Les slips des filles

Les filles ne portent pas de slip, mais des culottes, parce que les filles sont des êtres civilisés, sensuels, charmants et sans défaut. Pourtant, Nick Hornby démonte un peu le mythe avec ces mots d’une justesse hilarante. In Haute Fidélité.

J’étais un peu inquiet de l’effet que ça me ferait de revenir à l’appart ce soir, mais tout va bien : cette sensation précaire de bien-être que j’ai depuis ce matin ne m’a pas quitté. Et puis, de toute façon, ça ne sera pas dans cet état éternellement, avec ses affaires un peu partout. Elle va bientôt venir les chercher, et cette atmosphère de boudoir – avec le roman de Julian Barnes ouvert au pied du lit, les slips dans le panier à linge – va se dissiper. (J’ai été affreusement déçu par les slips des filles quand j’ai commencé à vivre en concubinage. Je ne me suis jamais remis de cette découverte : elles font comme les garçons. Elles se gardent leurs plus beaux dessous pour les jours où elles savent qu’elles vont coucher avec quelqu’un. Quant on vit avec une femme, les vieux slips Monoprix délavés, rétrécis, informes font soudain leur apparition sur tous les radiateurs ; vos rêves lascifs d’écolier, où l’âge adulte apparaissait vautré dans la lingerie fine à jamais, dans les siècles des siècles… ces rêves retournent à la poussière.)

Et voilà, deux coups de cuiller à pots et le sort du slip de fille est réglé.

Les trois dames de la Kasbah

Fleurs d’ennui* est un livre de Pierre Loti, un recueil dans lequel on trouve cet étrange conte. Un conte mystérieux et sombre dans lequel il nous embarque dans la Kasbah d'Alger, imposante et fière. Elsagarray, Guiaberry, Kerboul et Le Hello sont quatre marins français envoyés par delà la Méditerranée, qui, dans leur dérive nocturne se perdent dans les ruelles tortueuses et parfois illuminées par de discrètes lampes de la vieille forteresse, face à la mer et au port. L’ambiance y est magique et on pourrait presque y entendre la plainte triste d’un oud… Au coeur de la Kasbah, trois femmes sommeillent dans un silence de mort.

Quand elles avaient fini de peindre leur visage de blanc et de rose, et leurs grands yeux de noir et de henné, elles restaient assises par terre, dans une petite cour très profonde, où régnaient un silence mystérieux et une fraîcheur souterraine.

KasbahPhoto © David Wilmot
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Dans la tempête

Cordages

Nasr Eddin est pris un jour dans une tempête. La coque du navire est terriblement secouée, d’énormes paquets de mer déferlent sur le pont, et même l’équipage n’en mène pas large.
– Arrimez les voiles, hurle le capitaine.
Les marins s’élancent dans les mâts pour y fixer la voilure.
– Quel ordre stupide ! proteste Nasr Eddin. Tu ne vois pas que c’est la coque qui bouge et que c’est elle qu’il faut attacher !

Sublimes paroles et idioties
Nasr Eddin Hodja

Cette réalité que j'ai pourchassée jusqu'ici sur terre et sur mer

Ella Maillart, grande dame de la littérature de voyage, a sillonné le monde par tous les moyens. Les lettres qu’elle envoyait à sa mère ont été collectées dans un recueil, Cette réalité que j’ai pourchassée, en 2003 aux Editions Zoe. Morceaux choisis, en images, et avec le son, s’il vous plait. Un morceau de chemin avec elle.

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/ella_maillart.mp3]

Juillet 1925,
A bord du Bonita,
Île de Porquerolles

Vendredi. Il y a un brick goélette en rade sur lequel nous avons été et avons grimpé en haut du grand mât de cacatois (27 m). Nous retrouvons des tas d’amis d’il y a deux ans aussi en relâche et nous sommes en train de montrer à Yvonne et Patchoum ce que c’est qu’une vraie bouillabaisse bien poivrée et au son de notre gramophone. (…) Il y a toujours grosse mer mais fait de nouveau beau. C’est le grand bonheur à bord quoique nous soyons un peu anxieuses de repartir. Je ferme pour que le bateau prenne ce mot. Ne vous en faites pas si je n’écris pas.

