« Imagine un aveugle qui rêve », dit-elle. Je suis assis près d’elle, sur la plage de Malibu et, malgré l’heure très tardive, nous avons toujours nos Wayfarers sur les yeux, et bien que j’ai été allongé près d’elle au soleil sur la page depuis midi (elle est arrivée sur la plage à huit heures ce matin) j’ai encore un peu la gueule de bois à la suite de cette soirée où nous avons été hier soir. Je ne me souviens plus très bien de la soirée, mais je crois que c’était à Santa Monica, mais peut-être un peu plus bas, peut-être à Venice. Les seules choses que je me rappelle sont trois bonbonnes d’acide nitrique sur une véranda, posées par terre près de la chaîne stéréo, un air de Wang Chung, moi tenant une bouteille de Curevo Gold, une mer de jambes poilues et bronzées, quelqu’un qui répète sans arrêt : « Allons chez Spago, allons chez Spago » d’une voix de fausset.
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J’avais été charmé par le ton cynique et désabusé de Less than zero, cette sorte de distance qui fait de son premier roman un véritable chef-d’œuvre, ainsi que par les lois de l’attraction, un autre livre étonnant, une sorte de bombe stimulante dans le monde parfois trop calme de la littérature. Pourtant, j’ai lu il y a quelques semaines de cela Zombies (The Informers), un livre de nouvelles qui semblent avoir été écrites avant Moins que zéro et qui sont d’une violence folle dans l’intériorité des personnages, et pour la première fois de ma vie, j’ai eu un mouvement de répulsion face à un livre, un réel sentiment de dégoût jusqu’à la nausée. J’ai lâché le livre, je l’ai jeté au loin pour ne le reprendre que quelques jours plus tard et le terminer à contre-cœur.
Cette fois-ci, l’écrivain, l’artiste, le génial Bret Easton Ellis a dépassé toutes les bornes avec un texte dont je n’arrive pas à justifier l’horreur, mais c’est précisément là que ça me pose problème. N’est-ce pas le propre d’un génie de susciter autant d’émotion, que ce soit dans la joie, dans la beauté ou dans l’horreur ? J’y perds mes repères, mais je suis dégouté par ce 11ème chapitre de Zombies. Je ne pourrais pas oublier ce que j’ai lu.
Expérience partagée.
Les personnages de “Lunar Park” ont réactivé des terreurs que je pensais avoir abandonné à mon enfance.
Je me souviens aussi avoir refermé “American Psyhco” dans un métro bondé à Paris en me disant que je ne pouvais pas lire cette chose entouré de gens.Aujourd’hui ce souvenir me fait rigoler mais ce bouquin est le seul que j’ai refermé en tremblant. Une sorte d’expérience limite de la lecture, aussi émouvante que la musique. Sauf qu’il s’agit dans ces livres de sentiments très désagréables. S’il pouvait écrire au moins un livre sur le bonheur….
J’ai tendance à penser qu’il y a plus de facilité à exploiter les mécanismes de l’horreur qu’à vanter les vertus de la beauté. Pourtant avec trop d’horreur ou trop de beauté, on en vient à être écoeuré. On pourrait dire que la limite, dans un sens comme dans l’autre, serait la notion d’utilité: dans quelle mesure une scène gore ou une scène de sexe, par exemple, est-elle utile dans un livre (ou dans un film, même si là, la mise en image est nécessaire pour se substituer aux mots) ? Une scène, une description, un acte raconté est à mon sens utile en ce qu’il s’inscrit logiquement dans l’histoire, qu’il découle de la logique du personnage, et que son absence pourrait être perçue comme une amputation soit du récit, soit du personnage – le lecteur serait lésé parce que l’auteur n’aurait pas osé aller assez loin, n’aurait pas osé laisser faire son personnage. Cela dit, dans le cas que tu évoques, Romuald, il me semble au contraire que B.E.E. a voulu (et c’est un euphémisme) forcer le trait. Le simple fait que cela te mette mal à l’aise est pour moi le signe qu’il y a eu abus, abus d’effets, surexploitation d’effets, surdose. Quand on veut trop en faire, on finit par faire mal et en l’occurrence on trahit à la fois le récit, le personnage, et le lecteur.
Rasbaille, ce que tu me dis là n’est pas propre à m’inspirer la confiance et l’envie de continuer dans son œuvre. Il semblerait qu’il y ait une certaine récurrence de ses personnages au travers de ses livres, est-ce que ça n’indiquerait pas une sorte de paranoïa de l’auteur, un cycle infernal duquel il n’arrive pas à sortir ? Je trouve ça somme toute assez flippant.
Fabienne, c’est intéressant car tu prônes plutôt la réserve, la mesure et je ne suis pas foncièrement en désaccord avec toi car le texte doit se suffire à lui-même sans avoir à recourir à des artifices. En ce qui concerne le fait de forcer le trait, je ne sais pas. En l’occurrence, dans la cinquième roue, il est question de ce qui peut sembler le plus horrible dans les degrés de l’indignité humaine ; le meurtre gratuit et incontrôlé d’un innocent. Quelque chose d’inhumain qui a pour seul intérêt de démontrer l’impuissance de la société à juguler des esprits torturés qu’elle a elle-même engendré, et c’est là tout le propos de BEE. Il capte avec une certaine noirceur lucide tout ce que la société a de plus corrupteur (le mot lui-même est révélateur “co-rupteur”, qui rompt avec une notion de liaison, qui rompt par-devers soi).
Ce n’est pas tant que je prône la réserve, du moins pas en ce qui concerne le contenu (je crois qu’on peut parler des pires horreurs, décrire les pires choses, on sera encore loin de la réalité). Mais je pense toujours à ce que disait Flaubert à propos de ses personnages, à savoir qu’il vient un moment où, quand on leur a donné vie et attribué un certain caractère, on ne peut plus en faire ce qu’on veut, ils ont une vie propre et leurs actes ne peuvent plus être forcés, en quelque sorte. Ils vont faire ce qu’ils ont à faire à cause de qui ils sont (à cause de qui l’auteur a décidé qu’ils étaient, en fait). Et pour moi, certains auteurs (je ne désigne pas BEE en particulier puisque je ne l’ai jamais lu) obligent, en quelque sorte, leurs personnages à coller à un récit qui n’est finalement pas le leur. C’est ce que je voulais dire par “forcer le trait”.