Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

La première fois que j’ai entendu parler d’Erik Orsenna, c’était lorsqu’il était conseiller culturel de François Mtiterrand, dans les années 80. Les personnages comme lui, proches des grands de ce monde, dans les quasi-secrets d’Etat, sont des gens fascinants de par leur proximité des plus hautes affaires de l’Etat. Il fait partie de ces gens, tels que Jacques Attali ou Régis Debray[1] pour qui j’éprouve à la fois un vif intérêt mais aussi une certaine méfiance, car ce sont des gens capables de tout et surtout du meilleur. Je connaissais Orsenna écrivain, sans pour autant avoir lu aucun de ses livres… Il faisait partie de ces gens qu’on voyait sur les plateaux de télévision, auprès de Bernard Pivot ou de Bernard Rapp et qui parlait avec une telle aisance qu’on ne pouvait faire autrement que de laisser son oreille vagabonder au rythme de ses paroles, la mâchoire légèrement pendante. Aussi, lorsque j’ai appris qu’il avait écrit un livre sur le Gulf-Stream[2], je me suis encore plus méfié. L’incursion d’un romancier dans un domaine aussi confidentiel et surtout aussi peu vendeur que la mer ne pouvait que me laisser encore plus méfiant. Quelques années auparavant, mais pas beaucoup, j’étais tombé en pâmoison devant l’excellent Besoin de mer de Hervé Hamon. Aussi, lorsque j’ai lu la quatrième de couv’ du livre d’Orsenna, je me suis dit que c’était là un livre pour moi. Dans l’ordre logique des choses, j’ai appris qu’il était résident de la petite île majestueuse de Bréhat, et l’été dernier, je le croisais par hasard à la librairie du Renard à Paimpol, en polo bleu marine et bermuda… De quoi désacraliser un homme qui depuis peu est académicien.

Portrait du Gulf Stream : Eloge des courants, Seuil 2005
Erik Orsenna est écrivain de marine et conseiller d’Etat. Il préside le Centre de la mer (La Corderie Royale, Rochefort).

Carte du Gulf-Stream datant de 1858

Photo originale en version haute définition visible sur le site de l’Université du Texas

De retour à Paimpol cet été, je me suis dit qu’il serait logique que j’achète ce livre là où j’avais vu l’homme. C’est un acte significatif pour moi, comme lorsque je me suis acheté Mon frère Yves de Pierre Loti à Paimpol, tout près de la maison dans laquelle il vivait lorsqu’il a également écrit les fameux Pêcheurs d’Islande. Le gardant sous le coude, j’avais également décidé de l’endroit et du moment où je me plongerai dans cette lecture. Pour moi, il n’était pas question de le lire ailleurs que dans le train qui allait me ramener à Paris. Je me suis donc lancé une fois installé dans le train, et je m’émerveillai à chaque page de tant d’érudition et de simplicité. Parler des courants marins est une gageure, le sujet n’est pas forcément très démocratique, mais lorsqu’on est amoureux de la mer, on plonge facilement dedans. Je me souviens de ce passage, situé au raz de Sein où Orsenna se définit lui-même comme un collectionneur de courants marins[3]. Quoi qu’il en soit, ce livre est l’expression d’un amour profond pour quelque chose d’impossiblement appréhensible, un courant qui parcourt la mer, influe sur la navigation et surtout décide en partie du climat de l’Europe et réchauffe (de manière relative) les côtes de l’Atlantique.

Parmi les anecdotes et les légendes relevées autour des courants, en voici quelques unes qui ont particulièrement retenu mon attention.

Depuis 1753, Benjamin Franklin est… le maître des Postes de sa ville (…) Ses employés postiers ne savent plus répondre à la colère de leur clientèle. Pourquoi les bateaux qui transportent le courrier d’Angleterre en Amérique sont-ils tellement plus lents que les navires marchands américains ? Pourquoi faut-il les attendre deux ou trois semaines de plus ?

C’est ainsi qu’on apprend que Benjamin Franklin fut un de ceux qui s’intéressa de près à notre cher courant marin et qui mettra en évidence que ces retards sont dus à l’influence du courant, qui en l’occurrence est un courant porteur.

Orsenne nous parle à un moment d’un certain Pape qui se nomme de fait Henry Stommel, un universitaire spécialiste de l’océanographie, dont il nous dit, laconiquement:

Et quand il trouvait la mer un peu vide, le Pape inventait des îles…

Nous renvoyant vers une référence de livre dont le titre donne l’eau à la bouche: Lost Islands: The Story of Islands That Have Vanished from Nautical Charts, University of British Columbia Press, 146 pages, 1984.

