Serpents et piercings, Hitomi Kanehara

Tokyo, les bas-quartiers, Shinjuku, voici le décor d’une jeunesse apparemment en perdition. Serpents et piercings, (Hebi ni piasu) est l’oeuvre d’une toute jeune romancière japonaise née en 1983, Hitomi Kanehara, enfant terrible de la scène underground ayant vendu près de deux millions d’exemplaires de son livre écrit en anglais, déjà couronné par le prestigieux prix Ryûnosuke Akutagawa.

shinjukuPhoto © Kaidohmaru’

Serpents et piercings, c’est l’histoire d’un trou, un trou dans la langue, celui que s’est fait Ama, son copain, avant de se la sectionner et d’en faire une langue fourchue. C’est ainsi qu’on fait la découverte d’une toute jeune femme, Lui, qui ne désire plus qu’une seule chose, se faire trouer la langue et avoir elle aussi une langue de serpent. De sa rencontre avec Shiba-san, le tatoueur punk sadique, naîtra l’envie de se faire tatouer un dragon enlacé avec un Ki-Rin. Les trois personnages s’enlacent eux aussi telles les volutes des Malboro Menthol qu’ils fument à longueur de journée et impriment sur Lui leur empreinte. Un trio infernal et pas si désespéré qu’il en a l’air, oiseaux de nuit imbibés d’alcool, de sexe et de mort. Lui s’autodétruit, dit d’elle qu’elle a toute l’intelligence et le sens moral d’une gueunon, tandis qu’Ama ne cesse de veiller sur elle, la couvant comme un oiseau couve sa nichée et cela malgré la désinvolture avec laquelle elle le traîte. Shiba-san, lui voudrait se marier avec Lui, même si au bout du compte, il ne désire qu’une seule chose, qu’elle lui demande de la tuer, certainement pour atteindre la jouissance après laquelle il court désespérément. Derrière l’apparente crasse morbide des punks se cache en fait un monde stérilisé, stérile, duquel ne peut rien naître, pas même un amour et où finalement seuls les secrets et les désirs ont leur place.

Photo © junku-newcleus

Un livre grandiose et sombre, dans la pure lignée d’un Akutagawa inspiré, moins désespéré qu’un Ryū Murakami, et dont toute la superbe tient dans ce style sans entrave, à dix mille lieues de la rudesse japonaise. Oeuvre authentique d’une future prix Nobel de littérature ?

Au bout d'un moment il faut jeter un pavé dans la marmite de soupe aux cailloux et si possible le faire en une seule phrase

Il s’est passé en moi quelque chose de très étrange, en ceci que je considère la lecture présente d’un petit livre que j’ai acheté uniquement parce que la couverture me plaisait, comme un réel événement qui a déclenché toute une série de choses qui m’ont beaucoup fait réfléchir sur la façon dont certains écrivains écrivent, car en l’occurrence, c’est un livre – dont je tairais le nom de l’auteur, je risque d’être un peu vexant – que je considère comme pas très bon, même si au début, la première réaction a été de me dire “mais voilà, c’est ça qu’il faut que je fasse !!” parce que le livre est construit autour d’anecdotes du quotidien, fait de petits textes mis bout à bout, dans l’ordre chronologique, datés ou géolocalisés ou non, anecdotes qui dès les premières lignes m’ont beaucoup plu – le traître ! – et qui très vite deviennent d’un ennui mortel, qui, certes, est compensé par un très bon style, fluide, de belles métaphores sous laquelle on sent la maîtrise, mais au bout du compte, on se sent comme floué d’être entraîné dans un labyrinthe ennuyeux et sans beaucoup de couleurs, une sorte d’exercice de style auquel il manquerait l’originalité ou le désespoir de ce qui fait une belle oeuvre, et pour revenir à ce que je disais tout au début de ma phrase – car oui, je n’écrirai qu’une seule phrase – c’est en lisant ces premiers textes que je me suis enfin décidé à rassembler toutes mes petites chroniques, à les ordonner, les corriger, les peaufiner pour en faire un volume construit qui, au moment où je parle – dans une sorte de coming-out honteux – est peut-être déjà entre les mains d’un comité de lecture dans une petite maison d’édition, chose pour laquelle je suis reconnaissant à l’auteur indigne de ce livre, et désormais, j’en suis à comparer – mais quelle prétention ! – les deux ouvrages, pourtant différents, en premier lieu parce que la différence principale tient en ceci que le mien n’est pas édité – le fait est que ce sont des textes de la même nature que les miens, collectés sur plusieurs années, une dizaine, là où moi je les ai collectés sur une seule année -, et ce qui me frappe, c’est que je trouve, pour une fois, que ce que j’ai écrit est bon, oui, c’est étrange, mais je le ressens comme ça, et il semblerait que je ne sois pas le seul à penser cela – un lectorat, même s’il n’est composé de quelques âmes bienveillantes, dont les mots sont encourageants, voire élogieux ne peut qu’être un bon signe -, aussi, et c’est là mon propos de départ, j’imagine que le livre du monsieur a été publié parce qu’il est par ailleurs l’auteur d’autres livres, ce qui n’est pas mon cas, et j’ose avoir la vanité de croire, en comparaison avec mes écrits, que si je ne suis pas publié dans les prochains mois, ce ne sera que par l’entremise d’une injustice sérieuse, laquelle sera de toute façon réparée un jour ou l’autre, au prix de ma persévérance, car comme vous avez pu le constater, je suis déjà en train de préparer d’autres textes, que vous avez tous pu lire sous l’intitulé “Domino Days“, billet protégé pour lequel tout le monde m’a demandé le mot de passe (lequel se trouve être “poulet”, au cas où ça intéresse quelqu’un, ingrats !!).

