de serviteurs, lui répond-on. Elle insiste. Pendant cette discussion, la demoiselle passe et ordonne que l’on retienne la petite pâtoure.
– Mais elle dit qu’elle n’a encore servi nulle part ! Elle ne saura rien faire.
– Elle saura toujours bien tourner la broche. La voilà admise dans la cuisine en qualité de tourne-broche. Elle va et vient dans le château. Les apprêts de la noce se poursuivent. Elle a reconnu son mari. Mais comment s’approcher de lui ? Comment se faire reconnaître ? Elle se souvient alors des présents qui lui ont été faits par les vieilles. Elle pèle ses trois châtaignes. Elles se transforment en un beau rouet tout en or, diamants et pierreries. L’une devient le corps du rouet, la seconde la quenouille, la troisième, la tête avec la broche, le fuseau et tout ce qui s’ensuit. La princesse voit ce rouet et l’admire.
– Qui a apporté cela ? dit-elle.
– Moi, dit la tourneuse de broche.
– Veux-tu me le vendre ?
– Je ne le vends pas, il faut le gagner.
– Que veux-tu qu’on fasse pour le céder ?
– Je veux coucher avec le prince cette nuit même à la place de la mariée. Vous jugez comme on se récrie ! La jeune femme n’en démord pas. On se consulte, on voudrait bien ne pas laisser échapper ce rouet. Mais la mariée ne veut pas consentir à laisser son mari coucher avec cette fille de cuisine.
– Tu as tort, lui dit sa mère. Nous ferons prendre au prince de l’endormillon. Il s’endormira aussitôt qu’il sera couché et le rouet nous restera.
– Eh bien soit ! dit-on à la fille de cuisine. Donne-nous ton rouet et tu coucheras avec le prince. Pendant le souper, on fait prendre au prince un breuvage soporifique ; aussitôt qu’il est au lit, il s’endort. La jeune femme fait du bruit, chante, crie, elle le pousse, elle le pince ; rien n’y fait, il dort jusqu’au jour. Seulement ceux qui couchaient tout près de là se plaignent du tapage qu’on a fait dans la chambre du prince et demandent en grâce qu’une autre fois on les laisse dormir. La jeune femme dépitée, mais non découragée, se retire dans le petit réduit qu’on lui a assigné ; et là elle casse ses trois noisettes. Il en sort un superbe trô tout en or et en pierreries. La première noisette fournit le pied ; la seconde, les quatre bras ; la troisième, la manivelle pour le faire tourner. On parle de ce superbe trô à la dame du château. Elle vient le voir.
– Qui a apporté cela ? demande la dame.
– Moi, madame, répond l’aide de cuisine.
– Veux-tu me le vendre ?
– Je ne le vends pas, il faut le gagner.
– Que faut-il faire pour le gagner ?
– Me permettre de coucher encore aujourd’hui avec le prince. On lui objecte que c’est extravagant, que c’est indécent ; rien ne la fait rougir ni reculer. La mariée déclare qu’elle se repent d’avoir consenti une première fois, elle ne consentira pas une seconde. Sa mère parvient à la calmer. On fera prendre cette fois encore de l’endormillon au prince, la jeune femme tâchera de l’éveiller comme l’autre nuit, et ne réussira pas davantage, et le trô sera gagné. La princesse cède encore cette fois, et cette nuit se passe en effet comme la première. Le prince dort d’un sommeil de plomb, et la jeune femme essaie en vain de le réveiller en pleurant, en criant, en faisant tout le bruit possible. Les domestiques, que cela empêche de dormir, sont fort mécontents. Ils se plaignent au chef de cuisine, qui se charge de faire entendre leurs doléances. Il va en effet trouver le prince.
– Prince, lui dit-il, il se passe quelque chose de bien extraordinaire la nuit dans votre chambre. Ce n’est pas votre femme qui couche avec vous, mais sa petite aide de cuisine, et elle fait toutes les nuits un bruit à empêcher tout le monde de dormir.