Dans ce livre, il n’est pas seulement question du Gulf-Stream, mais des courants en général et de leur formation, expliquée soit par la météorologie, soit par le dessin du fond marin, soit par la géographie entreprise sous un angle logique. Aussi lorsque Orsenna nous raconte une anecdote, alors qu’il partageait encore les secrets d’alcôve de l’Elysée, racontée par le vice-amiral Pierre François Forissier, on tombe de haut. L’auteur demande au marin comment les sous-marins utilisent les courants. L’homme de mer lui raconte une histoire, une histoire remontant aux Phéniciens qui s’étaient déjà rendus compte que le détroit de Gibraltar, ce goulet qui marque l’entrée de la Méditerranée, était profondément battu par des courants marins forts. Aussi, pour pouvoir affronter les vents violents venant de l’Ouest et les courants de surface concomitants et ainsi passer le détroit, les Phéniciens ont plongé les mains dans l’eau, ou plutôt leurs amarres, et ils se sont rendus compte qu’avec la profondeur, un puissant courant entraînait l’amarre à contre-courant, d’est en ouest. La solution était toute trouvée. Ils allaient accrocher des sacs de pierres à leurs bateaux, se laissant ainsi traîner par le courant, plus fort que le courant de surface et le vent conjugués.

maelstrom

L’homme n’est pas avare lorsqu’il s’agit de partager son savoir, il nous invite à voyager et à découvrir des courants au nom aussi exotiques qu’oniriques: le Saltstraummen[4], le Corryvreckan [5] ou le Old Sow Whirlpool[6]. Voici le trio de têtes des courants marins les plus violents du monde. Sans parler du Fromveur, plus proche, qui parcourt l’extrémité de notre Finistère.

Le livre est tout de même un peu alarmant, sans être alarmiste et nous met devant dees conclusions qui peuvent faire peur. Le Gulf-Stream nous réchauffe, mais qu’adviendrait-il s’il cessait de couler dans notre direction ?

Liens:

 

Notes

[1] Auteur de l’excellentissime Vie et mort de l’image, Une histoire du regard en Occident sur lequel j’ai passé un peu temps pour mon mémoire de maîtrise.

[2] Découvert au hasard d’une promenade dans la rue de Morlaix où l’on peut voir une des plus célèbres maisons à Pondalez.

[3] A cette lecture, je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Oser une lecture deleuzienne d’Orsenna est peut-être gonflé, mais la dynamique des flux, cet amour prononcé pour les courants me fait penser aux flux deleuziens, aux flux coupés, notamment lorsqu’il est question de cette initiative pendant la guerre qui consistait à vouloir construire une muraille pour couper le Gulf-Stream et refroidir le climat européen.

[4] Au large des Lofoten, Norvège

[5] Aux alentours de l’Île de Jura, dans les Nouvelles-Hébrides, Australie

[6] Au Nouveau-Brunswick, Canada

Motel Blues

Je n’ai pas l’habitude, et j’aime encore moins ça, de parler des livres que je suis en train de lire, même si je sais qu’au fond je n’en serai pas déçu et que je ne risque somme toute pas grand chose, mais il faut absolument que je dévoile au grand jour cette découverte. Comme souvent chez moi, les livres que je lis sont des découvertes nées d’un mot entendu, d’un conseil lancé à la cantonade, bref, d’un moment suspendu que je finis toujours par attraper au vol. Quelques jours avant d’entrer dans la librairie La Procure à Saint-Sulpice (oui, je sais, c’est une librairie catholique, et alors ? C’est une bonne librairie), j’ai discuté avec Fabienne de Bill Bryson, inconnu parmi les inconnus dans mon bataillon culturel, pour des raisons qui ne regardent personne – non mais, et je n’avais encore entré la totalité des orteils qui composent mes deux pieds dans ce petit temple de la lecture que je tombais sur le rayon Voyages, un simple étal posé à l’entrée, entre l’alarme incendie et le détecteur d’objets volés. Sur une pile en particulier se trouvait un livre à la couverture marron et jaune, a priori pas très engageant, mais sur laquelle était collée une étiquette Notre coup de coeur. Le coup de coeur des libraires d’une échoppe catholique pouvait me laisser croire que j’allais tomber bien bas si toutefois je me Procure-ai ce livre. Le nom sur la couverture ne me disait rien, mais le titre, Motel Blues me plut tout de suite. Bill Bryson, Bill Bryson, bon sang, mais c’est bien sur ! L’auteur en personne. Fabienne ne m’avait pas spécialement parlé de l’oeuvre du bonhomme, simplement de Bill Bryson. Alors je me suis jeté à l’eau, pensant que ça ne pouvait pas totalement être un hasard.

