Recueillis par Jean-Joseph-Bonaventure Fleury
– Le pauvre et le riche
– Jacques le voleur
– Le Langage des bêtes
Le pauvre et le riche
IL y avait une fois un riche qui donnait depuis longtemps du travail à un pauvre.
– Il faut que je te récompense de quelque chose, dit un jour le riche ; dis-moi ce que tu voudrais avoir.
– Eh bien ! mon bon monsieur, si vous vouliez m’acheter une vaquette (une petite vache), cela m’arrangerait très bien. La vache fut achetée et donnée au pauvre. Trois jours après le riche va visiter ses clos. Il trouve le garçon du pauvre qui y faisait paître sa vache. Ne le voilà pas content.
– Si j’ai donné une vache à ton père, lui dit-il, ce n’est pas pour que tu la fasses paître dans mes clos. Retire-toi et n’y reviens plus. Huit jours après, le riche retrouve encore la vache dans son clos, toujours gardée par le même petit garçon.
– Cette fois, lui dit-il, je ne te ferai point de grâce. J’irai demain tuer ton père pour le punir de cette insolence. Le lendemain il alla, en effet, chez le pauvre, décidé à le tuer ; Mais le pauvre était rusé ; il avait tué son cochon, puis il avait barbouillé sa femme de sang et l’avait fait coucher dans son lit. Le riche, en entrant chez le pauvre, voit le sang répandu, le lit souillé de sang et la femme couchée dedans et immobile.
– Tiens ! lui dit-il, tu as tué ta femme ?
– Oui ; elle était si méchante que j’ai voulu la punir. Je l’ai tuée pour trois jours ; elle ressuscitera le quatrième.
– Elle ressuscitera ? Ah bien ! je vais tuer la mienne pour trois jours aussi ; ça lui apprendra à me faire enrager. Il n’en fait ni une ni deux, il rentre chez lui et tue sa femme. Trois jours après, il revient chez le pauvre.
– Tu m’as dit que tu avais tué ta femme pour trois jours, et je vois qu’en effet elle est ressuscitée. J’ai tué la mienne pour trois jours aussi et elle ne ressuscite pas.
– C’est que vous ne vous y êtes pas bien pris. Qu’avez-vous fait pour la ressusciter ?
– Rien. J’ai tâché de la réveiller, et elle ne bouge pas.
– Ce n’est pas comme cela qu’il fallait faire. Pour moi, j’ai une corne tout exprès pour ça. J’ai soufflé avec au cul de ma femme. Elle se porte à merveille, comme vous voyez, et elle est corrigée.
– Combien veux-tu me vendre ta corne ?
– Cent écus.
– Les voici ; donne-la moi. Le pauvre donne la corne. Le richard retourne chez lui et fait l’opération indiquée. La bonne femme continue à ne pas bouger. Désappointé, il retourne chez le pauvre et le trouve frappant à coups de fouet sur une marmite, qui bout à gros bouillons.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Vous voyez, je fais bouillir ma marmite.
– A coups de fouet ?
– Oui. Quand on est pauvre, on économise autant qu’on peut.
– Et ta marmite bout comme ça sans feu, sans bois ?
– Vous voyez.
– Et tu prends pour cela le premier fouet venu ?
– Ah ! mais non. Il n’y a que le fouet que vous voyez qui ait cette vertu.
– Combien veux-tu me le vendre, ton fouet ?
– Il n’est pas à vendre. Cependant, si vous y tenez, je veux bien m’en défaire pour vous. Donnez-moi cent écus et je vous le cède.
– Les voilà. Donne-moi ton fouet. Le riche s’applaudissait de son marché, qui allait lui permettre de faire de notables économies. Arrivé chez lui, il appelle ses domestiques et leur remet le fouet en guise de bois pour faire bouillir la marmite. Les domestiques fouettent, fouettent, la marmite ne bout pas. Le riche retourne chez le pauvre.
– Ton fouet n’est bon à rien, lui dit-il. On a beau fouetter, fouetter la marmite, elle ne veut pas bouillir.
