Le sacrifice de Tarkovsky

Le sacrifice de Tarkovsky

Andrei Tarkovsky signe son dernier film en 1986 avant de mourir. Le Sacrifice (Offret) est étrangement un film testament d’une oeuvre compliquée.

Ce film est avant tout, esthétiquement parlant édifiant. Dans un décor aux allures scandinaves, sous une lumière froide et argentée, c’est un film typiquement septentrional. La lumière y est magnifique et les personnages d’une gravité exacerbée. En s’imprégnant de l’ambiance, on pourrait se croire dans un film d'Ingmar Bergman. Le réalisateur russe nous offre une palette de personnages énigmatiques magistralement servis par Erland Josephson (acteur bergmanien s’il en est), Susan Fleetwood, Guðrún Gísladóttir et un petit garçon du nom de Tommy Kjellqvist, qui dans le film est simplement appelé Gossen, petit garçon. On y voit même apparaitre Valérie Mairesse.

Sur fond de guerre nucléaire, se déroule une cérémonie d’anniversaire sur les côtes suédoises. Le sacrifice sera celui d’Alexandre, le personnage principal, qui devra, pour sauver le monde accomplir un acte sacré. Rares sont les films autant imprégnés de gravité, de poésie sourde et rentenue et d’un sentiment prégnant de beauté presque métaphysique.

Plastic House – Kengo Kuma, Tokyo

Plastic House - Kengo Kuma, Tokyo

Tokyo est, par excellence, une ville où tous les styles cohabitent entre eux, et d’où ne ressort par conséquent aucun vrai style. L’espace, ou plutôt le manque d’espace en fait une ville où des maisons de petite taille commencent à voir le jour.

Nécessité spatiale, gout des belles choses, fonctionnalisme, tout est réuni dans cette petite maison conçue par Kengo Kuma.

La vraie originalité de ce construction réside, entre autre, dans l’utilisation de matériaux révolutionnaires tels que le P.R.F.V. (polyuréthanne renforcé aux fibres de verre), conférant à la fois solidité et résistance, mais aussi un aspect de papier granuleux, qui n’est pas sans rappeler l’aspect des murs de papier traditionnels. La façade avant en est entièrement recouverte.

Lorsque la nuit tombe et que les lumières sont allumées, les parois prennent un aspect opaque et diffus.Le plan de la maison est résolument tourné vers l’optimisation de l’espace. Quatre étages en tout, en comptant une cave et une terrasse. Les deux étages principaux sont des espaces sans cloison et le rez-de-chaussée uniforme sert à la fois de cuisine, salle à manger, salon et accessoirement atelier de photo. Les escaliers sont situés sur le côté et le blanc majoritaire confère une impression d’espace immense. A coup sur, cette oeuvre datant de 2002 préfigure la matérialisation de l’espace pour ces prochaines années.

Pour en savoir plus, lire l’article de Botond Bognar sur Architecture Week.

Ecrire une histoire autour de photos

Couleurs d'automne

Nous sommes au mois de novembre, le soleil n’est pas très loin mais déjà il fait froid et la pluie, hier, a recouvert le sol de milliers d’étincelles dans lesquelles on voit se refléter les lumières de la ville. Les vacances d’été paraissent déjà lointaines et tout ce qui en reste, ce sont quelques photos prise ça et là, d’endroits que je connais et où j’aime retourner à cause de leur familiarité. Ils me procurent la sensation d’être chez moi ailleurs que chez moi, de me sentir bien ailleurs que là où je vis. C’est comme ça, je n’y peux rien. Je suis comme la bernique, je m’attache au premier rocher que je trouve.

Les feuilles ne se ramassent plus à la pelle, mais au souffleur à essence. C’est une ritournelle que j’aime écouter.

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/feuilles.mp3] Continue reading “Ecrire une histoire autour de photos”

Nocturne Indien à Paris

Parti à la recherche d’un Paris en plein automne, en fin d’après-midi, je ne me doutais pas que j’allais vivre une expérience si riche. Tandis que sur les quais de Seine, en arrivant à proximité de l’hôpital Beaujon, le soleil doré illuminait une rangée de marronniers plantés le long de la route, nous roulons tranquillement vers le nord de Paris, rue Ordener, puis rue Custine, en passant du côté de l’escarpée rue du Mont-Cenis et ses escaliers qui ont fait la réputation de Paris au travers de certaines photos. Au coucher du jour, une lumière argentée illumine les rues qui s’éclairent. Rue André del Sarte, Ronsard et Charles Nodier autour du Marché Saint-Pierre, zouzou qui dort profondément à l’arrière, tandis que je regarde les passants qui ont l’air heureux dans ces rues grouillantes.

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Les minutes de la SNCF sont plus longues que mes nuits

Tout commence par une brève annonce dans la rame du RER qui partait sur Pontoise. J’étais debout, en train de lire Le Chant des Pistes de Bruce Chatwin, coincé entre un grand type en canadienne qui, même après m’avoir marché sur les pieds trois fois de suite, a eu du mal à s’apercevoir que j’étais derrière lui, et la paroi venteuse de la porte qui me soufflait son air vicieux jusque dans le bas du dos. Arrivé à Porte de Clichy, une voix annonce qu’un incident de signalisation avait eu lieu en gare d’Ermont et que le train aurait pour terminus la prochaine gare. Le train repart et s’arrête dans un tunnel. La voix annonce à nouveau que suite à incident tagada, le train est arrêté pour une durée de quatre minutes environ. Un quart d’heure plus tard, je suis toujours en train de lire et le train n’a pas avancé d’un poil. Il repart enfin et s’arrête à Gennevilliers.

Pont de chemin de fer

Le quai est noir de monde. Une voix sur le quai annonce que le train voie 2 ne prend pas de voyageurs, et comme il n’y a que 2 voies, et que sur l’autre quai, aucun train ne prend pas de voyageurs, c’est pour nous. Enfin, la voix du train annonce que tout le monde doit descendre. Je regarde le quai noir de monde et large de 3 mètres et je me dis C’est là qu’on doit descendre? parce qu’à part descendre directement dans l’interstice situé entre le train et le quai, passer sous le train et ressortir de l’autre côté, je ne vois pas comment c’était possible. Finalement, nous nous sommes entassés sur trois mètres de largeur dans une agitation toute relative puisque nous avions tout juste de quoi bouger un sourcil. Prochain train annoncé dans quatre minutes.

J’arrive quand même à lever un bras pour continuer ma lecture, et tout d’un coup, je me rends compte que lire Chatwin, lui le coureur des pistes des déserts australiens, au beau milieu d’une foule grognante sur un quai de banlieue, a quelque chose de complètement surréaliste. Derrière moi une vieille dame bossue se repose sur mon dos. Je fais mon bon samaritain en ne disant rien et elle dit Elles sont passées les quatre minutes là ?. Je me retourne et lui dit Les minutes de la SCNF sont plus longues que mes nuits, mais je pense qu’elle devait être sourde, ou insensible à ma prose… Un autre annonce nous dit qu’un train entre en gare. Eloignez-vous de la bordure du quai. Eclat de rire général. Et puis finalement non. Le train est retardé. Un autre annonce dit En raison d’un incident de signalisation et de la présence de personnes sur les voies, le trafic est très très, mais alors très très perturbé dans les deux sens. Le type qui dit ça a l’air d’être au bord de la crise de fou-rire et je ne peux m’empêcher de rire à mon tour.

Le train arrive, il est bondé. Je n’arrive même pas à mettre un orteil dedans. Je prendrais le prochain.

Un autre arrive, il n’y a personne dedans. Je suis assis à côté d’un polonais. Lorsqu’il se lève, il est tellement grand que sa tête vient heurter le cache de la lumière et le déboite complètement. Evidemment, je me le reçois sur la tête. Grand con va !

Finalement, au bout de deux heures, je finis par arriver chez moi. Fatigué, les pieds gelés et les lèvres gercées, mais au moins j’aurais fait la connaissance de Bruce Chatwin qui continue de me laisser rêveur en me conduisant sur les pistes chantées.

Angel in the hall of night

Tandis que la train tarde à arriver, je suis déjà drapé par mon univers, rien ne compte plus, même celle-ci qui monte dans le train en remontant sa braguette… Les troupes affluent, ça se bouscule, apparemment, il y a des retards dans le trafic, mais rien ne compte… Je suis chez Jack, les yeux plongés dans ses New-York Scenes en écoutant les rythmes indiens de John Mayall et le train avance, s’arrête, absorbe son flot de passagers au travers des gares, les corps se chevauchent, s’entrechoquent, se bousculent et ça me fait bien sourire, j’ai le rythme, ça claque dans mon livre et dans mes oreilles… Je m’en fous, j’ai trouvé une place assise dans un coin, sans voisin, je suis presque tout seul dans la foule… Rien ne me touche, juste cette fille qui emporte mon marque-page tandis qu’elle essaie de s’agripper à la rambarde… et je me retrouve à nouveau dans le métro, je suis quelqu’un qui monte dans une rame pas trop bondée, et je me retrouve face à une dame au nez pointu qui semble en extase devant un ange, un ange – hall of night – à la peau blanche et au regard candide au travers de ses grands yeux verts qu’on croirait sortis d’une bande dessinée japonaise… comme si elle était perdue, elle regarde partout autour d’elle, ange tombé là par hasard… la lumière du soleil dans l’axe de la rue…

L'odeur des dunes dans une chambre blanche

Je m’étais toujours demandé à quoi pouvait bien ressembler une rencontre avec la gloire. Un doux moment lénifiant à l’image d’un verre de lait passant dans la gorge ? Un courant électrique parcourant l’échine et rendant encore plus fort ? Ou bien quelque chose de purement charnel confinant à l’orgasme ? Toutes mes opinions ont volé en éclats lorsqu’un jour ça m’est tombé dessus, et je dois avouer que je n’avais pas envisagé que ça puisse être douloureux. Une des raisons pour lesquelles ça m’a fait si mal, c’est que j’étais allongé sur un lit d’hôpital, souffrant, pour ne pas dire souffreteux. Je pensais que connaître la gloire était un phénomène qui mettait du temps à se mettre en place, que ça devait ressembler à l’édification d’une cathédrale (même si ça ne dure peut-être pas aussi longtemps une fois que c’est construit), mais dans mon cas, j’ai tout pris dans la figure alors que j’étais en train de me faire enfiler un thermomètre là où paraît-il, où paraît-il…. Enfin bref. Je lisais le journal en même temps. Les pages culture. Et qu’est-ce que je prends en pleine tronche ? Ma photo, une photo sortie de je-ne-sais-où, un truc immonde représentant mon profil, avec mon nez busqué d’Indien des plaines et mon faux sourire barré d’un rictus moqueur que je ne me connaissais pas. Je n’ai jamais su qui avait pris cette photo, ni où c’était, mais au vu de la foule qui défilait derrière, je dirais que ça devait être dans un café, ou un restaurant. Au-dessus de la photo, il y avait un grand titre qui devait raconter un truc dans le genre La nouvelle coqueluche des milieux branchés. Une belle surprise quand on est en train de sa faire fouiller le fondement par une grande infirmière qui ne peut s’empêcher de lire par-dessus (non pas l’épaule) le drap. Elle m’a crié dans l’oreille. Mais c’est vous ça ! Ben oui, il semblerait, lui répondis-je. Vous êtes écrivain ? Z’avez pas l’air d’un écrivain ! Je lui dis: en même temps, c’est clair qu’avec le cul à l’air et toutes ces saloperies que je traîne, je ne ressemble pas à grand chose, et puis d’abord, ça ressemble à quoi un écrivain? Vous en avez déjà vu ? Nan, mais vous avez pas une tête d’écrivain, c’est tout, vous fâchez pas, répondit-elle. Je n’ai rien répondu, ça ne valait pas le coup. J’essayais de lire. Je voulais voir ce que ces scribouillards avaient écrit sur ma prose. En gros, le type qui avait écrit ça me traitait de nouvelle coqueluche tout ça parce que les quelques nouvelles que j’avais publiées ça et là dans des revues littéraires avaient attiré l’attention de petits groupuscules élitistes proches des maisons d’édition. Ce n’était pas que j’avais espéré. Il attirait l’attention sur mon style sans retenue, ma grossièreté et l’absolue absence de métaphore, me comparant à un type dont je connaissais même pas le nom, un écrivain américain de seconde zone, certainement. Bref, j’avais passé le cap de la première critique merdeuse et sans consistance. Heureusement que je n’ai jamais écrit un seul poème, sinon, il y a bien longtemps que je me serais fait descendre. La poésie, cette bâtarde de l’enfer qui détruit les hommes et les rend serfs de règles absurdes… Je me marrais tout seul en tenant mon canard d’une seule main. Bon c’est terminé, là ? lançais-je à la grande haridelle qui me tenait toujours par le bas.