burma shave

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/Burma%20shave.mp3]

Et depuis que j’ai commencé à le lire, principalement dans le train, je me surprends à éclater de rire face à tant d’humour. Comme je le disais, parler d’un livre qu’on n’a pas fini n’est pas facile. Je ne peux en aucun cas vous raconter l’histoire, si ce n’est que c’est une traversée des Etats-Unis depuis Des Moines, Iowa[1], dans une grosse Buick. Hilarant, Bill[2] Bryson dépeint un monde de bouseux et de simples d’esprit, mais avec tendresse, jamais méchamment, et très sincèrement c’est à hurler de rire, un livre dans lequel il est impossible de s’ennuyer, même si au bout du compte on tient entre ses mains un document d’une rare valeur ethnographique.

Je me demande si les gens du coin adoptent ces prononciations parce que ce sont des culs-terreux sans éducation ou bien si, connaissant parfaitement la prononciation correcte, ils s’en fichent carrément et se moquent de passer pour des culs-terreux sans éducation.

Absolument décapant et jubilatoire, on appréciera aussi son humour pince sans-rire.

La serveuse arriva. Vous avez choisi ?
– Excusez-moi, il me faut encore quelques minutes.
– Sans problème, dit-elle, prenez votre temps.
Elle disparut de mon champ de vision, compta jusqu’à cinq et revint. Vous avez choisi, maintenant ?
– Désolé, j’ai vraiment besoin de plus de temps.
– ça va, dit-elle et elle repartit.
Cette fois-ci, elle dut bien compter jusqu’à vingt mais j’étais toujours loin d’avoir compris les centaines d’options qui s’offraient à moi, heureux client de la Pizza Hut, quant elle revint prendre la commande.
– V’s êtes pas du genre rapide, vous ! fit-elle remarquer gaiement.
J’étais gêné. Désolé, je ne suis plus dans le coup, je… je sors de prison.
Ses yeux s’agrandirent. Sans blague ?
– Oui, j’ai assassiné une serveuse qui me bousculait.

Alors on comprendra aisément que j’ai une irrésistible envie de parler de ce bouquin. Ce matin, dans le train, les yeux encore éblouis par cette petite blonde aux cheveux désordonnés faisant claquer ses talons penchés sur l’asphalte neuve, dont je n’ai même pas vu le visage, et écoeuré par trop de parfums trop frais, je ne savais plus si je devais rester à écouter Tom Waits[3] ou lire Bill Bryson. Tom ou Bill, Bill ou Tom, Boll ou Tim ? Finalement, l’envie de sourire l’a emporté sur le blues lancinant….

Notes

[1] Oui, quand on parle d’une ville aux USA, il faut toujours préciser le nom de l’état, sinon on pourrait croire que ça se trouve en dehors des frontières, chez les barbares

[2] Foutus Américains qui ne peuvent s’empêcher de raccourcir leurs prénom. William devient Bill, Thomas devient Tom, Herbert devient Herbie, mais quand ce sont des prénoms simples, c’est pas assez compliqué. Norma Jean devient Marylin, quand on n’en est pas à itérer à la manière de John John ou dans un grand souci d’originalité de perpétuer le même prénom sur quatorze générations en ajoutant un junior.

[3] Etrange coïncidence, lorsque Bryson sort du Kentucky pour entrer dans le Tennessee, il croise une pancarte publicitaire pour la marque Burma Shave, qui est également un de mes titres préférés de Tom Waits.

Gosh it’s good !