PorquerollesPhoto © Robokow

23 juillet 1925,
A bord du Bonita,
Baie d’Aranci, golfe de Terranova, Sardaigne

Le soir, nous avons signalé, avec le drapeau du code international: “Nous manquons de lard”, mais personne ne nous a répondu. Alors le lendemain, nous avons navigué parmi les bateaux de la flotte et fait signe à une grand dreadnought : BKM – GPV ce qui veut dire “Pouvons-nous venir à bord ?” La réponse était “Oui, certainement”. Nous avons alors hissé XOR, ce qui veut dire ‘Merci”. Nous étions malades de rire de voir ce navire de 25000 tonnes répondre promptement à nos signaux.

AranciPhoto © Marsec

3 août 1925,
Palerme

Quatre août. Miette n’est pas partie et Ben nous rejoint dimanche. Cela me gène beaucoup de savoir que mes lettres sont communiquées à Paris etc. car elles sont toujours écrites en grande hâte pendant les minutes où je ne suis ni trop fatiguée ni trop occupée, et conséquemment elles sont toujours gribouillées; mais comme mes lettres font quand même plaisir, j’écris comme je pense.

Photo © orlandojeanjacques

Serpents et piercings, Hitomi Kanehara

Tokyo, les bas-quartiers, Shinjuku, voici le décor d’une jeunesse apparemment en perdition. Serpents et piercings, (Hebi ni piasu) est l’oeuvre d’une toute jeune romancière japonaise née en 1983, Hitomi Kanehara, enfant terrible de la scène underground ayant vendu près de deux millions d’exemplaires de son livre écrit en anglais, déjà couronné par le prestigieux prix Ryûnosuke Akutagawa.

shinjukuPhoto © Kaidohmaru’

Serpents et piercings, c’est l’histoire d’un trou, un trou dans la langue, celui que s’est fait Ama, son copain, avant de se la sectionner et d’en faire une langue fourchue. C’est ainsi qu’on fait la découverte d’une toute jeune femme, Lui, qui ne désire plus qu’une seule chose, se faire trouer la langue et avoir elle aussi une langue de serpent. De sa rencontre avec Shiba-san, le tatoueur punk sadique, naîtra l’envie de se faire tatouer un dragon enlacé avec un Ki-Rin. Les trois personnages s’enlacent eux aussi telles les volutes des Malboro Menthol qu’ils fument à longueur de journée et impriment sur Lui leur empreinte. Un trio infernal et pas si désespéré qu’il en a l’air, oiseaux de nuit imbibés d’alcool, de sexe et de mort. Lui s’autodétruit, dit d’elle qu’elle a toute l’intelligence et le sens moral d’une gueunon, tandis qu’Ama ne cesse de veiller sur elle, la couvant comme un oiseau couve sa nichée et cela malgré la désinvolture avec laquelle elle le traîte. Shiba-san, lui voudrait se marier avec Lui, même si au bout du compte, il ne désire qu’une seule chose, qu’elle lui demande de la tuer, certainement pour atteindre la jouissance après laquelle il court désespérément. Derrière l’apparente crasse morbide des punks se cache en fait un monde stérilisé, stérile, duquel ne peut rien naître, pas même un amour et où finalement seuls les secrets et les désirs ont leur place.

Photo © junku-newcleus

Un livre grandiose et sombre, dans la pure lignée d’un Akutagawa inspiré, moins désespéré qu’un Ryū Murakami, et dont toute la superbe tient dans ce style sans entrave, à dix mille lieues de la rudesse japonaise. Oeuvre authentique d’une future prix Nobel de littérature ?

Perles du désert

Deserts

Riche idée de la part des éditions Mercure de France de publier dans la collection Petit Mercure ces recueils de textes thématiques.

Errant dans le rayon littérature de voyage, coincé entre un livre de Nicolas Bouvier et un autre d’Ella Maillart, j’ai découvert ce petit recueil, le goût des déserts. Persuadé que j’y trouverai des ambiances dont je suis friand, je me suis trouvé face à des auteurs que je ne connaissais pas, des personnages dont je ne soupçonnais pas l’existence et des destins hors du commun.

J’y ai découvert Ibn Baṭūṭa, amateur de melons, mais aussi le Vicomte Charles de Foucauld, un noble périgourdin qui finira sa vie assassiné dans un ermitage du Sahara, et le très énigmatique Michel Vieuchange qui déguisé en femme visitera la ville interdite de Smara.

On y découvre aussi des trésors de poésie comme ce texte rapporté par Anne-Marie Tolba dans Villes de sable, les cités bibliothèques du désert mauritanien.

Mon pays est une perle discrète
Telles des traces dans le sable
Mon pays est une perle discrète
Tels des murmures des vagues
Sous un bruissement vespéral
Mon pays est un palimpseste
Où s’usent mes yeux insomniaques
Pour traquer la mémoire

Ousmane Moussa Diagana, Notules de rêve pour une symphonie amoureuse.