– De quelle main a-t-on frappé ? demande le pauvre.
– On a frappé de la main gauche.
– Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez pas réussi. Il fallait frapper de la main droite, sans quoi le fouet n’opère pas. Le riche retourne chez lui, appelle de nouveau ses domestiques et leur donne ses instructions. Ils frappent de la main droite à tour de bras. La marmite ne bout pas davantage. Le riche est furieux contre le pauvre, qui s’est moqué de lui et lui a extorqué son argent ; il veut le tuer. Il ordonne à ses domestiques d’aller le chercher et de l’enfermer dans la bergerie pour le noyer le lendemain. Les domestiques obéissent, et quand le berger revient le soir, il trouve le pauvre homme enfermé dans la bergerie.
– Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ? lui dit le berger.
– Le riche m’a fait mettre ici. Il prétend que je dois être enfermé avec les moutons, parce que je ne sais pas mieux prier le bon Dieu que ces bêtes-là.
– Moi, je sais très bien prier ; je prierai pour tous, pour mes bêtes et pour toi ; va-t-en. La pauvre s’en alla, mais pas tout seul. Pendant que le berger priait, il détourna tous les moutons. Il y avait une foire le lendemain, il alla les vendre et les vendit fort cher : trois francs le poil ! Avec l’argent qu’il en retira, il fit bâtir un beau château. Un jour que le riche était allé se promener de ce côté, il demanda pour qui on élevait ce beau château, à qui appartenait cette belle propriété.
– A moi, monseigneur, dit le pauvre.
– Qui aurait jamais cru que tu deviendrais si riche ?
– Rappelez-vous ce que vous avez ordonné à vos domestiques de me faire.
– J’avais ordonné de te jeter à l’eau.
– Je suis allé où vous aviez ordonné de m’envoyer, et je suis devenu riche.
– Vraiment ? Je voudrais bien aller au même endroit.
– Il ne tient qu’à vous, monseigneur ; mettez-vous dans ce sac. Le riche se mit dans le sac, on jeta le sac à l’eau et, depuis lors, on n’a jamais revu le riche. Là-dessus, je bus une croüte, je mangeai une chopine et je m’en revins.
(Conté à Gréville par Jean Louis Duval.)
Jacques le voleur
UNE femme avait un fils qu’elle avait fort mal élevé. C’était un fainéant et qui ne voulait rien faire. Quand il fut en âge de choisir un état, sa mère lui demanda ce qu’il voulait être.
– Je veux être voleur.
– Bon Dieu ! bonne Vierge ! mais ce n’est pas là une profession ! Je ne te permettrai jamais d’être un voleur.
– Eh bien ! allez consulter la bonne Vierge. Si elle dit comme moi, il faudra bien que vous consentiez.
– Soit, j’irai, dit-elle, et pas plus tard que tout de suite. En la voyant se rendre à l’église, Jacques prend les devants par un chemin de traverse et va se cacher derrière l’autel. La bonne femme arrive à l’église au moment où il y était déjà, et, après avoir fait ses prières devant l’autel de la Vierge :
– Bonne Vierge, dit-elle, bonne Mère, indiquez-moi, je vous prie, ce que mon Jacques doit être.
– Voleur, répondit une voix qui venait de l’autel.
– Voleur ! dit la brave femme étonnée. Mais vous n’y pensez pas, bonne Vierge, c’est un péché de voler ! Dites-moi là, franchement et sans vouloir tromper une pauvre femme comme moi, ce que mon Jacques doit devenir.
– Voleur, répéta le garçon, toujours caché. La pauvre femme se retira consternée. Aussitôt qu’elle fut sortie de l’église, Jacques sortit aussi de sa cachette, il prit à travers champs, et sa mère, en arrivant, le trouva à la maison.
– Eh bien ! moumère , qu’est-ce que la bonne Vierge vous a dit ?
– Que tu dois être un fripon.