Je le dis tout de go, la forme revient. Non non… ça ne me dérange pas de prendre le train. Si c’est pour vivre quelques bons moments avant de réellement commencer sa journée, je suis preneur. Et ça commence fort. Puisqu’une fois arrivé, je me suis retrouvé face au tout nouvel ascenseur de la gare, celui qui vient d’être aménagé pour permettre aux – allez, soyons fair-play – personnes à mobilité réduite – Dieu que ça sonne social et bien-pensant – de traverser les voies sans se prendre les pieds roues dans les rails, ascenseur donc, devant lequel une troupe était amassée, extatique et concentrée, face à la personne qui était terrorisée derrière les vitres fumées de la cage de verre. Estimant que suffisamment de monde était agglutiné et ne pensant pouvoir être d’aucune aide – et puis bon, j’étais quand même là principalement pour prendre le train – je me suis esquivé comme tout bon citoyen l’aurait fait en pareille circonstance. Simplement, le guichetier n’était pas à son poste et un écriteau disait de prendre son billet sur le quai. Où ça ? Par terre ? J’en prends un au hasard parmi les mégots et les détritus ? Dommage, je n’avais sur moi qu’un billet de 10 dollars[1], ce qui m’interdisait de prendre mon billet au distributeur. Qu’à celà ne tienne, je me tenais prêt à enjamber le tourniquet dès lors que l’attention des gens alentour serait détournée. Le guichetier est passé à côté de moi, qui, sagement, avais les bras croisés comme si de rien n’était. Un train est arrivé est j’ai profité de la cohue pour commettre mon forfait. Sur le quai, en tête de train, je respirais l’air, tendrement, presque avec extase, lorsque j’ai été happé par une conversation entre deux flics occupés à regarder une voiture monter sur le camion de la fourrière et qui s’étaient faits interpeller par une vieille aux cheveux noirs de jais remontés en chignon, comme dans les vieux films américains. Messieurs, une dame est coincée dans l’ascenseur !! – Oui et alors ? – Ben vous pourriez faire kekchose nan ? – Madame, z’êtes bien gentille mais on en vient et on s’est faits jeter par l’agent SNCF qui nous a demandé de ne pas nous acharner sur les portes comme ça, c’est qu’il y tient apparemment à son nouvel ascenseur ! – Ben oui mais comment on fait là ? – Ben on circule là, c’est qu’on n’a pas que ça à faire nous autres. C’est alors que j’ai plongé le nez dans le bouquin de Bryson, un léger sourire aux lèvres. J’aime le monde qui bouge. Dans le train, je suis resté assis sur les marches qui menaient à l’étage supérieur, entravant la course effrénée de dames parfumées comme des toilettes après usage et d’hommes qui, eux, feraient bien de masquer les odeurs avec le parfum de leur femme. Au cours de ma lecture ennivrante m’arrachant à chaque fin de phrase un sourire béat, je n’ai été dérangé que par quelques effluves d’haleine encore pleines de sommeil. Et après, qu’on me dise que les Français se lavent les dents le matin ! Arrivé à Pereire, toujours sans billet, j’ai bien été obligé de sauter à nouveau par dessus la barrière, et cela malgré le fait que j’ai le genou engoncé dans sa gangue orthopédique, sous les yeux ébahis d’une vieille dame, comme si je venais de courir un 110 mètres en haies en moins de dix secondes. Dans le métro, une place réservée m’attendait, aux côtés d’une jeune fille blonde charmante, qui dormait les jambes écartées, sa jupe relativement courte légèrement remontée. La grande classe. Je jette toujours un coup d’oeil à ce que lisent les gens, et je crois que je ne m’y ferais jamais. En sortant de la station, une quadra élégante tient sa jupe, parfaitement au courant que lorsqu’on sort d’ici, souffle un vent de force 6 à 7 sur l’échelle de Beaufort. Et comme chaque histoire qui commence avec un ascenseur, celle-ci se termine avec un ascenseur, puisqu’arrivé dans le hall de mon bureau, je me suis pressé pour prendre celui qui arrivait, mais celle qui était dedans et faisait mine de se recoiffer n’a pas du juger bon de m’attendre. Une envie de pisser me vrillait la vessie et j’ai pris sur moi pour monter les escaliers quatre à quatre, constatant avec effroi que la femme de ménage était encore là, et passait la serpillère dans les toilettes. J’avais le choix entre inonder la moquette de mon bureau ou détruire son travail impeccable en laissant des traces de tennis sur le carrelage noir. Mon esprit de sacrifice a ses limites et je lui adressai un sourire complaisant en courant vers la tinette.

Une fois assis, mon café passé, un barbu a frappé à la porte. Il portait les cheveux longs, relevés en chignon. Tiens, encore un chignon. J’essaie d’appeler Benjamin, mais ça sonne occupé. – Oui et alors ? – Ben il n’est pas là ? – Ben nan, mais il ne vient jamais ici. – Ah ? Il ne travaille pas ici ? – Ben nan, il travaille en dessous. – Oh ben mince, ben pardon de t’avoir dérangé. – Pas de mal. Je sens que je vais bien me marrer aujourd’hui.
Notes

[1] Désolé mais je déteste nommer la monnaie qui est la mienne et au vu de la presque équivalence de nos écus avec le dollar américain, cela ne dérangera personne, et puis ça fait un peu far-west ou film de truand.

Muuratsalo

Muuratsalo est l’oeuvre d’un des plus grands designers et architectes finlandais, Hugo Alvar Henrik Aalto.