– En effet, pense le prince. Je me sens tellement lourd tous les soirs, quand je me mets au lit, qu’il doit y avoir quelque malice là-dessous. Certainement on me fait prendre de l’endormillon. Mais si l’on m’en apporte la prochaine fois, je ne dirai rien, je le jetterai à la ruelle du lit, je ferai semblant de dormir, et je verrai ce qui arrivera. La jeune femme voulut faire une troisième tentative. Il lui restait les trois grosses noix, elle les cassa, et elle vit apparaître devant elle un superbe dévidoir, plus riche encore et plus beau que le rouet et le trô. La première forma le pied ; la seconde, les quatre bras ; et la troisième, les quatre fillettes. Le rouet et le trô n’étaient rien auprès du dévidoir. La dame en fut émerveillée, et proposa de nouveau à la petite tourne-broche de le lui vendre.
– Je ne le vends ni pour or ni pour argent.
– Que veux-tu donc ?
– Coucher une troisième fois avec le prince.
– Tu y as déjà couché deux fois, et tu n’en es pas plus avancée.
– Je veux essayer une troisième. Après avoir longtemps hésité, la mère et la fille consentirent encore une fois, la dernière, se promettant bien d’user de l’endormillon comme les deux premières nuits. A peine le prince était-il au lit, qu’on lui apporta la liqueur soporifique comme un bon cordial. Il ne dit rien, et fit semblant de l’avaler, mais il la jeta à la ruelle et ferma les yeux comme s’il dormait. Sa femme, l’ancienne, vint alors se placer à côté de lui. Dès les premiers mots qu’elle prononça, il la reconnut. Jusqu’alors il ne l’avait pas regardée sous ses vêtements d’aide de cuisine.
– Comment, ma femme chérie, c’est toi qui viens me retrouver ici ! Comment as-tu fait pour me découvrir ?
– Elle lui raconta tout ce qui s’était passé et comment elle était parvenue à trouver le pays des Margriettes. Le prince fut aussi enchanté de ce témoignage d’amour que de la beauté de la jeune femme, qu’il trouvait fort supérieure à celle de la fille du château. Il s’était marié avec elle par complaisance, et ne s’était jamais donné la peine ni de connaître ses sentiments, ni même de la bien regarder. C’était presque une révélation pour lui. Il ne voulut plus dès lors entendre parler de son nouveau mariage. Mais comment se libérer ?
– Ne dis rien, dit-il à sa femme, je tâcherai d’arranger tout. Le lendemain, quand tout le monde fut rassemblé : parents de la fiancée, invités à la noce et autres, le prince leur dit : Messieurs et mesdames, il m’arrive aujourd’hui une drôle d’aventure. J’avais fait faire dans le temps une clé pour mon secrétaire, puis je l’avais perdue. Comme je ne pouvais pas rester sans ouvrir mon secrétaire, j’avais fait faire une nouvelle clé. Mais voilà que je viens de retrouver la vieille, au moment où je ne me suis pas encore servi de l’autre. Laquelle vaut-il mieux garder, de la vieille ou de la neuve ? La vieille, n’est-ce pas ? dont j’ai fait usage et que je connais bien ? N’êtes-vous pas de cet avis-là ?
– Certainement, répondit-on, il vaut beaucoup mieux garder la vieille, celle dont on avait l’habitude de se servir et qui convient le mieux à la serrure.
– Je suivrai votre conseil. Ma vieille clé que j’avais perdue, la voilà, dit-il, en montrant la jeune aide de cuisine. Je l’ai retrouvée, et je la reprends, selon le conseil que vous m’avez donné.
Conté par la mère Georges
Les Voleurs volés
IL y avait une fois, comme on dit toujours une fois, une bonne femme qui aimait bien à faire des rôties et à boire un petit coup. Mais son homme le lui défendait. Un matin que son homme était parti aux clos, la voilà qui se met à faire une rôtie, mais elle avait laissé ouvert le haut de sa porte coupée et sa vache la regardait par-dessus le haie. C’était du temps que les bêtes parlaient. La bonne femme eut peur que la vache ne la vendît ; elle voulut la chasser, mais la bête revenait toujours ; elle lui jeta une hachette à la tête et la tua du coup.