Pont de Levallois

2. Voilà, je suis sorti de l’hôpital, le portefeuille plus léger et un beau dossier médical me diagnostiquant une infection urinaire, une saloperie qui me faisait pisser des lames de rasoirs et grâce à laquelle j’avais rempli plusieurs bocaux de mes substances. Un souvenir pour l’assistance publique. En sortant du Val de Grâce, je me retournais sur le planton à l’entrée et je lui dis de prendre soin de mes déjections, elles vaudraient un jour de l’or ! Il me dévisagea d’un regard bovin et me demanda de circuler. C’est ça ! Et que je ne vous revoie pas, lui lançai-je. J’étais redevenu libre. L’armée m’a gardé enfermé pendant une semaine dans ses murs à examiner mon corps sous toutes ses coutures, à me faire passer dans les salles de radiographie, j’ai eu le droit à tout. Le bassin, les reins, l’abdomen et même un joli panoramique dentaire ! Mais foutez-moi la paix ! J’ai mal quand je pisse, pas quand je mange ! Mais Monsieur, si vous avez une infection dentaire, ça peut générer une infection urinaire, me répondit la gravure de mode masculine gominée qui m’a fait prendre des positions pas possibles, alors que je souffrais le martyr en essayant de retenir le litre et demi d’eau que j’avais bu pour l’occasion. J’étais donc à nouveau libre. Libre et bourré de médicaments. Il était un peu plus de huit heures du matin, et comme j’avais refusé d’absorber l’immonde café qu’on m’avait proposé à ma sortie, j’ai pris le parti de remonter le Boul’Mich pour m’asseoir à une table près de la Seine, avec café et croissant dans un vrai café, avec la bonne odeur qui va avec et cette ambiance de Paris au matin. Avant d’y aller, je passais dans une papeterie non loin de là pour acheter un bloc de papier à carreau et un stylo. Une semaine auparavant, j’étais entré dans ma chambre d’hôpital en apprenant que j’étais là pour une semaine, alors que je n’avais même pas un caleçon de rechange dans la poche. Je n’avais donc sur moi qu’un petit carnet sur lequel j’ai essayé d’organiser mes idées de la façon la plus compacte, et cette restriction d’une semaine avait comme fortement affecté ma liberté d’épanchement. Avec de quoi écrire, je me sentais neuf et prêt à repartir. Avec la force d’un jeune cheval, bride rabattue, j’appelais la serveuse, la pétasse qui nettoyait les tables alentour. Un double expresso, ma jolie ! Elle me toisa et partit faire chanter le perco avec un air renfrogné. Jamais contentes ces serveuses. Encore une chance que je ne lui fit pas claquer la main sur les fesses… Des miettes de croissant se battaient dans les poils de ma barbe de sept jours et je descendais les gorgées chaudes de mon café, en respirant l’air déjà enfumé du lieu, avec l’impression de commencer à revivre. Une semaine dans l’enfer blanc, privé de tout ce qui se passe dehors… De quoi écrire et je me sens à nouveau libre. Parler de tout et de rien, parler des gens qui passent, parler de sexe ou de politique, je n’aime que ça. J’étais redevenu libre et désormais, j’allais montrer à tous ces idiots que je n’étais pas un écrivain de quartiers branchés, que je valais mieux que ça. A partir de ce jour, ils allaient devoir me regarder comme un écrivain, parce que mon roman était en train de s’écrire sous mes yeux.

3. Trois semaines ! Trois bon dieu de semaines passées dans les salles de cafés tous plus bondés les uns que les autres, dans le bruit et la fureur du quotidien qui défile ! Trois bon dieu de semaines pendant lesquelles j’ai mangé des jambons beurre cornichons et que mon budget ne cessait de fondre comme beurre au soleil. Trois vilaines semaines pendant lesquelles j’ai eu froid et j’ai eu froid, et encore froid, les veines remplies de sang noir couleur café sucré, excité et pantelant comme un cheval au galop, des jours et des jours passés à griffonner mes idées, à les biffer, à tenter des bouts de paragraphes, à essayer de poser du style, à remplir des lignes que je finissais toujours par tailler, pour ne garder que l’essentiel. J’étais presque prêt à tout ordonner. J’avais sous les mains cinq cents belles pages empilées que je trimbalais sous le bras partout où j’allais, de cafés en bistrots, de parc en parc, la pile me suivait et l’angoisse de perdre ne serait-ce qu’une feuille me tordait les intestins. Alors je me suis acheté une espèce de vieux cartable chez un bouquiniste pour entasser le tout. C’était numéroté, pas besoin de classer, je voulais simplement ne rien perdre. Je savais pertinemment que sur les cinq cents pages, je n’allais en garder que deux cents que l’éditeur se chargerait avec amour d’amputer encore de tous les moignons qu’il jugerait superflus. Relire encore et toujours, à chaque fois je trouvais des fautes d’orthographe, des accents circonflexes partout et aucun là où il en fallait, je désespérais sans cesse d’avoir un jour un écriture qui me permette de ne pas avoir besoin de me relire. Fait chier cette langue dans laquelle j’ai fait mon nid. Mais tellement fluide. Bon. De toute façon ils ont des correcteurs dans les maisons d’édition, non ? Ce cartable, je le trainais partout avec moi, jusqu’aux toilettes. Ma plus grande crainte était de le perdre et je pensais que l’endroit où il était le plus en sécurité, c’était près de son maître. Et puis je me suis battu. Comme ça. Tout ça parce qu’un mec me faisait chier. C’était un soir à la Guillotine[1]. J’étais assis avec mon pote Yan, le musicien et on discutait ferme autour d’une bière. Je lui faisais part de mes incertitudes quant à ce que je devais garder ou pas dans le texte.

Métro Jules Joffrin

Des conneries en fait, parce que lui s’en foutait complètement. Je l’ai saoulé avec mes mots, et moi je me suis saoulé à la bière. Je devais être un peu trop bourré parce que je parlais fort et les gens, tous ces abrutis, me regardaient avec force mépris – ou alors c’était la parano de l’alcoolique – et apparemment, ça dérangeait certains d’entre eux qui n’arrivaient pas à écouter les accords foireux d’un Bob Dylan toujours égal à lui-même, plat et sans intérêt. Je faisais des grands gestes et des moulinets ridicules, comme si parler littérature nécessitait de l’espace, et je me mis à déclamer un vieux poème de Burroughs, ce qui devait donner la même chose que lorsque l’auteur avait écrit ces mots, c’était pitoyable. Un gars qui était assis derrière moi me tapa sur l’épaule d’un index pointu et me demanda si je connaissais le concept d’ultraviolence. Il avait un visage épais et répugnant, des lèvres rouges et luisantes, et portait dignement une espèce de coiffure de bourgeois ankylosé, le tout porté par un blazer rapé, un jean avec des revers et des mocassins passés sur des chaussettes blanches. Grande classe. Hey ta gueule toi ! Qu’est-ce tu me fais avec ton truc là ? T’as pas digéré ton Orange Mécanique ? Même pas capable de penser par soi-même, t’aurais pas pu inventer un truc tout seul, non, faut que t’ailles puiser chez Burgess ? Il me répondit: Il va se calmer ce con ? Et puis c’est qui ce Burgess ? Yan et moi nous nous sommes regardés et les larmes nous vinrent aux yeux, nous nous sommes écroulés de rire, tout bourrés que nous étions. Evidemment, il n’a pas aimé, il m’a retourné une droite dans l’estomac et je me suis écroulé par terre, la gueule sur la tomette, le souffle coupé à la faux. Je n’aime pas rester sur un échec. Alors j’ai repris mon souffle, tranquillement pendant que l’autre abruti se rasseyait. Et puis je lui ai gentiment poussé la tronche en avant, histoire qu’il embrasse son verre. S’est ensuivie une bataille rangée et générale dont je ne suis encore à ce jour pas peu fier. Yan et moi avons fini sur le trottoir, beurrés comme des coings et les mains ensanglantées, mais qu’est ce qu’on s’est marré ! Comme par enchantement, le cartable était posé à mes côtés, tout près de ma joue qui collait au bitume. Celui qui m’avait flanqué dehors avait eu la délicatesse de me raccompagner avec mes effets. J’ai beaucoup apprécié.

Notes

[1] La Guillotine est en réalité le caveau des oubliettes, rue Galande dans la quartier latin.

4. Si je réussissais à vivre sans travailler, c’est tout simplement que j’avais réussi à amasser quelques deniers en vendant mes premiers textes ça et là, ici dans un journal, ici dans une revue, ici à diverses personnes que j’avais connues par relations et qui couraient après des manuscrits pour en faire je ne sais quoi. Ce que je leur avais vendu ne valait pas tripette et je préférais disperser mes écrits dans la boue et me faire du fric plutôt que de garder tout ça religieusement pour en faire des confitures. Au moins, j’avais la possibilité d’errer les poches pleines d’argent frais, dont je pouvais disposer pour vivre le temps de composer quelque chose. Je dormais chez des amis ou à l’hôtel, chez des gens peu regardants sur le fait que je squatte une nuit ou deux. Mon réseau de relations à Paris était étendu. Je connaissais un poète via mon ami Yan, qui lui-même connaissait pas mal de monde dans les milieux aisés. Je gardais des appartements grandioses pendant que leurs rupins de propriétaires se faisaient dorer la couenne sur la Riviera (on dit toujours ça ?) ou aux Maldives. Je ne dépensais pas grand chose, juste de quoi me nourrir, j’achetais des feuilles par ramettes entières et quelques crayons. Une vie de pas grand chose dans la plus belle ville du monde. Je n’existais plus pour personne. J’étais juste un numéro pour la Sécurité Sociale, mais je n’avais plus de compte en banque, plus de factures à payer, rien à devoir à personne, et cette liberté chèrement acquise était pour moi mon meilleur atout. Je ne faisais qu’errer dans une ville où je trouvais le plus clair de mon inspiration. Avoir des chaînes aux pieds m’empêchait d’écrire, impossible de faire quoi que ce soit avec des contingences. L’esprit et le corps libre.