Muuratsalo experimental house Maison d’une grande originalité construite près d’un lac dans un lieu boisé et très reculé du centre de la Finlande, c’est le siège d’un champ d’expérimentation dédié entièrement à l’architecture moderne.

Résolument tournée vers la fin des surfaces planes si chères à l’architecture contemporaine, cette oeuvre se tourne vers le retour à la tradition et l’esthétique, employant des matériaux entrainant des sensations tactiles.

Construite autour d’une cour pavée où la végétation prend une place discrète, selon un plan original et typiquement finlandais, elle est agrémentée d’un sauna et d’un bateau qui sont le prolongement de l’oeuvre. Un lieu envoûtant qui servait autrefois de résidence d’été.

Vers une destination inconnue

La main sur la porte du train

Tu as pris un truc ce matin, non ? Des cachetons d’ecstasy ? J’ai pas mes lunettes, ça fait combien de temps que je ne les ai pas mises ? Même pas et pourtant je cours dans tous les sens – ouais, c’est la forme ce matin, je sors des toilettes un peu plus léger, prêt à partir, alors je m’enfonce dans la jungle urbaine, les oreilles coiffées de leurs petits bonnets accoustiques, mais je ne sais pas à quoi je pense parce que je n’entends même pas la musique – et lorsque je dépasse le premier carrefour en face de la banque, je vois une voiture arrêtée, garée à la va que je te pousse, et en avançant, je vois qu’il y a un gyrophare bleu ventousée sur le toit, ça ne sent pas bon la flicaille – effectivement, ils ont forcé une porte de garage et renversent des cageots, comme s’ils étaient persuadés de trouver des sachets de coke au milieu des oignons qui séchaient tranquillement sans rien demander à personne – ils étaient deux mecs à l’intérieur et dehors, une fille qui ressemblait plus à une fille avec des lunettes aux montures épaisses qu’à un flic – ça ressemble à quoi un flic ? -, en train de téléphoner, je la regarde, elle pas, et puis je me retourne, elle est de dos, les bras relevés, le blouson en cuir aussi – tous les flics ont des blousons en cuir – et je vois son string dépasser de son jean taille basse, le flingue dans son nid douillet attaché à la ceinture – je n’aime pas spécialement les armes, ça me fout les jetons, mais il y a certains moments où j’aurais bien envie de me prendre pour un flingue… Jerk it out dans les oreilles, j’arrive à la gare et ce matin, j’ai pas envie de frauder, alors comme tout bon citoyen, je prends mon billet au guichet et j’essaie de me faufiler parmi la foule, dense ce matin, c’est un monde plein de parfum qui se mêlent et c’est le moment de profiter de cette fraîcheur avant que la journée de travail ne salope le boulot et puis le train arrive, en avance apparemment, mais comme j’ai mes bouchons sur les oreilles, j’ai manqué l’annonce au micro, je ne sais pas où va le train, mais je monte quand même, on ne sait jamais, si toutefois j’arrive dans un endroit que je ne connais, j’aurais l’occasion de faire un peu de tourisme – en face de moi, un type qui ressemble à Peter Sellers est en train de lire Francis Scott Fitzgerald, ça nous change un peu des conneries habituelles des lectures de gare, tandis qu’une métisse monte à la station d’après pour me coller son décolleté sous le nez, ce n’est pas ce qui a failli me faire mourir asphyxié mais bien plutôt cette haleine fétide qui vient de ce type collé contre la vitre humide et suintante de miasmes condensationnés, à moins que ce ne soit cette odeur d’aiselles de cadavre dont la provenance restera à tout jamais inconnue…

Entrepots vus du train

Dans ce train tout le monde monte et semble ne jamais descendre, alors j’inaugure la marche en descendant presque tout seul, je dis presque car il y avait pas très loin de moi cette abrutie qui tentait de me dépasser avec fureur pour attraper son métro, en essayant de me marcher dessus par tous les moyens possible sans vraiment y arriver, pour finalement qu’on se retrouve côte à côte dans la même rame de métro, alors je l’ai regardé en lui souriant à cette conne, et l’autre, là, collé à la porte, habillé comme un golden boy avec sa chemise et col blanc, Weston au pied, coiffé comme je n’ai jamais vu, les cheveux gras et complètement ramenés en avant, tandis que celui qui est assis à ma droite a les cheveux rasés, sauf devant, là où ça forme une houpette, qui finalement est collée en arrière avec de la brillantine ou quelque autrre substance dégueulasse… Ce matin, toutes les femmes sont grandes, brunes, fines, avec des hanches superbes et bien formées, sauf celle qui portait son flingue sur le cul, elle était blonde, et sauf aussi cette quinquagénaire boudinée dans sa robe noire et sa veste de tailleur rose qui semble faire le tapin devant le tabac… Et d’abord, pourquoi elle me regarde comme ça en tirant sur son clope… ?