Un empire de poussière

Pas une seule fois je n’ai écrit le mot opium… Pas une seule fois. Pourtant, j’en ai eu plusieurs fois l’occasion et je pourrais encore le faire… si toutefois je ne venais de le faire. J’aime énormément ce mot qui m’entraîne immédiatement sur les routes de l’Inde, dans les fumeries crasseuses de Lahore ou dans les ruelles d’un Shangai antédiluvien. L’opium rêvé ou maudit, objet de convoitise ou de mépris, ce mot me fait toujours rêver car il retient en lui l’incroyable possibilité de générer de l’illusion, métaphorique ou non.

Entre le rêve et la réalité, entre l’âge adulte et l’adolescence, voire l’enfance, il n’y a qu’un pas que l’on peut franchir avec plus ou moins facilité ou de sincérité. Entre ce que je vis et ce que je ne vis pas, entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre ce qui aurait pu ou aurait dû être, les frontières s’effacent, ma vision se brouille et lorsque je regarde autour de moi, j’éprouve parfois comme un léger vertige qui me fait me demander si je n’ai pas rêvé, ou alors si définitivement, je ne suis pas devenu un peu dingue. Lorsque cette histoire verra arriver son terme, nous en saurons certainement un peu plus.

Dingue, lui, il l’est devenu. Il portait un prénom de cavalier valeureux et vivait à l’ombre des autres, isolé, caché du reste du monde bruyant, dans une relative tranquillité pétrie de silences et d’ombres, et peut-être aussi d’illusions sauvages, de silhouettes qui se reflètent sur les murs, de grains de sable restés collés sous ses semelles lorsque du désert il s’extirpait. Son quotidien n’était pas autre chose que petites contrariétés, morne combat contre la morosité, absence totale de sentiments, aucune d’affection à son égard, personne pour l’aimer, la solitude froide et terne, le désir sans direction, un monde uniquement fait de la capacité qu’il avait à en sortir par le pouvoir de son imagination.

Il lisait beaucoup, les livres lui permettant de ne pas penser à ce qu’il était. C’est à dire pas grand chose. Il se sentait seul, mais ne le savait pas encore, parce qu’on ne sait ces choses là que lorsqu’on en sort, et qu’on y retourne. C’est à ce moment là que la solitude prend une dimension absurde. Il avait froid aussi. Son corps raidi. Son esprit devenu rigide. Son visage durci.

Le côté lumineux de son être, c’était la face découverte, son paraître. Il écrivait et des gens lisait ce qu’il écrivait. C’était sa seule ouverture sur le monde, sa seule joie de vivre et son unique objet de désir.

Seul, il l’était, et seul il vivait. Un soir, en rentrant du travail, il trouva dans sa boîte aux lettres une enveloppe suspecte. Ce n’était ni une facture, ni un tract publicitaire, mais une lettre qui lui était destinée, son nom et son adresse inscrits dessus avec une écriture ronde et douce ne laissait pas de place au doute. Pas de nom derrière. Juste un parfum boisé très discret qui en émanait. Il se passa la langue sur les lèvres en la décachetant fiévreusement, toujours sur le seuil devant le bataillon de boîtes aux lettres alignées.