Montmartre

A ce moment, je vivotais dans un vaste appartement sur l’île Saint-Louis. J’aurais pu trouver plus dégueulasse. Jonas, l’ami de Yan m’avait dégoté ce petit job qui consistait uniquement à ouvrir les volets le matin, et à les fermer le soir, chez un couple de journalistes qui avait décidé de prendre quelques mois la tangente pour s’immerger dans la civilisation népalaise. Très bien. En échange de cette garde prolongée, j’avais accès à une douche, un lit que je tentais de garder propre, une cuisine, bref, tout le confort que je ne pouvais pas me payer. J’étais bien dans ma peau. Vraiment très bien. Je jouissais fortement de tout ce que j’avais. Pendant toute cette période, je vivais presque reclus dans mon monde, uniquement bercé de mes mots, de mon inspiration, de mes illuminations fidèles. De temps en temps, je me saoulais avec mes amis, histoire de décrasser la bécane. Mais il n’y avait pas de femme dans ma vie depuis un bon bout de temps, peut-être un an, certainement plus. Mon roman était en phase intense de fignolage et la pression retombant, je m’aperçus d’un seul coup que mon corps criait famine, il voulait du sexe. Je ne m’étais pas non plus rendu compte à quel point je ne prenais plus soin de moi. J’avais les cheveux longs et la barbe au menton, mes vêtements étaient râpés. Je ne ressemblais plus à rien alors que je ne m’étais jamais senti aussi bien, et le fossé qui s’était creusé entre l’intérieur et l’extérieur commençait formellement à me déplaire.
Alors, j’ai traîné ma carcasse dans les grands magasins qui jalonnent les quais de Seine et j’ai craqué sur quelques petites choses chères mais qui me faisaient tout de suite plus ressembler à un personnage séduisant qu’au clochard que j’étais en réalité. Je suis passé chez le coiffeur (j’ai même réussi en insistant à me faire raser, ben oui, ils sont où les barbiers ?) et avec mon pantalon noir et ma chemise blanche, j’avais des allures de Kerouac sur les photos les plus connues. Ouais, je me sentais beau. J’ai tout de suite repris beaucoup d’assurance et je pouvais désormais traîner dans les cafés en regardant les gens sans honte. Je ne savais plus faire ça. Il commençait à faire beau. Paris renaissait sous mes yeux. J’avais une formidable envie de terminer ce que j’étais en train de faire, mais aussi de faire l’amour.
C’est alors que je l’ai rencontrée.

5. Apprends à lire avec un crayon de papier (crayon à papier, mine, crayon de bois), porte-le à ton côté à chaque fois que tu parcours une ligne, que tu imprimes sur l’oeuvre ta lecture, car il te manquera quelque chose à chaque fois que tes yeux passerons à nouveau sur la tranche parmi les autres livres de ta bibliothèque. Tu ne te souviendras plus, tu auras oublié. Le crayon est là pour t’aider, n’hésite pas à souligner, encadrer, biffer, caviarder, à noter dans les marges, elles sont là pour ça, à inscrire sur la page de garde le numéro de la page qui renvoie à la page qui t’intéresse. Lis avec lui, il sera ton indéfectible compagnon. Apprends à lire avec un crayon, tu donneras à ton livre une vie qui lui manque et qu’il n’aurait pas sans toi, tes yeux, ta lecture et ton crayon. Qui m’a dit ça déjà ?

6. Ah ah. J’adore les femmes. Bon, faut être con pour dire le contraire, quand même. C’est vrai qu’elles n’étaient pas au centre de mes préoccupations du moment. Je ne pensais pas qu’il était possible de ne vivre que pour l’écriture, et ce que je vivais ces derniers temps avait tout l’air d’un rêve long et bienfaisant, quelque chose qui coule dans les veines comme un vin béni et transporte vers des paysages d’une pureté sans nom. Bref. J’avais gagné en confiance en moi, j’étais devenu fort, les traits de mon visage s’étaient durcis, comme si chaque sillon, chaque ridule portait en soi un moment de mon existence exposée à présent à la face du monde. Mes amis me trouvaient changé. La barbe et les cheveux recouvraient mon visage comme une chrysalide les ailes d’un papillon qui ne demandait qu’à voler.
Un jour d’avril, alors que les premiers beaux jours avaient enfin daigné se pointer, j’avais décidé de me poser toute une journée sans travailler. Passerelle des Arts. La brüme d’un petit matin. J’ai avisé un banc solitaire et j’ai posé mon cul. L’air était chargé d’un mélange d’effluves de harengs fumés et de verdure fraîchement coupée, cette même odeur d’herbe coupée qui montait jusqu’au balcon de mes grands-parents, lorsque le soleil frappait fort et que j’étais vautré devant la télé à regarder les matches de Roland Garros. Quelle digression !
Les gens du matin ont une fraîcheur particulière. Peut-être celle du gant de toilette, va savoir ! Toujours est-il que pour le première fois depuis longtemps, j’avais envie de poser sur le monde un regard nouveau, mon cartable bondé à mes pieds, les fermetures en laiton prêtes à péter .
Un type s’est assis à côté de moi, un Japonais. Il portait sur le visage les stigmates d’une sombre félicité, simplement barrée d’un léger tic sur la lèvre supérieure. J’aurais aimé avoir ce genre de regard, ce visage lisse, sans nuages, mais je savais pertinemment que le mien ne ressemblerait jamais à ça.
Bon, il faisait un peu frais quand même. Je rabattis le col de ma veste pour feiner un peu le vent. Même avec la fraîcheur, j’avais comme des sueurs froides et je transpirais pas mal des aisselles. Ma chemise était trempée.
J’étais au milieu de la passerelle.
C’était calme et bon.
C’était doux.
Et puis il y a toujours un trublion qui vient dans la parage pour mettre le souk. Celui-ci était une sorte de grand escogriffe tout droit sorti d’un roman de Léo Malet, les cheveux gominés et portant un costume d’une couleur indéfinissable, le faisant plus ressembler à un pégriot qu’à n’importe quoi d’autre. Il parlait fort avec son téléphone portable. Tableau improbable et décalé. Et puis, c’est plus fort que moi, je ne pouvais pas rester là à ne rien dire, surtout calmement. Heu dis-donc machin, tu veux pas aller pousser la chansonnette sur les quais, là, peut-être que tu arriveras à arracher de la thune ? Il m’a regardé avec un air méchant qui ne me disait rien de bon, toujours le téléphone collé à l’oreille. Pas envie de me battre si tôt. Alors finalement c’est moi qui ait changé de banc.
Le Japonais s’est levé aussi et s’est assis à côté de moi.
Elle était accoudée au garde-corps. Désinvolte et provocante. Un corps parcouru de courbes étonnantes que je devinais aisément sous des vêtements qu’elle remplissait à merveille. Je ne sais pas pourquoi, c’était peut-être le moment ou alors elle, ou alors l’ordre du monde qui s’est soudain modifié pour que l’on se rencontre, mais il fallait absolument que je m’approche d’elle, rendu tout à coup fou par une secousse sismique. J’observais son corps ondulant et ses cheveux. Quelque chose d’indéfinissable en elle m’attirait, attirait mon regard. Alors je me suis levé et j’ai été frappé par son odeur, un parfum sensuel qui appelait à se damner. Une furieuse envie de la prendre et de ne pas la rendre à son propriétaire… Tout en elle respirait à la fois violence de l’enfer et douceur du velours. Bref, c’est bien beau les métaphores, je pourrais parler des heures sur elle, écrire des histoires et composer des poèmes à l’eau de rose, mais ce n’est pas aller au coeur des choses. Elle sentait le sexe à plein nez. Et à ce moment-là c’était le seul truc auquel je pouvais penser. Les mots, les pages, le livre, tout ça me sortait pas les yeux, je voulais faire autre chose. Alors je me suis mis à lui parler…

7. On prend tout et on recommence. Je me suis assis à la table du coin, une petite table carrée et bancale dans le coin derrière la devanture vitrée du café de la mairie, juste sous le nez des passants qui arpentaient la place Saint-Sulpice, peut-être même la même table à laquelle était assis Georges lorsqu’il tenta d’épuiser le lieu[1], enfin, rien n’est moins certain. Il faisait bon, il y avait un beau soleil argenté. J’ai placé la pile devant moi et j’ai entrepris de tout recopier, histoire d’en faire une version définitive. J’avais sous les yeux quelques semaines de travail, enchevêtrées dans tous les sens, dans un ordre que moi seul connaissais, une sorte de chateau de cartes que j’allais tenter de ne pas faire tomber. Chapitre un, c’est fluide, ça coule tout seul. C’est plein d’une force que j’ai mis des années à construire. Avant cette période, je suis resté quelques années sans réellement écrire, griffonnant quelques bribes ça et là, mais je n’y arrivais plus. Les forces m’avaient abandonné et je maudissais tout ce qui m’avait fait perdre ce souffle que tous ceux à qui je faisais lire mes textes trouvaient vraiment particulier, comme si j’avais mon empreinte déjà dessinée depuis ma naissance. Chapitre 2, c’est bon ça, ça se lit tout seul, rien n’accroche. J’ai tout recopié. J’ai extrait de sa gangue de boue et d’argile quelque chose qui ressemblait à de l’or, un beau lingot effilé à la couleur aveuglante. Quel prétentieux je faisais ! Rien à foutre, je n’étais pas là pour amuser la galerie, j’avais en moi la force du lion bondissant sur la gazelle avec un air triomphant, tout ça pour bouffer. Au bout du compte, c’est bien ce que je voulais. Vivre de mon écriture, faire de ça mon boulot alimentaire à moi, croquer avec mes mots. J’allais y mettre toutes mes tripes. Ces petits scribouillards qui m’avaient fait passer pour une icône de la branchitude parisienne allaient pouvoir se rendre compte que j’avais dans les boyaux de quoi les faire taire et rester muets devant mon oeuvre, ils allaient pouvoir se prosterner devant moi, déposer des cierges au pied de Notre-Dame et scander mon nom dans leurs litanies les plus intimes. Merde. Non. J’étais en train de composer mon oeuvre, pas celle des autres. Reste humble mon connard, me disais-je, alors que je continuais sans encombre mon travail de copiste.
J’essayais de ne pas penser, de m’enfermer dans une bulle. Seul le bruit du percolateur arrivait de temps en temps à me sortir de ma torpeur salvatrice, mais je replongeais aussitôt dans mon écriture, jetant les pages par terre lorsque j’en avais extrait la sève. Bordel, j’étais heureux, je m’adonnais au plus beau de tout les métiers.
Un café, un autre !! Un chocolat ! Je passais commande au rythme des heures qui passaient, ne voyant plus que des lignes partout, mon écriture hachée sur la vitre, sur le visage des passants et sur celui du garçon de café… Des lignes sur ma tasse de café…
A la fin de la journée, tandis que les ombres commençaient à s’allonger et que la lumière prenait des teintes orangées, j’avais recollé tous les morceaux, je m’étais livré à un travail de fourmi, rapide et bien orienté, à la fin duquel je pouvais enfin tenir entre les mains mon bouquin. Il était là et se découpait dans la lumière du crépuscule, avec la fontaine Saint-Sulpice en toile de fond, on aurait pu prendre une photo, tiens !