Je m’en fous, ce soir, c’est soirée japonaise… Derzou Ousala d’Akira Kurosawa sur Arte et L’empire des sens de Nagisa Oshima sur France 3…

Un monde d’odeurs

Une fois n’est pas coutume, je me tape encore le train. En fait j’adore prendre le train. C’est plein de monde et plein de vie, ça change de l’expérience solitaire de la voiture et des embouteillages. Et puis j’adore quand les trains sont annulés, comme ça il y a encore plus de monde qui s’entasse dans les mêmes wagons. On se croirait en partance pour la foire aux bestiaux. Alors dans le vieux train métallique qui va à Gare du Nord, je reste près de la porte, à côté d’un grand type qui ferme les yeux. Et ce connard lève un bras pour attraper la barre, me laissant découvrir tout un monde d’odeurs insoupçonnables !!! Les fragrances délicates du dessous de bras déjà croupi à 7h00 !!! J’ai failli en tourner de l’oeil, et puis je me suis résigné à respirer fortement par la bouche pour éviter le massacre. Désolé, mais je descends à la prochaine, je change de wagon, tiens et puis je change de train du coup. Et là je me retrouve dans un RER qui se bonde au fur et à mesure. C’est ça de laisser les trains à l’arrêt sur le quai, ça se remplit tout seul et tout doucement. J’essaie de ne pas décoller les yeux de mon Hunter S. Thompson, mais je ne peux pas m’empêcher de regarder les gens dans leur fureur du matin. Font chier, tout ça !! Train annulé, retardé, plein de monde, bordel de cul !! Pas beau tout ça. Mais j’adore. Les esprits s’échauffent, tandis que je suis dans le désert du Nevada dans une décapotable au coffre rempli de cachetons prohibés.

On entend des gens se plaindre d’avoir les pieds écrasés et puis il y a cette jolie rousse aux yeux bleus qui me regarde. Me regarde pas, j’te dis !!! Une autre regarde la couverture de mon livre avec un sourire amusé, dont je ne sais s’il signifie une sorte d’approbation ou de moquerie, et puis je m’en tape en fait. Un gros type descend : Voilà, 90 kilos en moins dans le wagon. Tout le monde se marre. Le type en face de moi, avec sa gueule mal rasée et son odeur d’eau de Cologne finit de me donner envie de vomir quand je me retrouve avec le col de sa chemise élimé sous les yeux, ça pue le rance. Et puis à Porte de Clichy, je descends pour laisser ces veaux se ruer dehors et c’est tout juste si j’arrive à retrouver ma place. Tant pis, j’ai la poitrine à hauteur de nez d’une Indienne de cinquante ans. Et arrive ce qui doit arriver en pareilles circonstances. Envie d’éternuer violemment, et ça fait un bout de temps déjà que j’ai mon bouquin fermé par manque de place. Une main qui tient le bouquin, l’autre qui essaie de trouver un point d’appui sur la paroi lisse de la porte métallique et cette envie qui me chatouille. Je me suis lâché et j’ai éternué en plein dans la face de la petite Indienne. Pour toute excuse, je lui souris de toutes mes dents avec l’air idiot du crétin satisfait… Je me sentais tellement soulagé. Le métro est plein de nabots. Je vais finir par écrire un bouquin, avec tous ces voyages en train (et ça rime en plus)…

De la chair

Un titre que l’on aura pu trouver dans les Caractères de Jean de La Bruyère, sauf que l’homme était certes plus prude que je ne le suis en écrivant ces mots. Le train est pour moi une source fantastique d’inspiration, à moins que ce soit littéralement le fait qu’on soit le matin. Une fois encore, je m’assois sur les marches du wagon à deux étages, histoire de casser les bonbons à tous ceux qui voudrait passer par là. A l’étage, au dessus de moi, il y a une paire de jambes interminables et bronzées, au galbe parfait. C’est juste une paire de jambes, avec un buste, un torse, au dessus que j’entr’aperçois et certainement un visage aussi, mais peut-être par peur d’être déçu, je ne cherche pas à savoir qui c’est. Juste une paire de jambes.