La suite, un autre jour, une autre fois.

Damier

Note de bas de page: deux données sont à saisir dans ce texte ; l’imaginaire et la faculté de création. Morceau de vie réelle, texte fictif, autofiction ? Savoir si cette histoire est vraie ou non n’est pas la question car finalement, cela n’intéresse que les personnes qui me connaissent, ce qui constitue somme toute un bien maigre bataillon. Cela nous intéresse t-il réellement ? La vérité n’est qu’une donnée relative à l’existence particulière. Finalement, c’est bien peu de choses, et puis on verra ce que donne la suite.

Bibliothèque infinie et prête à consommer

Tous les livres ne sont pas comestibles. Du moins pas tout de suite. Un livre, c’est avant tout une oeuvre d’art qui ne se laisse pas forcément approcher facilement, il a un côté revêche qu’on se doit de respecter, sans quoi tout serait beaucoup trop facile. Certains livres sont consommables de suite, d’autres nécessitent une maturation, cela dépend de certains facteurs comme la disponibilité, les intérêts du moment, l’air du temps, et même la mode ! Aussi, il me semble important de pouvoir se constituer une bibliothèque infinie, un concept auquel je tiens énormément.

Le fait est que nous ne sommes pas forcément disponible pour les livres qu’on achète sur un coup de tête ou au contraire parce qu’on n’arrivait pas à le trouver depuis longtemps, mais il apparaît également que certains livres ne peuvent pas être consommés tout de suite, et je dirais heureusement.

Mon expérience personnelle me ramène à l’achat d’une grande quantité de livres lorsque j’étais à l’Université, des livres que je ne pouvais pas me permettre de lire parce que mes études me prenaient trop de temps et que je concentrais tout mon temps de lecture disponible à des ouvrages ayant directement trait à mes sujets d’étude. Alors je les ai gardés, j’en ai lu certains. Par exemple, L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares est un livre que j’avais acheté en 1996 parce que Borges y faisait référence dans un de ses livres (était-ce Le livre de sable ?) et je n’ai fini par le lire qu’en 2005 parce que j’ai relu le livre de Borges et que je me suis souvenu que je possédais ce petit livre.

Photo © Nachosan

C’est ainsi que je conçois la Bibliothèque infinie. Des ouvrages achetés, empilés, peu importe si on les lit un jour ou pas, mais le principal, c’est qu’ils soient là, quelque part en notre possession pour leur côté rassurant et qu’on sache qu’on les possède, qu’on sache que le jour où… ils nous attendent et ne demandent qu’à être lus par des yeux qui les ont attendu longtemps.

J’ai recensé tous les livres que je possède et ils tiennent en tout dans une trentaine de cartons de taille raisonnable. C’est énorme, j’en ai parfaitement conscience, c’est même certainement beaucoup trop. Certains d’entre eux iront aux bonnes oeuvres, d’autres partiront à la benne, d’autres encore occuperont un jour une place de choix parmi mes livres préférés, et d’autres serviront de cale pour une table bancale. Je sais qu’ils existent, je sais très précisément ce que j’ai lu et ce que je n’ai pas lu, je sais aussi ce que je lirai un jour et ce que je ne lirai pas.

Rien ne me fait plus plaisir en compulsant un livre acheté récemment de constater qu’il y est fait mention d’un autre que j’ai acheté dix ans auparavant et qui m’attend quelque part, prêt à être consommé car sa période de maturation arrive à son terme.

Défaut de transmission

Je me pose souvent des questions, je ne sais pas faire grand-chose d’autre. Mes dix doigts sont peu souvent sollicités pour des activités manuelles et je passe une bonne partie de mon temps à réfléchir, c’est un de mes grands défauts. Le problème, quand on réfléchit, c’est qu’on se pose des questions (ce qui est, j’en conviens, une attitude incompatible avec la religion) et les questions amènent des remises en questions, non pas forcément de soi, mais de ce qu’on pense. Et j’ai longtemps cru que la culture, pour ne citer qu’elle, était destinée à satisfaire de vils instincts d’autosatisfaction, mais je me suis trompé, et il n’est pas exclu que par la suite, je revienne encore sur cette opinion.