– Qu’est-ce que notre homme va me dire, quand il reviendra, pensa-t-elle, de trouver notre pauvre vache morte ? Il me tuera du coup. J’aime mieux m’en aller au débaoud . Elle quitta donc sa maison et n’emporta que le volet de la porte. Elle rencontra son homme en chemin.
– Où t’en vas-tu, comme ça ?
– Je m’en vais au débaoud. Des voleurs sont venus chez nous. Ils ont tout détruit, il n’est resté que le haut de la porte, que voilà. – Eh bien ! ma pauvre femme, puisqu’il ne nous reste rien, allons-nous-en ensemble. Les voilà aller tous deux de compagnie. Ils arrivèrent à un bois. Quand ils furent dedans, ils étaient lassés et ils s’assirent sous un sapin pour se reposer. Mais tout à coup une troupe de gens arrivent. Le bonhomme et la bonne femme eurent peur ; ils grimpèrent dans le sapin, emportant toujours le volet de la porte, et ils attendirent. Les gens qui arrivaient étaient des voleurs. Sur leur route ils avaient rencontré la vache que la bonne femme avait tuée, et ils cherchaient un endroit pour la rôtir. Ils s’installèrent justement sous le sapin ; ils coupèrent la vache par morceaux, ils se firent un trépied avec des pierres, allumèrent un feu de bûchettes ; ils avaient un hêtier, ils mirent dessus des tranches de la vache. L’homme et la femme voyaient tout ça du haut de l’arbre ; mais la femme était bien embarrassée, elle avait grande hâte à pisser. Elle le déclara à son homme.
– Retiens-toi tant que tu pourras, lui dit-il, ils finiront par s’en aller. Elle se retint donc, mais les hommes ne s’en allaient pas. Au bout d’un moment elle dit à son homme qu’elle n’en pouvait plus et qu’il lui était impossible de se retenir.
– Eh bien ! lâche tout ! lui dit son homme. Elle ne se le fit pas redire, elle lâcha tout ; cela coula de branche en branche jusque sur le hêtier. Les voleurs levèrent la tête, mais le feuillage était si épais qu’ils ne virent rien.
– Va toujours, dit le chef à celui qui cuisinait ; c’est le bon Dieu qui nous envoie la sauce. Une minute après, la femme dit à son homme qu’elle avait mal au ventre.
– Retiens-toi, retiens-toi, lui dit son homme.
– Elle se retint tant qu’elle put, mais elle finit par dire à son homme qu’elle n’y pouvait plus tenir.
– Eh bien ! tant pis, lâche tout ! lui dit son homme. Elle lâcha tout, et après avoir dégringolé de branche en branche, cela finit par tomber sur le hêtier.
– Va toujours, dit le chef, c’est bon Dieu qui nous envoie de la moutarde. La bonne femme tenait toujours le volet, mais la force lui manquait pour le retenir.
– Mon homme, dit-elle, mon homme, je n’ai plus de force, je vais laisser tout échapper.
– Eh bien ! lâche tout ! dit le bonhomme, et que le bon Dieu nous aide ! La bonne femme laissa tomber le volet, qui descendit de branche en branche avec grand fracas. Les voleurs crurent que c’était le tonnerre ; ils se sauvèrent en abandonnant la vache rôtie et leur argent. Quand ils les voient partis, le bonhomme et la bonne femme descendent et se mettent à manger la vache. Mais pendant qu’ils mangent, les voleurs reviennent sur leurs pas. Les voilà pris. La bonne femme ne perd pas la tête.
– donne-moi ton couteau, dit-elle à son homme, et tire la langue. Il donna son couteau, qui était tout rouillé, et tira la langue. La femme se mit à la lui gratter.
– Qu’est-ce que vous faites donc là, brave femme ? demanda le chef des voleurs.
– Vous voyez, je gratte la langue de mon homme.
– Pourquoi faire ?
– Pour l’empêcher de mourir. Quand on a été bien gratté comme ça, la mort ne vous peut plus rien.
– Est-ce que vous ne pouvez pas me gratter aussi ?
– Je veux bien. Donnez-moi votre langue. Il la lui donne. La bonne femme la coupe. Il s’enfuit en hurlant vers ses compagnons.
– Qu’est-ce que tu as ?