Bientôt, tout ça m’a cassé les pieds. J’ai décidé que, tout compte fait, je n’étais peut-être pas écrivain, mais peintre. L’art était peut-être la clef de mon génie. (…) Voilà ce que je lui ai dit: J’ai toujours eu l’instinct d’écriture à l’état latent. Aujourd’hui cet instinct traverse une métamorphose. Cette époque de transition est révolue. Je suis sur le seuil de l’expression.
Couillonnades, il a fait.

John Fante, la route de Los Angeles

torse En ce moment, je pense à l’écriture, au fait d’être sexué de l’écriture. Je pense aussi à tout ces relents de cours de fac, caché au fond de la salle à rêver en écoutant d’une oreille distraite le long flot de paroles du prof, n’en tirant que de temps en temps une substance étrange et compacte. Et puis je me dis que ce n’est pas la vie qui va s’emparer de moi, mais moi qui doit la serrer fort dans mes mains. Rien à voir. C’est comme ça. Je commence à présent à sentir ma chair être envahie de cette tension vitale qu’est le désir et la corporéité. Un mot me revient, Körperlichkeit… Une notion fondamentale dans la philosophie des XIXè et XXè siècles. La corporéité, le fait d’être une chair, un savant entrelacs de corps et d’esprit, qui seraient rendus fous l’un sans l’autre. Je trouve cela d’une beauté excessive, comme j’aime la beauté. C’est ni plus ni moins que l’énergie sexuelle qui oriente l’écriture, lui donne l’impact, la force, la brutalité et la violence. C’est ce qui la valide, l’estampille et l’honore. Si elle n’est pas marquée par la chair intime, elle n’est rien, complètement vidée de sa substance, corps sans vie… Voici le véritable Art de la Faim, celui qu’exerce le vagabond affamé. L’écriture est comme moi, faite pour choquer, pour heurter, rendre sensible, pour exacerber, rendre le jugement difficile et faire passer le convenu pour de la merde. A l’encontre de toutes les conventions, tout le temps. A la fin, je me dis que personne ne peut être moins catholique que je ne le suis… Qu’on me fasse taire, qu’on me tabasse une bonne fois pour toutes, qu’on fasse saigner mon visage pour qu’enfin je ne dise plus rien… De la tuméfaction nait toujours la rancoeur du corps.

Nervous Bride, Songs: Ohia
[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/Nervous _Bride.mp3]

Le réveil somptueux

Souvent le matin, je me réveille en me demandant si c’est arrivé, si tout autour de moi a changé, si la vie a enfin réussi à prendre d’autres couleurs et si je n’ai pas enfin été transposé ailleurs. Mais non. Tout est à sa place. Immuablement, stoïquement, en me regardant avec impertinence. Alors je sais que ça va recommencer pour toute une journée encore, et qu’il y a peu de chances pour que de tels changements espérés puissent survenir pendant la journée. Je continue, alors. Je me lève, je me lave et je pars, presque toujours avec le même rythme même si je comprends bien vite que toutes les journées n’ont pas la même couleur, rien n’est jamais pareil. Et pourtant, ce n’est pas exceptionnel, ce n’est rien. It’s nothing… Donc ça va recommencer. Je regarde dans le train toutes ces figures affreuses se repaitre de leur immonde dégueulis imprimé sur papier gaufré, certains sont beaux, d’autres ne m’inspirent qu’une vive répulsion à m’en donner envie de vomir. Je n’ai pas envie de lire et pourtant, je me plonge tout de même dans les pages sucrées de Fante, parce qu’il vaut mieux ça que le sombre gouffre du n’importe quoi. Je commence déjà à avoir faim, mes yeux trainent partout, je cherche quelque chose, je ne sais même pas si je pourrais le trouver un jour. Une ritournelle me trotte dans la tête, je sais que c’est un vieux blues, un saxophone couinant dans un coin. Pour la première fois de la journée, je vois mon visage reflété dans les vitres sales de miasmes des portes du métro, et je suis soudain effrayé par deux grosses poches fixées sous les yeux. Bordel, où est-ce que j’ai attrapé cette cochonnerie de fatigue ? Une fois de plus, ne pas se laisser abattre, sous aucun prétexte. Reprendre pied tout seul, puisque rien ne change, puisque rien ne se fait tout seul. Bon dieu de paresse !

Satori no shimai

SatoriTerminer un livre est toujours douloureux. Celui de Kerouac, Satori à Paris m’a suivi quelques temps, et m’a apporté une vision particulièrement aiguisée de cette illumination dont il a été victime. D’autant plus que Jack Kerouac reprend ici son vrai nom, Jean-Louis Lebris de Kérouac (ker, la maison, ouac, le champ) pour aller à la recherche de ses ancêtres du côté de Brest. Un doux moment passé avec lui, sur la route, en train, dans les cafés ou dans la rue. Morceaux choisis.