J’ai passé samedi soir une soirée horrible. En fait, j’étais invité par mon ami Laurent pour son anniversaire, et nous avons passé une soirée fraîche dans son appartement décoré avec simplicité mais avec beaucoup de goût, ce qui, pour un garçon est suffisamment rare pour être remarqué. Nous avons bien mangé, bien bu, etc. et je me suis rendu compte qu’en plus des sujets de discussion traditionnels sur lesquels il ne faut pas deviser entre amis, c’est à dire la religion, la politique et l’amour – hein ? – il fallait également éviter de parler culture. Etrange, me direz-vous, car que reste t-il ? Le travail, ça va cinq minutes, le cul, ça ne se fait pas…

Dizzie

Tout est parti en vrille – à mon sens – lorsque la copine du frère de Laurent a demandé ce qu’était qu’un bobo ? Toutes les définitions y sont passées, du tout au n’importe quoi, et pour une fois, la discussion prenait un tour étrange, car personne n’avait envie de rire, tout le monde semblait étrangement impliqué et trop sérieux à mon goût. Je n’ai pas pu m’empêcher de réagir lorsque j’ai entendu des inepties du genre “ce sont des gens qui ont des idées de gauche et qui…” ou alors “ce sont des gens qui ont de l’argent et qui…“, voire même “ce sont des gens qui sont dans le milieu de la culture et qui…“… Arghhhhh, VOS GUEULES !!! Silence !! Premièrement, on s’en fout des bobos. “Oui mais moi je suis une bobo et j’assume bien…“. OK, super, sujet suivant. Bref, les bobos, c’est pas le sujet. En l’occurrence, c’est que les deux personnes avec qui je tentais d’avoir une discussion sont deux personnes qui se considèrent comme des bobos, même si l’un des deux s’en est vigoureusement défendu – avec force “Ah mais de quoi on parle là, je ne comprends pas…“, et accessoirement, ce sont deux relations de travail* avec qui nous entretenons une relation de haine cordiale basée sur peu de choses (ils détestent mon humour, ou plutôt ils ne rigolent qu’au leur, faible et basé sur la répétition, et je ne fréquente pas les mêmes lieux – ajouté à cela qu’ils ne connaissent strictement rien à ma vie, ni à ce que je fais en dehors du travail et qu’ils me considèrent comme une sorte d’animal sans vie, mais les apparences sont parfois trompeuses et contrairement à eux, je n’expose pas ma vie privée et sexuelle sur la place du marché). Là où je me suis insurgé, c’est lorsqu’il a été question de culture, puisque selon leurs termes, le bobo est dans le milieu de la culture, sous-entendu que la culture c’est un peu comme la merde, il faut avoir les deux pieds dedans pour la sentir. Mais de quoi parlons nous ? Du dernier vernissage d’untel ? De l’exposition Yves Klein ? Du dernier livre de Houellebecq ? Le problème avec les gens qui ont de l’argent et ne se privent pas, c’est qu’ils ont un peu trop tendance à croire qu’il suffit de s’acheter une cafetière Nespresso (What else ?), d’écouter Mylo (qui n’est par ailleurs qu’un tromblon de sous-culture bruyante), de ne pas s’habiller chez Hennes and Mauritz (H&M pour ceux qui n’auraient pas compris), d’habiter dans le XXè ou dans le Marais et de connaître plein de monde dans le monde de la CULTURE (criez pour vous rendre compte de l’effet) ou de manger dans des lieux branchés pour être un bobo, ou quoi que ce soit d’autre…

Bilbliothèque

Je n’ai pas voulu être condescendant, méprisant ou exclusif – je leur laisse ce privilège – mais la culture, c’est un petit peu autre chose que tout ce que je viens d’énumérer, d’une manière non exhaustive et passablement ironique (oui, j’ai réponse à tout), parce que la culture se niche partout et c’est dans sa transmission et dans le partage qu’elle trouve son essence, c’est à dire exactement le contraire que le milieu dans lequel évoluent ces gens. J’ai dit une chose que je pense vraie, à mon corps défendant, j’ai dit que les bobos étaient des opportunistes qui n’évoluaient dans des milieux branchés plus par intérêt que par conviction et opinion, et je le maintiens a fortiori après cette soirée. J’avais envie de leur dire de visiter mon blog, ne serait-ce que pour avoir une autre approche de la culture, moi qui n’en suis qu’un factotum, mais je n’ai pas voulu qu’ils prennent cela pour la prétention.