– Vous voyez donc bien qu’il faut que je sois un fripon, puisque la bonne Vierge vous l’a dit ; je pars demain. Au bout de huit jours, il revient avec un sac, qu’il avait bien de la peine à porter.
– Qu’est-ce que c’est que ce sac ?
– C’est une charge d’or que j’apporte.
– Comment t’es-tu procuré cet ordre ?
– Vous saurez ça plus tard, moumère ; comme il n’y a pas chez nous de mesure pour le mesurer, il faut aller en emprunter une aux voisins. La mère y va. Jacques mesure son trésor, tout seul, sans laisser approcher sa mère. Il a soin de mettre de la glu au fond de la mesure, et quand on la leur rend après l’avoir secouée, les voisins trouvent au fond une pièce d’or oubliée. Les voisins ne peuvent revenir de leur étonnement de voir que Jacques s’est enrichi assez vite pour mesurer ainsi l’or et faire fi d’une pièce d’or au point de l’oublier au fond de la mesure. Le récit de cette habileté se répand rapidement. Le seigneur du village, qui en a entendu parler, fait venir Jacques.
– Tu as la réputation d’être un habile voleur ? lui dit-il.
– Dame ! je commence. Ça ira mieux plus tard.
– Eh bien ! je veux te mettre à l’épreuve. On conduira demain une de mes vaches à la foire pour la vendre. J’avertirai ceux qui la mèneront. Si malgré cela tu réussis à la voler, je te la donne.
– Merci, monseigneur, la vache est à moi, je vous en réponds. On confie la vache à deux conducteurs, après les avoir avertis qu’on tâchera de les voler.
– Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe, répondit un des conducteurs ; nous serons sur nos gardes. L’un attache une corde aux cornes de la vache et se met devant, l’autre prend en main la queue de la bête et se met derrière. Il était difficile même d’approcher de l’animal. Jacques ne s’en approcha pas. Les conducteurs avaient à traverser un bois. Jacques alla se pendre à l’un des arbres. Les conducteurs le regardèrent et ne le dépendirent pas. Ce fut lui qui se dépendit quand ils furent passés ; puis il courut bien vite à travers le bois, gagna le chemin par où devaient passer les conducteurs de la vache et, un peu plus loin, ils trouvèrent un autre pendu. C’était encore Jacques.
– C’est donc la cache ès pendus (le sentier aux pendus) par ici ? Qu’est-ce que cela veut dire ? dit un des paysans.
Ce qu’il y a de plus curieux, dit l’autre, c’est que le second est tout à fait semblable au premier : même taille, mêmes vêtements. Est-ce que nous aurions marché sur male herbe et serions revenus au même endroit sans nous en apercevoir ?
– Ça ne se peut pas ; l’autre pendu était là-bas derrière nous.
– C’est drôle tout de même. Allons donc voir si l’autre est toujours à sa place. Ils attachent soigneusement la vache à un arbre et s’en vont tout doucement voir, sans pourtant la perdre de vue. Plus de pendu ! Pendant qu’ils cherchent à reconnaître l’endroit, Jacques, qui les observe, se dépend rapidement, coupe la corde qui attache la vache et se sauve avec. Quand les conducteurs revinrent, après s’être assurés que le premier pendu n’était plus à sa place, ils s’aperçurent que le second avait disparu également. Mais la vache avait aussi disparu. Le lendemain, Jacques va trouver le seigneur.
– La vache est à moi ? lui demande-t-il.
– Sans doute, puisque tu as été assez subtil pour me la voler. Mais je gage que tu ne me voleras pas ma jument. Je t’avertis qu’elle sera bien gardée.
– Vous me la donnerez si je vous la vole ?
– Certainement. Mais je suis sür que tu ne me la voleras pas.
– Nous verrons. La jument est remise à la garde de trois hommes. Le premier monte dessus, le second tient la crinière, le troisième tient la queue. Celui qui est en selle est armé d’un fusil chargé. Un individu, habillé en mendiant, l’air souffreteux, s’approche du trio.
– Qu’est-ce que vous faites-là, braves gens ?