Je crois que les femmes commencent par m’aimer, et puis elles se rendent compte que je suis ivre de la terre entière et elles comprennent alors que je ne puis me concentrer que elles seules bien longtemps. Cela les rend jalouses. Car je suis un dément amoureux de Dieu. Eh oui.
D’ailleurs la lubricité n’est pas mon lot, elle me fait rougir : – tout dépend de la femme.

Je l’ai déjà dit, c’est une jeune Bretonne d’une beauté extraordinaire, inoubliable, que l’on voudrait croquer séance tenante, avec ses yeux verts comme la mer[1], ses cheveux bleu-noir et ses petites dents de devant légèrement écartées et telles que si elle avait rencontré un dentiste lui proposant des les redresser, chacun des hommes de notre planète aurait ficelé le cuistre à l’encolure du cheval de bois de Troie, pour lui permettre de jeter un coup d’oeil sur la captive Hélène, avant que Paris n’ai assiégé son Gaulois Gullet, ce traître libidineux.
Elle portait un pull blanc tricoté, des bracelets en or et autres fanfreluches: quand elle m’a regardé de ses yeux couleur de mer, j’ai fait oui de la tête et ai failli la saluer, mais je me suis contenté de me dire qu’une femme pareille, c’était le grabuge et la bisbille; à d’autres que moi, paisible berger mit le cognac. – J’aurais voulu être un eunuque, pour jouer avec de tels creux et de telles bosses pendant deux semaines.

Tous me décochèrent des regards absolument noirs quand ils entendirent mon nom, comme s’ils se marmonnaient intérieurement: Kerouac, je peux écrire dix fois mieux que ce cinglé de beatnik, et je le prouverai avec ce manuscrit intitulé Silence au Lip, tout sur la manière dont Renard entre dans le hall en allumant une cigarette, et refuse de voir le triste et informe sourire de l’héroïne, une lesbienne sans histoire, dont le père vient de mourir en essayant de violer un élan, à la bataille de Cuckamonga; et Philippe, l’intellectuel, entre, au chapitre suivant, en allumant une cigarette avec un bond existentiel à travers la page blanche que je laisse ensuite, le tout se terminant par un monologue de la même eau, etc., tout ce qu’il sait faire, ce Kerouac, c’est d’écrire des histoires, hhan.

Personnellement, ça me donne envie d’en lire un peu beaucoup plus.

 

Notes

[1] En breton, le bleu de la mer et le vert des arbres se disent d’un seul mot: glas ou glaz (NdMoi)

Requiem

Requiem - Antonio Tabucchi En 1992, Antonio Tabucchi a écrit un livre d’une rare beauté. Ecrivain italien, il est également spécialiste de littérature portugaise et traducteur de Fernando Pessoa, mais ce livre écrit en 1992, Requiem, n’est pas écrit dans sa langue natale mais en portugais. Comme Beckett ou Ionesco, Tabucchi est passé par cet exercice de déterritorialisation de la langue en insufflant dans son texte une matière externe pour créer ce qu’il appelle une affection particulière. Malheureusement, comme il le dit lui-même dans sa préface, ses restes de latin n’étaient pas suffisamment bon pour qu’il puisse écrire son Requiem dans la langue dans laquelle on en écrit un d’ordinaire. Ce texte raconte une journée, un rêve dans le Portugal d’aujourd’hui, une ville où se croisent des personnages improbables sous une chaleur de plomb, dans des décors sobres et vidés de leur cohue.

Le personnage dit qu’il est en train de rêver et il rencontre alors des personnages de sa vie, des inconnus hauts en couleurs, des gens drôles et sympathiques, comme dans le plus doux des rêves. Sur un pari au billard, la boule fait une figure improbable et un des personnages centraux apparaît, mais il ne fait qu’une apparition dont on ne saura rien. Ce texte qui pourrait paraître étrange est écrit dans une langue claire et fluide et le rêve arrive à nous transporter jusqu’à cette rencontre avec un personnage sorti d’un autre temps, un type qui n’est autre que Pessoa lui-même. J’ai acheté ce livre il y a dix ans, et lorsque je suis retombé dessus, je l’ai dévoré, comme s’il avait eu besoin de mürir sur son étagère avant d’être consommé. Une belle découverte, une belle rencontre, un moment doux et chaud, comme un rêve sous un arbre, duquel on se réveille avec la lune pour compagne….