Sur ces entrefaites, je vais préparer mes lasagnes, parce que la culture c’est aussi comme ça, c’est comme les domestiques, ça passe aussi par la cuisine.

A growing book

Trouvé chez Thomas, le petit livre vert de Monsieur Zhang est une invention merveilleuse.

Quand vous ne lisez pas, le livre se transforme en lampe grâce à 8 petites LEDs fixées à la base des plantes qui créeront ainsi un jeu de lumières avec les formes des végétaux que vous aurez choisis. La grille destinée aux plantations étant divisée sous le schéma des pixels, vous pouvez également faire pousser des germes pour créer un petit message personnalisé et vous pourrez prendre note de vos impressions au cours de l’expérience sur des espaces créés à cet effet dans le livre.

A growing book

Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public

C’est un objet de tristesse, pour celui qui traverse cette grande ville ou voyage dans les campagnes, que de voir les rues, les routes et le seuil des masures encombrés de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, importunant le passant de leurs mains tendues. Ces mères, plutôt que de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer leur temps à arpenter le pavé, à mendier la pitance de leurs nourrissons sans défense qui, en grandissant, deviendront voleurs faute de trouver du travail, quitteront leur cher Pays natal afin d’aller combattre pour le prétendant d’Espagne, ou partiront encore se vendre aux îles Barbades. Je pense que chacun s’accorde à reconnaître que ce nombre phénoménal d’enfants pendus aux bras, au dos ou aux talons de leur mère, et fréquemment de leur père, constitue dans le déplorable état présent du royaume une très grande charge supplémentaire ; par conséquent, celui qui trouverait un moyen équitable, simple et peu onéreux de faire participer ces enfants à la richesse commune mériterait si bien de l’intérêt public qu’on lui élèverait pour le moins une statue comme bienfaiteur de la nation. Mais mon intention n’est pas, loin de là, de m’en tenir aux seuls enfants des mendiants avérés ; mon projet se conçoit à une bien plus vaste échelle et se propose d’englober tous les enfants d’un âge donné dont les parents sont en vérité aussi incapables d’assurer la subsistance que ceux qui nous demandent la charité dans les rues. Pour ma part, j’ai consacré plusieurs années à réfléchir à ce sujet capital, à examiner avec attention les différents projets des autres penseurs, et y ai toujours trouvé de grossières erreurs de calcul. Il est vrai qu’une mère peut sustenter son nouveau-né de son lait durant toute une année solaire sans recours ou presque à une autre nourriture, du moins avec un complément alimentaire dont le coût ne dépasse pas deux shillings, somme qu’elle pourra aisément se procurer, ou l’équivalent en reliefs de table, par la mendicité, et c’est précisément à l’âge d’un an que je me propose de prendre en charge ces enfants, de sorte qu’au lieu d’être un fardeau pour leurs parents ou leur paroisse et de manquer de pain et de vêtements, ils puissent contribuer à nourrir et, partiellement, à vêtir des multitudes. Mon projet comporte encore cet autre avantage de faire cesser les avortements volontaires et cette horrible pratique des femmes, hélas trop fréquente dans notre société, qui assassinent leurs bâtards, sacrifiant, me semble-t-il, ces bébés innocents pour s’éviter les dépenses plus que la honte, pratique qui tirerait des larmes de compassion du cúur le plus sauvage et le plus inhumain. Etant généralement admis que la population de ce royaume s’élève à un million et demi d’âmes, je déduis qu’il y a environ deux cent mille couples dont la femme est reproductrice, chiffre duquel je retranche environ trente mille couples qui sont capables de subvenir aux besoins de leurs enfants, bien que je craigne qu’il n’y en ait guère autant, compte tenu de la détresse actuelle du royaume, mais cela posé, il nous reste cent soixante-dix mille reproductrices. J’en retranche encore cinquante mille pour tenir compte des fausses couches ou des enfants qui meurent de maladie ou d’accident au cours de la première année. Il reste