Notes

[1] Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

8. J’ai peur d’avoir mal…
Un mal qui ne s’efface pas.

9. On s’était parlé à peine plus de dix minutes, après quoi elle avait du partir, je ne sais pour quoi. Il était tôt et elle avait fui comme une anguille, sans rien me dire d’elle, je n’avais même pas son numéro de téléphone, rien, pas la queue d’un indice pour que je puisse la retrouver. Tout ce que je savais c’est qu’elle s’appelait Lily, ou quelque chose comme ça, peut-être Lilith, déesse de l’enfer sur une toile de Bosch, tentatrice extrême et beauté rude… Je n’avais pas réussi à bredouiller plus que de banales sottises, des idioties dont j’avais honte. Elle n’avait pas beaucoup parlé… je ne savais rien d’elle… j’étais furax de m’y être pris comme un manche et j’étais quasiment certain que je ne lui avais pas laissé un souvenir impérissable, et j’étais persuadé qu’on ne se reverrait jamais. Il aurait fallu que je retourne sur la passerelle, au petit matin, mais j’avais tellement peu d’espoir que je laissais tomber et que je me replongeais dans la vie tellement passionnante du célibataire en goguette sur les bords de Seine. La dernière fois que je m’étais pris ce genre de veste – il faut tout de même dire que je ne suis pas, que je n’étais pas, un guerrier, plutôt du genre à attendre sur le bord de la route qu’une bimbo me prenne en auto-stop dans sa Ford Mustang – , c’était sur les bancs de la fac, ou plutôt du métro. J’étais assis en face de cette fille splendide – d’accord, ça n’engage que moi – au regard sombre, la mine voilée d’une romantique tourmentée, cachée derrière le col de son caban. Je suis certain que personne ne la regardait parce qu’elle était peut-être un peu trop discrète, et revêche de prime abord, mais tout en elle respirait l’intelligence et la grâce, quelque chose de sophisitiqué qu’on ne pouvait voir qu’au travers d’un prisme dont j’étais le seul à comprendre la diffraction. Je n’arrêtais pas de la regarder, assis penaudement sur mon strapontin branlant, et à chaque fois qu’elle levait le nez de son livre, elle passait la main dans ses cheveux courts, me regardait furtivement, et elle me souriait gentiment, l’air de dire Oui, c’est bon, je t’ai vu, mais t’es vraiment pas mon genre, j’aime les hommes qui peuvent me tenir fort dans leurs bras et me faire vibrer fort, ce qui m’a fait comprendre qu’il ne fallait pas que je m’esquinte inutilement. Nous allions au même endroit, je suppose, Jussieu, le cours sur Saint-Paul, mais arrivé devant l’amphitéâtre, je tournai les talons et je pris le parti d’aller me saouler à la tequila dans le premier café, ce qui à vingt et une heure et aux abords d’un des temples du savoir français peut paraître un tantinet décalé. Bref.
Pour la première fois depuis que je l’avais acheté, je laissais mon cartable, non sans quelque appréhension, dans l’appartement. Ben oui. On ne sait jamais, si l’immeuble avait crâmé, ou si l’ÃŽle Saint-Louis avait tout à coup décidé de retourner dans les entrailles de la terre, mon oeuvre se serait trouvée anéantie, perdue pour le reste de l’éternité… En même temps, je n’allais pas déposer le tout dans un coffre. Donc, je disais, je laissais mon cartable passablement amaigri sur le lit. Le reste, les brouillons, le rebus, les pages biffées, j’avais tout confié à Yan, ce qui n’était pas forcément un gage de sérieux de ma part, mais en l’absence totale de lieu d’habitation fixe, je n’avais pas vraiment d’autre choix. Et donc, j’avais décidé de sortir. Jonas organisait une petite soirée mondaine, mais il avait également eu le tort d’inviter la troupe de zazous de mes amis de fac. Yan, Pierre et Sullivan faisaient partie du lot et c’est bras dessus bras dessous – et surtout complètement torchés – que nous nous sommes incrustés dans son six pièces avec vue sur la mer – la Seine ? Je crois définitivement qu’il avait décidé de faire un concours avec lui-même pour voir jusqu’à quel point il pouvait être con, parce que nous réunir, nous, jeunes trentenaires dépravés, célibataires et passablement portés sur la bouteille, dans la nuit parisienne au milieu d’artistes et d’écrivains, ça tenait réellement du prodige d’inconscience ! Pas grave. C’était bien parti pour une bonne tranche de rigolade, voire même plus. On aurait dit des beatniks en pleine forme.
Quand nous sommes arrivés, il régnait une ambiance feutrée, douce, bercée par une mélopée électro, du style de celle qu’on entend dans les restos branchés. Agréable. Mais surfait. Tout le monde était debout, un verre à la main, et ça discutaillait ferme, mais quand on est entrés, nos quatre voix – aux trémolos évocateurs chantant la Bohème de Monsieur Aznavourian et ne laissant aucune place au doute quant à notre degré d’alcoolisation – éteignirent les conversations comme le sable recouvre le feu. L’appartement était d’une taille indécente, entièrement dessiné par des designers en vogue, tapissé de moquettes écrues et moëlleuses, recouvert de peintures claires et bardé de larges baies vitrées. Ce que je préférais chez lui, c’était ces larges canapés dans lesquels on ne pouvait faire autrement que de s’avachir, au cas où on ne tienne pas debout, ou en cas de chavirage subit.
– Bon et sinon ? Eh ho !! Romuald ! me lança Sullivan alors que je tentais d’attraper la cerise qui flottait dans mon punch.
– Quoi ? Attends bordel, j’arrive pas à l’attraper! Quoi ?
– Bon t’en es où de ton bouquin, là ? Y’a des chances qu’on puisse le lire avant Noël ?
– Tu sais, c’est marrant ce que tu me dis, parce que j’avais même pas penser à vous le faire lire ! C’est con hein ? J’ai donné mes brouillons à Yan et je ne lui ai même pas proposé ! J’te jure…
– Ouais enfin personnellement j’aime pas trop bouquiner les premiers romans, dit Yan l’air très détaché.
– Tu te fous de qui toi? lui rétorquai-je outré. Tu ne lirais même pas ce que j’écris ? J’attendais un peu mieux de toi quand-même ! Non mais ho !
– Comment qu’il part au quart de tour celui-là ? Tu ne vois pas qu’on a tous hâte de te lire ?
Sur ce, Pierre déboula dans les environs, chancelant. Il s’en prit à la grosse qui étaient assise à côté de Sullivan. Il me semblait bien que j’avais déjà vu quelque part ce visage rubicond à la peau vérolée. Peut-être la femme d’un cinéaste, ou d’un éditeur. J’avais déjà du la croiser dans un de ces nombreux cocktails qu’organisait Jonas pour entretenir ses relations de travail.
– Elle va pousser ses fesses la dame là ?
Elle le toisa d’un air méprisant et lui ne tenait plus debout. Bon, elle se casse où je lui gerbe dessus ! Elle a fini par s’en aller en soufflant comme un boeuf, mettant toute son énergie à décaniller au plus vite.
– Rhooo, c’est pas vrai ça ! Bon ! Vous parlez de moi là ? C’est ça ?
– Non, Pierre, on ne passe pas notre temps à parler de toi. Pour une fois c’est de moi dont il est question. Et puis de toute façon que veux-tu qu’on dise à ton sujet ? Tu penses qu’on parle de ta dernière chaude-pisse ?
– Gna gna, éructa t-il.
– Ouais, c’est ça, répondit Sullivan. Il se tourna vers moi avec un grand sourire de faux-cul. Et sinon, quand est-ce que tu penses prendre un peu de bon temps ?
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Je ne sais pas moi, trouve-toi une fille, profite un peu de la vie !! Honnêtement ça fait combien de temps que tu vis comme un ermite là !
– Ta gueule, répondis-je sèchement, plongeant le regard dans mon verre.
Yan qui jusque là ne pipait pas réussit à l’ouvrir.
– Oh oh !!! Voilà donc le sujet sensible !
– Bon écoutez, c’est un peu compliqué à vous expliquer mais… je laissais ma phrase en suspens et en regardant leur visage, je me dis qu’il fallait peut-être mieux être honnête avec eux.
C’est à dire que je ne peux pas. Pas pour l’instant.
– Comment ça ?, dit Yan en se redressant.
– Tant que je n’ai pas bouclé mon bouquin, je ne me sens pas de penser à autre chose. J’ai un peu peur de tout flanquer par terre. Tu vois, c’est un peu comme si penser à autre chose qu’à ce que je fais revenait à enlever la bonde d’une baignoire pleine à rabord… S’ensuivit un long silence. Une ombre avait du se dessiner sur mon visage, car aucun des trois n’osa poursuivre.
Bon, on reparlera de ça plus tard, non ?
Dehors, la nuit parisienne était chaude, un vrai temps d’été. J’avais l’impression de flotter dans cette ambiance feutrée, m’abandonnant aux vapeurs de l’alcool, me noyant dans le punch. J’écoutais mes potes parler de leurs exploits, chacun se vantant de conneries dignes de collégiens. C’était mon monde, mes amis, tout ce qui m’entourait. La soirée se termina mal, et malgré la présence de personnalités plus ou moins éminentes du milieu intellectuel parisien, je vis tout autour de moi virer proprement à l’orgie. Pierre, passablement murgé dès le début finit assis dans un fauteuil, endormi et incapable de bouger alors qu’il se vomissait doucement dessus, un long filet de bile pendouillant de ses lèvres violettes. Il nous a un peu fait peur, mais on l’a redressé pour ne pas qu’il s’étouffe et il s’est réveillé le lendemain un peu poisseux et puant comme un mareyeur, mais en vie. Sullivan lui était passé, comme deux ou trois autres lascars, entre les cuisses d’une espèce de diva marocaine que j’avais déjà croisé dans une party et qui s’était également tapé la moitié de l’assistance. Yan, lui, en parfait gentleman, avait passé la nuit sur le canapé à ronfler harmonieusement sur sa guitare.
Et moi j’étais parti dans un délire très mince, dans lequel je parlais avec une bouteille de Justerini & Brooks[1], je lui demandai son âge et dans quel état elle était née, etc. La nuit nous emporta tous, et nous nous réveillâmes qui le froc au genoux, qui couvert de vomi, que sais-je encore…. Un vrai bordel.

