3 Contes de Normandie

Recueillis par Jean-Joseph-Bonaventure Fleury
– Le pauvre et le riche
– Jacques le voleur
– Le Langage des bêtes


Le pauvre et le riche

IL y avait une fois un riche qui donnait depuis longtemps du travail à un pauvre.
– Il faut que je te récompense de quelque chose, dit un jour le riche ; dis-moi ce que tu voudrais avoir.
– Eh bien ! mon bon monsieur, si vous vouliez m’acheter une vaquette (une petite vache), cela m’arrangerait très bien. La vache fut achetée et donnée au pauvre. Trois jours après le riche va visiter ses clos. Il trouve le garçon du pauvre qui y faisait paître sa vache. Ne le voilà pas content.
– Si j’ai donné une vache à ton père, lui dit-il, ce n’est pas pour que tu la fasses paître dans mes clos. Retire-toi et n’y reviens plus. Huit jours après, le riche retrouve encore la vache dans son clos, toujours gardée par le même petit garçon.
– Cette fois, lui dit-il, je ne te ferai point de grâce. J’irai demain tuer ton père pour le punir de cette insolence. Le lendemain il alla, en effet, chez le pauvre, décidé à le tuer ; Mais le pauvre était rusé ; il avait tué son cochon, puis il avait barbouillé sa femme de sang et l’avait fait coucher dans son lit. Le riche, en entrant chez le pauvre, voit le sang répandu, le lit souillé de sang et la femme couchée dedans et immobile.
– Tiens ! lui dit-il, tu as tué ta femme ?
– Oui ; elle était si méchante que j’ai voulu la punir. Je l’ai tuée pour trois jours ; elle ressuscitera le quatrième.
– Elle ressuscitera ? Ah bien ! je vais tuer la mienne pour trois jours aussi ; ça lui apprendra à me faire enrager. Il n’en fait ni une ni deux, il rentre chez lui et tue sa femme. Trois jours après, il revient chez le pauvre.
– Tu m’as dit que tu avais tué ta femme pour trois jours, et je vois qu’en effet elle est ressuscitée. J’ai tué la mienne pour trois jours aussi et elle ne ressuscite pas.
– C’est que vous ne vous y êtes pas bien pris. Qu’avez-vous fait pour la ressusciter ?
– Rien. J’ai tâché de la réveiller, et elle ne bouge pas.
– Ce n’est pas comme cela qu’il fallait faire. Pour moi, j’ai une corne tout exprès pour ça. J’ai soufflé avec au cul de ma femme. Elle se porte à merveille, comme vous voyez, et elle est corrigée.
– Combien veux-tu me vendre ta corne ?
– Cent écus.
– Les voici ; donne-la moi. Le pauvre donne la corne. Le richard retourne chez lui et fait l’opération indiquée. La bonne femme continue à ne pas bouger. Désappointé, il retourne chez le pauvre et le trouve frappant à coups de fouet sur une marmite, qui bout à gros bouillons.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Vous voyez, je fais bouillir ma marmite.
– A coups de fouet ?
– Oui. Quand on est pauvre, on économise autant qu’on peut.
– Et ta marmite bout comme ça sans feu, sans bois ?
– Vous voyez.
– Et tu prends pour cela le premier fouet venu ?
– Ah ! mais non. Il n’y a que le fouet que vous voyez qui ait cette vertu.
– Combien veux-tu me le vendre, ton fouet ?
– Il n’est pas à vendre. Cependant, si vous y tenez, je veux bien m’en défaire pour vous. Donnez-moi cent écus et je vous le cède.
– Les voilà. Donne-moi ton fouet. Le riche s’applaudissait de son marché, qui allait lui permettre de faire de notables économies. Arrivé chez lui, il appelle ses domestiques et leur remet le fouet en guise de bois pour faire bouillir la marmite. Les domestiques fouettent, fouettent, la marmite ne bout pas. Le riche retourne chez le pauvre.
– Ton fouet n’est bon à rien, lui dit-il. On a beau fouetter, fouetter la marmite, elle ne veut pas bouillir.
– De quelle main a-t-on frappé ? demande le pauvre.
– On a frappé de la main gauche.
– Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez pas réussi. Il fallait frapper de la main droite, sans quoi le fouet n’opère pas. Le riche retourne chez lui, appelle de nouveau ses domestiques et leur donne ses instructions. Ils frappent de la main droite à tour de bras. La marmite ne bout pas davantage. Le riche est furieux contre le pauvre, qui s’est moqué de lui et lui a extorqué son argent ; il veut le tuer. Il ordonne à ses domestiques d’aller le chercher et de l’enfermer dans la bergerie pour le noyer le lendemain. Les domestiques obéissent, et quand le berger revient le soir, il trouve le pauvre homme enfermé dans la bergerie.
– Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ? lui dit le berger.
– Le riche m’a fait mettre ici. Il prétend que je dois être enfermé avec les moutons, parce que je ne sais pas mieux prier le bon Dieu que ces bêtes-là.
– Moi, je sais très bien prier ; je prierai pour tous, pour mes bêtes et pour toi ; va-t-en. La pauvre s’en alla, mais pas tout seul. Pendant que le berger priait, il détourna tous les moutons. Il y avait une foire le lendemain, il alla les vendre et les vendit fort cher : trois francs le poil ! Avec l’argent qu’il en retira, il fit bâtir un beau château. Un jour que le riche était allé se promener de ce côté, il demanda pour qui on élevait ce beau château, à qui appartenait cette belle propriété.
– A moi, monseigneur, dit le pauvre.
– Qui aurait jamais cru que tu deviendrais si riche ?
– Rappelez-vous ce que vous avez ordonné à vos domestiques de me faire.
– J’avais ordonné de te jeter à l’eau.
– Je suis allé où vous aviez ordonné de m’envoyer, et je suis devenu riche.
– Vraiment ? Je voudrais bien aller au même endroit.
– Il ne tient qu’à vous, monseigneur ; mettez-vous dans ce sac. Le riche se mit dans le sac, on jeta le sac à l’eau et, depuis lors, on n’a jamais revu le riche. Là-dessus, je bus une croüte, je mangeai une chopine et je m’en revins.

(Conté à Gréville par Jean Louis Duval.)