– Il veut parler et il ne peut.
– Qu’est-ce que tu as, enfin ?
– Le, le, le, le, le. Les voleurs s’imaginent que le diable est dans le bois, et ils se sauvent au plus vite sans rien ramasser. Le bonhomme et la bonne femme ramassent tout ; la somme était assez considérable. Ils s’en servent pour faire réparer leur maison, achètent une nouvelle vache, et, plus tard, quand la bonne femme voulut faire des rôties au descu de son mari, elle eut grand soin de fermer le haut de sa porte.
(Conté à Gréville par Jules Fatôme, âgé de onze ans, qui tenait ce conte de sa mère.)
Deux contes de Normandie
Le Lac de Flers (Amélie Bosquet, 1844)
Le Varou (Jean Fleury, 1883)
Le Lac de Flers (Amélie Bosquet, 1844)
Près de la ville de Flers se trouve un bois dans lequel est renfermé un étang, ou plutôt un petit lac. Ce lieu est silencieux et isolé, et le mirage des grands arbres estompe la surface du lac de teintes si sombres qu’on se prend à rêver de quelque effrayant mystère qui se cache, comme un limon impur, au fond de ces eaux dormantes.
Il y a beaucoup, beaucoup d’années, dit la tradition, existait, sur cet emplacement, un couvent, fondé par un pécheur repentant, en expiation de ses péchés. Durant les premiers temps de la fondation, les moines menèrent si sainte vie que les habitants de la contrée environnante accouraient en foule, pour être édifiés de leurs pieux exemples et de leurs touchantes prédications. Mais le couvent devint riche et somptueux, et, peu à peu, les moines se départirent de la stricte observance de leur règle. Bientôt, l’église du monastère demeura fermée, les chants religieux cessèrent de retentir sous ses voütes, une clarté triomphante ne vint plus illuminer ses sombres vitraux, et la cloche de la prière ne fit plus entendre son tintement matinal pour réveiller tous les coeurs à l’amour de Dieu. Mais, en revanche, le réfectoire, réjoui de mille feux, ne désemplissait ni le jour ni la nuit; des choeurs bachiques, où perçaient des voix de femmes, frappaient tous les échos de leur sacrilège harmonie, et les éclats d’une folle ivresse annonçaient au voyageur et au pèlerin qui passaient devant l’¢enceinte du monastère que le sanctuaire de la dévotion et de l’austérité s’était transformé en une Babel d’impiétés et de dissolutions.
C’¢est ainsi, il arriva que, la veille d’une fête de Noël, les moines, au lieu d’aller célébrer l’office, se réunirent pour un profane réveillon. Cependant, quand vint l’heure de minuit, le frère sonneur étant à table avec les autres, la cloche qui, d’ordinaire, se faisait entendre à cette heure pour appeler les fidèles à la messe, commença a sonner d’elle-même ses plus majestueuses volées. Il y eut alors, dans le réfectoire, un moment de silence et de profonde stupeur. Mais un des moines les plus dissolus, essayant de secouer cette terreur glaçante, entoura d’un bras lascif une femme assise à ses côtés, prit un verre de l’autre main, et s’écria avec insolence: « Entendez-vous la cloche, frères et soeurs ? Christ est né, buvons rasade à sa santé! » Tous les moines firent raison à son toast, et répétèrent, avec acclamation: « Christ est né, buvons à sa santé! » Mais aucun d’eux n’eut le temps de boire: un flamboyant éclair, comme l’épée de l’archange, entrouvrit la nue; et la foudre, lancée par la main du Très-Haut, frappa le couvent, qui oscilla sous le choc, et tout à coup s’abîma à une grande profondeur dans la terre. Les paysans, qui s’étaient empressés d’ accourir à la messe, ne trouvèrent plus, à la place du monastère, qu’un petit lac, d’où l’on entendit le son des cloches jusqu’à ce que le coup de la première heure du jour eüt retenti.
Chaque année, disent les habitants du pays, on entend encore, le jour de Noël, les cloches s’agiter au fond du lac; et c’est seulement pendant cette heure, où les moines sont occupés à faire retentir le pieux carillon, que ces malheureux damnés obtiennent quelque rémission aux tourments infernaux qui les consument de leurs plus dévorantes atteintes.
