Marge brute

[…] alléger la masse salariale, diminuer les charges, ils n’ont que ce mot à la bouche, l’œil fixé sur la ligne bleue de la marge opérationnelle, ce Rorty est grotesque, son discours à la gloire de l’évolution est une pantalonnade, l’entreprise comme lieu de la prédation institutionnalisée, en voilà une beau sujet de thèse, être du côté des dominants ou des dominés, à toi de choisir ton camp, camarade, tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, sauf ici, dans l’antichambre du profit, OPA sur le visage de l’autre, fusion-acquisition de son énergie, mise en faillite de son intégrité psychique et physiologique, le tout dans la plus parfait légalité, quelle caricature ce Rorty, et tous ces abrutis qui boivent ces paroles, enfin pas tous […]

Laurent Quintreau, Marge brute

Capitol

Photo © Rex

Laurent Quintreau est une personne à plusieurs casquettes, chroniqueur, auteur de théâtre, il travaille dans une grande entreprise de communication et par-dessus le marché se trouve être syndicaliste – un drôle de bonhomme. Marge brute est un texte sombre reprenant l’architecture de la trilogie de la Divine Comédie (on oublie souvent que l’Enfer de Dante est suivi du Purgatoire et du Paradis), commençant par les cercles infernaux où l’on entend geindre les âmes torturées de l’entreprise telle qu’elle apparaît parfois de nos jours, cruelle, inhumaine, soumise à l’esprit pervers de certains dirigeants tapant du poing sur la table en énonçant des principes basiques de sens commun (tout dépend du point du vue à partir duquel on choisit de partir), embryons fascisants. Chaque personnage, onze cadres, assis autour de la table de ce conseil, parle de sa voix intérieure que l’on lit au travers d’un texte sans points, uniquement rythmé par des virgules signifiant le courant de l’esprit, chacun se parle à lui-même dans une terrible solitude, semble souffrir, pris dans la tourmente des réorganisations à venir, exprime ses plus profondes pensées et regarde l’autre avec méfiance, défiance, amertume, aigreur et même désir. Il y a ceux qui souffrent, ceux qui complotent, par intérêt ou par simple perversion froide… Rorty, l’œil glacial et le regard d’azur cache sous son sadisme et ses théories nietzschéennes de l’entreprise un secret, sa soumission à plus fort que lui, et des problèmes intestinaux subséquents. Devoir rendre des comptes lui torture les boyaux, le rend malade jusqu’à la chiasse. Voici l’Enfer. Mais à l’enfer succède le Purgatoire, lieu de rédemption incarné par un personnage neutre qui se demande ce qu’il fout là. Et enfin le Paradis. Le Paradis semble lieu de folie, incarné par un type absolument à côté de la plaque et répondant au doux nom de… Alighieri, artiste flamboyant assis sur un siège éjectable mais qui se voit déjà caressant les fesses du directeur ou l’entreprenant plus intimement dans les toilettes du dernier étage. Un texte sombre également plein d’espoir qui dit combien le milieu professionnel peut être perverti par de sales personnages au crâne rasé refoulant leurs désirs intimes pour en faire baver les autres et qui ne sont eux-mêmes que de vils subalternes pétochards. Un éternel cycle vertueux, engendré par le vice du pouvoir.

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