Jacques le voleur

UNE femme avait un fils qu’elle avait fort mal élevé. C’était un fainéant et qui ne voulait rien faire. Quand il fut en âge de choisir un état, sa mère lui demanda ce qu’il voulait être.
– Je veux être voleur.
– Bon Dieu ! bonne Vierge ! mais ce n’est pas là une profession ! Je ne te permettrai jamais d’être un voleur.
– Eh bien ! allez consulter la bonne Vierge. Si elle dit comme moi, il faudra bien que vous consentiez.
– Soit, j’irai, dit-elle, et pas plus tard que tout de suite. En la voyant se rendre à l’église, Jacques prend les devants par un chemin de traverse et va se cacher derrière l’autel. La bonne femme arrive à l’église au moment où il y était déjà, et, après avoir fait ses prières devant l’autel de la Vierge :
– Bonne Vierge, dit-elle, bonne Mère, indiquez-moi, je vous prie, ce que mon Jacques doit être.
– Voleur, répondit une voix qui venait de l’autel.
– Voleur ! dit la brave femme étonnée. Mais vous n’y pensez pas, bonne Vierge, c’est un péché de voler ! Dites-moi là, franchement et sans vouloir tromper une pauvre femme comme moi, ce que mon Jacques doit devenir.
– Voleur, répéta le garçon, toujours caché. La pauvre femme se retira consternée. Aussitôt qu’elle fut sortie de l’église, Jacques sortit aussi de sa cachette, il prit à travers champs, et sa mère, en arrivant, le trouva à la maison.
– Eh bien ! moumère , qu’est-ce que la bonne Vierge vous a dit ?
– Que tu dois être un fripon.
– Vous voyez donc bien qu’il faut que je sois un fripon, puisque la bonne Vierge vous l’a dit ; je pars demain. Au bout de huit jours, il revient avec un sac, qu’il avait bien de la peine à porter.
– Qu’est-ce que c’est que ce sac ?
– C’est une charge d’or que j’apporte.
– Comment t’es-tu procuré cet ordre ?
– Vous saurez ça plus tard, moumère ; comme il n’y a pas chez nous de mesure pour le mesurer, il faut aller en emprunter une aux voisins. La mère y va. Jacques mesure son trésor, tout seul, sans laisser approcher sa mère. Il a soin de mettre de la glu au fond de la mesure, et quand on la leur rend après l’avoir secouée, les voisins trouvent au fond une pièce d’or oubliée. Les voisins ne peuvent revenir de leur étonnement de voir que Jacques s’est enrichi assez vite pour mesurer ainsi l’or et faire fi d’une pièce d’or au point de l’oublier au fond de la mesure. Le récit de cette habileté se répand rapidement. Le seigneur du village, qui en a entendu parler, fait venir Jacques.
– Tu as la réputation d’être un habile voleur ? lui dit-il.
– Dame ! je commence. Ça ira mieux plus tard.
– Eh bien ! je veux te mettre à l’épreuve. On conduira demain une de mes vaches à la foire pour la vendre. J’avertirai ceux qui la mèneront. Si malgré cela tu réussis à la voler, je te la donne.
– Merci, monseigneur, la vache est à moi, je vous en réponds. On confie la vache à deux conducteurs, après les avoir avertis qu’on tâchera de les voler.
– Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe, répondit un des conducteurs ; nous serons sur nos gardes. L’un attache une corde aux cornes de la vache et se met devant, l’autre prend en main la queue de la bête et se met derrière. Il était difficile même d’approcher de l’animal. Jacques ne s’en approcha pas. Les conducteurs avaient à traverser un bois. Jacques alla se pendre à l’un des arbres. Les conducteurs le regardèrent et ne le dépendirent pas. Ce fut lui qui se dépendit quand ils furent passés ; puis il courut bien vite à travers le bois, gagna le chemin par où devaient passer les conducteurs de la vache et, un peu plus loin, ils trouvèrent un autre pendu. C’était encore Jacques.
– C’est donc la cache ès pendus (le sentier aux pendus) par ici ? Qu’est-ce que cela veut dire ? dit un des paysans.
Ce qu’il y a de plus curieux, dit l’autre, c’est que le second est tout à fait semblable au premier : même taille, mêmes vêtements. Est-ce que nous aurions marché sur male herbe et serions revenus au même endroit sans nous en apercevoir ?
– Ça ne se peut pas ; l’autre pendu était là-bas derrière nous.
– C’est drôle tout de même. Allons donc voir si l’autre est toujours à sa place. Ils attachent soigneusement la vache à un arbre et s’en vont tout doucement voir, sans pourtant la perdre de vue. Plus de pendu ! Pendant qu’ils cherchent à reconnaître l’endroit, Jacques, qui les observe, se dépend rapidement, coupe la corde qui attache la vache et se sauve avec. Quand les conducteurs revinrent, après s’être assurés que le premier pendu n’était plus à sa place, ils s’aperçurent que le second avait disparu également. Mais la vache avait aussi disparu. Le lendemain, Jacques va trouver le seigneur.
– La vache est à moi ? lui demande-t-il.
– Sans doute, puisque tu as été assez subtil pour me la voler. Mais je gage que tu ne me voleras pas ma jument. Je t’avertis qu’elle sera bien gardée.
– Vous me la donnerez si je vous la vole ?
– Certainement. Mais je suis sür que tu ne me la voleras pas.
– Nous verrons. La jument est remise à la garde de trois hommes. Le premier monte dessus, le second tient la crinière, le troisième tient la queue. Celui qui est en selle est armé d’un fusil chargé. Un individu, habillé en mendiant, l’air souffreteux, s’approche du trio.
– Qu’est-ce que vous faites-là, braves gens ?
– Nous gardons cette jument depuis ce matin. Il paraît qu’on doit venir nous la voler, mais nous n’avons encore vu venir personne.
– Il doit vous ennuyer là ?
– Dame ! ce n’est guère amusant. Si encore nous avions à boire !
– J’irai bien vous chercher du cidre au cabaret, leur dit le curieux, si vous voulez me donner de l’argent.
– Ce n’est pas de refus, brave homme. On lui donne de l’argent et, quelque temps après, il revient du cabaret avec une provision de cidre. Il y avait mêlé des drogues assoupissantes, mais dans un des pots seulement. Ils lui offrirent de trinquer avec eux. Il accepta en se versant du cidre qui n’était pas drogué, puis il fit semblant de s’éloigner. Les gardiens achevèrent de vider les deux pots et ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Jacques revient alors. La terre était molle. Il enfonce des piquets en terre en s’arrangeant de manière à leur faire soulever et soutenir la selle avec le cavalier ; il coupe alors la bride du cheval, dégage la queue et fait filer la bête, qu’il met en süreté. Quand les gardiens se réveillèrent, ils furent bien étonnés, l’un de tenir la bride sans cheval, l’autre une poignée de crins, le troisième de se sentir perché en l’air sur la selle, tandis que la jument était partie. Le lendemain, Jacques alla trouver le seigneur.
– J’ai la jument, lui dit-il.
– Le tour est bien joué ; mais tu me piques au jeu. On cuit du pain demain ; je parie que tu ne le voleras pas dans le four.
– J’essaierai. Le pain est enfourné, six hommes le gardent : deux à la porte de la boulangerie, deux à la gueule du four et deux plus loin pour empêcher toute surprise. L’heure venue de retirer le pain, on détoupe le four ; tout est intact, personne n’a quitté son poste, et pourtant le four est vide. Jacques était parvenu à faire un trou au fond du four, et il en avait retiré par là tous les pains l’un après l’autre. Le seigneur fut obligé de le complimenter, mais il ne renonça pas à la lutte.
– Voilà trois fois que tu m’affines, lui dit-il, mais tu ne m’affineras pas une quatrième. Je te défie de prendre les draps du lit où je serai couché avec ma femme.
– J’essaierai, dit Jacques. La nuit suivante, le seigneur se couche dans son lit, sa femme avec lui, et tous deux se croient bien sürs qu’on ne parviendra pas à les dépouiller des draps dans lesquels ils sont enveloppés. Dans le gros de la nuit, ils sont éveillés par un bruit à leur fenêtre. Ils se dressent sur leur lit et aperçoivent un homme en casquette qui a l’air de faire des efforts pour entrer.
– C’est notre homme, se dit le seigneur. Il s’arme d’un bâton, ouvre la fenêtre et frappe à tour de bras sur l’individu en casquette. Celui-ci tombe sans pousser un cri et, une fois à terre, reste complètement immobile. La nuit n’était pas tout à fait sombre ; il faisait clair d’étoiles et l’on voyait suffisamment pour distinguer les choses. Le seigneur s’effraie.
– L’aurais-je tué ? pense-t-il. Cela me ferait une mauvaise affaire. Je n’aurais pas dü frapper si fort. Il descend pour voir ce qui en est. Un moment après il remonte. L’individu était bien mort ; il l’a jeté au hasard, dans un creux de fossé ; il a mis des branches par-dessus. Demain on achèvera de le faire disparaître. Seulement, tout ce travail lui a donné terriblement soif. Sa femme, qui était restée au lit à l’attendre, lui dit qu’il y a du vin et des confitures à un endroit qu’elle lui indique. Le seigneur cherche à l’endroit indiqué et ne trouve rien. Sa femme, impatientée, se lève pour lui donner ce dont il a besoin. Quand ils revinrent tous deux à leur lit, les draps avaient disparu. Le prétendu voleur qui s’était présenté à la fenêtre était un bonhomme fabriqué par Jacques et tenu au bout d’un bâton. Pendant que le seigneur courait après, Jacques montait tout doucement jusqu’à la chambre à coucher. Comme on n’avait pas allumé de chandelle, il lui était facile de se dissimuler, et, dès que la dame eut quitté le lit, il sauta sur les draps et disparut en les emportant.
– C’est supérieurement joué, lui dit le seigneur le lendemain ; mais je finirai par mettre tes subtilités à bout. Voyons, j’ai demain du monde à dîner, une société de chasseurs ; je te défie d’enlever tout ce qui sera sur la table, pain, viande, vin et tout.
– J’essaierai, dit Jacques. Le lendemain, la table est servie, les convives sont rangés alentour. Jacques ne s’est pas encore montré. Tout à coup on entend un grand bruit dans le parc. Les chiens aboient, les domestiques crient. C’est toute une compagnie de lièvres qui détale. Personne n’y tient plus, tout le monde veut voir. Jacques, qui a lâché les lièvres et les chiens, est aux aguêts à l’entrée de la salle. Pendant que tout le monde se presse aux fenêtres, il prend subitement la nappe par les quatre coins et s’enfuit avec tout ce qu’il trouve dedans. Quand les convives veulent se remettre à table, plus de dîner.
Eh bien ! demanda Jacques, le lendemain, au seigneur, ai-je gagné, oui ou non ?
– Tu es un habile fripon, certainement ; j’ai à te proposer encore un tour, plus difficile que tous les autres, et, cette fois, tu en seras pour tes frais.
– Dites toujours, monseigneur.
– Je te défie de voler tout l’argent de mon frère, le curé. Il tient singulièrement à son argent, mon frère, je t’en avertis. La tâche sera rude.
– J’aurai plus de mérite si je réussis. Jacques se revêt secrètement d’un costume d’ange, puis il se glisse dans l’église à un moment où il n’y a encore personne et se cache derrière l’autel. Le curé arrive. Le custos aussi. On allume les cierges ; le curé est en habits sacerdotaux. Jacques profite d’un moment où l’église est encore vide pour s’avancer vers le curé.
– Monsieur le curé, lui dit-il, Dieu vous appelle à lui et il m’envoie vous chercher. Mais il veut que vous emportiez ce que vous avez de plus cher au monde, votre argent. Le curé avait caché son argent dans l’église même, dans une cachette qu’il était seul à connaître. Il va le chercher et le remet entre les mains de Jacques, transformé en ange.
– Ce n’est pas tout, lui dit l’ange. Il y a encore un sac que vous avez confié à votre custos, prenez-le aussi. Le curé se fait apporter le sac.
– Maintenant, suivez-moi, reprit l’ange. Il le fait monter dans le clocher. En bas, l’escalier est assez commode, mais à mesure que l’on monte il devient plus étroit et même dangereux. Le prêtre hésite.
– Il faut bien souffrir pour aller en paradis, lui disait l’ange. On arrive à un endroit où nichaient des pigeons appartenant au curé. La servant était venue y ranger quelque chose.
– Tiens ! te voilà, Marotte ! lui dit le prêtre. Où penses-tu être maintenant ?
– Dans le colombier.
– Tu te trompes, Marotte ; nous sommes en paradis. Marotte n’en veut rien croire. Le curé essaie de lui prouver qu’elle se trompe. Pendant qu’ils se disputent, l’ange s’esquive et l’argent s’esquive avec lui. Jacques se dépouille de ses ailes, court chez le seigneur et lui montre les sacs.
– Conviendrez-vous, cette fois, que je suis un habile voleur ? lui demande-t-il.
– Si habile, lui dit le seigneur, que je t’engage à quitter le pays ; sans cela, je serais obligé de te faire pendre, et j’en aurais regret. Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; il quitta le pays et, depuis lors, il circule par le monde.

(Conté par la mère Georges.)