Le Varou (Jean Fleury, 1883)
Il y a dans la commune de Gréville trois vallons parcourus chacun par un ruisseau qui se rend à la mer. Entre deux ce sont des hauteurs qui se terminent par des falaises.
La première de ces vallées venant de Cherbourg est celle du Hubilan, qui était autrefois le domaine favori des fées,
La seconde est la vallée du Câtet, qui aboutit près du trou de Sainte-Colombe.
La troisième est le Val-Ferrand, qui aboutit à la mer en un endroit qu’on appelle le Douet-du-Moulin.
Ce vallon est le plus boisé et le plus sauvage des trois. Il a aussi sa légende.
Le vallon est profond. A mi-hauteur, du côté est, S’élève une habitation perdue au milieu de grands arbres; derrière et à côté, des jardins et des champs en pente rapide; dans la vallée même, un moulin.
C’est très pittoresque, mais très isolé. Les maisons les plus voisines sont à près d’un kilomètre de là. Quand le moulin marche, quand l’eau qui tombe d’en haut fait tourner les roues à grand bruit, on aurait beau crier, on ne serait pas entendu.
C’est ce qui arriva au milieu du XVIe siècle à un M. de Rikmé, qui était venu s’y établir. Il fut assassiné à coups de hache, et la même hache servit à tuer le meunier dans son moulin. C’était au milieu du jour. Tout le monde était à travailler aux champs. Personne n’entendit rien, ou du moins si l’on entendit, si l’on vit les meurtriers, qui étaient en même temps des voleurs, personne n’en dit rien. On eut recours, en désespoir de cause, à un moyen qu’¢on employait quelquefois avec succès pour découvrir les crimes cachés. Un dimanche, dans toutes les églises du pays, on lut en chaire un monitoire où les faits étaient relatés et où on sommait, au nom de Dieu, les auteurs, victimes ou témoins du crime, de déclarer ce qu’ils savaient, sous peine, s’ils ne s’exécutaient, d’encourir l’excommunication majeure. Le monitoire était lu trois dimanches de suite, avec un appareil propre à frapper les fidèles de terreur. A la fin de la troisième lecture, le prêtre, après avoir adressé une dernière et solennelle sommation à ses auditeurs, jetait à terre le cierge qu’il tenait à la main et l’éteignait en marchant dessus. « Tout est consommé, disait-il, l’excommunication est encourue. Les auteurs du crime, les témoins qui ne se sont pas déclarés sont rejetés de l’Église. »
La terreur fut profonde à Gréville quand le prêtre fulmina cette excommunication, mais personne ne bougea. Les meurtriers ne se trouvaient pas dans l’église; il y avait pourtant dans l’auditoire quelqu’un qui, sans avoir participé au crime, en avait été le témoin involontaire. Si on l’avait regardé, sa pâleur en ce moment aurait pu le trahir, mais personne ne le regarda, et quand il sortit de l’église il était redevenu assez maître de lui-même pour ne pas attirer l’attention sur lui.
Cet individu était un valet de ferme appelé Gliauminot. Il couchait habituellement dans la grange, où il s’était fait un lit dans le blé. Une nuit, comme il dormait – c’était la nuit de Noël, pendant la messe de minuit, au moment où les animaux s’agenouillent, dit-on, dans les étables -, il lui semble tout à coup que quelque chose de lourd se jette sur son dos; il se lève, ouvre la porte et voilà que, malgré lui – il l’a assuré plus tard -, il se met à courir comme un fou à travers les mares, les cavées, les fondrières, les ronces et les buissons, marchant devant lui sans pouvoir s’arrêter, sans pouvoir se diriger et emporté par une force irrésistible. Arrivé à un carrefour à quatre chemins, il se sent cinglé de sept coups de fouet vigoureusement appliqués. Il en est de même à chaque carrefour, mais il ne voit personne. C’est une main invisible qui le frappe.