Notes

[1] JB pour les intîmes

10. Jonas m’a demandé de passer le voir chez lui. Comme par enchantement, les traces du chantier de la veille dont nous avions été les acteurs avaient complètement disparu. Les odeurs également, et il flottait en ces lieux une suave odeur de jasmin – enfin personnellement j’ai toujours trouvé que le jasmin sentait la pisse, mais chacun ses goüts. Je lui avais demandé de me donner des conseils pour faire la tournée des éditeurs, et comme souvent, il me recevait en robe de chambre satinée. Avec ses cheveux gominés et sa petite moustache fine taillée au millimètre, on aurait dit un vieux beau, ou un vieux pédoque.
– Bon, tu sais, je ne suis pas agent et tes histoires là, ça me saoule, mais je suis prêt à faire le nécessaire pour toi. Alors dis-moi de quoi tu as besoin.
– Eh ho, je ne t’oblige à rien, je te demande ça comme un service. Alors tu vas me soigner cette gueule de bois et je repasse ?, dis-je en me levant, un tantinet exaspéré. Je ressentais moi aussi les effets de la veille, et ce soudain accès de fureur fit couler quelques perles de sueur sur les tempes.
– Ne t’énerve, j’ai un peu la gueule de bois, dit-il avec un soupçon de pâleur sur ses joues. Bon alors dans un premier temps, il va falloir que tu me donnes une version définitive de ton bidule. C’est manuscrit ?
– Non, je l’ai tapé avec mes petits doigts et je l’ai fait imprimer.
– Parfait, les éditeurs ne lisent plus les manuscrits, ça finit généralement dans le tas de charbon. Je vais te faire photocopier tout ça en plusieurs exemplaires et je te donnerai ensuite toutes les adresses dont je dispose. Certaines en particulier sont intéressantes et aboutiront certainement à quelque chose de concret.
– Attends, ça veut dire quoi ça ?, demandai-je, légèrement soupçonneux.
– Comment ça, je ne comprends pas ?
– Tu es en train de me dire que certaines adresses sont intéressantes, je ne vois pas ce que tu entends par intéressantes….
– Eh bien, disons que tu auras plus de chances de te faire éditer chez certaines personnes que je connais…
– Ah ouais ! Je vois ! Autrement dit, ce que tu me dis c’est que tu vas me pistonner !
– Bon alors, je t’explique, à moins que t’appelles Modiano ou Djian, tu n’as pratiquement aucune chance de sortir du lot mon coco, parce que, je n’ai pas lu ce que tu as écrit, mais si tu veux mon avis, tu n’as pas le quart de la moitié de leur talent, alors si tu comptes te faire un peu de fric avec ce que tu écris, fais-moi confiance et laisse-toi bercer.
– Comment peux-tu dire que je n’ai pas de talent si… Enfin bref, ce n’est pas la question. Je ne veux pas me faire pistonner pour me faire publier, c’est quoi ce bordel ? Alors ça fonctionne comme ça ? Merde alors, moi qui pensais que le milieu littéraire était une sorte de bastion que le fric n’avait pas encore touché.
– Oui, effectivement, tu as rêvé. Un bouquin, ça coüte des ronds, il faut le faire lire, le faire corriger, le mettre en maquette et puis l’imprimer. C’est fini le temps où on imprimait tout et n’importe quoi. Les livres sont des denrées rares et si tu n’es pas dans le top 10 des meilleures ventes, on y regardera à trente fois avant d’emmener ta maquette sous presse. D’autant plus si c’est un premier roman.
Je devais avoir la mine renfrognée du gamin à qui on a dit que le Père Noël devait cuver son vin en Laponie, car Jonas s’assit à côté de moi avec un air presque compatissant, j’ai même eu peur qu’il s’approche de trop près pour me faire un câlin.
– Ecoute-moi… (j’avais eu raison de ne pas vouloir qu’il m’approche de trop près, son haleine sentait le phoque faisandé) Fais-moi confiance, je connais quelques personnes qui sont tout à fait aptes à reconnaître les talents quand ils se présentent.
– Bon passons, je me casse… J’ai trop mal au crâne, je repasserai un de ces jours, c’est pas possible là. Je me tournai vers lui. Tu sais Jonas, j’apprécie ce que tu fais, je te revaudrai ça.
– C’est ça, dit-il avec une moue qui en disait long sur ses doutes. Fais-toi déjà éditer, on verra ça plus tard.
J’ai pris la tangente, trop imbibé encore pour réfléchir calmement. Je ne me sentais pas bien, chancelant et l’odeur de son haleine chargée d’alcool mal digéré m’avait porté sur le coeur. Tout en moi était révolutionné, comme si la disposition de chacun de mes viscères avait soudain changé sous l’effet des abus divers et variés. C’est peut-être ça qu’on appelle le désordre intérieur….
Je pris le métro pour retourner sur l’île Saint-Louis, dans mon luxueux appartement. En chemin, j’eus une terrible sensation, quelque chose qui me disait de profiter de ce que j’avais parce que ça ne durerait pas, mais je n’arrivais à savoir si c’était dans le sens où j’allais tout perdre ou au contraire tout gagner. Un mal-être m’envahit et je posais la tête sur la vitre sale et pleine de miasmes en fermant les yeux.
J’étais assis à côté d’une indienne qui empestait un parfum bon marché et qui écoutait à fond de la musique tout droit sortie d’un film de Bollywood, et face à une grosse bonne femme d’une cinquantaine d’années qui lisait un brülot politique de Barbara Cartland. Je fus soudain pris d’un haut-le-coeur, ne sachant si c’était à cause du parfum ou du livre, mais je maudissais tous ces éditeurs qui vendaient de la merde à prix d’or, comme si tout ce que le peuple était capable d’ingurgiter n’était bon qu’à nourrir les rats. Aucun amour propre. Ce qui se vend se vend parce que ça s’achète… j’avais envie de me lever et de crier au monde entier qu’il fallait arrêter de lire ces torchons !! Demandez la lune ! Les éditeurs vous la vendront ! Et puis je songeais à moi, Romuald, avec mes bouts de papier qui allaient bientôt se retrouver entre les mains des comités de lecture, le célèbre Romuald qui n’avait encore édité que des morceaux disséminés ça et là dans la nature… Je songeais à tout ce qui m’arriverait lorsque je serais célèbre et à tout ce que je pourrais m’offrir. Il n’y avait pas si longtemps que ça, Yan avait osé me demander pourquoi j’écrivais. Je l’ai regardé avec étonnement, et je lui ai dit de plutôt me demander pourquoi je voulais me faire publier, alors il a reformulé sa question. Je lui ai dit, mais comme tout le monde, j’écris pour devenir célèbre, et je veux devenir célèbre, parce que quand tu es célèbre, tu bouffes dans des restos aux moquettes épaisses et aux couleurs chatoyantes, et tu peux picoler à l’oeil, et puis tu sors avec toutes les filles que tu veux, parce que les filles adorent les écrivains célèbres et qu’elles adorent sentirent contre leur corps plantureux ton corps malingre et sec d’écrivain célèbre et riche qui mange dans des restos luxueux et branchés. Voilà.
Je me réveillai comme par enchantement à Hôtel-de-Ville, groggy, la tête à l’envers et j’eus juste le temps de sauter hors de la rame alors que les portes se fermaient, avec une douceur propre aux engins automatisés.
Je repris mon souffle une fois sur le quai… Mon coeur battaient la chamade, comme à chaque fois que je me réveille en sursaut. J’avisai un siège crasseux et je m’y assis. Un odeur âcre de pisse croupie envahissait l’air, mais je pris tout de même de grosses bouffées d’air, en respirant profondément pour chasser ces coups de boutoir qui sévissaient dans mes tempes, dans ma poitrine et dans quelques autres endroits inconnus et sans nom, bien nichés au creux de mon corps. Je me relevai et ouvris les yeux. Face à moi, une immense affiche sur laquelle s’étalait la belle gueule d’amour de Tom Cruise me narguait de toute sa hauteur, si je puis dire. Je me dis que ça faisait au moins cinq ans que je n’avais pas mis les pieds dans une salle de cinéma, et la dernière séance avait dü être Kagemusha, l’ombre du guerrier de Kurosawa. Je m’étais endormi dès les cinq premières minutes qui sont, il faut bien l’avouer, particulièrement longues, très belles, mais très longues. J’avais sombré d’un seul coup et je m’étais réveillé pour voir le nom des acteurs en japonais sur le générique de fin. Une chance ! Au loin, il me semblait entendre le crissement particulièrement aigü d’un train à l’approche, un son strident qui me fit mal à la tête et résonna dans mes mâchoires. Je tournai la tête vers la gauche comme pour tenter de chasser ces mauvaises ondes qui s’insinuaient en moi, et mon regard tomba sur un homme assis à une dizaine de mètres de moi. C’était bien la dernière personne que je m’attendais à voir ici. Je reconnus immédiatement le Japonais du Pont des Arts, qui me regardait avec un très léger sourire, presque imperceptible, dans lequel je pouvais comme déceler une ombre de malice. Il me fixa quelques secondes et ne bougea que la tête pour fixer droit devant lui un point, un horizon que lui seul voyait. Je rencontrais rarement la même personne deux fois, surtout à Paris, ce qui eut le don de me troubler, mais je repris bien vite mes esprits lorsque j’entendis le métro arriver sur le quai d’en face. Il déversa son flot d’odeurs, de pas, de bruit et de fureur sur le quai et repartit avec autant d’empressement qu’il était arrivé, ne laissant place qu’à un silence grandissant. Je restai là, assis, les mains sur les genoux. Le Japonais m’imitait. Il me regardait encore.
Une ombre, ou plutôt une couleur attira mon attention. Un vêtement de couleur vive, un rouge éclatant dessiné sur des lèvres fines, deux grandes jambes gaînées de blanc qui fendaient l’air, en rythme avec le claquement de talons fins. Une femme au corps ondulant remontait le quai de part en part pour se diriger vers la sortie. C’était elle. Je me levai d’un seul coup, comme saisi par une outrecuidance divine, la mâchoire inférieure comme décrochée, je n’en revenais pas de la retrouver ici. J’aurais voulu lui courir après, sauter par dessus les rails mais je ne pouvais plus bouger et la seule chose absurde que je trouvai à faire, c’était de regarder le Japonais, comme pour lui demander à quoi tout ça rimait. Mais il était parti, volatilisé. Parti sur la pointe des pieds, très certainement. Et puis le temps que j’essaie de trouver un sens à tout ça, Lily aussi avait disparu. Une fois de plus, je me retrouvai seul comme un couillon sur le quai. Sans savoir quoi faire.
Mais je sus bien vite finalement, que le plus sage était de rentrer chez moi. Enfin, chez les autres.

11. Finalement, j’ai laissé Jonas s’occuper de tout. Je lui ai apporté trois cartons d’exemplaires photocopiés à grands frais dans un de ces supermarchés de la reproduction – hum, ceci n’a absolument rien de sexuel – et je l’ai laissé se débrouiller avec tout ce fatras. Très sincèrement, je ne voulais pas jouer les démarcheurs auprès des maisons d’édition et j’avais pris le parti de mettre à disposition ce temps gagné pour continuer à écrire un peu. Je m’étais acheté trois carnets à élastiques, sur lesquels je notais tout ce qui pouvait me servir à écrire par la suite: descriptions, analyses, exercices de style, notes en tout genre, ébauches d’idées, une sorte de carnet d’esquisse pour écrivain. J’avais à disposition de la matière pour ne pas tomber dans l’oisiveté, et puis j’avais fini par me rendre compte que si je voulais devenir un vrai écrivain… Il fallait que je m’habitue à ne faire que ça. En même temps, il existait tout de même des professions plus désagréables. Et dire que j’ai exercé des métiers qui ne portent même pas de nom, la plupart du temps pour payer mes factures et avoir à peine de quoi manger ! J’en avais encore de l’urticaire rien que d’y penser. Tout ceci appartenait désormais au passé, et comme je l’avais dit à Yan, ce que je désirais vivre à partir de là, n’était que le faste et la jouissance que pouvait apporter une vie oisive en dehors de toute écriture, faite de mots couchés sur le papier, d’argent facile, de luxe, de reconnaissance, de bons restaurants entouré de jeunes filles avides de sexe, couchées lascivement sur de grands lits blanc aux draps de satin… Conneries que tout ça ! Si c’était ce que je voulais, il ne fallait pas que je devienne écrivain, je me trompais certainement…

Je partis dans mes méditations tandis que j’étais nu dans ma baignoire – dans la baignoire de mes bienheureux propriétaires -, tandis que je subissais depuis plusieurs heures déjà les premiers symptômes d’un rhume qui allait me pourrir la vie. La proximité orthographique du mot rhume avec rhum m’a toujours laissé croire que l’un pouvait être guéri par l’autre, mais dans la pratique, on sait que ce n’est pas aussi facile, d’autant plus qu’il n’y a aucun rapport étymologique entre rhume et migraine, surtout si on passe par la case rhum. Bref. J’avais déjà l’impression de vivre dans une bulle, la gorge me démangeait, le nez commençait à couler, et pire que tout, ce que je déteste, c’est que les oreilles se bouchent pour une durée indéterminée… Non seulement on a l’impression de vivre dans du coton, mais chez moi cela signifie subir des acouphènes qui confinent à la folie, me donnant parfois l’impression de vivre des hallucinations auditives. J’entends des bruits qui ne peuvent exister dans le monde réel, et ça, c’est réellement insupportable. Je n’ai rien d’un névrosé, même si pas mal des gens que je connais sont persuadés du contraire.