Le Langage des bêtes

UN homme avait un fils très intelligent ; il voulut le faire instruire en toutes choses et l’envoya à l’école. Au bout de trois mois, il lui demanda s’il faisait des progrès.
– Oui, dit-il, j’apprends le parlement (le langage) des chiens et je le sais suffisamment. Le père se fâche. Le langage des chiens ! Ce n’est pas pour cela que je t’ai envoyé à l’école. Je veux que tu apprennes quelque chose de plus utile. Il l’envoie chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va le trouver.
– Eh bien ! tu t’instruis comme il faut ?
– Oui, mon père, je me suis bien appliqué et je sais le parlement des grenouilles.
– Comment ! c’est à cela que tu passes ton temps ? Après l’avoir bien grondé de ne s’appliquer qu’à des choses inutiles, le père l’envoya chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va s’informer de nouveau.
– Eh bien ! qu’apprends-tu maintenant ?
– Mon père, je me suis bien appliqué et je sais maintenant le langage des oiseaux.
– C’est trop fort ! dit le père, je ne veux plus entendre parler de toi, tu me fais honte, et je te tuerai pour te punir de ton obstination.
La mère intercède pour lui, mais le père est inflexible. Il va trouver un voisin, un pauvre homme. Voilà douze cents francs, lui dit-il, je te les donne, si tu veux tuer un fils qui me fait honte. Emmène-le loin et me rapporte son coeur, cet argent est pour toi. Le voisin ne se souciait pas de se charger de cette commission ; mais il était pauvre, il avait besoin d’argent, il finit par consentir. Il emmena le jeune garçon dans un bois, bien loin, bien loin, sous prétexte d’un petit voyage d’agrément, mais arrivé là, il n’eut pas le courage de le tuer, il lui avoua tout. Le jeune homme fut bien étonné que son père eüt donné un tel ordre et il protesta.
– Promettez-moi de ne jamais revenir, lui dit le voisin, je dirai à votre père que je vous ai tué, et je lui porterai le coeur d’une bête en lui disant que c’est le vôtre. Il s’agit seulement de trouver la bête. Un lièvre passe en ce moment. On cherche à l’attraper. Impossible. On aperçoit une biche, elle est prise, on la tue, et le voisin emporte son coeur pour le montrer au méchant père.
– Maintenant, éloignez-vous du pays au plus vite, et que Dieu vous conduise ! Le jeune homme remercia le voisin charitable ; il lui promit de ne jamais le compromettre en attendant qu’il püt le récompenser, et il se dirigea à travers le bois du côté opposé à la maison paternelle. En chemin, il rejoignit deux prêtres qui suivaient la même direction. La conversation s’engagea.
– Où allez-vous donc de ce pas, Messieurs ?
– Nous allons à Rome. Et vous ?
– Oh moi, je n’en sais rien. Je vais où Dieu me conduira.
– Mais où comptez-vous passer la nuit ?
– Dans le bois probablement. Je ne connais personne dans le pays et je n’ai pas d’argent.
– Il y a dans le voisinage une maison où nous savons qu’on nous donnera l’hospitalité. Venez avec nous.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs, si vous voulez bien me prendre sous votre protection. Arrivés à la maison hospitalière, les deux prêtres présentent leur compagnon.
– Lui permettez-vous de coucher ici ?
– Avec plaisir. On soupe, puis on assigne une chambre au jeune homme, en lui recommandant bien de souffler sa chandelle aussitôt qu’il sera couché.
– Je crains le feu, lui dit son hôte. La soirée était belle. Une fois dans sa chambre, le jeune homme se met à la fenêtre en bénissant Dieu de l’avoir arraché à un si grand danger et de lui avoir procuré un bon gîte. Il entend alors les chiens qui causent entre eux, leur conversation l’intéresse et il oublie de souffler sa chandelle. Le maître de la maison qui voit cette lumière se fâche.
– Comment ! ce jeune homme n’est pas couché ! Sa chandelle brüle encore ! Marianne, va voir ce que cela signifie. Marianne monte à la chambre du jeune homme.
– Monsieur n’est pas content, lui dit-elle, que vous ayez de la lumière. Pourquoi ne vous couchez-vous pas ?
– J’écoute les chiens de la cour qui ont entre eux une conversation très intéressante. Marianne éclate de rire et va retrouver son maître.
– Nous avons affaire à un drôle de personnage, lui dit-elle. Il prétend qu’il écoute la conversation des chiens, et que cette conversation est très intéressante.
– Des chiens ! C’est donc un fou. Dis-lui de venir. L’inconnu descend.
– Vous écoutez les chiens, jeune homme ? Eh bien que disent les chiens ?
– Les chiens se disent entre eux que leur maître court un grand danger et qu’ils ne peuvent rien faire pour l’en défendre. Des voleurs ont creusé un souterrain par lequel ils doivent entrer dans la cave. Comme les chiens sont enchaînés, les voleurs auront tout le temps de faire leur mauvais coup et de s’en retourner par le même chemin. Le maître de la maison avait commencé par rire, mais il ne riait plus. A tout hasard, il envoie chercher les gendarmes, puis on va explorer la cave. On reconnaît le trou dont les chiens ont parlé, on s’embusque, on éteint la lumière et on attend. Les voleurs ne tardent pas à apparaître par le trou qu’ils ont pratiqué. Ils sont quatre et munis d’une lanterne sourde. Les gendarmes les laissent sortir, et quand ils voient qu’il n’en vient pas d’autres, ils se mettent à l’entrée du trou pour les empêcher de s’échapper, les arrêtent et les emmènent. On remercie vivement le jeune homme du service qu’il a rendu ; on lui fait accepter une récompense, après quoi il se met en route avec ses compagnons. On marche, on marche tout le jour. Quand la nuit arrive, on se trouve à l’entrée d’un bois.
– Vous ne pouvez pas rester dans ce bois pendant la nuit, lui disent les deux prêtres. Nous connaissons une maison dans le voisinage. Venez avec nous, nous vous présenterons.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs. On arrive à la maison hospitalière, on le présente, il est bien accueilli ; on soupe, on lui assigne une chambre, on lui laisse une chandelle allumée, en lui conseillant de se coucher bien vite et de la souffler aussitôt. Comme la nuit précédente, il se met à la fenêtre, il y reste longtemps et oublie de souffler sa chandelle.
– Gertrude, allez voir pourquoi ce jeune homme a encore de la lumière, dit le maître de la maison à une servante. Gertrude monte, elle trouve le jeune homme à la fenêtre.
– Monsieur vous envoie demander pourquoi vous ne soufflez pas votre chandelle.
– J’écoute ce que disent les grenouilles qui sont dans le fossé. Gertrude éclate de rire comme avait fait Marianne et va raconter cela à son maître. On prie le jeune homme de descendre.
– Comment ! lui dit le maître de la maison, au lieu de vous reposer, vous vous amusez à écouter ce que disent les grenouilles ! Est-ce que vous comprendriez leur langue, par hasard ?
– Je la comprends, en effet, dit sérieusement le jeune homme.
– Eh bien ! que disent-elles ?
– Elles disent que votre fille est devenue muette.
– Elle est muette, en effet.
– Oui ; mais vous ne savez pas pourquoi et les grenouilles le savent.
– Elles savent pourquoi ma fille est muette ! Les médecins n’y comprennent rien.
– Comment le sauraient-ils ? Votre fille est muette, à ce que disent les grenouilles, parce que le jour de sa première communion, elle a laissé tomber à terre une partie de l’hostie. Une grenouille l’a ramassée, elle l’a encore dans la bouche, et tant qu’elle ne l’aura pas rendue, votre fille restera muette.
– Vous m’apprenez-là de drôles de choses ! Enfin nous examinerons demain les grenouilles. Le lendemain, dès le matin, on va battre le fossé. Toutes les grenouilles sortent. On en remarque une plus grosse que les autres. On pense que c’est celle-là probablement qui a ramassé la partie de l’hostie tombée à terre. Un des prêtres s’approche d’elle et lui dit de rendre la partie de l’hostie qu’elle garde. La grenouille n’a pas l’air d’entendre. Le second prêtre lui adresse la même demande. La grenouille le regarde avec ses gros yeux et ne donne rien. Un troisième prêtre qui se trouvait là tente la même épreuve et ne réussit pas davantage. Le jeune homme essaie à son tour, en parlant à la grenouille la langue qu’elle comprend. La grenouille lui rend le fragment d’hostie, et la jeune fille recouvre la parole. Le jeune homme fut fêté, choyé, comme vous pensez. On voulait le retenir ; mais les deux prêtres ayant annoncé leur intention de continuer leur voyage, il se décida à partir avec eux. Le voyage fut long, mais il n’offrit pas d’autre incident digne d’intérêt. En arrivant à Rome, les trois voyageurs apprennent que le pape est mort et qu’il s’agit de lui donner un successeur. Les prêtres s’empressent de rejoindre leurs confrères. Quant au jeune homme, que cette élection intéresse peu, il va se promener tout seul sous les arbres. Les arbres étaient pleins d’oiseaux et les oiseaux causaient sur les affaires du jour. Ce qu’il entendit l’étonna fort ; mais il n’en dit rien à ses compagnons de voyage lorsqu’il se retrouva avec eux le soir. Pour eux, ils ne désespéraient pas d’être élus l’un ou l’autre.
– Si je suis nommé pape, disait l’un au jeune homme, je te fais mon décrotteur.
– Et mois je te fais mon trotteur (mon courrier), disait l’autre. Le jeune homme ne répondait rien, mais il savait à quoi s’en tenir. Le lendemain, les candidats à la papauté se réunirent dans un jardin ; le jeune homme y entra avec eux. Une portion du ciel (sic : un nuage, sans doute ?) devait s’abaisser sur celui que Jésus voudrait choisir pour gouverner son église. Au moment voulu, on vit en effet une portion du ciel s’abaisser. Elle passa sur la tête du premier prêtre, elle passa sur la tête du second et elle se posa sur la tête du jeune homme. On reconnut ainsi la volonté de Dieu, et le jeune homme fut proclamé pape. Les oiseaux l’avaient instruit de ce qui l’attendait lorsqu’il était allé se promener seul sous les arbres. Retournons à ses parents. La pauvre mère était morte de chagrin de voir que son mari dans un accès de colère déraisonnable avait fait tuer leur unique enfant. Lui-même regrettait profondément ce qu’il avait fait. Personne ne l’avait dénoncé à la justice, mais le remords le tourmentait. Il résolut de s’en ouvrir à un prêtre, et il alla se confesser. Le confesseur lui déclara qu’il ne pouvait l’absoudre d’un si gros péché et l’engagea à s’adresser à l’évêque. Le père va trouver l’évêque ; mais celui-ci refuse également de l’absoudre et lui dit de s’adresser au pape. Il se décide à aller à Rome ; il y arrive un jour de fête et demande à parler au pape. On lui répond qu’on ne parle pas ainsi à Sa Sainteté. Il insiste. Le pape entend l’altercation et intervient. Il reconnaît très bien son père, mais il n’en témoigne rien et lui dit de se confesser à un prêtre romain. Le père se rend en effet au confessionnal. Il s’accuse de son crime, dont il a un profond repentir. Le confesseur lui dit que, pour première pénitence, il doit donner tout son bien à celui qu’il a engagé à commettre un meurtre sur la personne de son fils, et qu’il doit lui-même se retirer dans un cloître. Le père consent à tout. On lui conseille alors de s’adresser au pape qui peut seul lui donner l’absolution. Il se rend au confessionnal du pape. Celui-ci le voit tellement affligé qu’il lui pardonne.
– Votre fils n’est pas mort, lui dit-il. Il occupe un haut rang dont il vous est même redevable. Si vous n’aviez pas été si cruel pour lui, il ne serait pas aujourd’hui souverain pontife. Embrassez-moi, mon père !

(Conté par la mère Georges, âgée de 72 ans ; elle est repasseuse à Cherbourg, mais elle a été élevée à la campagne, et c’est là qu’elle a appris ce conte et les suivants.)

The gate of the hundred sorrows

The gate of the hundred sorrows

Rudyard Kipling fait partie de ces compagnons de route dont on a du mal à se détacher. L’homme aux petites lunettes rondes et à la moustache épaisse était à mes yeux un homme étrange. Imprégné des ambiances des Indes coloniales, il a su extraire l’essence d’un peuple chaleureux et rude au travers d’un recueil de textes fabuleux. Borges disait des Indian Tales qu’ils sont des récits brefs, d’une langue et d’une forme très simples, qu’il (Kipling) rassemblerait dans un recueil en 1890. Beaucoup d’entres eux – In the House of Suddhoo, Beyond the Pale, The Gate of the Hundred Sorrows – sont des chefs-d’oeuvres laconiques.

The gate of the hundred sorrows, que je vous livre aujourd’hui est un peu comme un texte mythique, un de ces rares bijoux, qui, une fois qu’on les détient, font partie de nous-mêmes. Un texte captivant, triste et d’une beauté sans égale.

Sur la dune

Je profite des derniers rayons de soleil avant que l’automne ne nous surprenne pour exposer une autre salve de photos, autour de la dune… Morceaux choisis…

Plage de la Giraudière

D’autres photos en dessous…


Plage des Saumonards Plage des Saumonards Plage des Saumonards Plage des Saumonards Plage des Saumonards Plage des Saumonards Plage des Saumonards Plage des Saumonards Plage de la Giraudière Plage de la Giraudière Plage de la Giraudière Plage de la Giraudière Plage de la Giraudière Plage de la Giraudière Plage de la Giraudière