– Nous gardons cette jument depuis ce matin. Il paraît qu’on doit venir nous la voler, mais nous n’avons encore vu venir personne.
– Il doit vous ennuyer là ?
– Dame ! ce n’est guère amusant. Si encore nous avions à boire !
– J’irai bien vous chercher du cidre au cabaret, leur dit le curieux, si vous voulez me donner de l’argent.
– Ce n’est pas de refus, brave homme. On lui donne de l’argent et, quelque temps après, il revient du cabaret avec une provision de cidre. Il y avait mêlé des drogues assoupissantes, mais dans un des pots seulement. Ils lui offrirent de trinquer avec eux. Il accepta en se versant du cidre qui n’était pas drogué, puis il fit semblant de s’éloigner. Les gardiens achevèrent de vider les deux pots et ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Jacques revient alors. La terre était molle. Il enfonce des piquets en terre en s’arrangeant de manière à leur faire soulever et soutenir la selle avec le cavalier ; il coupe alors la bride du cheval, dégage la queue et fait filer la bête, qu’il met en süreté. Quand les gardiens se réveillèrent, ils furent bien étonnés, l’un de tenir la bride sans cheval, l’autre une poignée de crins, le troisième de se sentir perché en l’air sur la selle, tandis que la jument était partie. Le lendemain, Jacques alla trouver le seigneur.
– J’ai la jument, lui dit-il.
– Le tour est bien joué ; mais tu me piques au jeu. On cuit du pain demain ; je parie que tu ne le voleras pas dans le four.
– J’essaierai. Le pain est enfourné, six hommes le gardent : deux à la porte de la boulangerie, deux à la gueule du four et deux plus loin pour empêcher toute surprise. L’heure venue de retirer le pain, on détoupe le four ; tout est intact, personne n’a quitté son poste, et pourtant le four est vide. Jacques était parvenu à faire un trou au fond du four, et il en avait retiré par là tous les pains l’un après l’autre. Le seigneur fut obligé de le complimenter, mais il ne renonça pas à la lutte.
– Voilà trois fois que tu m’affines, lui dit-il, mais tu ne m’affineras pas une quatrième. Je te défie de prendre les draps du lit où je serai couché avec ma femme.
– J’essaierai, dit Jacques. La nuit suivante, le seigneur se couche dans son lit, sa femme avec lui, et tous deux se croient bien sürs qu’on ne parviendra pas à les dépouiller des draps dans lesquels ils sont enveloppés. Dans le gros de la nuit, ils sont éveillés par un bruit à leur fenêtre. Ils se dressent sur leur lit et aperçoivent un homme en casquette qui a l’air de faire des efforts pour entrer.
– C’est notre homme, se dit le seigneur. Il s’arme d’un bâton, ouvre la fenêtre et frappe à tour de bras sur l’individu en casquette. Celui-ci tombe sans pousser un cri et, une fois à terre, reste complètement immobile. La nuit n’était pas tout à fait sombre ; il faisait clair d’étoiles et l’on voyait suffisamment pour distinguer les choses. Le seigneur s’effraie.
– L’aurais-je tué ? pense-t-il. Cela me ferait une mauvaise affaire. Je n’aurais pas dü frapper si fort. Il descend pour voir ce qui en est. Un moment après il remonte. L’individu était bien mort ; il l’a jeté au hasard, dans un creux de fossé ; il a mis des branches par-dessus. Demain on achèvera de le faire disparaître. Seulement, tout ce travail lui a donné terriblement soif. Sa femme, qui était restée au lit à l’attendre, lui dit qu’il y a du vin et des confitures à un endroit qu’elle lui indique. Le seigneur cherche à l’endroit indiqué et ne trouve rien. Sa femme, impatientée, se lève pour lui donner ce dont il a besoin. Quand ils revinrent tous deux à leur lit, les draps avaient disparu. Le prétendu voleur qui s’était présenté à la fenêtre était un bonhomme fabriqué par Jacques et tenu au bout d’un bâton. Pendant que le seigneur courait après, Jacques montait tout doucement jusqu’à la chambre à coucher. Comme on n’avait pas allumé de chandelle, il lui était facile de se dissimuler, et, dès que la dame eut quitté le lit, il sauta sur les draps et disparut en les emportant.
