De couleur et de lumière – Neon Bible – John Kennedy Toole

Photo © charlie cravero

Tomber dans la Bible de Néon de John Kennedy Toole, ça n’a rien à voir avec le chef d’œuvre de littérature américaine qu’est la Conjuration des Imbéciles. Une carrière d’anti-écrivain, une mort tragique, l’absence de reconnaissance, la dépression, Toole n’a écrit que deux livres. En fait non, il a écrit deux romans, dont aucun n’a paru de son vivant. La Bible de Néon, il l’a écrit alors qu’il n’avait que seize ans, et lorsqu’on met bout à bout les deux œuvres, on se rend compte avec dépit le talent de ce magicien et ce qu’il aurait pu écrire d’autre, nous laissant sur notre faim.

Au-dessus de ma tête, l’ampoule unique qui pendait au bout du fil électrique était aussi assez graisseuse, elle donnait de grandes ombres à toutes choses et à mes mains un aspect blanc et mort. Assis la tête entre les mains, je parcourais des yeux les motifs de la toile cirée qui recouvrait la table, et je les parcourais encore. Je regardais les carreaux bleus devenir des carreaux rouges et puis des noirs et puis encore des rouges. Levant les yeux vers l’ampoule, je voyais devant moi des carreaux bleus, des carreaux noirs, des carreaux rouges. Dans mon ventre, les beignets au maïs étaient lourds. J’aurais voulu ne rien avoir mangé.

Photo © cobalt

Peu importe de raconter cette histoire, il faut la lire et s’en imprégner, s’imbiber de ce roman de jeunesse désabusée et triste, un roman qui m’apparaît, alors que je regroupe les notes prises sur mon carnet, comme un faisceau de lumières, d’ombres, de scintillements et de couleurs inconnues. Un tableau de Hopper, dans l’Amérique des années 30.

Derrière elle, le clair de lune se répandait dans la pièce et rendant tout le bord de son corps argenté.. Ses cheveux lui tombaient sur les épaules, et la lumière faisait briller chaque cheveu comme une toile d’araignée au soleil.

Toole est un sculpteur d’effets, gaufrant le papier de ses doigts d’orfèvre en me donnant l’impression de maîtriser les effets de lumière comme personne, donnant à son texte les reflets magiques d’une toile ou d’une photo.

Le soleil était haut maintenant, il entrait par la fenêtre ouverte, fort et brillant. Je n’avais jamais été nu en plein soleil, alors je me suis mis devant la fenêtre et j’ai laissé la lumière jaune couler sur moi. Mon corps était blanc pâle sauf les bras et la figure, et la brise soufflait sa fraîcheur sur moi.

Photo © charlie cravero

Le premier livre de Toole ne ressemble pas au second. Du tout. En revanche, je tenais à parler de ce livre après avoir terminé la lecture de Bandini, de John Fante. Parce que ce sont les mêmes lieux, les mêmes désillusions d’enfance, les mêmes personnages qui n’attendent rien, mais il n’appartient qu’à ceux qui souhaitent en savoir plus de faire l’expérience de ces lectures.

Elles étaient éclairées la nuit, à présent. Ça les rendait encore plus facile à repérer, et le soir, parfois, je m’asseyais sur le rebord de la fenêtre pour les regarder. Mais ça ne me plaisait pas de voir cette partie-là de la colline éclairée. J’aimais y penser telle qu’elle était la nuit où nous étions allés là-bas, mes maisons complètement vides, la colline sans personne d’autre que nous, l’obscurité et rien d’autre, rien que le clair de lune. Je me suis même demandé qui vivait dans la maison où nous étions assis sur le seuil.
Et puis j’ai cessé de me faire du souci pour Tante Mae. Un jour, en rentrant du magasin, je l’ai trouvée assise à la cuisine, à passer les mains sur la toile cirée.

Il écrivait une histoire

Sur la route du nord

Tous les soirs, il écrivait un histoire – une histoire sans intérêt qu’il arrivait à dérouler comme un tapis rouge, comme une invite à l’honneur – enturbanné dans ses draps, affalé sur son oreiller, il composait des histoires communes que son style rendait passionnantes et agréables à lire, les songes l’emportaient souvent, les rêves l’embarquaient sur de grands navires capables de franchir des mers inconnues aux abords d’îles vierges et encore inexplorées, dessinant portulans et cartulaires d’un autre âge.
Tous les soirs, il composait des petits textes dont lui seul avait le secret avant que le sommeil ne l’emporte, entre deux lignes de ses lectures princières et les romans affables de ses contemporains qui eux connaissaient la célébrité et la joie de figurer parmi les rayons des librairies et pour quelques uns des bibliothèques, au regard d’un monde qui ne l’a jamais attendu.
On l’appelait l’écrivain de la nuit, terré chez lui, dégingandé comme un pantin de bois entortillé dans ses draps blancs, ses endormissements secoués par les mots et les phrases qui s’entrelaçaient et se construisaient. De sa dormition émanaient des textes aux couleurs bibliques, aux relents mystiques, fleurant l’encens répandu dans les cathédrales, dans des dimensions surhumaines.
Tous les soirs il écrivait des histoires dans son esprit.
Tous les soirs. Et tous les soirs il s’endormait au beau milieu de ses histoires.
Tous les matins, il se réveillait en se demandant ce qu’il avait bien pu en faire.
Et tous les soirs, il écrivait des histoires.