On aurait pu croire que le soleil allait finir par se montrer, mais il n’en fit rien. Sous un ciel de plomb, aussi rugueux que son oxyde, j’ai garé la voiture, ma voiture, au parking Réaumur Saint-Denis pour ressortir juste face à une rue à l’odeur nauséabonde ; une odeur de pisse la transperçait de part en part avec une belle constance. Rue Guérin-Boisseau. J’ai remonté vers l’avenue de Turbigo avec mon fils qui ne réclamait qu’une seule chose, « se promener à Paris toute la journée ».
D’un côté de la rue Réaumur, l’église St Nicolas des Champs, fermée à clef un samedi, comme tout le quartier. Le fait qu’il y ait une forte concentration de commerçants juifs dans le quartier le rend aussi morne ce samedi qu’une ville bretonne un dimanche de Carême. Je passe par derrière pour tenter de trouver une entrée, mais je ne trouve qu’un porche, lui aussi imprégné d’une forte odeur d’urine. En face, les bureaux de Charlie Hebdo. Un petit supermarché fait tâche, unique trace de civilisation européenne dans ce quartier aux influences diverses. Sur le trottoir, deux turcs se filent des gifles sous les yeux blasés d’une dizaine de leurs compagnons.
De l’autre côté, l’église St Martin des Champs, encerclée par l’enclos imposant du Conservatoire National des Arts et Métiers. Je tente d’entrer avec Kenya pour y voir et lui montrer le Pendule de Foucault, mais on me dit de revenir vers 17h15 si je ne veux pas m’acquitter du billet d’entrée. L’église n’en est pas vraiment une. Nous devons nous occuper jusque là et c’est avec l’estomac criant famine que je tire mon petit vers le premier resto rapide que je trouve, dans la très curieuse et passagère rue Montorgueil.
Je repasse devant un magasin que j’avais déjà photographié il y a quelques années, une boutique de « mannequins » dans laquelle les poupées de présentoirs sont affublées des plus étranges accessoires. Il y a quelque chose d’un peu surréaliste ici, de foncièrement mis en scène. La pluie commence à tomber, désagréable, lourde et espacée. Je remonte la rue Beaubourg depuis Réaumur et découvre une petite rue transverse du nom de rue au Maire. Trois mômes, des petits Chinois déboulent de l’embrasure d’une porte au-dessus de laquelle est inscrit « fabrique de chaînes en aluminium ». Ici, tous les commerces sont tenus par des Chinois et toute la rue en a adopté le rythme et les usages. Un café se tient derrière de grands volets en bois ; on pourrait imaginer que dans l’ombre qui se tapit au fond se déroulent des activités illégales, une salle de jeu clandestine ou un commerce de drogue, mais c’est certainement fantasmer un peu trop. Ce n’est qu’un tripot de quartier dans lequel on sert du vin bon marché, une bière sans saveur et des bols d’un riz qui a cuit trop longtemps sur le bord du comptoir. Deux hommes tentent de maintenir des choux verts sur un transpal, mais rien à faire, la pyramide s’écroule et suscite les rires d’un quidam qui ne lève pas le petit doigt pour aider. Finalement, les deux autres rient aussi de la situation.
Un cortège fait place nette sur son passage. Des chants religieux en portugais derrière une madone blanche nimbée de lis blancs ; une femme touche la statue de bois et embrasse ses doigts ; les autres, d’une ferveur que je ne peux m’empêcher de trouver sinon ridicule, au moins superbement jouée – je hais ces gens qui de leur croyance intimes jouent au théâtre de marionnettes – ponctuent les phrases du prêtre de mots que je ne comprends pas mais dont la signification universelle se ressent. Je souris tendrement à ce spectacle imbécile et la rue retourne aux Chinois.
Il est l’heure que j’emmène mon fils voir le fameux pendule qui est accroché au somment du dôme de l’église St Martin des Champs. A l’intérieur, plus aucun signe de l’appartenance à l’Eglise, plus d’autel ni de stalles, plus de chapelles ardentes confinées ni de retables poussiéreux. Le contraste avec sa voisine St Nicolas est saisissant. L’autre qui sentait la poussière et la vieillerie et qui avait du mal à faire bonne figure avec ses dalles lustrées et sa lumière sépulcrale semble figée dans le temps tandis que celle-ci est habitée des plus grandes découvertes liées aux avancées technologiques du XIXe et du début du XXe siècle : le moteur diesel, la pompe hydraulique, le moteur de la fusée Ariane et surtout cette étrange pièce inventée par le président américain Thomas Jefferson, le versoir, qui dans sa forme optimisée, sert à retourner la terre d’une manière tout à fait étonnante. Au plafond, les avions des pionniers des airs
D’un côté le catholicisme engoncé dans ses archaïsmes, de l’autre un simili protestantisme lumineux, une église sans représentation et des murs ornés de motifs géométriques propres et sobrement colorés. Papistes contre technologie, l’obscurantisme et les lumières.
Je me rends aux Halles et dans le magasin souterrain qui offre à voir une belle collection de théières et de thés venus du monde entier, je me trouve nez à nez avec un type que je reconnais immédiatement comme étant un écrivain célèbre. C’est Pascal Bruckner. Je n’ai jamais rien lu de lui, en sait pas grand-chose de ce qu’il a écrit, mais je reconnais aisément son front large et ses yeux plissés. Je fixe ce visage dans ma mémoire, nous échangeons un regard.
La journée touche à sa fin, et c’est vers Gare du Nord que je me dirige pour trouver un take-away indien. Finalement, après avoir tourné quelques temps pour trouver une place, je jette mon dévolu sur une gargote qui ne paie pas de mine, un bouiboui comme on pourrait en trouver dans les bas-quartiers de Madras. Sauf qu’ici, nous sommes chez des Sri-lankais, un couple modeste avec un enfant de treize ou quatorze ans qui prend les commandes tandis que le père, un petit homme souriant à la moustache blanchissante, fait le service en secouant la tête de gauche à droite. Les plats ne sont pas chers et l’odeur d’épices qui emplit l’échoppe me fait saliver tout ce que je peux. Je décide finalement de rester diner ici. Je prends un Pakora, un assortiment de beignets et samusas épicés que je garnis de cette sauce au piment et de l’autre à la menthe, un Dhal de lentilles, un nan au fromage et un Mosala Dhosi, une crêpe gigantesque à la viande et au beurre rance que je n’arrive pas à finir tellement la peau de mon ventre risque de céder sous la pression. Je ne me reconnais plus tellement j’ai mangé, je marche avec les jambes écartées jusqu’à ma voiture. Le reste, j’ai demandé qu’on me l’emballe, limite au bord du malaise. La nuit est tombée depuis longtemps, mon fils s’endort dans mon dos.
Ce dimanche, nous passons voir Nadège et Richard, qui viennent ensuite prendre le café et manger des cupcakes à la carotte sur les coups de cinq heures, avec un thé à l’amande qui n’a rien à voir avec celui de Sophie. Je ris encore à repensant à cette échange surréaliste:
« Tu les as trouvé où tes ipomées ? »
« Je ne sais pas, je les ipomées… »
Ma journée se termine dehors. J’ai envie de prendre l’air, je sors volontairement avec mon imperméable sous une averse battante ; les odeurs de platanes et de fleurs de marronniers se mêlent savamment aux couleurs chatoyantes des fleurs d’arbres de Judée tapissant le fond du caniveau ; une eau claire s’y écoule tandis que je redescends vers chez moi. Le week-end s’achève après trois jours que j’ai su modeler pour ne pas en subir l’ennui et croyez-moi, cela relève de l’exploit.