– C’est supérieurement joué, lui dit le seigneur le lendemain ; mais je finirai par mettre tes subtilités à bout. Voyons, j’ai demain du monde à dîner, une société de chasseurs ; je te défie d’enlever tout ce qui sera sur la table, pain, viande, vin et tout.
– J’essaierai, dit Jacques. Le lendemain, la table est servie, les convives sont rangés alentour. Jacques ne s’est pas encore montré. Tout à coup on entend un grand bruit dans le parc. Les chiens aboient, les domestiques crient. C’est toute une compagnie de lièvres qui détale. Personne n’y tient plus, tout le monde veut voir. Jacques, qui a lâché les lièvres et les chiens, est aux aguêts à l’entrée de la salle. Pendant que tout le monde se presse aux fenêtres, il prend subitement la nappe par les quatre coins et s’enfuit avec tout ce qu’il trouve dedans. Quand les convives veulent se remettre à table, plus de dîner.
Eh bien ! demanda Jacques, le lendemain, au seigneur, ai-je gagné, oui ou non ?
– Tu es un habile fripon, certainement ; j’ai à te proposer encore un tour, plus difficile que tous les autres, et, cette fois, tu en seras pour tes frais.
– Dites toujours, monseigneur.
– Je te défie de voler tout l’argent de mon frère, le curé. Il tient singulièrement à son argent, mon frère, je t’en avertis. La tâche sera rude.
– J’aurai plus de mérite si je réussis. Jacques se revêt secrètement d’un costume d’ange, puis il se glisse dans l’église à un moment où il n’y a encore personne et se cache derrière l’autel. Le curé arrive. Le custos aussi. On allume les cierges ; le curé est en habits sacerdotaux. Jacques profite d’un moment où l’église est encore vide pour s’avancer vers le curé.
– Monsieur le curé, lui dit-il, Dieu vous appelle à lui et il m’envoie vous chercher. Mais il veut que vous emportiez ce que vous avez de plus cher au monde, votre argent. Le curé avait caché son argent dans l’église même, dans une cachette qu’il était seul à connaître. Il va le chercher et le remet entre les mains de Jacques, transformé en ange.
– Ce n’est pas tout, lui dit l’ange. Il y a encore un sac que vous avez confié à votre custos, prenez-le aussi. Le curé se fait apporter le sac.
– Maintenant, suivez-moi, reprit l’ange. Il le fait monter dans le clocher. En bas, l’escalier est assez commode, mais à mesure que l’on monte il devient plus étroit et même dangereux. Le prêtre hésite.
– Il faut bien souffrir pour aller en paradis, lui disait l’ange. On arrive à un endroit où nichaient des pigeons appartenant au curé. La servant était venue y ranger quelque chose.
– Tiens ! te voilà, Marotte ! lui dit le prêtre. Où penses-tu être maintenant ?
– Dans le colombier.
– Tu te trompes, Marotte ; nous sommes en paradis. Marotte n’en veut rien croire. Le curé essaie de lui prouver qu’elle se trompe. Pendant qu’ils se disputent, l’ange s’esquive et l’argent s’esquive avec lui. Jacques se dépouille de ses ailes, court chez le seigneur et lui montre les sacs.
– Conviendrez-vous, cette fois, que je suis un habile voleur ? lui demande-t-il.
– Si habile, lui dit le seigneur, que je t’engage à quitter le pays ; sans cela, je serais obligé de te faire pendre, et j’en aurais regret. Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; il quitta le pays et, depuis lors, il circule par le monde.
(Conté par la mère Georges.)
Le Langage des bêtes
UN homme avait un fils très intelligent ; il voulut le faire instruire en toutes choses et l’envoya à l’école. Au bout de trois mois, il lui demanda s’il faisait des progrès.