Contes Normands

fille sans mains
– Le Pays des Margriettes
– Les Voleurs volés


La fille sans mains

Une dame avait une fille si belle, que les passants, quand ils l’apercevaient, s’arrêtaient tout court pour la regarder. Mais la mère avait elle-même des prétentions à la beauté et elle était jalouse de sa fille. Elle lui défendit de se montrer jamais en public ; cependant on l’apercevait quelquefois, on parlait toujours de sa beauté ; elle résolut de la faire disparaître tout à fait. Elle fit venir deux individus auxquels elle croyait pouvoir se fier et elle leur dit : La Fille sans mains – Je vous promets beaucoup d’argent et le secret, si vous faites ce que je vous dirai. L’argent, le voilà tout prêt. Il sera à vous quand vous aurez accompli mes ordres. Acceptez-vous ? La somme était considérable. Ceux à qui elle s’adressait étaient pauvres ; ils acceptèrent.
– Vous jurez de faire tout ce que je vous dirai ?
– Nous le jurons.
– Vous emmènerez ma fille ; vous la conduirez dans une forêt loin d’ici et là vous la tuerez.
Pour preuve que vous aurez accompli mes ordres, vous m’apporterez, non pas seulement son coeur, car vous pourriez me tromper, mais aussi ses deux mains. Les hommes se récrièrent.
– Vous avez promis, leur dit-elle, vous ne pouvez plus vous dédire. De plus, vous savez la récompense qui vous est réservée. Je vous attends dans huit jours. Les voilà donc partis avec la jeune fille. On lui dit qu’il s’agissait de faire un petit voyage dans l’intérêt de sa santé. Elle fut bien un peu étonnée du choix de ses deux compagnons de voyage, mais le plaisir de voir du nouveau lui fit oublier cette circonstance. Elle les suivit donc sans inquiétude. Quant à eux, ils ne laissaient pas d’être troublés. La jeune fille s’était toujours montrée bonne pour eux ; elle leur avait rendu divers petits services ; il était bien pénible d’avoir à lui ôter la vie. On chevauche, on chevauche dans les bois. On arrive enfin à un endroit bien désert. Les hommes s’arrêtent et font connaître à la jeune fille l’ordre de sa mère.
– Est-ce que vous aurez la cruauté de me tuer ? leur demanda-t-elle.
– Nous n’en avons pas le courage ; mais comment faire ? Nous avons juré de rapporter à votre mère votre coeur et vos mains. Le coeur, ce ne serait rien ; celui des bêtes ressemble à celui des hommes ; mais vos mains, nous ne pouvons tromper votre mère là-dessus.
– Eh bien ! coupez-moi les mains et laissez-moi la vie. On tue un chien, on lui enlève le coeur ; cela suffira. Quant aux mains, il faut bien se résoudre à les lui couper. On se procure d’abord de cette herbe qui arrête le sang ; puis, l’opération faite, on bande les deux plaies avec la chemise de la jeune fille ; on emporte les mains et on abandonne la malheureuse victime dans le bois, après lui avoir fait promettre de ne jamais revenir dans le pays de sa mère. La voilà donc toute seule dans la forêt. Comment se nourrir sans mains pour ramasser les objets, pour les porter à sa bouche ? Elle se nourrit de fruits, qu’elle mordille comme elle peut ; mais les fruits sauvages ne sont guère nourrissants. Elle entre dans le jardin d’un château et là elle mordille les fruits qu’elle peut atteindre, mais n’ose se montrer à personne. On remarque ces fruits mordillés. Presque tous ceux d’un poirier y ont déjà passé. On se demande qui a pu faire cela ; un oiseau peut-être, mais encore quel oiseau ? On fait le guet. Aucun gros oiseau ne se montre ; mais on aperçoit une jeune fille qui, ne se croyant pas observée, grimpe dans les arbres fruitiers. On la suit des yeux pour voir ce qu’elle fera. On la surprend mordillant les fruits.
– Que faites-vous là, mademoiselle ?
– Plaignez-moi, répond-elle en montrant ses deux bras privés de mains, plaignez-moi et pardonnez-moi. Celui qui l’avait surprise était le fils de la maîtresse du château. La mutilation qu’on avait fait subir à la jeune fille n’avait pas altéré sa beauté, la souffrance lui avait même donné quelque chose de plus séduisant.
– Venez avec moi, lui dit-il, et il l’introduisit secrètement dans la maison. Il la conduisit dans une petite chambre et l’engagea à se coucher ; puis il alla trouver sa mère.
– Eh bien ! tu as été à la chasse, lui dit-elle ; as-tu attrapé des oiseaux ?
– Oui, j’en ai attrapé un, et un très beau. Faites mettre un couvert de plus ; mon oiseau dînera à table. Il fit ce qu’il avait dit ; il amena la jeune fille à ses parents. Grand fut l’étonnement quand on la vit sans mains. On lui demanda la cause de cette mutilation. Elle répondit de manière à ne compromettre personne : elle ne se croyait pas encore assez loin pour que sa mère ne pût apprendre de ses nouvelles ; elle savait que dans ce cas ceux qui l’avaient épargnée seraient traités sans pitié, et elle supplia ceux qui l’interrogeaient de lui permettre de rester cachée. Mais cela ne faisait pas l’affaire du jeune homme, qui s’était épris d’elle et désirait l’épouser. Sa mère combattit cette idée ; elle ne voulait pas d’une belle-fille sans mains, d’une bru qui lui donnerait peut-être des petits-enfants sans mains comme elle ! Le fils insista, et il insista tellement que sa mère lui dit :
– Epouse-la si tu veux, mais c’est bien contre mon gré. Le mariage fut célébré ; les époux furent heureux, très heureux, mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Bientôt après le mari fut obligé de partir pour la guerre. Ce fut avec de vifs regrets qu’il se sépara de son épouse, et il recommanda qu’on lui envoyât souvent de ses nouvelles. Quelques mois après un serviteur vint lui apprendre que sa femme lui avait donné deux beaux garçons ; mais il l’engagea à revenir au plus tôt, parce que sa famille était mécontente qu’il eût épousé une femme sans mains. Revenir, il ne le pouvait pas ; mais il écrivit à sa femme une lettre des plus aimables et une autre à sa mère, où il lui recommandait d’avoir bien soin de sa femme bien-aimée. Mais, loin d’en avoir soin, on cherchait à s’en débarrasser. On écrivit au jeune marié que sa femme était accouchée de deux monstres. On s’empara des lettres qu’il avait écrites à sa femme et on en substitua d’autres dans lesquelles on lui faisait prononcer des accusations abominables contre elle et dire qu’il fallait qu’elle fût bien coupable, puisque Dieu, au lieu d’enfants, lui avait envoyé deux monstres. On finit par persuader à la jeune femme, à force de lui répéter, qu’après ces lettres il serait imprudent à elle d’attendre le retour de son mari, qui serait capable de la tuer, et que le meilleur pour elle c’était de s’en aller. Elle se laisse persuader ; on lui donne quelque argent ; elle s’habille en paysanne et la voilà partie avec ses deux enfants dans un bissac, l’un en avant, l’autre en arrière ; mais sa mutilation la rendait maladroite ; en se penchant pour puiser de l’eau dans une fontaine, elle y laissa tomber un de ses enfants. Comment le retirer, puisqu’elle n’avait pas de mains ? Elle adressa à Dieu une courte mais fervente prière, puis elle enfonça ses deux bras, ses deux moignons, dans la fontaine pour tâcher de rattraper l’enfant. Elle le rattrapa, en effet, et, en lui ôtant ses habits mouillés, elle s’aperçut que ses deux mains avaient repoussé ; Dieu avait entendu la prière de son amour maternel et lui avait rendu les membres qu’elle avait perdus. Elle put dès lors travailler de ses mains et gagner la vie de ses deux enfants. Elle vécut ainsi douze longues années. Quand son mari revint de la guerre, sa première parole fut pour elle. Sa mère fut tellement furieuse de voir que, malgré tout ce qu’on lui avait dit contre sa femme, il l’aimait encore, qu’elle faillit se jeter sur lui pour le battre. Il la laissa dire et demanda qu’on lui rendit sa femme. Le fait est que personne ne savait ce qu’elle était devenue. Il pensa qu’elle ne devait pas être morte cependant, et il se mit en voyage, décidé à la retrouver en quelque endroit qu’elle se fût retirée. Il s’adressait à tout le monde pour avoir des renseignements. Il rencontra un jour un petit garçon, éveillé et intelligent, qui l’intéressa ; il lui demanda quelle était sa maman. L’enfant répond que sa maman a été longtemps sans mains ; qu’il a un frère du même âge que lui et, apercevant son frère, il l’appelle.
– Viens, lui dit-il, voici quelqu’un qui s’intéresse à nous et à notre mère. Le second enfant était aussi aimable et aussi intelligent que le premier. Le voyageur les interroge sur leur vie passée. Tous les renseignements coïncident, il ne doute pas qu’il n’ait retrouvé sa famille.
– Et votre mère, mes enfants, où est-elle ? Allez me la chercher bien vite.
La mère, qui était à un étage supérieur, s’empresse de descendre. Il la reconnaît tout de suite, malgré ses douze années de séparation. On s’explique, on s’embrasse, on retourne au pays, on se réinstalle au château. Réconciliation générale. Pas pour tous, cependant. La méchante mère, qui avait froidement ordonné de mettre sa fille à mort, fut enfermée dans un souterrain et dévorée par les bêtes.

(Conté par la mère Georges.)

