Payez-moi pour que je parte en voyage, que je vous ramène de superbes images prises au hasard d’une rencontre, le genou d’une fille dépassant d’une colonnade ambrée et que je vous écrive des textes à vous faire rêver plutôt que de me laisser continuer à vous raconter ma vie palpitante de casanier fauché.
Naïvement, je pensais qu’il y avait encore un empereur en Chine ou en Mandchourie — il parait que ce n’est pas très beau d’ailleurs la Mandchourie (满洲 Mǎnzhōu ou 满族国 Mǎnzú guó, pays ou royaume du peuple mandchou – ᠮᠠᠨᠵᡠ ᡤᡳᠰᡠᠨ manju gisun) mais ce doit être une pauvre réflexion de touriste déçu et incapable de savourer — tout ça parce que j’ai lu les lignes d’un homme qui fantasme cette rencontre avec l’Empereur du Milieu. J’ai reposé le livre et me suis demandé où pouvait se trouver cet homme, où serait sa place dans le bastion du communisme capitaliste, alors j’ai posé la question à François qui secrètement a bien dû se foutre de moi — je suis vraiment à côté de la plaque en ce moment. Mais au moins ma candeur pourrait-elle me servir de prétexte à écrire de grandes sagas sans queue ni tête.
Photo © Turkairo
A présent, quelques pas dans ceux de l’homme aux semelles de vent, en Abyssinie. Pas forcément facile de rattacher ces anciennes civilisations avec la géopolitique contemporaine. Il y a encore un mois, je ne savais pas situer l’antique Abyssinie sur une carte — et pour quoi faire de toute façon ? On me reprocherait encore mon absence définitive et irrémédiable de culture scientifique — et aujourd’hui j’apprends que le mythique pays de la reine Makeda, plus connue sous le nom de Reine de Saba (‘מלכת שבא Malkat Shva, ንግሥተ ሳባ Nigista Saba), qui n’est autre que l’Ethiopie (ኢትዮጵያ ou የኢትዮጵያ ፌዴራላዊ ዲሞክራሲያዊ ሪፐብሊክ) — celle de Hailé Selassié (ኃይለ፡ ሥላሴ), du Ras Tafari, d’Arthur Rimbaud ou d’Hugo Pratt (l’homme qui disait: J’ai treize façons de raconter ma vie et je ne sais pas s’il y en a une de vraie, ou même si l’une est plus vraie que l’autre.) — est le seul pays d’Afrique a avoir son propre alphabet, le Ge’ez (ግዕዝ) et sa langue, l’amharique (አማርኛ amarəñña), est la seconde langue sémitique la plus parlée dans le monde après l’arabe, parlée également et étrangement en Israël, mais après tout, le mari de la Reine de Saba, n’était-il pas le fameux Roi Salomon ? Le peuple d’Abyssinie et le Negus (ንጉሥ) en particulier ne se disent-ils pas les descendants directs de Moïse ?
Photo © Turkairo
La capitale de l’Ethiopie est une ville nouvelle. Addis Abeba (ou Addis Ababa (ኣዲስ ኣበባ), nouvelle fleur en amharique) est construite sur un haut plateau, entre 2600 et 2800 mètres depuis le règne de Ménélik II (ምኒልክ) qui décida de rompre la tradition (ou plutôt était-ce son épouse, l’impératrice Taytu Betul) et ne plus habiter l’antique capitale, Axoum (Aksoum, Aksum, አክሱም) que l’on considère encore aujourd’hui comme la capitale de l’église éthiopienne orthodoxe et que certains n’hésitent pas à voir comme le lieu, le réceptacle de l’Arche d’Alliance (אֲרוֹן הָעֵדוּת, Aron ha’Edout, “Arche du témoignage”), enlevée par Ménélik Ier, fils de Salomon et Makeda (car non, l’Arche d’Alliance ne se trouve pas dans un entrepot de l’armée américaine comme nous l’a longtemps laissé croire Indiana Jones)
Photo © Turkairo
Je me plais tous les jours à tenter de déchiffrer ces alphabets que je ne connais pas et que je découvre, qui se dessinent en circonvolution étrange et sans significations ; le ge’ez, le pali (prakrit – प्राकृत), le syriaque (ܠܫܢܐ ܣܘܪܝܝܐ leššānā Suryāyā), l’Araméen, le chinois, le coréen avec ses consonnes et ses voyelles qui posées les unes à côté des autres, combinées en syllabes superposées, dessinent des symétries et des motifs tenant plus de la typographie pure, ses mots qui se terminent par des sons qui ne font pas asiatique comme le eu ou le eum (인천/仁川).
Photo © Turkairo
Au beau milieu de ces rêves d’ailleurs, bêtement indiscipliné, je me rends compte que les gens ont un peu d’épaisseur, et que si les lieux et les langues font l’ailleurs, ce sont avant tout, les gens, les femmes souriantes et les enfants jouant, les vieillards croulant sous le poids des ans et les hommes chassant le gibier sur leurs terres, ce sont avant tout les gens qui font l’ailleurs et leur donnent ces couleurs qui finalement sont les seuls souvenirs que l’on peut ramener dans ses bagages sans risquer de verser dans la contrebande.
Etape n°3 : Voir Axoum sur Google Maps.
“ce sont avant tout les gens qui font l’ailleurs” – j’aime !
tu écris de si beaux billets que je n’ai plus à écrire (je me rappelle ton commentaire sur un de mes billets: “Je suppose que si je n’avais rien à lire, j’écrirais plus…”) – voilà, c’est ta faute si je blogue si peu !
Han !!!! même pas vrai, c’est juste que tu trouves ton intérêt ailleurs que dans l’écriture, mais j’apprécie que tu apprécies 😉
moi j’aime bien les sagas sans queue ni tête 🙂 très beau billet .
Pour la peine, j’en ferai d’autres… Na. Même pas peur.
“Je me plais tous les jours à tenter de déchiffrer ces alphabets que je ne connais pas ”
Tu devrais lire avec intérêt “EPEPE” de Ferenc Karinthy. Un linguiste nommé Budaï s’endort dans l’avion qui le mène à Helsinki pour un congrès. Mystérieusement, l’appareil atterrit ailleurs, dans une ville immense et inconnue de lui. Surtout, la langue qu’on y parle lui est parfaitement inintelligible. Ni la science de Budaï – il maîtrise plusieurs dizaines de langues – ni ses méthodes de déchiffrement les plus éprouvées ne lui permettent de saisir un traître mot du parler local. Tandis qu’il cherche désespérément à retrouver sa route, le mur d’incompréhension se resserre. Sous les apparences familières d’une grande cité moderne, tout paraît étrange et inhumain. Au plus profond de l’incommunicabilité, Budaï fait un séjour en prison, connaît des amours éphémères et participe même à une insurrection à laquelle il ne comprend décidément rien. Cauchemar oppressant et férocement drôle, Épépé réveille en nous la plus forte des hantises : devenir étrangers au monde qui nous est le plus familier.
Je découvre complètement cet auteur et cette oeuvre. Je me suis souvent posé la question de savoir ce qu’on pouvait faire dans un pays où en plus de ne pas comprendre la langue, on ne pouvait en comprendre l’alphabet, c’est à dire ne même pas pouvoir lire dans sa tête la moindre syllabe, ne pas pouvoir en déchiffrer le moindre signe ou la moindre sonorité, autrement que dans la bouche de l’autre. Une sorte de retour à la littérature orale en quelque sorte. Merci pour la référence.