– Oui, dit-il, j’apprends le parlement (le langage) des chiens et je le sais suffisamment. Le père se fâche. Le langage des chiens ! Ce n’est pas pour cela que je t’ai envoyé à l’école. Je veux que tu apprennes quelque chose de plus utile. Il l’envoie chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va le trouver.
– Eh bien ! tu t’instruis comme il faut ?
– Oui, mon père, je me suis bien appliqué et je sais le parlement des grenouilles.
– Comment ! c’est à cela que tu passes ton temps ? Après l’avoir bien grondé de ne s’appliquer qu’à des choses inutiles, le père l’envoya chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va s’informer de nouveau.
– Eh bien ! qu’apprends-tu maintenant ?
– Mon père, je me suis bien appliqué et je sais maintenant le langage des oiseaux.
– C’est trop fort ! dit le père, je ne veux plus entendre parler de toi, tu me fais honte, et je te tuerai pour te punir de ton obstination.
La mère intercède pour lui, mais le père est inflexible. Il va trouver un voisin, un pauvre homme. Voilà douze cents francs, lui dit-il, je te les donne, si tu veux tuer un fils qui me fait honte. Emmène-le loin et me rapporte son coeur, cet argent est pour toi. Le voisin ne se souciait pas de se charger de cette commission ; mais il était pauvre, il avait besoin d’argent, il finit par consentir. Il emmena le jeune garçon dans un bois, bien loin, bien loin, sous prétexte d’un petit voyage d’agrément, mais arrivé là, il n’eut pas le courage de le tuer, il lui avoua tout. Le jeune homme fut bien étonné que son père eüt donné un tel ordre et il protesta.
– Promettez-moi de ne jamais revenir, lui dit le voisin, je dirai à votre père que je vous ai tué, et je lui porterai le coeur d’une bête en lui disant que c’est le vôtre. Il s’agit seulement de trouver la bête. Un lièvre passe en ce moment. On cherche à l’attraper. Impossible. On aperçoit une biche, elle est prise, on la tue, et le voisin emporte son coeur pour le montrer au méchant père.
– Maintenant, éloignez-vous du pays au plus vite, et que Dieu vous conduise ! Le jeune homme remercia le voisin charitable ; il lui promit de ne jamais le compromettre en attendant qu’il püt le récompenser, et il se dirigea à travers le bois du côté opposé à la maison paternelle. En chemin, il rejoignit deux prêtres qui suivaient la même direction. La conversation s’engagea.
– Où allez-vous donc de ce pas, Messieurs ?
– Nous allons à Rome. Et vous ?
– Oh moi, je n’en sais rien. Je vais où Dieu me conduira.
– Mais où comptez-vous passer la nuit ?
– Dans le bois probablement. Je ne connais personne dans le pays et je n’ai pas d’argent.
– Il y a dans le voisinage une maison où nous savons qu’on nous donnera l’hospitalité. Venez avec nous.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs, si vous voulez bien me prendre sous votre protection. Arrivés à la maison hospitalière, les deux prêtres présentent leur compagnon.
– Lui permettez-vous de coucher ici ?
– Avec plaisir. On soupe, puis on assigne une chambre au jeune homme, en lui recommandant bien de souffler sa chandelle aussitôt qu’il sera couché.
– Je crains le feu, lui dit son hôte. La soirée était belle. Une fois dans sa chambre, le jeune homme se met à la fenêtre en bénissant Dieu de l’avoir arraché à un si grand danger et de lui avoir procuré un bon gîte. Il entend alors les chiens qui causent entre eux, leur conversation l’intéresse et il oublie de souffler sa chandelle. Le maître de la maison qui voit cette lumière se fâche.
– Comment ! ce jeune homme n’est pas couché ! Sa chandelle brüle encore ! Marianne, va voir ce que cela signifie. Marianne monte à la chambre du jeune homme.
– Monsieur n’est pas content, lui dit-elle, que vous ayez de la lumière. Pourquoi ne vous couchez-vous pas ?
– J’écoute les chiens de la cour qui ont entre eux une conversation très intéressante. Marianne éclate de rire et va retrouver son maître.