Les orifices bouchés, je m’enfonçais dans l’eau brulante, persuadé que de cette manière, l’eau n’arriverait pas à entrer dans mon corps. C’est parfois difficile à avouer, mais je déprimais, je me sentais vraiment mal, comme étreint par une angoisse dont je n’arrivais pas à comprendre l’origine. Il y a généralement, pourtant, mille et une raison dans une vie de sentir angoissé, mais a priori, dans la mienne, rien ne laissait présager que ça puisse arriver, alors même que je commençais à me relever, à sortir de l’anonymat suave qui me permettait de vivre caché, invisible aux yeux d’une société que se permettait de reluquer dans les coins.

Comment un corps qui passe de l’anonymat à la célébrité se métamorphose t-il ? Eprouve t-il des changements perceptibles ou alors reste t-il le même, intègre et passionné, toujours aussi empreint de ses malaises et de ses vicissitudes ? Comme si ça pouvait faire une différence. Le corps glorieux ? Hmmm, ça sonne trop catholique comme notion… En fait, la gloire n’est pas une notion qui m’intéressait en soi, car d’une manière ou d’une autre, ce que je souhaitais par-dessus tout, c’était devenir célèbre, pour quelques raison que ce soit. La gloire, c’était bon pour les Proust et les Balzac, que l’on vénère par-dessus les frontières temporelles et qui n’arrive bien souvent qu’une fois que l’on mange les pissenlits par la racine, tandis que la célébrité, c’est comme les bonbons à la menthe, ça fond dans la bouche et on ne garde la fraîcheur sur la langue que quelques heures, mais au moins, on a tout le loisir d’en ressentir l’intensité tant que c’est là. Je voulais qu’on me reconnaisse dans la rue, qu’on n’ose pas m’approcher mais qu’on me désigne du doigt et entendre des bouts de phrases indiscrets… Oh regarde, c’est machin, il est mieux en vrai que sur la pochette de son bouquin ou alors La vache, c’est à croire qu’il picole ce mec, ou alors il ne dort pas assez…. Voilà, tout ça c’était pour moi, et une fois encore, je me demandais si c’était bien en devenant écrivain qu’on pouvait accéder à ça… Et puis finalement, je me suis aperçu bien vite que tout ça me foutait les jetons. Alors j’ai arrêté de penser.

Et puis j’ai passé de longues minutes à regarder mon corps. On n’a pas souvent l’occasion de se regarder, sans s’admirer forcément, mais simplement examiner chaque partie de son corps, dans l’espoir d’y trouver quelque chose qu’on n’y avait encore jamais vu. Un vieux grain de beauté qui avait fait son apparition en 1982 et dont on ne s’était plus préoccupé, peut-être a t-il grossi, s’est-il transformé en truc cancéreux, ou alors cet ongle incarné qu’on avait l’habitude de guérir tous les étés, en tentant de couper au mieux, ou au plus ras… Je ne pensais pas découvrir de malformations spontanées ou miraculeuses, ni même de quoi se décréter tout à coup comme celui qui avait les plus belles fesses, mais simplement, je voulais voir, ou plutôt regarder mon corps, dans une optique coupable. Celle de séduire.

Bon, il se trouve qu’alors que je songeais à toutes ces petites conjectures à la con qui ne faisaient pas vraiment avancer les choses, je n’avais pas un rond en poche, juste de quoi croquer de manière frugale tous les jours, mais guère plus. Evidemment, je pouvais compter sur mes amis, mais autant que possible, j’essayais de faire en sorte de ne pas trop leur faire les poches… Uniquement lorsque j’étais à deux doigts de sombrer. Parmi mon groupe d’amis, j’étais le seul à ne rien posséder, et généralement ils le prenaient bien et jamais ils ne se permettaient de me juger ou quoi que ce soit. C’était mon style de vie et personne n’y trouvait rien à redire. Ils le savaient, mais ils savaient aussi que parfois ma solitude contrainte et volontaire me causait également du tort. Alors que, dans les innombrables soirées dans lesquelles j’allais, déguisé en pique-assiette, j’avais toujours mille occasions de me faire plaisir avec la première délurée qui bougeait son cul, comme le faisaient les autres sans vergogne, je me complaisais dans ma chasteté monstrueuse qui me faisait passer soit pour un coincé, soit pour un asexuel.

L’air du dehors était saturé de petites molécules moites et malodorantes. Il faisait très chaud. J’avais passé une partie de ma journée au café à écrire. Ma chemise était trempée et sentait la transpiration. Je n’avais hérité de mon père que de rares défauts, mais il avait réussi à me refiler l’odeur de sa peau, et ça, pour moi, c’était le comble. Certaines m’avait confié que l’odeur de ma transpiration avait quelque chose de sauvage, mais pour ma part, je ne trouvais ça en rien excitant. D’ordinaire, je ne prenais que des douches, dans un souci d’économie de temps. J’ai jeté mes fringues poisseuses dans la machine et j’ai lancé un programme court. Dans un coin, sur le rebord de la baignoire, il y avait un miroir portatif. je l’ai posé derrière les robinets et je me suis allongé pour me mouiller complètement. J’écoutais l’eau couler avec fracas dans la baignoire et je pris le miroir pour me scruter. Je n’avais pas de défaut, pas de difformité, pas de tare invisible lorsque j’étais habillé. Ce n’était qu’un corps, un corps mince, uniquement musclé par quelques années de danse, d’une musculature fine et nerveuse. Oui, je me trouvais trop mince, mais bon, j’ai toujours mangé normalement. Rien à faire. Pas moyen de s’empâter un peu. Je regardais mes bras, les poils de mes avant-bras, mes mains avec ces doigts que trouvais trop courts. Plusieurs fois, on m’avait dit que j’avais des mains d’écrivain. Mais c’est quoi des mains d’écrivain ? Ça ressemble à quoi ? Tout ça c’était encore des conneries entendues dans des soirées d’adolescents. Ben quoi ? Ça sent l’encre et la plume ? Les doigts de la main droite plus musclés que ceux de la main gauche ? Conneries, conneries, triples conneries… Je regardais mes pieds. Il parait que j’ai de beaux pieds, mais je n’ai jamais aimé les pieds, pas mêmes les miens. En même temps, je ne suis pas Cendrillon. Pour que ça m’apporte. Je n’avais que trois poils sur la poitrine et rien d’autre. Je regardais mon sexe. Poilu. Enfin pas le pénis, mais le reste. Trop de poils. Ça finissait par me dégouter. Je regardais aussi mon pénis pendouiller dans l’eau chaude comme une grosse nouille trop cuite. Dégoutant. Je le regardais longtemps en ne pensant à rien, parce que ça ne m’inspirait rien du tout. Au bout du compte, il ne me dégoutait pas et je me rendis compte que je le regardais comme si je me demandais à quoi ça pouvait servir. Je me suis senti vide, complètement vidé de tout et je me suis allongé à nouveau en regardant le plafond. Par la fenêtre ouverte, je pouvais sentir l’air entrer et rafraichir la pièce. J’ai du m’endormir quelques instants, juste quelques minutes pour me reposer avant d’aller conquérir le monde.

3 Contes de Normandie

Recueillis par Jean-Joseph-Bonaventure Fleury
– Le pauvre et le riche
– Jacques le voleur
– Le Langage des bêtes


Le pauvre et le riche

IL y avait une fois un riche qui donnait depuis longtemps du travail à un pauvre.
– Il faut que je te récompense de quelque chose, dit un jour le riche ; dis-moi ce que tu voudrais avoir.
– Eh bien ! mon bon monsieur, si vous vouliez m’acheter une vaquette (une petite vache), cela m’arrangerait très bien. La vache fut achetée et donnée au pauvre. Trois jours après le riche va visiter ses clos. Il trouve le garçon du pauvre qui y faisait paître sa vache. Ne le voilà pas content.
– Si j’ai donné une vache à ton père, lui dit-il, ce n’est pas pour que tu la fasses paître dans mes clos. Retire-toi et n’y reviens plus. Huit jours après, le riche retrouve encore la vache dans son clos, toujours gardée par le même petit garçon.
– Cette fois, lui dit-il, je ne te ferai point de grâce. J’irai demain tuer ton père pour le punir de cette insolence. Le lendemain il alla, en effet, chez le pauvre, décidé à le tuer ; Mais le pauvre était rusé ; il avait tué son cochon, puis il avait barbouillé sa femme de sang et l’avait fait coucher dans son lit. Le riche, en entrant chez le pauvre, voit le sang répandu, le lit souillé de sang et la femme couchée dedans et immobile.
– Tiens ! lui dit-il, tu as tué ta femme ?
– Oui ; elle était si méchante que j’ai voulu la punir. Je l’ai tuée pour trois jours ; elle ressuscitera le quatrième.
– Elle ressuscitera ? Ah bien ! je vais tuer la mienne pour trois jours aussi ; ça lui apprendra à me faire enrager. Il n’en fait ni une ni deux, il rentre chez lui et tue sa femme. Trois jours après, il revient chez le pauvre.
– Tu m’as dit que tu avais tué ta femme pour trois jours, et je vois qu’en effet elle est ressuscitée. J’ai tué la mienne pour trois jours aussi et elle ne ressuscite pas.
– C’est que vous ne vous y êtes pas bien pris. Qu’avez-vous fait pour la ressusciter ?
– Rien. J’ai tâché de la réveiller, et elle ne bouge pas.
– Ce n’est pas comme cela qu’il fallait faire. Pour moi, j’ai une corne tout exprès pour ça. J’ai soufflé avec au cul de ma femme. Elle se porte à merveille, comme vous voyez, et elle est corrigée.
– Combien veux-tu me vendre ta corne ?
– Cent écus.
– Les voici ; donne-la moi. Le pauvre donne la corne. Le richard retourne chez lui et fait l’opération indiquée. La bonne femme continue à ne pas bouger. Désappointé, il retourne chez le pauvre et le trouve frappant à coups de fouet sur une marmite, qui bout à gros bouillons.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Vous voyez, je fais bouillir ma marmite.
– A coups de fouet ?
– Oui. Quand on est pauvre, on économise autant qu’on peut.
– Et ta marmite bout comme ça sans feu, sans bois ?
– Vous voyez.
– Et tu prends pour cela le premier fouet venu ?
– Ah ! mais non. Il n’y a que le fouet que vous voyez qui ait cette vertu.
– Combien veux-tu me le vendre, ton fouet ?
– Il n’est pas à vendre. Cependant, si vous y tenez, je veux bien m’en défaire pour vous. Donnez-moi cent écus et je vous le cède.
– Les voilà. Donne-moi ton fouet. Le riche s’applaudissait de son marché, qui allait lui permettre de faire de notables économies. Arrivé chez lui, il appelle ses domestiques et leur remet le fouet en guise de bois pour faire bouillir la marmite. Les domestiques fouettent, fouettent, la marmite ne bout pas. Le riche retourne chez le pauvre.
– Ton fouet n’est bon à rien, lui dit-il. On a beau fouetter, fouetter la marmite, elle ne veut pas bouillir.
– De quelle main a-t-on frappé ? demande le pauvre.
– On a frappé de la main gauche.
– Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez pas réussi. Il fallait frapper de la main droite, sans quoi le fouet n’opère pas. Le riche retourne chez lui, appelle de nouveau ses domestiques et leur donne ses instructions. Ils frappent de la main droite à tour de bras. La marmite ne bout pas davantage. Le riche est furieux contre le pauvre, qui s’est moqué de lui et lui a extorqué son argent ; il veut le tuer. Il ordonne à ses domestiques d’aller le chercher et de l’enfermer dans la bergerie pour le noyer le lendemain. Les domestiques obéissent, et quand le berger revient le soir, il trouve le pauvre homme enfermé dans la bergerie.
– Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ? lui dit le berger.
– Le riche m’a fait mettre ici. Il prétend que je dois être enfermé avec les moutons, parce que je ne sais pas mieux prier le bon Dieu que ces bêtes-là.
– Moi, je sais très bien prier ; je prierai pour tous, pour mes bêtes et pour toi ; va-t-en. La pauvre s’en alla, mais pas tout seul. Pendant que le berger priait, il détourna tous les moutons. Il y avait une foire le lendemain, il alla les vendre et les vendit fort cher : trois francs le poil ! Avec l’argent qu’il en retira, il fit bâtir un beau château. Un jour que le riche était allé se promener de ce côté, il demanda pour qui on élevait ce beau château, à qui appartenait cette belle propriété.
– A moi, monseigneur, dit le pauvre.
– Qui aurait jamais cru que tu deviendrais si riche ?
– Rappelez-vous ce que vous avez ordonné à vos domestiques de me faire.
– J’avais ordonné de te jeter à l’eau.
– Je suis allé où vous aviez ordonné de m’envoyer, et je suis devenu riche.
– Vraiment ? Je voudrais bien aller au même endroit.
– Il ne tient qu’à vous, monseigneur ; mettez-vous dans ce sac. Le riche se mit dans le sac, on jeta le sac à l’eau et, depuis lors, on n’a jamais revu le riche. Là-dessus, je bus une croüte, je mangeai une chopine et je m’en revins.

