Quand je dis que certains livres ont besoin d’un temps de maturation, ce n’est pas un vain mot. J’ai commencé Las Vegas Parano l’année dernière en Bretagne et je n’ai pas réussi à entrer dedans, l’écriture compacte, le style flamboyant, presque trop fantasque, situations improbables, c’était certainement à un moment de ma vie où j’avais besoin d’un peu plus de calme. Mais je ne me suis pas démonté. J’ai repris depuis le début et franchement, je me suis bien amusé.
Véritable ruée vers la drogue dans le désert du Nevada, Las Vegas Parano est un grand livre déjanté écrit sous mescaline aux accents révolutionnaires qui n’oublie pas sa vocation première ; le journalisme gonzo.
Plus fort, la radio. Plus fort, le magnéto. Regard planté dans le soleil qui se couche. Vitres descendues pour mieux humer le vent frais du désert. Ah oui ! Y’a rien de mieux. Contrôle total à présent. Rouler sur la grande voie de Las Vegas un samedi soir, deux bons vieux pères dans une décapotable rouge sang… défoncés, démontés, déglingués… De Vrais Braves.
Je dormais encore lorsque la femme de ménage était entrée ce matin-là. Nous avions oublié d’accrocher le carton « Ne pas déranger » sur la porte… aussi s’était-elle aventurée dans la pièce, pour surprendre mon avocat qui, nu comme un ver et à genoux dans le placard, vomissait dans ses chaussures… persuadé qu’il était en réalité dans la salle de bains, puis relevant soudain la tête pour apercevoir une femme avec la tête de Mickey Rooney qui le dévisageait, muette et tremblante de peur et de désarroi.
« Elle tenait son balai comme un manche de hache, m’avait-il expliqué par la suite. Alors j’ai surgi du placard en galopant à quatre pattes tout en continuant à vomir et je l’ai plaquée juste aux mollets… c’était par pur instinct ; je croyais qu’elle allait me tuer… et quand elle s’est mise à gueuler, c’est là que je lui ai fichu le sac à glaçons dans la gueule. »
Oui. Je me rappelais ce cri… un des sons les plus terrifiants que j’aie jamais entendus. Je m’éveillai et vis mon avocat qui se colletait avec l’énergie du désespoir au pied de mon lit avec ce qui le parut être une vieille femme. La chambre vrombissait d’un puissant vacarme électrique ; le poste de télévision sifflait tous ses décibels sur une chaîne inexistante. C’est à peine si j’entendais les cris étouffés de cette femme qui se débattait pour enlever le sac à glace de dessus sa figure…. mais elle ne pouvait rivaliser avec la grosse masse nue de mon avocat, qui arriva finalement à la coincer dans un coin derrière le poste de TV, lui serrant les mains sur le gosier tandis qu’elle bredouillant piteusement : « Je vous en prie… je vous en prie… je ne suis qu’une femme de chambre, je ne voulais rien faire… »
Je fus hors du lit en un éclair et aggripai mon portefeuille dont je sortis mon insigne en or de journaliste-collaborateur bénévole de la police que je lui agitai devant le nez.
« Je vous arrête ! m’écriai-je.
– Non ! marmonna-t-elle ; je voulais simplement faire le ménage ! »
Mon avocat se releva en soufflant comme un bœuf. « Elle a dû utiliser un passe-partout, déclara-t-il. J’étais en train de cirer mes chaussures dans le placard quand je l’ai vue se faufiler – alors je l’ai appréhendée. » Il tremblait, du vomi lui bavant au menton, et je vis en un clin d’œil qu’il comprenait la gravité de la situation. Notre comportement avait cette fois-ci dépassé les bornes de la loufoquerie privée. Fallait voir le tableau : tous les deux à poil et écrasant de nos regards une vieille femme terrorisée – une employée d’hôtel – étendue par terre dans notre suite et au paroxysme de la peur et de l’hystérie. On ne pouvait pas la relâcher comme ça.
« Qui vous a dit de faire ça? demandai-je. Qui vous paie ?
– Personne ! gémit-elle ; je suis la femme de ménage !
– Vous mentez ! hurla mon avocat. Vous cherchiez les preuves ! Qui vous a mis là-dessus – le patron ?
– Mais je travaille pour l’hôtel, reprit-elle. Tout ce que je fais, c’est de faire le ménage dans les chambres. »Hunter S. Thompson, Las Vegas Parano