Un peu hors propos, mais d’une beauté rare, ces mots de Lyautey à propos d’Isabelle Eberhardt :

“… Elle était ce qui m’attirait le plus au monde “une réfractaire” et trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, hors de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie aussi libérée qu’un oiseau dans l’espace, quel régal !”

L’horizon s’ouvre de multiples possibles avec ce petit livre, comme avec ce superbe poème d’Amr Ibn Kalthoum :

Elle te laisse voir quand seul à seul tu l’approches…
deux bras pareils au col d’une chamelonne toute blanche
jouvencelle racée qui n’a jamais conçu
un sein plus moëlleux que bure d’ivoire préservée des mains des toucheurs
et ces reins tendres et longs et vivaces et ces rondeurs que leur voisinage alourdit
et ces hauts de cuisse à resserrer la porte et cette taille qui affole ma folie
et ces deux piliers d’ivoire et de marbre sonnant du cliquetis des bijoux […]

Pour finir, ces quelques mots de Dino Buzzati, celui des Tartares :

Selon moi, ce qui fait surtout impression dans le désert, c’est le sentiment de l’attente. On a la sensation que quelque chose doit arriver, d’un moment à l’autre. Vraiment. Là, jaillit des choses que l’on voit.

 

Le bibliomane, Charles Nodier

Vous avez tous connu ce bon Théodore, sur la tombe duquel je viens jeter des fleurs, en priant le ciel que la terre lui soit légère. Ces deux lambeaux de phrase, qui sont aussi de votre connaissance, vous annoncent assez que je me propose de lui consacrer quelques pages de notice nécrologique ou d’oraison funèbre. Il y a vingt ans que Théodore s’était retiré du monde pour travailler ou pour ne rien faire : lequel des deux, c’était un grand secret. Il songeait, et l’on ne savait à quoi il songeait. Il passait sa vie au milieu des livres, et ne s’occupait que de livres, ce qui avait donné lieu à quelques-uns de penser qu’il composait un livre qui rendrait tous les livres inutiles ; mais ils se trompaient évidemment. Théodore avait tiré trop bon parti de ses études pour ignorer que ce livre est fait il y a trois cents ans. C’est le treizième chapitre du livre premier de Rabelais. Théodore ne parlait plus, ne riait plus, ne jouait plus, ne mangeait plus, n’allait plus ni au bal, ni à la comédie. Les femmes qu’il avait aimées dans sa jeunesse n’attiraient plus ses regards, ou tout au plus il ne les regardait qu’au pied ; et quand une chaussure élégante de quelque brillante couleur avait frappé son attention : « Hélas ! disait-il en tirant un gémissement profond de sa poitrine, voilà bien du maroquin perdu ! » Il avait autrefois sacrifié à la mode : les mémoires du temps nous apprennent qu’il est le premier qui ait noué la cravate à gauche, malgré l’autorité de Garat qui la nouait à droite, et en dépit du vulgaire qui s’obstine encore aujourd’hui à la nouer au milieu. Théodore ne se souciait plus de la mode. Il n’a eu pendant vingt ans qu’une dispute avec son tailleur : Continue reading “Le bibliomane, Charles Nodier”

Le vieil amant

Je l’ai découverte samedi soir lors des victoires de la musique, et je ne sais absolument pas comment elle a pu passer au travers des mailles du filet. A présent Emilie Simon fait partie des incontournables qui me traînent dans les oreilles à tout moment de la journée. J’ai adoré l’écouter chanter, regarder ses musiciens se servir de tous ces instruments étranges, j’ai aimé cette mélodie suave, les paroles douces, cette voix d’enfant qui fait penser à Camille. Le reste, c’est de la littérature. Un extrait de son album, Végétal, Le Vieil Amant

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La conjuration des imbéciles – John Kennedy Toole

John Kennedy Toole

Lorsque je me suis mis en tête d’écrire un billet sur ce livre totalement hors-norme, je me suis dit que je ne parlerai pas de l’auteur, mais de l’oeuvre uniquement, et à y regarder de plus près, je me rends compte que c’est là un exercice quasiment impossible. John Kennedy Toole est un personnage absolument à part dans l’histoire de la littérature car désespéré de ne trouver d’éditeur pour son manuscrit qu’il considérait comme un chef d’oeuvre, il se donna la mort en 1969. Pourtant, quelques années après sa mort et grâce aux efforts de sa mère pour démarcher les maisons d’édition, l’écrivain Walker Percy décida de publier le manuscrit (A Confederacy of Dunces) qui se verra décerner le Prix Pulitzer de la fiction à titre posthume. Une belle aventure pour le livre, une tragédie pour l’homme. De santé physique et mentale fragile, son état se dégrada tandis qu’il se débattait pour trouver quelqu’un pour l’éditer. Continue reading “La conjuration des imbéciles – John Kennedy Toole”