Il croise plusieurs de ses connaissances; il les reconnaît mais elles ne le reconnaissent pas; il veut leur parler, les sons s’arrêtent dans sa gorge, il ne peut articuler un seul mot. Et puis ces rencontres sont rares. Les chemins par où on le fait courir sont si déserts, si impraticables, que presque personne n’y passe. Gliauminot était valet chez les Vertbois. Un valet qui avait à lui parler alla le chercher à la grange de très bonne heure; il fut étonné de ne pas le trouver, mais il fut bien plus étonné encore quand, au bout d’un moment, il le vit arriver, brisé, éreinté, les mains ensanglantées et crotté jusque par-dessus la tête. – D’où arrives-tu ? lui dit-il. On dirait que tu viens de porter le varou !
– Eh bien!… tu me promets le secret ?
– Certainement.
– Eh bien! tu as deviné: je viens de porter le varou. Voilà ce que l’excommunication m’¢a valu.
Et j’en ai comme ça pour un mois jusqu’¢à la Chandeleur. N’en dis rien, surtout, il ne faut pas qu’on le sache. Mais toi, si tu me rencontrais, par hasard – il faut que ce soit par hasard -, sais-tu ce que tu devrais faire ?
– Oui, il faudrait sauter sur toi et te « faire du sang » entre les deux yeux.
– Si le sang coulait, ne füt-ce qu’une goutte, je serais délivré. Seulement il faudrait être très adroit. Si tu ne réussissais pas, ma peine serait doublée.
– Ah! ça, il paraît que vous êtes plusieurs à porter le varou, car voici ce qu’on m’a raconté pas plus tard qu’hier. Au carrefour qui est entre Gréville et Nacqueville, un domestique trouva, la semaine dernière, un habit de bure en bon état, il le prit. Mais la nuit d’après il fut réveillé par une voix qui lui ordonnait de reporter l’habit où il lavait trouvé. Il le reporta. Un homme qui l’attendait là lui dit: « Tu as bien fait de le rapporter, sans cela c’est toi qui aurais couru à ma place. »
– C’est qu’il avait eu trop chaud et qu’on lui avait permis d’ôter ses habits pour mieux courir. Au reste, si je suis coupable, je suis le moins coupable de tous, et il n’est pas juste que je sois puni tout seul.
– Tu sais donc le secret du Vaouferand ?
– Eh bien! oui. J’étais là, pas loin, j’ai tout vu, mais je n’ai pas osé, je n’oserais pas encore le dire. C’est toujours les pauvres qui souffrent des sottises des grands personnages. Ça me fait plaisir d’apprendre que d’autres que moi sont punis.
Le valet fit sa peine, assure-t-on, et ne dénonça personne, si bien qu’on n’a jamais su au juste quels furent les meurtriers de M. de Rikmè
Smoky Mountain Morning
Smoky Mountain Morning par creativity+
Dans un univers qui m’est presque familier tant j’épouse les mots de Bryson, alors que pas si loin d’ici on nous promet une promenade dans les bois des Appalaches, j’aimerais me réveiller, sortir de la brume. Alors que je tente désespérément de chasser de mes yeux ce qui trouble ma vue, je n’arrive pas à émerger. Je me disais que ce petit voyage matinal allait pouvoir me donner matière à distraction et à écriture, mais je n’ai pas réussi à décoller le nez de mon bouquin, complètement imbibé de mots, parcourant en rêve les paysages austères du Maine et ses côtes bardées de phares dangereusement accolés aux rochers, du New-Hampshire et de ses Montagnes Blanches foisonnantes de bouleaux et cela jusqu’au pauvre Vermont parsemé de ses ponts couverts si typiques… Rien à faire, je ne me réveille pas, j’ose à peine regarder les gens dans le métro ou dans la rue. Je suis comme en léthargie profonde, l’esprit hypothéqué. Ma toux ne va pas mieux et lorsque je m’entends, j’ai l’impression d’être un vieil homme en chemise de bucheron et salopette en jeans, portant casquette de base-ball et godillots de la seconde guerre mondiale. Malheureusement, je n’ai pas assez de poils au menton pour parfaire le tableau. Peut-être dans la journée arriverais-je à me réveiller, mais pour l’instant, je reste avec les yeux dans le brouillard. En bref, ce n’est pas le jour pour me chercher.