Le Pays des Margriettes

IL y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient pas d’enfants, mais qui tenaient beaucoup à en avoir. A la fin il leur en vint un. On célébra le baptême avec une grande solemnité. Toutes les fées du voisinage y furent invitées, mais l’une d’elles, qu’on avait oubliée, se vengea en donnant à l’enfant un visage de singe. Toutefois, cette difformité ne devait durer que jusqu’à son mariage et quinze jours après. Le roi et la reine étaient au désespoir ; on attendait avec impatience le moment où on pourrait le marier. Ce moment arriva enfin. Enfin, pour les parents, car le prince n’y mettait pas d’empressement, sachant que sa figure de singe n’était guère propre à le faire aimer. Ses parents, qui tenaient beaucoup à le voir changer de figure, lui remirent une pomme d’orange.
– Tu la donneras à celle des filles du pays qui te conviendra le mieux. Puis le roi fit battre par le tambour de ville que toutes les filles à marier eussent à se présenter devant le palais, pour que le prince pût se choisir une épouse entre elles. Les jeunes filles n’étaient pas trop contentes, les riches surtout, à l’idée d’avoir pour mari un homme à tête de singe, comme était le fils du roi. Mais il n’y avait rien à faire. Il fallait obéir. Elles arrivèrent donc toutes dans la cour du palais. Le prince les passa en revue ; celles devant lesquelles il avait passé sans leur donner la pomme d’orange, se sauvèrent bien vite, heureuses d’être débarrassées. Le prince, qui lisait ce sentiment sur les visages, refusa de choisir entre elles et les congédia toutes. Cela ne faisait l’affaire ni du roi ni de la reine, puisque ainsi, leur fils courait risque de rester singe toute sa vie. Comme ils lui faisaient des remontrances, deux militaires amenèrent une jeune fille, une pâtoure, fort mal habillée, qui n’avait pas osé désobéir au roi en ne se montrant pas, mais s’était dissimulée derrière un arbre pour n’être pas aperçue. On la dénonçait comme s’étant soustraite à l’ordre qui avait été donné à toutes les filles du pays. Le prince la regarda ; il n’y avait dans ses yeux ni dégoût ni dédain. Il y avait de la modestie et de la sympathie. Son regard semblait dire : Je ne suis pas digne que le prince me choisisse, mais je le plains et je me sens toute disposée à l’aimer. Le prince lui donna la pomme d’orange. Il fallut la décrasser d’abord. On lui fit prendre un bain, on lui donna une belle robe de princesse, des colliers, des chaînes d’or. Ses compagnes ne l’auraient pas reconnue ; mais elle avait toujours ce doux et bon regard qui avait séduit le prince au premier abord. Il accepte avec joie cette charmante épouse. On fait une noce solennelle, une belle noce. Il n’y avait personne qui ne se mît aux portes pour la voir passer. La jeune femme aurait été la plus heureuse des femmes, n’eût été le visage de son mari ; il était empressé, attentif du reste, elle sentait qu’elle l’aimait beaucoup, mais elle l’eût aimé encore bien davantage sans sa figure de singe. Quand il était couché la nuit auprès d’elle dans l’obscurité, il lui semblait qu’il n’avait plus cette affreuse figure. Une nuit, elle n’y tint plus, elle résolut de s’en assurer. Elle se lève tout doucement, nu-pieds, va chercher une bougie, et sûre que son mari dort, elle le regarde. C’était le plus beau prince du monde. Elle n’aurait jamais osé rêver tant de beauté et de grâce dans un mari. Dans sa joie elle fait un mouvement ; une goutte brülante de bougie tombe sur la figure du prince, il se réveille.
– Malheureuse ! lui dit-il, je n’avais plus que quinze jours de pénitence à faire et j’aurais toujours été tel que tu me vois. Ta curiosité nous fait bien du mal à tous deux. Maintenant il faut absolument que je parte.
– Il faut que tu partes ? Où vas-tu donc ?
– Dans le pays des Margriettes. Adieu.
– Et tu ne m’emmènes pas ?
– Non, tu ne peux pas me suivre. Il partit donc, mais sa jeune femme ne pouvait plus vivre sans lui, et un beau jour elle se mit en route pour aller le rejoindre au pays des Margriettes. Mais elle ne savait pas de quel côté était ce pays. Elle rencontre une vieille petit bonne femme toute courbée et appuyée sur son bâton.
– Ma bonne dame, ne pourriez-vous pas me dire où se trouve le pays des Margriettes ?
– Ma pauvre petite, ce doit être loin, bien loin, car je n’en ai jamais entendu parler. Mais, tenez, voilà trois noisettes ; quand vous aurez besoin de quelque chose, cassez-les, cela pourra vous servir. La jeune femme remercie la vieille et poursuit son chemin. Après avoir marché bien longtemps encore, elle rencontre une autre vieille.
– Pourriez-vous m’enseigner le pays des Margriettes, ma bonne dame ?
– Ma chère petite, je ne connais pas ce pays-là. Il faut qu’il soit bien loin, bien loin, car je n’en ai jamais entendu parler. Mais prenez ces trois noix-là. Cela pourra vous servir, seulement ne les cassez qu’en cas de besoin. La jeune femme remercia la vieille et continua son chemin. Mais il y avait bien longtemps qu’elle marchait. A un certain moment, elle se sentit lasse et s’assit sur le bord d’une haie. Une bonne femme qui passait par là, lui dit : Vous avez l’air bien fatiguée. Vous venez de loin, sans doute ?
– Oh oui ! de bien loin. Je voudrais aller au pays des Margriettes. Ne pourriez-vous pas m’indiquer le chemin ?
– Non, lui répondit la vieille. Je ne sais pas ce que c’est que le pays ou vous voulez aller. Mais prenez toujours ces trois marrons. Cela pourra pour servir. Ces trois vieilles étaient les fées protectrices de la jeune femme ; seulement elle n’en savait rien. Elle remercia la vieille, et voulut reprendre son chemin à travers la forêt, mais elle était si fatiguée, si fatiguée, qu’elle ne savait plus mettre un pied devant l’autre. Le soir, elle aperçoit une chaumière où il y avait du feu. Elle se dirige de ce côté. Une vieille femme était assise devant la porte.
– Je n’en puis plus de fatigue. Ne pourriez-vous pas me permettre de me reposer chez vous et d’y coucher ?
– Certainement, ma brave femme. Entrez, et reposez-vous. On lui sert une bonne soupe, on lui donne un bon lit.
– Dormez bien et reposez-vous, lui dit la vieille. Vous reprendrez votre route demain matin. La pauvre jeune femme tombait de sommeil, elle s’endormit tout de suite. Le lendemain on lui demanda où elle allait.
– Au pays des Margriettes. Savez-vous où c’est ?
– Non, mais mon cochon le sait. Il y va souvent, et revient chargé de toutes sortes de choses précieuses. Seulement il part tout seul le matin, tantôt à une heure, tantôt à une autre, et l’on ne peut savoir d’avance à quel moment précis il fera le voyage.
– Eh bien ! mettez-moi à coucher avec votre cochon. Quand il bougera, je m’éveillerai et je le suivrai. On lui dit que cela n’est pas raisonnable. On l’engage à se coucher dans un bon lit, la vieille l’éveillera le lendemain. La jeune voyageuse s’obstine. Il faut céder à la fin. On lui fait un lit avec de la paille fraîche ; elle se couche sans se déshabiller et s’endort, mais d’un oeil seulement. Dans le haut de la nuit, elle entend le cochon qui s’éveille, se secoue et s’en va en faisant : tron ! tron ! La jeune femme sort avec lui ; elle le suit, et de bon matin, ils arrivent devant un magnifique château ou “tout plein” de gens allaient et venaient, comme s’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire. Elle aperçoit une petite pâtoure et engage la conversation avec elle.
– Ma petite, ne pourriez-vous me dire ce que c’est que ce château et ce qu’on y va faire ?
– Madame, c’est le château des Margriettes ; et la demoiselle va se marier avec un jeune et beau prince qui est arrivé ici il n’y a pas longtemps.
– Si c’était mon mari ? pense-t-elle.
Veux-tu changer d’habits avec moi, ma petite ?
– Oh ! Madame, ne vous moquez pas de moi.
– Je ne me moque pas, je parle sérieusement. Veux-tu troquer tes habits contre les miens ?
– Une princesse comme vous !
– J’ai été pâtoure avant d’être princesse. Changeons d’habits, te dis-je. Crains-tu de perdre au change ? La paysanne, toute confuse, se déshabille. La jeune dame se revêt du costume de la bergère, en lui laissant le sien, puis elle va se présenter au château, et demande si l’on n’a pas besoin d’une servante.
– Nous avons assez de serviteurs, lui répond-on. Elle insiste. Pendant cette discussion, la demoiselle passe et ordonne que l’on retienne la petite pâtoure.
– Mais elle dit qu’elle n’a encore servi nulle part ! Elle ne saura rien faire.
– Elle saura toujours bien tourner la broche. La voilà admise dans la cuisine en qualité de tourne-broche. Elle va et vient dans le château. Les apprêts de la noce se poursuivent. Elle a reconnu son mari. Mais comment s’approcher de lui ? Comment se faire reconnaître ? Elle se souvient alors des présents qui lui ont été faits par les vieilles. Elle pèle ses trois châtaignes. Elles se transforment en un beau rouet tout en or, diamants et pierreries. L’une devient le corps du rouet, la seconde la quenouille, la troisième, la tête avec la broche, le fuseau et tout ce qui s’ensuit. La princesse voit ce rouet et l’admire.
– Qui a apporté cela ? dit-elle.
– Moi, dit la tourneuse de broche.
– Veux-tu me le vendre ?
– Je ne le vends pas, il faut le gagner.
– Que veux-tu qu’on fasse pour le céder ?
– Je veux coucher avec le prince cette nuit même à la place de la mariée. Vous jugez comme on se récrie ! La jeune femme n’en démord pas. On se consulte, on voudrait bien ne pas laisser échapper ce rouet. Mais la mariée ne veut pas consentir à laisser son mari coucher avec cette fille de cuisine.
– Tu as tort, lui dit sa mère. Nous ferons prendre au prince de l’endormillon. Il s’endormira aussitôt qu’il sera couché et le rouet nous restera.
– Eh bien soit ! dit-on à la fille de cuisine. Donne-nous ton rouet et tu coucheras avec le prince. Pendant le souper, on fait prendre au prince un breuvage soporifique ; aussitôt qu’il est au lit, il s’endort. La jeune femme fait du bruit, chante, crie, elle le pousse, elle le pince ; rien n’y fait, il dort jusqu’au jour. Seulement ceux qui couchaient tout près de là se plaignent du tapage qu’on a fait dans la chambre du prince et demandent en grâce qu’une autre fois on les laisse dormir. La jeune femme dépitée, mais non découragée, se retire dans le petit réduit qu’on lui a assigné ; et là elle casse ses trois noisettes. Il en sort un superbe trô tout en or et en pierreries. La première noisette fournit le pied ; la seconde, les quatre bras ; la troisième, la manivelle pour le faire tourner. On parle de ce superbe trô à la dame du château. Elle vient le voir.
– Qui a apporté cela ? demande la dame.
– Moi, madame, répond l’aide de cuisine.
– Veux-tu me le vendre ?
– Je ne le vends pas, il faut le gagner.
– Que faut-il faire pour le gagner ?
– Me permettre de coucher encore aujourd’hui avec le prince. On lui objecte que c’est extravagant, que c’est indécent ; rien ne la fait rougir ni reculer. La mariée déclare qu’elle se repent d’avoir consenti une première fois, elle ne consentira pas une seconde. Sa mère parvient à la calmer. On fera prendre cette fois encore de l’endormillon au prince, la jeune femme tâchera de l’éveiller comme l’autre nuit, et ne réussira pas davantage, et le trô sera gagné. La princesse cède encore cette fois, et cette nuit se passe en effet comme la première. Le prince dort d’un sommeil de plomb, et la jeune femme essaie en vain de le réveiller en pleurant, en criant, en faisant tout le bruit possible. Les domestiques, que cela empêche de dormir, sont fort mécontents. Ils se plaignent au chef de cuisine, qui se charge de faire entendre leurs doléances. Il va en effet trouver le prince.
– Prince, lui dit-il, il se passe quelque chose de bien extraordinaire la nuit dans votre chambre. Ce n’est pas votre femme qui couche avec vous, mais sa petite aide de cuisine, et elle fait toutes les nuits un bruit à empêcher tout le monde de dormir.
– En effet, pense le prince. Je me sens tellement lourd tous les soirs, quand je me mets au lit, qu’il doit y avoir quelque malice là-dessous. Certainement on me fait prendre de l’endormillon. Mais si l’on m’en apporte la prochaine fois, je ne dirai rien, je le jetterai à la ruelle du lit, je ferai semblant de dormir, et je verrai ce qui arrivera. La jeune femme voulut faire une troisième tentative. Il lui restait les trois grosses noix, elle les cassa, et elle vit apparaître devant elle un superbe dévidoir, plus riche encore et plus beau que le rouet et le trô. La première forma le pied ; la seconde, les quatre bras ; et la troisième, les quatre fillettes. Le rouet et le trô n’étaient rien auprès du dévidoir. La dame en fut émerveillée, et proposa de nouveau à la petite tourne-broche de le lui vendre.
– Je ne le vends ni pour or ni pour argent.
– Que veux-tu donc ?
– Coucher une troisième fois avec le prince.
– Tu y as déjà couché deux fois, et tu n’en es pas plus avancée.
– Je veux essayer une troisième. Après avoir longtemps hésité, la mère et la fille consentirent encore une fois, la dernière, se promettant bien d’user de l’endormillon comme les deux premières nuits. A peine le prince était-il au lit, qu’on lui apporta la liqueur soporifique comme un bon cordial. Il ne dit rien, et fit semblant de l’avaler, mais il la jeta à la ruelle et ferma les yeux comme s’il dormait. Sa femme, l’ancienne, vint alors se placer à côté de lui. Dès les premiers mots qu’elle prononça, il la reconnut. Jusqu’alors il ne l’avait pas regardée sous ses vêtements d’aide de cuisine.
– Comment, ma femme chérie, c’est toi qui viens me retrouver ici ! Comment as-tu fait pour me découvrir ?
– Elle lui raconta tout ce qui s’était passé et comment elle était parvenue à trouver le pays des Margriettes. Le prince fut aussi enchanté de ce témoignage d’amour que de la beauté de la jeune femme, qu’il trouvait fort supérieure à celle de la fille du château. Il s’était marié avec elle par complaisance, et ne s’était jamais donné la peine ni de connaître ses sentiments, ni même de la bien regarder. C’était presque une révélation pour lui. Il ne voulut plus dès lors entendre parler de son nouveau mariage. Mais comment se libérer ?
– Ne dis rien, dit-il à sa femme, je tâcherai d’arranger tout. Le lendemain, quand tout le monde fut rassemblé : parents de la fiancée, invités à la noce et autres, le prince leur dit : Messieurs et mesdames, il m’arrive aujourd’hui une drôle d’aventure. J’avais fait faire dans le temps une clé pour mon secrétaire, puis je l’avais perdue. Comme je ne pouvais pas rester sans ouvrir mon secrétaire, j’avais fait faire une nouvelle clé. Mais voilà que je viens de retrouver la vieille, au moment où je ne me suis pas encore servi de l’autre. Laquelle vaut-il mieux garder, de la vieille ou de la neuve ? La vieille, n’est-ce pas ? dont j’ai fait usage et que je connais bien ? N’êtes-vous pas de cet avis-là ?
– Certainement, répondit-on, il vaut beaucoup mieux garder la vieille, celle dont on avait l’habitude de se servir et qui convient le mieux à la serrure.
– Je suivrai votre conseil. Ma vieille clé que j’avais perdue, la voilà, dit-il, en montrant la jeune aide de cuisine. Je l’ai retrouvée, et je la reprends, selon le conseil que vous m’avez donné.

Conté par la mère Georges

Les Voleurs volés

IL y avait une fois, comme on dit toujours une fois, une bonne femme qui aimait bien à faire des rôties et à boire un petit coup. Mais son homme le lui défendait. Un matin que son homme était parti aux clos, la voilà qui se met à faire une rôtie, mais elle avait laissé ouvert le haut de sa porte coupée et sa vache la regardait par-dessus le haie. C’était du temps que les bêtes parlaient. La bonne femme eut peur que la vache ne la vendît ; elle voulut la chasser, mais la bête revenait toujours ; elle lui jeta une hachette à la tête et la tua du coup.
– Qu’est-ce que notre homme va me dire, quand il reviendra, pensa-t-elle, de trouver notre pauvre vache morte ? Il me tuera du coup. J’aime mieux m’en aller au débaoud . Elle quitta donc sa maison et n’emporta que le volet de la porte. Elle rencontra son homme en chemin.
– Où t’en vas-tu, comme ça ?
– Je m’en vais au débaoud. Des voleurs sont venus chez nous. Ils ont tout détruit, il n’est resté que le haut de la porte, que voilà. – Eh bien ! ma pauvre femme, puisqu’il ne nous reste rien, allons-nous-en ensemble. Les voilà aller tous deux de compagnie. Ils arrivèrent à un bois. Quand ils furent dedans, ils étaient lassés et ils s’assirent sous un sapin pour se reposer. Mais tout à coup une troupe de gens arrivent. Le bonhomme et la bonne femme eurent peur ; ils grimpèrent dans le sapin, emportant toujours le volet de la porte, et ils attendirent. Les gens qui arrivaient étaient des voleurs. Sur leur route ils avaient rencontré la vache que la bonne femme avait tuée, et ils cherchaient un endroit pour la rôtir. Ils s’installèrent justement sous le sapin ; ils coupèrent la vache par morceaux, ils se firent un trépied avec des pierres, allumèrent un feu de bûchettes ; ils avaient un hêtier, ils mirent dessus des tranches de la vache. L’homme et la femme voyaient tout ça du haut de l’arbre ; mais la femme était bien embarrassée, elle avait grande hâte à pisser. Elle le déclara à son homme.
– Retiens-toi tant que tu pourras, lui dit-il, ils finiront par s’en aller. Elle se retint donc, mais les hommes ne s’en allaient pas. Au bout d’un moment elle dit à son homme qu’elle n’en pouvait plus et qu’il lui était impossible de se retenir.
– Eh bien ! lâche tout ! lui dit son homme. Elle ne se le fit pas redire, elle lâcha tout ; cela coula de branche en branche jusque sur le hêtier. Les voleurs levèrent la tête, mais le feuillage était si épais qu’ils ne virent rien.
– Va toujours, dit le chef à celui qui cuisinait ; c’est le bon Dieu qui nous envoie la sauce. Une minute après, la femme dit à son homme qu’elle avait mal au ventre.
– Retiens-toi, retiens-toi, lui dit son homme.
– Elle se retint tant qu’elle put, mais elle finit par dire à son homme qu’elle n’y pouvait plus tenir.
– Eh bien ! tant pis, lâche tout ! lui dit son homme. Elle lâcha tout, et après avoir dégringolé de branche en branche, cela finit par tomber sur le hêtier.
– Va toujours, dit le chef, c’est bon Dieu qui nous envoie de la moutarde. La bonne femme tenait toujours le volet, mais la force lui manquait pour le retenir.
– Mon homme, dit-elle, mon homme, je n’ai plus de force, je vais laisser tout échapper.
– Eh bien ! lâche tout ! dit le bonhomme, et que le bon Dieu nous aide ! La bonne femme laissa tomber le volet, qui descendit de branche en branche avec grand fracas. Les voleurs crurent que c’était le tonnerre ; ils se sauvèrent en abandonnant la vache rôtie et leur argent. Quand ils les voient partis, le bonhomme et la bonne femme descendent et se mettent à manger la vache. Mais pendant qu’ils mangent, les voleurs reviennent sur leurs pas. Les voilà pris. La bonne femme ne perd pas la tête.
– donne-moi ton couteau, dit-elle à son homme, et tire la langue. Il donna son couteau, qui était tout rouillé, et tira la langue. La femme se mit à la lui gratter.
– Qu’est-ce que vous faites donc là, brave femme ? demanda le chef des voleurs.
– Vous voyez, je gratte la langue de mon homme.
– Pourquoi faire ?
– Pour l’empêcher de mourir. Quand on a été bien gratté comme ça, la mort ne vous peut plus rien.
– Est-ce que vous ne pouvez pas me gratter aussi ?
– Je veux bien. Donnez-moi votre langue. Il la lui donne. La bonne femme la coupe. Il s’enfuit en hurlant vers ses compagnons.
– Qu’est-ce que tu as ?
– Il veut parler et il ne peut.
– Qu’est-ce que tu as, enfin ?
– Le, le, le, le, le. Les voleurs s’imaginent que le diable est dans le bois, et ils se sauvent au plus vite sans rien ramasser. Le bonhomme et la bonne femme ramassent tout ; la somme était assez considérable. Ils s’en servent pour faire réparer leur maison, achètent une nouvelle vache, et, plus tard, quand la bonne femme voulut faire des rôties au descu de son mari, elle eut grand soin de fermer le haut de sa porte.

