Photo © Monica Semergiu
Quelquefois… Allons Bert, combien de fois ? Pouvez-vous vous rappeler quatre ou cinq de ces occasions, davantage peut-être ? Ou bien aucun cœur humain n’aurait-il pu survivre à deux ou trois ? Quelquefois (je n’ai rien à dire en réponse à votre question), tandis que Lolita faisait ses devoirs à la va-vite en suçant un crayon, paresseusement assise en travers d’une chauffeuse les deux jambes par-dessus l’accoudoir, je me départais de toute ma retenue professorale, balayais toutes nos querelles, oubliais toute ma fierté masculine – et rampais littéralement sur les genoux jusqu’à ton fauteuil, ma chère Lolita ! Tu me jetais un drôle de regard – qui ressemblait à un point d’interrogation gris et velu : «Oh, non, encore» (incrédulité, exaspération) ; car tu ne daignais jamais admettre que je puisse, sans nourrir quelques desseins spécifiques, désirer enfouir mon visage dans ta jupe écossaise, ma doucette ! La fragilité de tes charmants bras nus – comme je brûlais de les enlacer, tels quatre membres adorables et limpides, ma pouliche ployée, et de prendre ta tête entre mes mains indignes, d’étirer la peau de tes temps en arrière des deux côtés, de baisers tes yeux bridés, et – «De grâââce, fiche-moi la paix». Je me relevais alors et tu me suivais du regard, tordant délibérément ton petit visage pour singer mon tic nerveux. Mais qu’importe, qu’importe, je ne suis qu’une brute, qu’importe, poursuivons mon misérable récit.
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Lolita, de Vladimir Nabokov, est un roman phare, un de ces monuments de la littérature dont on connait l’existence, dont on pense connaitre les grandes lignes si on ne l’a pas lu et dont on ne ressort pas indemne après l’avoir lu – moment où l’on se rend compte que tout ce que pouvait penser ou imaginer sur cette histoire est éloigné de la réalité. Lolita, c’est une histoire qui se découpe sur des strates différentes, qui se lit sur plusieurs niveaux.
Le personnage de Humbert Humbert, incarné à l’écran dans le film de Stanley Kubrick par un James Mason magnifique, a cette faculté d’être montré à la fois comme un satyre pédonévrosé – comme il se décrit lui-même – et comme une victime d’une petite garce nommé Dolores Haze, jeune nymphette troublante et consentante qui lui mettra les nerfs à rude épreuve. Tout au long de l’histoire, on assiste à sa lente dégradation au contact de la provocante jeune fille (lorsqu’ils se rencontrent, elle n’a que douze ans), l’érosion d’un homme mûr et sûr de lui, hautain, pratiquant un français impeccable dont le texte est émaillé, jusqu’à sa fin, sa perte, son amour perdu, sa grande frustration, et le meurtre… Il faudra attendre de longues pages, au travers d’une incompréhensible errance américaine pour comprendre à quelle point celle qu’on imagine en victime est en fait un démon manipulateur. Lolita n’est pas un livre sur lequel on peut dire plus.
Abordant le thème de la pédophilie et de l’inceste, le livre a failli ne jamais être publié, et malgré ses efforts, Nabokov finit par trouver une aide précieuse dans la personne de Maurice Girodias qui prit le risque de publier le sulfureux ouvrage pour la première fois en France – et fut frappé de plein fouet par la censure dès sa sortie en 1955. Ce n’est qu’en 1958 qu’il sortira aux Etats-Unis, et atteindra 50 millions de ventes ; une curiosité.