donc cent vingt mille enfants nés chaque année de parents pauvres. Comment élever et assurer l’avenir de ces multitudes, telle est donc la question puisque, ainsi que je l’ai déjà dit, dans l’état actuel des choses, toutes les méthodes proposées à ce jour se sont révélées totalement impossibles à appliquer, du fait qu’on ne peut trouver d’emploi pour ces gens ni dans l’artisanat ni dans l’agriculture ; que nous ne construisons pas de nouveaux bâtiments (du moins dans les campagnes), pas plus que nous ne cultivons la terre ; il est rare que ces enfants puissent vivre de rapines avant l’âge de six ans, à l’exception de sujets particulièrement doués, bien qu’ils apprennent les rudiments du métier, je dois le reconnaître, beaucoup plus tôt : durant cette période, néanmoins, ils ne peuvent être tenus que pour des apprentis délinquants, ainsi que me l’a rapporté une importante personnalité du comté de Cavan qui m’a assuré ne pas connaître plus d’un ou deux voleurs qualifiés de moins de six ans, dans une région du royaume pourtant renommée pour la pratique compétente et précoce de cet art. Nos marchands m’assurent qu’en dessous de douze ans, les filles pas plus que les garçons ne font de satisfaisants produits négociables, et que même à cet âge, on n’en tire pas plus de trois livres, ou au mieux trois livres et demie à la Bourse, ce qui n’est profitable ni aux parents ni au royaume, les frais de nourriture et de haillons s’élevant au moins à quatre fois cette somme. J’en viens donc à exposer humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection. Un américain très avisé que j’ai connu à Londres m’a assuré qu’un jeune enfant en bonne santé et bien nourri constitue à l’âge d’un an un met délicieux, nutritif et sain, qu’il soit cuit en daube, au pot, rôti à la broche ou au four, et j’ai tout lieu de croire qu’il s’accommode aussi bien en fricassée ou en ragoût. Je porte donc humblement à l’attention du public cette proposition : sur ce chiffre estimé de cent vingt mille enfants, on en garderait vingt mille pour la reproduction, dont un quart seulement de mâles – ce qui est plus que nous n’en accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs – la raison en étant que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, formalité peu prisée de nos sauvages, et qu’en conséquence, un seul mâle suffira à servir quatre femelles. On mettrait en vente les cent mille autres à l’âge d’un an, pour les proposer aux personnes de bien et de qualité à travers le royaume, non sans recommander à la mère de les laisser téter à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre dodus, et gras à souhait pour une bonne table. Si l’on reçoit, on pourra faire deux plats d’un enfant, et si l’on dîne en famille, on pourra se contenter d’un quartier, épaule ou gigot, qui, assaisonné d’un peu de sel et de poivre, sera excellent cuit au pot le quatrième jour, particulièrement en hiver. J’ai calculé qu’un nouveau-né pèse en moyenne douze livres, et qu’il peut, en une année solaire, s’il est convenablement nourri, atteindre vingt-huit livres. Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants. On trouvera de la chair de nourrisson toute l’année, mais elle sera plus abondante en mars, ainsi qu’un peu avant et après, car un auteur sérieux, un éminent médecin français, nous assure que grâce aux effets prolifiques du régime à base de poisson, il naît, neuf mois environ après le Carême, plus d’enfants dans les pays catholiques qu’en toute saison ; c’est donc à compter d’un an après le Carême que les marchés seront le mieux fournis, étant donné que la proportion de nourrissons papistes dans le royaume est au moins de trois pour un ; par conséquent, mon projet aura l’avantage supplémentaire de réduire le nombre de papistes parmi nous. Ainsi que je l’ai précisé plus haut, subvenir aux besoins d’un enfant de mendiant (catégorie dans laquelle j’inclus les métayers, les journalistes et les quatre cinquièmes des fermiers) revient à deux shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point qui, je le répète, fournira quatre plats d’une viande excellente et nourrissante, que l