(Conté à Gréville par Jean Louis Duval.)

Jacques le voleur

UNE femme avait un fils qu’elle avait fort mal élevé. C’était un fainéant et qui ne voulait rien faire. Quand il fut en âge de choisir un état, sa mère lui demanda ce qu’il voulait être.
– Je veux être voleur.
– Bon Dieu ! bonne Vierge ! mais ce n’est pas là une profession ! Je ne te permettrai jamais d’être un voleur.
– Eh bien ! allez consulter la bonne Vierge. Si elle dit comme moi, il faudra bien que vous consentiez.
– Soit, j’irai, dit-elle, et pas plus tard que tout de suite. En la voyant se rendre à l’église, Jacques prend les devants par un chemin de traverse et va se cacher derrière l’autel. La bonne femme arrive à l’église au moment où il y était déjà, et, après avoir fait ses prières devant l’autel de la Vierge :
– Bonne Vierge, dit-elle, bonne Mère, indiquez-moi, je vous prie, ce que mon Jacques doit être.
– Voleur, répondit une voix qui venait de l’autel.
– Voleur ! dit la brave femme étonnée. Mais vous n’y pensez pas, bonne Vierge, c’est un péché de voler ! Dites-moi là, franchement et sans vouloir tromper une pauvre femme comme moi, ce que mon Jacques doit devenir.
– Voleur, répéta le garçon, toujours caché. La pauvre femme se retira consternée. Aussitôt qu’elle fut sortie de l’église, Jacques sortit aussi de sa cachette, il prit à travers champs, et sa mère, en arrivant, le trouva à la maison.
– Eh bien ! moumère , qu’est-ce que la bonne Vierge vous a dit ?
– Que tu dois être un fripon.
– Vous voyez donc bien qu’il faut que je sois un fripon, puisque la bonne Vierge vous l’a dit ; je pars demain. Au bout de huit jours, il revient avec un sac, qu’il avait bien de la peine à porter.
– Qu’est-ce que c’est que ce sac ?
– C’est une charge d’or que j’apporte.
– Comment t’es-tu procuré cet ordre ?
– Vous saurez ça plus tard, moumère ; comme il n’y a pas chez nous de mesure pour le mesurer, il faut aller en emprunter une aux voisins. La mère y va. Jacques mesure son trésor, tout seul, sans laisser approcher sa mère. Il a soin de mettre de la glu au fond de la mesure, et quand on la leur rend après l’avoir secouée, les voisins trouvent au fond une pièce d’or oubliée. Les voisins ne peuvent revenir de leur étonnement de voir que Jacques s’est enrichi assez vite pour mesurer ainsi l’or et faire fi d’une pièce d’or au point de l’oublier au fond de la mesure. Le récit de cette habileté se répand rapidement. Le seigneur du village, qui en a entendu parler, fait venir Jacques.
– Tu as la réputation d’être un habile voleur ? lui dit-il.
– Dame ! je commence. Ça ira mieux plus tard.
– Eh bien ! je veux te mettre à l’épreuve. On conduira demain une de mes vaches à la foire pour la vendre. J’avertirai ceux qui la mèneront. Si malgré cela tu réussis à la voler, je te la donne.
– Merci, monseigneur, la vache est à moi, je vous en réponds. On confie la vache à deux conducteurs, après les avoir avertis qu’on tâchera de les voler.
– Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe, répondit un des conducteurs ; nous serons sur nos gardes. L’un attache une corde aux cornes de la vache et se met devant, l’autre prend en main la queue de la bête et se met derrière. Il était difficile même d’approcher de l’animal. Jacques ne s’en approcha pas. Les conducteurs avaient à traverser un bois. Jacques alla se pendre à l’un des arbres. Les conducteurs le regardèrent et ne le dépendirent pas. Ce fut lui qui se dépendit quand ils furent passés ; puis il courut bien vite à travers le bois, gagna le chemin par où devaient passer les conducteurs de la vache et, un peu plus loin, ils trouvèrent un autre pendu. C’était encore Jacques.
– C’est donc la cache ès pendus (le sentier aux pendus) par ici ? Qu’est-ce que cela veut dire ? dit un des paysans.
Ce qu’il y a de plus curieux, dit l’autre, c’est que le second est tout à fait semblable au premier : même taille, mêmes vêtements. Est-ce que nous aurions marché sur male herbe et serions revenus au même endroit sans nous en apercevoir ?
– Ça ne se peut pas ; l’autre pendu était là-bas derrière nous.
– C’est drôle tout de même. Allons donc voir si l’autre est toujours à sa place. Ils attachent soigneusement la vache à un arbre et s’en vont tout doucement voir, sans pourtant la perdre de vue. Plus de pendu ! Pendant qu’ils cherchent à reconnaître l’endroit, Jacques, qui les observe, se dépend rapidement, coupe la corde qui attache la vache et se sauve avec. Quand les conducteurs revinrent, après s’être assurés que le premier pendu n’était plus à sa place, ils s’aperçurent que le second avait disparu également. Mais la vache avait aussi disparu. Le lendemain, Jacques va trouver le seigneur.
– La vache est à moi ? lui demande-t-il.
– Sans doute, puisque tu as été assez subtil pour me la voler. Mais je gage que tu ne me voleras pas ma jument. Je t’avertis qu’elle sera bien gardée.
– Vous me la donnerez si je vous la vole ?
– Certainement. Mais je suis sür que tu ne me la voleras pas.
– Nous verrons. La jument est remise à la garde de trois hommes. Le premier monte dessus, le second tient la crinière, le troisième tient la queue. Celui qui est en selle est armé d’un fusil chargé. Un individu, habillé en mendiant, l’air souffreteux, s’approche du trio.
– Qu’est-ce que vous faites-là, braves gens ?
– Nous gardons cette jument depuis ce matin. Il paraît qu’on doit venir nous la voler, mais nous n’avons encore vu venir personne.
– Il doit vous ennuyer là ?
– Dame ! ce n’est guère amusant. Si encore nous avions à boire !
– J’irai bien vous chercher du cidre au cabaret, leur dit le curieux, si vous voulez me donner de l’argent.
– Ce n’est pas de refus, brave homme. On lui donne de l’argent et, quelque temps après, il revient du cabaret avec une provision de cidre. Il y avait mêlé des drogues assoupissantes, mais dans un des pots seulement. Ils lui offrirent de trinquer avec eux. Il accepta en se versant du cidre qui n’était pas drogué, puis il fit semblant de s’éloigner. Les gardiens achevèrent de vider les deux pots et ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Jacques revient alors. La terre était molle. Il enfonce des piquets en terre en s’arrangeant de manière à leur faire soulever et soutenir la selle avec le cavalier ; il coupe alors la bride du cheval, dégage la queue et fait filer la bête, qu’il met en süreté. Quand les gardiens se réveillèrent, ils furent bien étonnés, l’un de tenir la bride sans cheval, l’autre une poignée de crins, le troisième de se sentir perché en l’air sur la selle, tandis que la jument était partie. Le lendemain, Jacques alla trouver le seigneur.
– J’ai la jument, lui dit-il.
– Le tour est bien joué ; mais tu me piques au jeu. On cuit du pain demain ; je parie que tu ne le voleras pas dans le four.
– J’essaierai. Le pain est enfourné, six hommes le gardent : deux à la porte de la boulangerie, deux à la gueule du four et deux plus loin pour empêcher toute surprise. L’heure venue de retirer le pain, on détoupe le four ; tout est intact, personne n’a quitté son poste, et pourtant le four est vide. Jacques était parvenu à faire un trou au fond du four, et il en avait retiré par là tous les pains l’un après l’autre. Le seigneur fut obligé de le complimenter, mais il ne renonça pas à la lutte.
– Voilà trois fois que tu m’affines, lui dit-il, mais tu ne m’affineras pas une quatrième. Je te défie de prendre les draps du lit où je serai couché avec ma femme.
– J’essaierai, dit Jacques. La nuit suivante, le seigneur se couche dans son lit, sa femme avec lui, et tous deux se croient bien sürs qu’on ne parviendra pas à les dépouiller des draps dans lesquels ils sont enveloppés. Dans le gros de la nuit, ils sont éveillés par un bruit à leur fenêtre. Ils se dressent sur leur lit et aperçoivent un homme en casquette qui a l’air de faire des efforts pour entrer.
– C’est notre homme, se dit le seigneur. Il s’arme d’un bâton, ouvre la fenêtre et frappe à tour de bras sur l’individu en casquette. Celui-ci tombe sans pousser un cri et, une fois à terre, reste complètement immobile. La nuit n’était pas tout à fait sombre ; il faisait clair d’étoiles et l’on voyait suffisamment pour distinguer les choses. Le seigneur s’effraie.
– L’aurais-je tué ? pense-t-il. Cela me ferait une mauvaise affaire. Je n’aurais pas dü frapper si fort. Il descend pour voir ce qui en est. Un moment après il remonte. L’individu était bien mort ; il l’a jeté au hasard, dans un creux de fossé ; il a mis des branches par-dessus. Demain on achèvera de le faire disparaître. Seulement, tout ce travail lui a donné terriblement soif. Sa femme, qui était restée au lit à l’attendre, lui dit qu’il y a du vin et des confitures à un endroit qu’elle lui indique. Le seigneur cherche à l’endroit indiqué et ne trouve rien. Sa femme, impatientée, se lève pour lui donner ce dont il a besoin. Quand ils revinrent tous deux à leur lit, les draps avaient disparu. Le prétendu voleur qui s’était présenté à la fenêtre était un bonhomme fabriqué par Jacques et tenu au bout d’un bâton. Pendant que le seigneur courait après, Jacques montait tout doucement jusqu’à la chambre à coucher. Comme on n’avait pas allumé de chandelle, il lui était facile de se dissimuler, et, dès que la dame eut quitté le lit, il sauta sur les draps et disparut en les emportant.
– C’est supérieurement joué, lui dit le seigneur le lendemain ; mais je finirai par mettre tes subtilités à bout. Voyons, j’ai demain du monde à dîner, une société de chasseurs ; je te défie d’enlever tout ce qui sera sur la table, pain, viande, vin et tout.
– J’essaierai, dit Jacques. Le lendemain, la table est servie, les convives sont rangés alentour. Jacques ne s’est pas encore montré. Tout à coup on entend un grand bruit dans le parc. Les chiens aboient, les domestiques crient. C’est toute une compagnie de lièvres qui détale. Personne n’y tient plus, tout le monde veut voir. Jacques, qui a lâché les lièvres et les chiens, est aux aguêts à l’entrée de la salle. Pendant que tout le monde se presse aux fenêtres, il prend subitement la nappe par les quatre coins et s’enfuit avec tout ce qu’il trouve dedans. Quand les convives veulent se remettre à table, plus de dîner.
Eh bien ! demanda Jacques, le lendemain, au seigneur, ai-je gagné, oui ou non ?
– Tu es un habile fripon, certainement ; j’ai à te proposer encore un tour, plus difficile que tous les autres, et, cette fois, tu en seras pour tes frais.
– Dites toujours, monseigneur.
– Je te défie de voler tout l’argent de mon frère, le curé. Il tient singulièrement à son argent, mon frère, je t’en avertis. La tâche sera rude.
– J’aurai plus de mérite si je réussis. Jacques se revêt secrètement d’un costume d’ange, puis il se glisse dans l’église à un moment où il n’y a encore personne et se cache derrière l’autel. Le curé arrive. Le custos aussi. On allume les cierges ; le curé est en habits sacerdotaux. Jacques profite d’un moment où l’église est encore vide pour s’avancer vers le curé.
– Monsieur le curé, lui dit-il, Dieu vous appelle à lui et il m’envoie vous chercher. Mais il veut que vous emportiez ce que vous avez de plus cher au monde, votre argent. Le curé avait caché son argent dans l’église même, dans une cachette qu’il était seul à connaître. Il va le chercher et le remet entre les mains de Jacques, transformé en ange.
– Ce n’est pas tout, lui dit l’ange. Il y a encore un sac que vous avez confié à votre custos, prenez-le aussi. Le curé se fait apporter le sac.
– Maintenant, suivez-moi, reprit l’ange. Il le fait monter dans le clocher. En bas, l’escalier est assez commode, mais à mesure que l’on monte il devient plus étroit et même dangereux. Le prêtre hésite.
– Il faut bien souffrir pour aller en paradis, lui disait l’ange. On arrive à un endroit où nichaient des pigeons appartenant au curé. La servant était venue y ranger quelque chose.
– Tiens ! te voilà, Marotte ! lui dit le prêtre. Où penses-tu être maintenant ?
– Dans le colombier.
– Tu te trompes, Marotte ; nous sommes en paradis. Marotte n’en veut rien croire. Le curé essaie de lui prouver qu’elle se trompe. Pendant qu’ils se disputent, l’ange s’esquive et l’argent s’esquive avec lui. Jacques se dépouille de ses ailes, court chez le seigneur et lui montre les sacs.
– Conviendrez-vous, cette fois, que je suis un habile voleur ? lui demande-t-il.
– Si habile, lui dit le seigneur, que je t’engage à quitter le pays ; sans cela, je serais obligé de te faire pendre, et j’en aurais regret. Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; il quitta le pays et, depuis lors, il circule par le monde.

