Lorsque je me suis mis en tête d’écrire un billet sur ce livre totalement hors-norme, je me suis dit que je ne parlerai pas de l’auteur, mais de l’oeuvre uniquement, et à y regarder de plus près, je me rends compte que c’est là un exercice quasiment impossible. John Kennedy Toole est un personnage absolument à part dans l’histoire de la littérature car désespéré de ne trouver d’éditeur pour son manuscrit qu’il considérait comme un chef d’oeuvre, il se donna la mort en 1969. Pourtant, quelques années après sa mort et grâce aux efforts de sa mère pour démarcher les maisons d’édition, l’écrivain Walker Percy décida de publier le manuscrit (A Confederacy of Dunces) qui se verra décerner le Prix Pulitzer de la fiction à titre posthume. Une belle aventure pour le livre, une tragédie pour l’homme. De santé physique et mentale fragile, son état se dégrada tandis qu’il se débattait pour trouver quelqu’un pour l’éditer.
Ce livre et cet auteur, c’est Fabienne qui me les a fait découvrir en m’offrant ce livre qu’elle s’est procuré à la Trocante. Sur la couverture, un personnage moustachu et joufflu en trench-coat et casquette à rabats dans le genre de Sherlock Holmes porte un hot-dog dans une main, une épée courte dans l’autre. Une étrange gravure représentant le personnage principal, Ignatius Jacques Reilly et dont je cherche dans le livre l’origine. Je pouffe de rire lorsque je vois “Fleurs dans un vase” de Van Brussel, 1792. La farce commence bien…
A l’intérieur, il y a une dédicace écrite par celui qui l’a offert.
A celui qui, symboliquement, trucida mon père à ma place, ce roman drôle et formidable ; afin que tu te détendes l’anneau pylorique entre deux séances de micro, que tu n’oublies pas ton pupille, et en témoignage de mon affection.
Bon vent, cher Maître.
PL
“Tu me marches sur les pieds !” Réplique dans le le brouillard tirée de Les yeux d’Ulysse, d’Ange Elopoulos.
Funeste destin pour ce livre qui s’est retrouvé sur les étalages d’un bouquiniste, loin de son propriétaire, détruisant ironiquement l’affection du pupille pour son maître… Et qui a fait mon bonheur de lecteur pendant quelques semaines.
Voici un livre qu’on n’oublie pas. Tout d’abord, une préface de Walker Percy qui raconte comment il a rencontré la mère de l’écrivain et comment il s’est retrouvé avec entre les mains un manuscrit, un gribouillis infâme, qu’il s’est forcé à commencer sous l’insistance de la dame, persuadée que c’était un grand roman. Emporté par la lecture, il se demande comment il se fait que personne n’avait souhaité le publier.
Le personnage de Reilly est indiscutablement une caricature grossie de l’auteur, un personnage conceptuel, universel, sorte de Don Quichotte misanthrope, adipeux, asocial, haineux et méprisant, cultivé et paranoïaque, fainéant et lucide et surtout mythomane. Universitaire infect, il emploie un langage châtié, délayant chacun de ses mots dans une logorrhée interminable, tandis qu’à l’autre bout, les personnages parlent avec le langage commun, Toole rendant dans le texte l’accent et la façon de parler des gens de la Nouvelle-Orléans. Ainsi en français, certains mots sont écrits tels qu’ils se prononcent: bouligne, communisses, bèzebolle, etc. et donnent une coloration particulière au texte.
Reilly est entouré de nombreux personnages hauts en couleur. Une ex-petite amie au nom russe, nymphomane et engagée politiquement dans un milieu universitaire conservateur. Une mère à moitié alcoolique influençable qui paie pour toutes les catastrophes dont son fils teigneux et indigne est à l’origine. Un flic raté que son chef force à se déguiser pour le punir d’arrêter et de suspecter n’importe qui. Une Italienne au verbe haut, croyante et délurée. Un noir du nom de Jones, vagabond et tchatcheur, rusé comme un renard… Ce qui est étonnant, entre autres choses, dans ce livre, c’est l’évidente position politique de l’écrivain. Toole n’est pas de droite, et dans le contexte politique américain de cette époque, il détonne complètement. Le personnage de Jones n’est pas caricaturé, mais au contraire, il en fait un personnage intelligent, à l’origine du dénouement de l’intrigue et lorsqu’il parle des noirs de la Louisiane, il semble prendre parti pour leur cause. Le personnage de Claude Robicheaux, retraité aisé des chemins de fer, est au contraire un anti-communiste borné et obsédé par les chars soviétiques, il voit des communisses partout. L’auteur fait entrer Reilly dans le quartier homosexuel et ses descriptions sont excessivement modernes, jamais dédaigneuses et toujours respectueuses. La pornographie et la masturbation y sont évoquées de manière implicite et jamais honteuse. Toole a réussi là à faire un pamphlet de l’Amérique conservatrice sans pour autant se rendre suspect de quoi que ce soit.
Reilly est infernal, il a le don pour s’embarquer dans des situations incroyables, se met tout le monde à dos et finit toujours plus ou moins par s’en sortir grâce à une chance insolente et un don diabolique pour faire glisser les problèmes sur sa peau… C’est certainement ce qui le sauvera…
L’action se situe donc à la Nouvelle-Orléans et se trouve être le cadre de cette conjuration, ce carnaval perpétuel qu’est ce roman. Au tout début du livre, on se trouve un peu perdu, mais l’humour, l’improbabilité absurde et croissante défilant au fur et à mesure de cette lecture rendrait perplexe le plus sceptique des lecteurs. Assurément, voici un grand roman, et comme le dit Walker Percy, il est dommage que l’auteur ait disparu si jeune et qu’il n’ait pas eu le temps de nous faire profiter plus avant de son talent.
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