– Nous avons affaire à un drôle de personnage, lui dit-elle. Il prétend qu’il écoute la conversation des chiens, et que cette conversation est très intéressante.
– Des chiens ! C’est donc un fou. Dis-lui de venir. L’inconnu descend.
– Vous écoutez les chiens, jeune homme ? Eh bien que disent les chiens ?
– Les chiens se disent entre eux que leur maître court un grand danger et qu’ils ne peuvent rien faire pour l’en défendre. Des voleurs ont creusé un souterrain par lequel ils doivent entrer dans la cave. Comme les chiens sont enchaînés, les voleurs auront tout le temps de faire leur mauvais coup et de s’en retourner par le même chemin. Le maître de la maison avait commencé par rire, mais il ne riait plus. A tout hasard, il envoie chercher les gendarmes, puis on va explorer la cave. On reconnaît le trou dont les chiens ont parlé, on s’embusque, on éteint la lumière et on attend. Les voleurs ne tardent pas à apparaître par le trou qu’ils ont pratiqué. Ils sont quatre et munis d’une lanterne sourde. Les gendarmes les laissent sortir, et quand ils voient qu’il n’en vient pas d’autres, ils se mettent à l’entrée du trou pour les empêcher de s’échapper, les arrêtent et les emmènent. On remercie vivement le jeune homme du service qu’il a rendu ; on lui fait accepter une récompense, après quoi il se met en route avec ses compagnons. On marche, on marche tout le jour. Quand la nuit arrive, on se trouve à l’entrée d’un bois.
– Vous ne pouvez pas rester dans ce bois pendant la nuit, lui disent les deux prêtres. Nous connaissons une maison dans le voisinage. Venez avec nous, nous vous présenterons.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs. On arrive à la maison hospitalière, on le présente, il est bien accueilli ; on soupe, on lui assigne une chambre, on lui laisse une chandelle allumée, en lui conseillant de se coucher bien vite et de la souffler aussitôt. Comme la nuit précédente, il se met à la fenêtre, il y reste longtemps et oublie de souffler sa chandelle.
– Gertrude, allez voir pourquoi ce jeune homme a encore de la lumière, dit le maître de la maison à une servante. Gertrude monte, elle trouve le jeune homme à la fenêtre.
– Monsieur vous envoie demander pourquoi vous ne soufflez pas votre chandelle.
– J’écoute ce que disent les grenouilles qui sont dans le fossé. Gertrude éclate de rire comme avait fait Marianne et va raconter cela à son maître. On prie le jeune homme de descendre.
– Comment ! lui dit le maître de la maison, au lieu de vous reposer, vous vous amusez à écouter ce que disent les grenouilles ! Est-ce que vous comprendriez leur langue, par hasard ?
– Je la comprends, en effet, dit sérieusement le jeune homme.
– Eh bien ! que disent-elles ?
– Elles disent que votre fille est devenue muette.
– Elle est muette, en effet.
– Oui ; mais vous ne savez pas pourquoi et les grenouilles le savent.
– Elles savent pourquoi ma fille est muette ! Les médecins n’y comprennent rien.
– Comment le sauraient-ils ? Votre fille est muette, à ce que disent les grenouilles, parce que le jour de sa première communion, elle a laissé tomber à terre une partie de l’hostie. Une grenouille l’a ramassée, elle l’a encore dans la bouche, et tant qu’elle ne l’aura pas rendue, votre fille restera muette.