Bartleby & Cie, Enrique Vila-Matas

Barleby & Cie, Enrique Vila-Matas

J’ai acheté ce livre, comme souvent, sur la simple annonce du titre. Un livre dont le titre contient le mot Bartleby est en soi d’une audace folle, car le personnage d'Herman Melville[1], l’inquiétant scribe, est l’archétype du personnage qui a renoncé à tout, et qui renonce même à écrire, en énonçant cette célèbre phrase I would prefer not to, qu’on s’est hasardé à traduire par Je préférerais ne pas ou J’aimerais mieux pas. Personnage pour le moins intriguant, Vila-Matas en fait un nom commun, dénomme le bartleby comme le personnage qui renonce à l’écriture. Le personnage de son roman, anti-héros conformiste par excellence a décidé de reprendre la plume après des années d’abstinence littéraire, pour écrire un livre de notes de bas de pages. Roman sans teneur, ce n’est pas un roman, ce n’est pas non plus un livre érudit sur la question. Ce n’est pas ça, tout en l’étant profondément. Les chapitre sont numérotés comme s’ils faisaient référence à un texte qui n’existe pas. Ici, le négatif de la littérature bat son plein. Livre noir, sombre, c’est une sorte de chant désespéré de l’écrivain qui n’écrit pas.

Renoncement à l’écriture, agraphisme, notes sans texte, paralysie de l’écrivain, égarements, soleils noirs de la littérature, tout est passé en revue avec méticulosité. Le narrateur se pose la question de savoir ce qui pourra advenir de la pulsion négative dans l’écriture, et sous le coup de l’excitation, de la fébrilité du style sous ses doigts, doit sans cesse s’arrêter d’écrire.

Le livre nous inspire une réflexion sur la fin de la littérature. Tous les livres ne sont que des notes en bas de page, on ne peut plus écrire de livres. La mémoire fixée par l’écriture permet tout de même de sauver de l’oubli.

Si l’on a besoin de fumer pour écrire, soit on le fait à la Bogart, la fumée vrillée dans l’oeil (pour un style rauque), soit il faut accepter que le cendrier s’approprie l’essentiel de la cigarette. Juan Benet.

Quelques cas marquants d’agraphisme ou de bartlebys:

  • Samuel Beckett qui parce que l’anglais lui a pourri la vie. Il écrit en français parce que selon lui, c’est une langue plus pauvre et plus simple.
  • Marcel Benamou, l’Oulipien qui a écrit Pourquoi je n’ai écris aucun de mes livres, dit lui même que les livres qu’il n’a pas écrit ne sont pas néant mais comme en suspension.
  • Marguerite Duras, pour qui écrire, c’est ne pas parler et dont l’histoire de sa vie n’existe pas.
  • Robert Walser le micrographe, pour qui écrire en tout petit semblait être une manière de désincarner l’écrit, dit qu’il est un zéro à gauche, l’arrêt avant l’arrivée, dans une sorte d’esthétique de la confusion.
  • Pepin Bello, ami de Lorca, Dalì­ et Buñuel est et demeure l’écrivain sans oeuvre, qui écrivait pour ne pas publier, en disant dans un ultime sursaut de cynisme que c’était pour déconner.
  • Susan Sontag, pour qui il faut abandonner l’art pour écrire.
  • Giacomo Leopardi, pour qui écrire traduit l’impossibilité d’un art supérieur.
  • Paul Valéry qui malgré ses 29000 pages de cahier, dans son Monsieur Teste, dit que plus on écrit, moins on parle.
  • Fogwill qui prétend écrire pour ne pas être écrit (et en cela rejoint un point particulier de la pensée de Deleuze)
  • Marcel Schwob, dans son étonnant Pétrone, décrit un être qui cesse d’écrire à partir du moment où il commence à vivre ce qu’il avait imaginé dans son écriture.
  • Oscar Wilde enfin, qui cesse d’écrire lorsqu’il a saisi le sens de la vie, pour s’adonner à la paresse.

Un maître mot; la littérature est sa propre négation.

Notes

[1] De son vrai nom Herman Melvil.