(Conté à Gréville par Jules Fatôme, âgé de onze ans, qui tenait ce conte de sa mère.)

Deux contes de Normandie

Le Lac de Flers (Amélie Bosquet, 1844)
Le Varou (Jean Fleury, 1883)


Le Lac de Flers (Amélie Bosquet, 1844)

Près de la ville de Flers se trouve un bois dans lequel est renfermé un étang, ou plutôt un petit lac. Ce lieu est silencieux et isolé, et le mirage des grands arbres estompe la surface du lac de teintes si sombres qu’on se prend à rêver de quelque effrayant mystère qui se cache, comme un limon impur, au fond de ces eaux dormantes.

Il y a beaucoup, beaucoup d’années, dit la tradition, existait, sur cet emplacement, un couvent, fondé par un pécheur repentant, en expiation de ses péchés. Durant les premiers temps de la fondation, les moines menèrent si sainte vie que les habitants de la contrée environnante accouraient en foule, pour être édifiés de leurs pieux exemples et de leurs touchantes prédications. Mais le couvent devint riche et somptueux, et, peu à peu, les moines se départirent de la stricte observance de leur règle. Bientôt, l’église du monastère demeura fermée, les chants religieux cessèrent de retentir sous ses voütes, une clarté triomphante ne vint plus illuminer ses sombres vitraux, et la cloche de la prière ne fit plus entendre son tintement matinal pour réveiller tous les coeurs à l’amour de Dieu. Mais, en revanche, le réfectoire, réjoui de mille feux, ne désemplissait ni le jour ni la nuit; des choeurs bachiques, où perçaient des voix de femmes, frappaient tous les échos de leur sacrilège harmonie, et les éclats d’une folle ivresse annonçaient au voyageur et au pèlerin qui passaient devant l’¢enceinte du monastère que le sanctuaire de la dévotion et de l’austérité s’était transformé en une Babel d’impiétés et de dissolutions.

C’¢est ainsi, il arriva que, la veille d’une fête de Noël, les moines, au lieu d’aller célébrer l’office, se réunirent pour un profane réveillon. Cependant, quand vint l’heure de minuit, le frère sonneur étant à table avec les autres, la cloche qui, d’ordinaire, se faisait entendre à cette heure pour appeler les fidèles à la messe, commença a sonner d’elle-même ses plus majestueuses volées. Il y eut alors, dans le réfectoire, un moment de silence et de profonde stupeur. Mais un des moines les plus dissolus, essayant de secouer cette terreur glaçante, entoura d’un bras lascif une femme assise à ses côtés, prit un verre de l’autre main, et s’écria avec insolence: « Entendez-vous la cloche, frères et soeurs ? Christ est né, buvons rasade à sa santé! » Tous les moines firent raison à son toast, et répétèrent, avec acclamation: « Christ est né, buvons à sa santé! » Mais aucun d’eux n’eut le temps de boire: un flamboyant éclair, comme l’épée de l’archange, entrouvrit la nue; et la foudre, lancée par la main du Très-Haut, frappa le couvent, qui oscilla sous le choc, et tout à coup s’abîma à une grande profondeur dans la terre. Les paysans, qui s’étaient empressés d’ accourir à la messe, ne trouvèrent plus, à la place du monastère, qu’un petit lac, d’où l’on entendit le son des cloches jusqu’à ce que le coup de la première heure du jour eüt retenti.

Chaque année, disent les habitants du pays, on entend encore, le jour de Noël, les cloches s’agiter au fond du lac; et c’est seulement pendant cette heure, où les moines sont occupés à faire retentir le pieux carillon, que ces malheureux damnés obtiennent quelque rémission aux tourments infernaux qui les consument de leurs plus dévorantes atteintes.

Le Varou (Jean Fleury, 1883)

Il y a dans la commune de Gréville trois vallons parcourus chacun par un ruisseau qui se rend à la mer. Entre deux ce sont des hauteurs qui se terminent par des falaises.
La première de ces vallées venant de Cherbourg est celle du Hubilan, qui était autrefois le domaine favori des fées,
La seconde est la vallée du Câtet, qui aboutit près du trou de Sainte-Colombe.
La troisième est le Val-Ferrand, qui aboutit à la mer en un endroit qu’on appelle le Douet-du-Moulin.
Ce vallon est le plus boisé et le plus sauvage des trois. Il a aussi sa légende.
Le vallon est profond. A mi-hauteur, du côté est, S’élève une habitation perdue au milieu de grands arbres; derrière et à côté, des jardins et des champs en pente rapide; dans la vallée même, un moulin.

C’est très pittoresque, mais très isolé. Les maisons les plus voisines sont à près d’un kilomètre de là. Quand le moulin marche, quand l’eau qui tombe d’en haut fait tourner les roues à grand bruit, on aurait beau crier, on ne serait pas entendu.
C’est ce qui arriva au milieu du XVIe siècle à un M. de Rikmé, qui était venu s’y établir. Il fut assassiné à coups de hache, et la même hache servit à tuer le meunier dans son moulin. C’était au milieu du jour. Tout le monde était à travailler aux champs. Personne n’entendit rien, ou du moins si l’on entendit, si l’on vit les meurtriers, qui étaient en même temps des voleurs, personne n’en dit rien. On eut recours, en désespoir de cause, à un moyen qu’¢on employait quelquefois avec succès pour découvrir les crimes cachés. Un dimanche, dans toutes les églises du pays, on lut en chaire un monitoire où les faits étaient relatés et où on sommait, au nom de Dieu, les auteurs, victimes ou témoins du crime, de déclarer ce qu’ils savaient, sous peine, s’ils ne s’exécutaient, d’encourir l’excommunication majeure. Le monitoire était lu trois dimanches de suite, avec un appareil propre à frapper les fidèles de terreur. A la fin de la troisième lecture, le prêtre, après avoir adressé une dernière et solennelle sommation à ses auditeurs, jetait à terre le cierge qu’il tenait à la main et l’éteignait en marchant dessus. « Tout est consommé, disait-il, l’excommunication est encourue. Les auteurs du crime, les témoins qui ne se sont pas déclarés sont rejetés de l’Église. »
La terreur fut profonde à Gréville quand le prêtre fulmina cette excommunication, mais personne ne bougea. Les meurtriers ne se trouvaient pas dans l’église; il y avait pourtant dans l’auditoire quelqu’un qui, sans avoir participé au crime, en avait été le témoin involontaire. Si on l’avait regardé, sa pâleur en ce moment aurait pu le trahir, mais personne ne le regarda, et quand il sortit de l’église il était redevenu assez maître de lui-même pour ne pas attirer l’attention sur lui.
Cet individu était un valet de ferme appelé Gliauminot. Il couchait habituellement dans la grange, où il s’était fait un lit dans le blé. Une nuit, comme il dormait – c’était la nuit de Noël, pendant la messe de minuit, au moment où les animaux s’agenouillent, dit-on, dans les étables -, il lui semble tout à coup que quelque chose de lourd se jette sur son dos; il se lève, ouvre la porte et voilà que, malgré lui – il l’a assuré plus tard -, il se met à courir comme un fou à travers les mares, les cavées, les fondrières, les ronces et les buissons, marchant devant lui sans pouvoir s’arrêter, sans pouvoir se diriger et emporté par une force irrésistible. Arrivé à un carrefour à quatre chemins, il se sent cinglé de sept coups de fouet vigoureusement appliqués. Il en est de même à chaque carrefour, mais il ne voit personne. C’est une main invisible qui le frappe.
Il croise plusieurs de ses connaissances; il les reconnaît mais elles ne le reconnaissent pas; il veut leur parler, les sons s’arrêtent dans sa gorge, il ne peut articuler un seul mot. Et puis ces rencontres sont rares. Les chemins par où on le fait courir sont si déserts, si impraticables, que presque personne n’y passe. Gliauminot était valet chez les Vertbois. Un valet qui avait à lui parler alla le chercher à la grange de très bonne heure; il fut étonné de ne pas le trouver, mais il fut bien plus étonné encore quand, au bout d’un moment, il le vit arriver, brisé, éreinté, les mains ensanglantées et crotté jusque par-dessus la tête. – D’où arrives-tu ? lui dit-il. On dirait que tu viens de porter le varou !
– Eh bien!… tu me promets le secret ?
– Certainement.
– Eh bien! tu as deviné: je viens de porter le varou. Voilà ce que l’excommunication m’¢a valu.
Et j’en ai comme ça pour un mois jusqu’¢à la Chandeleur. N’en dis rien, surtout, il ne faut pas qu’on le sache. Mais toi, si tu me rencontrais, par hasard – il faut que ce soit par hasard -, sais-tu ce que tu devrais faire ?
– Oui, il faudrait sauter sur toi et te « faire du sang » entre les deux yeux.
– Si le sang coulait, ne füt-ce qu’une goutte, je serais délivré. Seulement il faudrait être très adroit. Si tu ne réussissais pas, ma peine serait doublée.
– Ah! ça, il paraît que vous êtes plusieurs à porter le varou, car voici ce qu’on m’a raconté pas plus tard qu’hier. Au carrefour qui est entre Gréville et Nacqueville, un domestique trouva, la semaine dernière, un habit de bure en bon état, il le prit. Mais la nuit d’après il fut réveillé par une voix qui lui ordonnait de reporter l’habit où il lavait trouvé. Il le reporta. Un homme qui l’attendait là lui dit: « Tu as bien fait de le rapporter, sans cela c’est toi qui aurais couru à ma place. »
– C’est qu’il avait eu trop chaud et qu’on lui avait permis d’ôter ses habits pour mieux courir. Au reste, si je suis coupable, je suis le moins coupable de tous, et il n’est pas juste que je sois puni tout seul.
– Tu sais donc le secret du Vaouferand ?
– Eh bien! oui. J’étais là, pas loin, j’ai tout vu, mais je n’ai pas osé, je n’oserais pas encore le dire. C’est toujours les pauvres qui souffrent des sottises des grands personnages. Ça me fait plaisir d’apprendre que d’autres que moi sont punis.
Le valet fit sa peine, assure-t-on, et ne dénonça personne, si bien qu’on n’a jamais su au juste quels furent les meurtriers de M. de Rikmè

Trois contes Normands

Par Henry Carnoy, écrits en 1885
– Le loup et les biquets
– Les trois roses et les trois chiens
– Les petits garçons et le Diable