– Vous m’apprenez-là de drôles de choses ! Enfin nous examinerons demain les grenouilles. Le lendemain, dès le matin, on va battre le fossé. Toutes les grenouilles sortent. On en remarque une plus grosse que les autres. On pense que c’est celle-là probablement qui a ramassé la partie de l’hostie tombée à terre. Un des prêtres s’approche d’elle et lui dit de rendre la partie de l’hostie qu’elle garde. La grenouille n’a pas l’air d’entendre. Le second prêtre lui adresse la même demande. La grenouille le regarde avec ses gros yeux et ne donne rien. Un troisième prêtre qui se trouvait là tente la même épreuve et ne réussit pas davantage. Le jeune homme essaie à son tour, en parlant à la grenouille la langue qu’elle comprend. La grenouille lui rend le fragment d’hostie, et la jeune fille recouvre la parole. Le jeune homme fut fêté, choyé, comme vous pensez. On voulait le retenir ; mais les deux prêtres ayant annoncé leur intention de continuer leur voyage, il se décida à partir avec eux. Le voyage fut long, mais il n’offrit pas d’autre incident digne d’intérêt. En arrivant à Rome, les trois voyageurs apprennent que le pape est mort et qu’il s’agit de lui donner un successeur. Les prêtres s’empressent de rejoindre leurs confrères. Quant au jeune homme, que cette élection intéresse peu, il va se promener tout seul sous les arbres. Les arbres étaient pleins d’oiseaux et les oiseaux causaient sur les affaires du jour. Ce qu’il entendit l’étonna fort ; mais il n’en dit rien à ses compagnons de voyage lorsqu’il se retrouva avec eux le soir. Pour eux, ils ne désespéraient pas d’être élus l’un ou l’autre.
– Si je suis nommé pape, disait l’un au jeune homme, je te fais mon décrotteur.
– Et mois je te fais mon trotteur (mon courrier), disait l’autre. Le jeune homme ne répondait rien, mais il savait à quoi s’en tenir. Le lendemain, les candidats à la papauté se réunirent dans un jardin ; le jeune homme y entra avec eux. Une portion du ciel (sic : un nuage, sans doute ?) devait s’abaisser sur celui que Jésus voudrait choisir pour gouverner son église. Au moment voulu, on vit en effet une portion du ciel s’abaisser. Elle passa sur la tête du premier prêtre, elle passa sur la tête du second et elle se posa sur la tête du jeune homme. On reconnut ainsi la volonté de Dieu, et le jeune homme fut proclamé pape. Les oiseaux l’avaient instruit de ce qui l’attendait lorsqu’il était allé se promener seul sous les arbres. Retournons à ses parents. La pauvre mère était morte de chagrin de voir que son mari dans un accès de colère déraisonnable avait fait tuer leur unique enfant. Lui-même regrettait profondément ce qu’il avait fait. Personne ne l’avait dénoncé à la justice, mais le remords le tourmentait. Il résolut de s’en ouvrir à un prêtre, et il alla se confesser. Le confesseur lui déclara qu’il ne pouvait l’absoudre d’un si gros péché et l’engagea à s’adresser à l’évêque. Le père va trouver l’évêque ; mais celui-ci refuse également de l’absoudre et lui dit de s’adresser au pape. Il se décide à aller à Rome ; il y arrive un jour de fête et demande à parler au pape. On lui répond qu’on ne parle pas ainsi à Sa Sainteté. Il insiste. Le pape entend l’altercation et intervient. Il reconnaît très bien son père, mais il n’en témoigne rien et lui dit de se confesser à un prêtre romain. Le père se rend en effet au confessionnal. Il s’accuse de son crime, dont il a un profond repentir. Le confesseur lui dit que, pour première pénitence, il doit donner tout son bien à celui qu’il a engagé à commettre un meurtre sur la personne de son fils, et qu’il doit lui-même se retirer dans un cloître. Le père consent à tout. On lui conseille alors de s’adresser au pape qui peut seul lui donner l’absolution. Il se rend au confessionnal du pape. Celui-ci le voit tellement affligé qu’il lui pardonne.
– Votre fils n’est pas mort, lui dit-il. Il occupe un haut rang dont il vous est même redevable. Si vous n’aviez pas été si cruel pour lui, il ne serait pas aujourd’hui souverain pontife. Embrassez-moi, mon père !
(Conté par la mère Georges, âgée de 72 ans ; elle est repasseuse à Cherbourg, mais elle a été élevée à la campagne, et c’est là qu’elle a appris ce conte et les suivants.)