Courir avec des ciseaux, Augusten Burroughs

ScissorsPhoto © aga2957

Amherst, Massachusetts, en plein coeur des années 70. Augusten est un jeune adolescent évoluant dans un milieu déjanté, entre une mère folle qui déclame des poèmes, la tête de la femme du pasteur entre les cuisses, et un père alcoolique, totalement absent sauf lorsque ses instincts de tueur prennent le dessus et qui semble ne même pas se souvenir qu’il a deux enfants.

Elle n’a répondu à aucune de mes questions. Elle s’est contentée de garder les yeux fixes droit devant elle, quoique sans vraiment regarder la route, ni regarder dans son rétroviseur, et sans allumer une seule More.
Elle était revenue me chercher, exactement comme elle l’avait promis.
Mais seulement… où était-elle ?

En pleine adolescence tranquille, on suit l’évolution d’Augusten dans un monde qu’il n’a pas souhaité rencontrer, celui des adultes. D’abord soustrait à l’autorité (nulle) de son père, il sera ensuite abandonné par sa mère à son psy, lequel devient son tuteur légal. C’est alors qu’il arrive dans un monde étrange et bigarré dans lequel la figure paternelle et bienveillante du Docteur Finch est celle d”un grand illuminé qui a adopté tous les cas sociaux rencontrés sur son chemin et qui lit l’avenir dans ses étrons qu’il fait sécher sur la table du jardin. Augusten, désabusé, rencontrera dans cette famille hors-norme l’amitié avec Natalie, ses premiers rapports sexuels (assez violents) avec Neil, fils adoptif du psychiatre, et surtout la solitude dans un monde dans lequel il a du mal à trouver sa place.

Je me suis assis sur la canapé-lit, dans le noir, puis je me suis relevé pour aller chercher mes cigarettes dans la cuisine, et je suis revenu m’asseoir. J’en ai allumé une et j’ai fixé les ombres des masques africains sur les murs, les dessins à la plume de ma mère, dans leurs cadres, et toutes ces étagères de livres. Le problème, quand on a personne pour vous dire ce qu’il faut faire, c’est qu’il n’y a personne pour vous dire ce qu’il ne faut pas faire. Je venais de le comprendre.

L’impression que donne Augusten c’est d’avoir incompréhensiblement les pieds sur terre, même si l’on assiste à la métamorphose d’un adolescent en adulte dans un univers foutraque. Sous l’humour, la fausse naïveté, le regard acéré, se cachent en fait la détresse d’un homme qui a souffert, mais il nous montre que c’est aussi comme ça qu’on avance…

Courir avec des ciseaux a été adapté au cinéma en 2005 par Ryan Murphy, un film avec Annette Benning, Brian Cox, Joseph Fiennes, Alec Baldwin et Gwyneth Paltrow.

Perles du désert

Deserts

Riche idée de la part des éditions Mercure de France de publier dans la collection Petit Mercure ces recueils de textes thématiques.

Errant dans le rayon littérature de voyage, coincé entre un livre de Nicolas Bouvier et un autre d’Ella Maillart, j’ai découvert ce petit recueil, le goût des déserts. Persuadé que j’y trouverai des ambiances dont je suis friand, je me suis trouvé face à des auteurs que je ne connaissais pas, des personnages dont je ne soupçonnais pas l’existence et des destins hors du commun.

J’y ai découvert Ibn Baṭūṭa, amateur de melons, mais aussi le Vicomte Charles de Foucauld, un noble périgourdin qui finira sa vie assassiné dans un ermitage du Sahara, et le très énigmatique Michel Vieuchange qui déguisé en femme visitera la ville interdite de Smara.

On y découvre aussi des trésors de poésie comme ce texte rapporté par Anne-Marie Tolba dans Villes de sable, les cités bibliothèques du désert mauritanien.

Mon pays est une perle discrète
Telles des traces dans le sable
Mon pays est une perle discrète
Tels des murmures des vagues
Sous un bruissement vespéral
Mon pays est un palimpseste
Où s’usent mes yeux insomniaques
Pour traquer la mémoire

Ousmane Moussa Diagana, Notules de rêve pour une symphonie amoureuse.

Un peu hors propos, mais d’une beauté rare, ces mots de Lyautey à propos d’Isabelle Eberhardt :

“… Elle était ce qui m’attirait le plus au monde “une réfractaire” et trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, hors de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie aussi libérée qu’un oiseau dans l’espace, quel régal !”

L’horizon s’ouvre de multiples possibles avec ce petit livre, comme avec ce superbe poème d’Amr Ibn Kalthoum :

Elle te laisse voir quand seul à seul tu l’approches…
deux bras pareils au col d’une chamelonne toute blanche
jouvencelle racée qui n’a jamais conçu
un sein plus moëlleux que bure d’ivoire préservée des mains des toucheurs
et ces reins tendres et longs et vivaces et ces rondeurs que leur voisinage alourdit
et ces hauts de cuisse à resserrer la porte et cette taille qui affole ma folie
et ces deux piliers d’ivoire et de marbre sonnant du cliquetis des bijoux […]

Pour finir, ces quelques mots de Dino Buzzati, celui des Tartares :

Selon moi, ce qui fait surtout impression dans le désert, c’est le sentiment de l’attente. On a la sensation que quelque chose doit arriver, d’un moment à l’autre. Vraiment. Là, jaillit des choses que l’on voit.