Le loup et les biquets

La Chèvre eut un jour besoin d’aller à la ville vendre son beurre et son fromage.
« Dès que je serai dehors, dit-elle à ses biquets, fermez bien la porte au verrou et n’ouvrez que si l’on vous montre patte blanche. »
Les biquets promirent d’obéir, et la mère les embrassa et les quitta.
Comme elle passait près du bois, compère le Loup l’aperçut.
« Tiens, la Chèvre qui s’en va à la ville ! Ses biquets doivent être seuls au logis. Si je pouvais les croquer, cela tomberait bien, il y a deux jours que je n’ai pas mangé. »
Et le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre.
Pan, pan, ouvrez ! dit-il en contrefaisant la voix de cette dernière.
– Qui est là ?
– C’est moi, votre mère, qui reviens du marché.
– Montrez patte blanche et nous vous ouvrirons.
– J’ai oublié mon panier ; Je vais revenir, dit le Loup en se grattant la tête. »
Puis il alla trouver le compère Renard et lui exposa l’affaire.
« Ce n’est que cela ? j’ai là un sac de farine, trempez-y votre patte et tout sera dit.
– Tu as raison, l’ami, les biquets seront bien attrapés ! »
Sa patte blanchie, le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre.
« Pan, pan, ouvrez !
– Qui est là ?
– Votre mère, la Chèvre.
– Montrez-nous patte blanche et nous vous ouvrirons. »
Le Loup passa la patte sous la porte mais dans le chemin, la farine était partie et la patte était noire. Les biquets refusèrent d’ouvrir.
Le pauvre compère retourna demander avis au Renard.
« Ami, déguise-toi en pèlerin, pour sür qu’on t’ouvrira.
– Mais des habits ?
– J’en ai là de vieux ; je vais te les donner. »
Le Renard habilla le Loup qui pour la troisième fois alla frapper à la porte de la cabane.
La Chèvre était revenue et les biquets lui avaient raconté ce qui était arrivé en son absence.
« Vous avez bien fait de ne pas ouvrir, c’était sans doute le Loup qui venait pour vous croquer. S’il revient, il me le paiera, allez ! »
Et la Chèvre prit une botte de paille et un fagot et les mit dans la cheminée. En ce moment le Loup revenait.
« Pan, pan, ouvrez !
– La porte est fermée et notre mère est à la ville avec la clef. Nous ne pouvons ouvrir. Mais qui êtes-vous ?
– Un pauvre pèlerin qui revient de Jérusalem.
– Nous regrettons bien… mais vous pourriez passer par la cheminée.
– C’est une bonne idée ! dit le Loup. »
Le compère grimpa sur le toit et de là descendit dans la cheminée. Aussitôt la Chèvre alluma la paille et le fagot et le malheureux Loup tomba mort dans le foyer.
La mère et ses biquets le prirent et le jetèrent noir comme boudin dans la rivière voisine.

Les trois roses et les trois chiens

Un brave pêcheur vivait tant bien que mal du maigre produit de sa pêche avec sa femme et ses trois enfants.
Il avait beau se lever matin, prendre ses filets et revenir fort tard de la pêche, il ne rapportait jamais que quelques petits poissons qu’à peine il pouvait vendre.
Depuis quelques jours surtout, il ne jouait que de malheur et la misère était grande dans sa chaumière.
Ne sachant à quel saint se vouer, le pêcheur avait conduit sa barque dans un endroit isolé au pied d’un gros rocher, et, tout en maudissant son existence, il avait jeté ses filets. En les retirant, il sentit une résistance inaccoutumée et il fut tout étonné de ramener un poisson énorme tel que jamais il n’en avait vu. Sa surprise fut bien plus grande quand il entendit le poisson lui dire :
« Je suis le Roi des poissons et c’est moi qui t’ai jusqu’à présent rendu si malheureux à la pêche en éloignant mes sujets de ta barque. Si tu me fais mourir et que tu me manges avec ta femme et tes enfants, il t’en arrivera bonheur. Tu détruiras un charme qui me tient depuis longtemps dans un corps de poisson et je trouverai moyen de t’en récompenser. Rentre chez toi, mets-moi à frire et conserve mes os que tu enterreras juste au milieu de ton jardin. Tu trouveras un trésor en cet endroit. De ma tête sortiront trois chiens fidèles ; tu en donneras un à chacun de tes fils. Puis trois rosiers sortiront de terre ; que chacun de tes enfants ait le sien. Ces rosiers porteront des feuilles et des fleurs d’un bout de l’année à l’autre. Quand un danger menacera l’un de tes fils, son rosier languira et semblera sur le point de mourir. Fais ton profit de ce que je viens de te dire et retourne chez toi. »
Dès qu’il eut cessé de parler, le Roi des poissons mourut.
Rentré chez lui, le pêcheur raconta à sa femme et à ses trois enfants la bonne fortune inespérée qui venait de lui échoir. Puis on s’occupa de préparer l’énorme poisson dont bientôt il ne resta plus que la tête, les os et les nageoires. Un trou fut creusé au milieu du jardin et l’on y trouva un grand coffre rempli d’argent, d’or et de diamants. Puis le pêcheur y enterra ce qui restait du Roi des poissons.
Lorsque le lendemain matin l’homme alla au jardin, il y trouva trois beaux chiens qui le suivirent à la maison.
Il en donna un à chacun de ses fils, selon la recommandation du Roi des poissons. Il en fut de même pour les trois rosiers qui, quelques jours après, poussèrent à l’endroit où les os avaient été déposés.
Le pêcheur n’était plus le pauvre homme d’autrefois. A la place de sa chaumière, il avait fait bâtir un magnifique château. L’aîné de ses fils s’était marié à une riche héritière et les trois rosiers étaient tout couverts de feuilles et de fleurs.
Un jour l’aîné, étant allé à la chasse, trouva un superbe château complètement inconnu des gens des environs. Il en parla le soir à sa femme.
« Oh ! je sais ce que c’est ; mon père m’a dit autrefois que ce château était habité par une vieille sorcière, et que tous ceux qui avaient voulu y entrer n’en étaient pas revenus.
– Je voudrais bien savoir ce que peut renfermer le château et j’ai l’intention de tenter l’aventure dès demain.
– Je t’en prie, ne l’essaie pas. Tu ne reviendrais jamais.
– C’est décidé. Demain je prendrai mon chien et je saurai à quoi m’en tenir. »
Et, malgré les supplications de sa femme, le nouveau marié prit ses dispositions pour aller visiter le château merveilleux.
Il suivit le chemin de la forêt, puis celui du château auquel il ne tarda pas à arriver. Là, personne ne se montra pour lui barrer la route. Il traversa des cours, des corridors, des salles, et partout ce n’étaient que cavaliers, que princes, que jeunes filles immobiles et que, de près, il trouvait de pierre. Enfin, il arriva à une porte auprès de laquelle une vieille femme filait sa quenouille.
« Où vas-tu, jeune homme ?
– Je viens visiter ce château et je voudrais y entrer.
– C’est fort bien. Mais laisse là ton chien et attache-le au fil de ma quenouille. »
Le jeune homme attacha le chien et se trouva aussitôt changé en pierre. La vieille sorcière ricana et se remit à filer.

Mais, dans le jardin du pêcheur, l’un des rosiers avait perdu ses feuilles et ses fleurs à l’instant où le chercheur d’aventures avait été changé en pierre. Les deux frères s’en aperçurent et prévinrent leur père.
« Votre frère est en grand danger. Jacques, siffle ton chien, et vole au secours de ton aîné. »
Jacques siffla son chien et se mit à la recherche de son frère. Lui aussi arriva devant le château merveilleux, traversa des cours, des corridors et des salles et trouva la vieille filant sa quenouille.
« Hé, la vieille ! N’avez-vous point vu mon frère aîné venir dans ce château ?
– Si, si. Il est dans cette grande salle. Laisse ton chien et attache-le à mon peloton de fil, et je te laisserai libre d’entrer. »
Jacques attacha le chien et se trouva à l’instant même changé en pierre, tandis que la vieille se remettait à filer.

Le second rosier avait perdu ses feuilles et ses fleurs.
Quand le cadet s’en aperçut, il siffla son chien, dit adieu à son père et se mit à chercher ses frères.
Arrivé au château, il vit les chevaliers et les belles dames alignés le long des murs et il soupçonna quelque piège. Aussi quand la vieille lui dit d’attacher son chien à son peloton de fil, il s’écria :
« Fidèle, mon chien, saute donc à la gorge de cette maudite sorcière ! »
Et le chien prit son élan, saisit la vieille par le cou et l’étrangla. Au même moment le charme fut détruit, et les chevaliers, les princes, les belles dames et leurs chevaux, les deux frères et leurs chiens, revinrent à la vie, tandis que dans le jardin de l’ancien pêcheur, les trois rosiers refleurissaient de plus belle et n’avaient jamais été si beaux.
Les chevaliers et les princesses quittèrent le château après avoir bien remercié le jeune homme.
Les deux plus jolies des belles dames qui étaient là suivirent les jeunes gens et les épousèrent.
Et il y eut des noces si belles, si belles, que depuis que le monde est monde on n’a encore vu leurs pareilles.

Les petits garçons et le Diable

Deux petits garçons étaient un jour au bois à cueillir des fleurs pour s’en faire un bouquet. Ils s’attardèrent dans leur recherche, et lorsqu’ils voulurent retourner à la maison, ils s’aperçurent qu’ils étaient perdus. Ils eurent beau aller de droite, de gauche, d’avant et d’arrière, ils ne purent retrouver leur chemin. Les petits garçons avaient grand-peur.
« Si le loup vient, se disaient-ils, il nous mangera.
– Oui, aussi il nous faudrait trouver quelque cabane de bücheron où passer la nuit.
– Comment faire ?
– Monte sur ce grand chêne et vois si tu n’aperçois pas quelque lumière. »
Le petit garçon grimpa le long de l’arbre et, de branche en branche, arriva au sommet. Il regarda dans toutes les directions et finit par remarquer une lumière brillant dans le lointain. Il prit son chapeau et le laissa tomber dans la direction de la lumière. Puis il descendit et partit de ce côté. Comme il avait des haricots dans sa poche, il en sema sur son chemin de manière à pouvoir le lendemain revenir dans la forêt, et bientôt il se trouva avec son frère devant un magnifique château.
« Pan, pan ! firent-ils.
– Qui est là ? dit une femme qui vint leur ouvrir.
– Nous sommes deux petits garçons égarés dans la forêt, et nous voudrions que vous nous logiez pour la nuit. Demain matin, nous retournerons chez nos parents.
– Vous ne savez donc pas que vous êtes dans la maison du Diable et que, s’il vous voit ici à son retour, il vous mangera ?
– Bonne femme, vous nous cacherez bien, et votre mari n’en saura rien.
– Allons, venez tout de même , je vous mettrai dans un petit cabinet. »
Les petits garçons entrèrent dans le château du Diable ; la bonne femme leur donna à manger un poulet rôti et leur fit boire son meilleur vin ; puis elle les fit coucher dans le petit cabinet dont elle avait parlé. Vers minuit, le Diable rentra.
« Femme, je sens la viande fraîche, la chair de chrétien !
– Tu te trompes, sans doute ; à moins que ce ne soit ce hibou qui a passé tout à l’heure et qui a laissé tomber un os dans la cheminée.
– Non, non, c’est la viande fraîche que je sens ! »
Le Diable fureta partout et finit par trouver les petits enfants.
« Femme, prends ces garçons et mets-les à la broche.
– Ce n’est pas nécessaire pour aujourd’hui ; je t’ai fait cuire un jeune agneau et il est tout prêt à être mangé.
– Alors, ce sera pour demain ; en attendant, mets les enfants dans le tonneau. »
La femme fut forcée de placer les petits dans un tonneau vide mais elle leur donna une queue de rat en leur disant de la présenter au Diable si celui-ci venait avant le jour.
Lorsque le Diable eut fini de manger, il eut encore faim et il alla au tonneau pour y prendre les enfants.
« Donne-moi ton bras, toi, l’aîné ! dit-il à l’ouverture.
– Le voici, dit le petit garçon en avançant la queue de rat.
– Tu as les bras aussi maigres que cela ? Alors, je vais te laisser ici avec ton frère jusqu’à ce que vous soyez grossis.
Le Diable alla se coucher en songeant au bon repas qu’il ferait quand ses prisonniers seraient convenablement engraissés.
Quand les enfants l’entendirent ronfler, ils sortirent du tonneau, mirent beaucoup de bois dans la cheminée et s’enfuirent en montant jusqu’au toit. Puis ils crièrent : « Méchant Diable, méchant Diable, nous sommes sauvés, tu ne pourras jamais plus nous rattraper ! »
Le Diable se réveilla furieux et vit que les deux petits garçons étaient au-dessus de la maison.
« Attendez, attendez, je vais vous reprendre et ne faire qu’une bouchée de votre maigre carcasse ! »
Et il grimpa dans la cheminée. Mais comme il était fort grand et très gros, il ne put bientôt plus ni monter ni descendre, et il poussait des cris épouvantables, sacrant et jurant comme un démon qu’il était.
Les petits garçons se hâtèrent de descendre du toit et de rentrer dans le château. Ils prirent une torche et allumèrent le bois qu’ils avaient mis dans la cheminée.
Bientôt le Diable fut entièrement rôti, et ce fut un démon de moins. La bonne femme était bien heureuse d’être débarrassée de son vilain mari, et elle dansait et chantait comme si elle avait été à la noce.
Le matin venu, elle prit toutes ses richesses et en mit la moitié de côté pour ses petits sauveurs qui, grâce aux haricots qu’ils avaient jetés la veille, purent retrouver la forêt et le chemin de leur maison.
Avec l’or et l’argent du Diable, ils vécurent heureux, et s’ils ne sont pas morts, ils doivent être bien vieux, car ma grand’mère tient leur histoire de sa propre grand’mère morte il y a bien longtemps.

Stahlseite

Le site que je vais vous présenter est de toute beauté. Convaincu que la beauté du monde ne se trouve pas que dans les petites fleurs et les photos idylliques de palmiers sur les plages des Caraïbes, je cherche avant tout ce qui partout sur terre suscite l’émotion. Le site Stahlseite, mis à part le fait qu’il soit intégralement rédigé en allemand, est d’une présentation simple et propose des photos d’un patrimoine tout à fait particulier puisqu’il s’agit du patrimoine industriel. La photographie est sombre, d’un noir et blanc pur et presque plus fin que celui de ceux à qui on pense nécessairement quant il s’agit de patrimoine industriel, Bernd et Hilla Becher. D’une grande qualité cette oeuvre, signée Uwe Niggemeier, donne à voir un monde dépeuplé, parfois encore actif, mais généralement délaissé. L’industrie lourde a quelque chose de désuet, que l’auteur rend parfaitement vivante.

Stahlseite, Uwe Niggemeier

Smoky Mountain Morning

Smoky Mountain Morning Smoky Mountain Morning par creativity+

Dans un univers qui m’est presque familier tant j’épouse les mots de Bryson, alors que pas si loin d’ici on nous promet une promenade dans les bois des Appalaches, j’aimerais me réveiller, sortir de la brume. Alors que je tente désespérément de chasser de mes yeux ce qui trouble ma vue, je n’arrive pas à émerger. Je me disais que ce petit voyage matinal allait pouvoir me donner matière à distraction et à écriture, mais je n’ai pas réussi à décoller le nez de mon bouquin, complètement imbibé de mots, parcourant en rêve les paysages austères du Maine et ses côtes bardées de phares dangereusement accolés aux rochers, du New-Hampshire et de ses Montagnes Blanches foisonnantes de bouleaux et cela jusqu’au pauvre Vermont parsemé de ses ponts couverts si typiques… Rien à faire, je ne me réveille pas, j’ose à peine regarder les gens dans le métro ou dans la rue. Je suis comme en léthargie profonde, l’esprit hypothéqué. Ma toux ne va pas mieux et lorsque je m’entends, j’ai l’impression d’être un vieil homme en chemise de bucheron et salopette en jeans, portant casquette de base-ball et godillots de la seconde guerre mondiale. Malheureusement, je n’ai pas assez de poils au menton pour parfaire le tableau. Peut-être dans la journée arriverais-je à me réveiller, mais pour l’instant, je reste avec les yeux dans le brouillard. En bref, ce n’est pas le jour pour me chercher.

Une nuit à Goboto de Jack London

Jack London

Non, il n’est pas question ici de ce projet qui désormais fait partie des lettres mortes, mais du texte lui-même. Il se trouve que ma bibliothèque a rouvert ses portes après quatre mois de travaux, et j’ai donc pu emprunter à nouveau ce petit livre, cet introuvable de Jack London.
Ayant mal lu les indications notées sur le livre, j’ai enfin compris la raison pour laquelle on ne le trouve nulle part. Il a été distribué en cadeau aux abonnés du magazine Lire en je sais plus quelle année. Je sais que ce sont des choses qui ne se font pas, mais si je livre aujourd’hui ce texte que je me suis amusé à scanner ce matin, c’est uniquement parce que je trouve que ce serait dommage de ne pas faire profiter de ce texte à des gens qui aiment London et qui ne pourraient se procurer le livre. Ambiance portuaire, Corto Maltese et barriques de rhum…
Ecrit en 1911 et publié pour la première fois dans le Saturday Evening Post. Télécharger le zip

Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

La première fois que j’ai entendu parler d’Erik Orsenna, c’était lorsqu’il était conseiller culturel de François Mtiterrand, dans les années 80. Les personnages comme lui, proches des grands de ce monde, dans les quasi-secrets d’Etat, sont des gens fascinants de par leur proximité des plus hautes affaires de l’Etat. Il fait partie de ces gens, tels que Jacques Attali ou Régis Debray[1] pour qui j’éprouve à la fois un vif intérêt mais aussi une certaine méfiance, car ce sont des gens capables de tout et surtout du meilleur. Je connaissais Orsenna écrivain, sans pour autant avoir lu aucun de ses livres… Il faisait partie de ces gens qu’on voyait sur les plateaux de télévision, auprès de Bernard Pivot ou de Bernard Rapp et qui parlait avec une telle aisance qu’on ne pouvait faire autrement que de laisser son oreille vagabonder au rythme de ses paroles, la mâchoire légèrement pendante. Aussi, lorsque j’ai appris qu’il avait écrit un livre sur le Gulf-Stream[2], je me suis encore plus méfié. L’incursion d’un romancier dans un domaine aussi confidentiel et surtout aussi peu vendeur que la mer ne pouvait que me laisser encore plus méfiant. Quelques années auparavant, mais pas beaucoup, j’étais tombé en pâmoison devant l’excellent Besoin de mer de Hervé Hamon. Aussi, lorsque j’ai lu la quatrième de couv’ du livre d’Orsenna, je me suis dit que c’était là un livre pour moi. Dans l’ordre logique des choses, j’ai appris qu’il était résident de la petite île majestueuse de Bréhat, et l’été dernier, je le croisais par hasard à la librairie du Renard à Paimpol, en polo bleu marine et bermuda… De quoi désacraliser un homme qui depuis peu est académicien.

Portrait du Gulf Stream : Eloge des courants, Seuil 2005
Erik Orsenna est écrivain de marine et conseiller d’Etat. Il préside le Centre de la mer (La Corderie Royale, Rochefort).

Carte du Gulf-Stream datant de 1858

Photo originale en version haute définition visible sur le site de l’Université du Texas

De retour à Paimpol cet été, je me suis dit qu’il serait logique que j’achète ce livre là où j’avais vu l’homme. C’est un acte significatif pour moi, comme lorsque je me suis acheté Mon frère Yves de Pierre Loti à Paimpol, tout près de la maison dans laquelle il vivait lorsqu’il a également écrit les fameux Pêcheurs d’Islande. Le gardant sous le coude, j’avais également décidé de l’endroit et du moment où je me plongerai dans cette lecture. Pour moi, il n’était pas question de le lire ailleurs que dans le train qui allait me ramener à Paris. Je me suis donc lancé une fois installé dans le train, et je m’émerveillai à chaque page de tant d’érudition et de simplicité. Parler des courants marins est une gageure, le sujet n’est pas forcément très démocratique, mais lorsqu’on est amoureux de la mer, on plonge facilement dedans. Je me souviens de ce passage, situé au raz de Sein où Orsenna se définit lui-même comme un collectionneur de courants marins[3]. Quoi qu’il en soit, ce livre est l’expression d’un amour profond pour quelque chose d’impossiblement appréhensible, un courant qui parcourt la mer, influe sur la navigation et surtout décide en partie du climat de l’Europe et réchauffe (de manière relative) les côtes de l’Atlantique.

Parmi les anecdotes et les légendes relevées autour des courants, en voici quelques unes qui ont particulièrement retenu mon attention.

Depuis 1753, Benjamin Franklin est… le maître des Postes de sa ville (…) Ses employés postiers ne savent plus répondre à la colère de leur clientèle. Pourquoi les bateaux qui transportent le courrier d’Angleterre en Amérique sont-ils tellement plus lents que les navires marchands américains ? Pourquoi faut-il les attendre deux ou trois semaines de plus ?

C’est ainsi qu’on apprend que Benjamin Franklin fut un de ceux qui s’intéressa de près à notre cher courant marin et qui mettra en évidence que ces retards sont dus à l’influence du courant, qui en l’occurrence est un courant porteur.

Orsenne nous parle à un moment d’un certain Pape qui se nomme de fait Henry Stommel, un universitaire spécialiste de l’océanographie, dont il nous dit, laconiquement:

Et quand il trouvait la mer un peu vide, le Pape inventait des îles…

Nous renvoyant vers une référence de livre dont le titre donne l’eau à la bouche: Lost Islands: The Story of Islands That Have Vanished from Nautical Charts, University of British Columbia Press, 146 pages, 1984.

Dans ce livre, il n’est pas seulement question du Gulf-Stream, mais des courants en général et de leur formation, expliquée soit par la météorologie, soit par le dessin du fond marin, soit par la géographie entreprise sous un angle logique. Aussi lorsque Orsenna nous raconte une anecdote, alors qu’il partageait encore les secrets d’alcôve de l’Elysée, racontée par le vice-amiral Pierre François Forissier, on tombe de haut. L’auteur demande au marin comment les sous-marins utilisent les courants. L’homme de mer lui raconte une histoire, une histoire remontant aux Phéniciens qui s’étaient déjà rendus compte que le détroit de Gibraltar, ce goulet qui marque l’entrée de la Méditerranée, était profondément battu par des courants marins forts. Aussi, pour pouvoir affronter les vents violents venant de l’Ouest et les courants de surface concomitants et ainsi passer le détroit, les Phéniciens ont plongé les mains dans l’eau, ou plutôt leurs amarres, et ils se sont rendus compte qu’avec la profondeur, un puissant courant entraînait l’amarre à contre-courant, d’est en ouest. La solution était toute trouvée. Ils allaient accrocher des sacs de pierres à leurs bateaux, se laissant ainsi traîner par le courant, plus fort que le courant de surface et le vent conjugués.

maelstrom

L’homme n’est pas avare lorsqu’il s’agit de partager son savoir, il nous invite à voyager et à découvrir des courants au nom aussi exotiques qu’oniriques: le Saltstraummen[4], le Corryvreckan [5] ou le Old Sow Whirlpool[6]. Voici le trio de têtes des courants marins les plus violents du monde. Sans parler du Fromveur, plus proche, qui parcourt l’extrémité de notre Finistère.

Le livre est tout de même un peu alarmant, sans être alarmiste et nous met devant dees conclusions qui peuvent faire peur. Le Gulf-Stream nous réchauffe, mais qu’adviendrait-il s’il cessait de couler dans notre direction ?

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Notes

[1] Auteur de l’excellentissime Vie et mort de l’image, Une histoire du regard en Occident sur lequel j’ai passé un peu temps pour mon mémoire de maîtrise.

[2] Découvert au hasard d’une promenade dans la rue de Morlaix où l’on peut voir une des plus célèbres maisons à Pondalez.

[3] A cette lecture, je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Oser une lecture deleuzienne d’Orsenna est peut-être gonflé, mais la dynamique des flux, cet amour prononcé pour les courants me fait penser aux flux deleuziens, aux flux coupés, notamment lorsqu’il est question de cette initiative pendant la guerre qui consistait à vouloir construire une muraille pour couper le Gulf-Stream et refroidir le climat européen.

[4] Au large des Lofoten, Norvège

[5] Aux alentours de l’Île de Jura, dans les Nouvelles-Hébrides, Australie

[6] Au Nouveau-Brunswick, Canada