(Conté par la mère Georges.)

Le Langage des bêtes

UN homme avait un fils très intelligent ; il voulut le faire instruire en toutes choses et l’envoya à l’école. Au bout de trois mois, il lui demanda s’il faisait des progrès.
– Oui, dit-il, j’apprends le parlement (le langage) des chiens et je le sais suffisamment. Le père se fâche. Le langage des chiens ! Ce n’est pas pour cela que je t’ai envoyé à l’école. Je veux que tu apprennes quelque chose de plus utile. Il l’envoie chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va le trouver.
– Eh bien ! tu t’instruis comme il faut ?
– Oui, mon père, je me suis bien appliqué et je sais le parlement des grenouilles.
– Comment ! c’est à cela que tu passes ton temps ? Après l’avoir bien grondé de ne s’appliquer qu’à des choses inutiles, le père l’envoya chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va s’informer de nouveau.
– Eh bien ! qu’apprends-tu maintenant ?
– Mon père, je me suis bien appliqué et je sais maintenant le langage des oiseaux.
– C’est trop fort ! dit le père, je ne veux plus entendre parler de toi, tu me fais honte, et je te tuerai pour te punir de ton obstination.
La mère intercède pour lui, mais le père est inflexible. Il va trouver un voisin, un pauvre homme. Voilà douze cents francs, lui dit-il, je te les donne, si tu veux tuer un fils qui me fait honte. Emmène-le loin et me rapporte son coeur, cet argent est pour toi. Le voisin ne se souciait pas de se charger de cette commission ; mais il était pauvre, il avait besoin d’argent, il finit par consentir. Il emmena le jeune garçon dans un bois, bien loin, bien loin, sous prétexte d’un petit voyage d’agrément, mais arrivé là, il n’eut pas le courage de le tuer, il lui avoua tout. Le jeune homme fut bien étonné que son père eüt donné un tel ordre et il protesta.
– Promettez-moi de ne jamais revenir, lui dit le voisin, je dirai à votre père que je vous ai tué, et je lui porterai le coeur d’une bête en lui disant que c’est le vôtre. Il s’agit seulement de trouver la bête. Un lièvre passe en ce moment. On cherche à l’attraper. Impossible. On aperçoit une biche, elle est prise, on la tue, et le voisin emporte son coeur pour le montrer au méchant père.
– Maintenant, éloignez-vous du pays au plus vite, et que Dieu vous conduise ! Le jeune homme remercia le voisin charitable ; il lui promit de ne jamais le compromettre en attendant qu’il püt le récompenser, et il se dirigea à travers le bois du côté opposé à la maison paternelle. En chemin, il rejoignit deux prêtres qui suivaient la même direction. La conversation s’engagea.
– Où allez-vous donc de ce pas, Messieurs ?
– Nous allons à Rome. Et vous ?
– Oh moi, je n’en sais rien. Je vais où Dieu me conduira.
– Mais où comptez-vous passer la nuit ?
– Dans le bois probablement. Je ne connais personne dans le pays et je n’ai pas d’argent.
– Il y a dans le voisinage une maison où nous savons qu’on nous donnera l’hospitalité. Venez avec nous.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs, si vous voulez bien me prendre sous votre protection. Arrivés à la maison hospitalière, les deux prêtres présentent leur compagnon.
– Lui permettez-vous de coucher ici ?
– Avec plaisir. On soupe, puis on assigne une chambre au jeune homme, en lui recommandant bien de souffler sa chandelle aussitôt qu’il sera couché.
– Je crains le feu, lui dit son hôte. La soirée était belle. Une fois dans sa chambre, le jeune homme se met à la fenêtre en bénissant Dieu de l’avoir arraché à un si grand danger et de lui avoir procuré un bon gîte. Il entend alors les chiens qui causent entre eux, leur conversation l’intéresse et il oublie de souffler sa chandelle. Le maître de la maison qui voit cette lumière se fâche.
– Comment ! ce jeune homme n’est pas couché ! Sa chandelle brüle encore ! Marianne, va voir ce que cela signifie. Marianne monte à la chambre du jeune homme.
– Monsieur n’est pas content, lui dit-elle, que vous ayez de la lumière. Pourquoi ne vous couchez-vous pas ?
– J’écoute les chiens de la cour qui ont entre eux une conversation très intéressante. Marianne éclate de rire et va retrouver son maître.
– Nous avons affaire à un drôle de personnage, lui dit-elle. Il prétend qu’il écoute la conversation des chiens, et que cette conversation est très intéressante.
– Des chiens ! C’est donc un fou. Dis-lui de venir. L’inconnu descend.
– Vous écoutez les chiens, jeune homme ? Eh bien que disent les chiens ?
– Les chiens se disent entre eux que leur maître court un grand danger et qu’ils ne peuvent rien faire pour l’en défendre. Des voleurs ont creusé un souterrain par lequel ils doivent entrer dans la cave. Comme les chiens sont enchaînés, les voleurs auront tout le temps de faire leur mauvais coup et de s’en retourner par le même chemin. Le maître de la maison avait commencé par rire, mais il ne riait plus. A tout hasard, il envoie chercher les gendarmes, puis on va explorer la cave. On reconnaît le trou dont les chiens ont parlé, on s’embusque, on éteint la lumière et on attend. Les voleurs ne tardent pas à apparaître par le trou qu’ils ont pratiqué. Ils sont quatre et munis d’une lanterne sourde. Les gendarmes les laissent sortir, et quand ils voient qu’il n’en vient pas d’autres, ils se mettent à l’entrée du trou pour les empêcher de s’échapper, les arrêtent et les emmènent. On remercie vivement le jeune homme du service qu’il a rendu ; on lui fait accepter une récompense, après quoi il se met en route avec ses compagnons. On marche, on marche tout le jour. Quand la nuit arrive, on se trouve à l’entrée d’un bois.
– Vous ne pouvez pas rester dans ce bois pendant la nuit, lui disent les deux prêtres. Nous connaissons une maison dans le voisinage. Venez avec nous, nous vous présenterons.
– Ce n’est pas de refus, Messieurs. On arrive à la maison hospitalière, on le présente, il est bien accueilli ; on soupe, on lui assigne une chambre, on lui laisse une chandelle allumée, en lui conseillant de se coucher bien vite et de la souffler aussitôt. Comme la nuit précédente, il se met à la fenêtre, il y reste longtemps et oublie de souffler sa chandelle.
– Gertrude, allez voir pourquoi ce jeune homme a encore de la lumière, dit le maître de la maison à une servante. Gertrude monte, elle trouve le jeune homme à la fenêtre.
– Monsieur vous envoie demander pourquoi vous ne soufflez pas votre chandelle.
– J’écoute ce que disent les grenouilles qui sont dans le fossé. Gertrude éclate de rire comme avait fait Marianne et va raconter cela à son maître. On prie le jeune homme de descendre.
– Comment ! lui dit le maître de la maison, au lieu de vous reposer, vous vous amusez à écouter ce que disent les grenouilles ! Est-ce que vous comprendriez leur langue, par hasard ?
– Je la comprends, en effet, dit sérieusement le jeune homme.
– Eh bien ! que disent-elles ?
– Elles disent que votre fille est devenue muette.
– Elle est muette, en effet.
– Oui ; mais vous ne savez pas pourquoi et les grenouilles le savent.
– Elles savent pourquoi ma fille est muette ! Les médecins n’y comprennent rien.
– Comment le sauraient-ils ? Votre fille est muette, à ce que disent les grenouilles, parce que le jour de sa première communion, elle a laissé tomber à terre une partie de l’hostie. Une grenouille l’a ramassée, elle l’a encore dans la bouche, et tant qu’elle ne l’aura pas rendue, votre fille restera muette.
– Vous m’apprenez-là de drôles de choses ! Enfin nous examinerons demain les grenouilles. Le lendemain, dès le matin, on va battre le fossé. Toutes les grenouilles sortent. On en remarque une plus grosse que les autres. On pense que c’est celle-là probablement qui a ramassé la partie de l’hostie tombée à terre. Un des prêtres s’approche d’elle et lui dit de rendre la partie de l’hostie qu’elle garde. La grenouille n’a pas l’air d’entendre. Le second prêtre lui adresse la même demande. La grenouille le regarde avec ses gros yeux et ne donne rien. Un troisième prêtre qui se trouvait là tente la même épreuve et ne réussit pas davantage. Le jeune homme essaie à son tour, en parlant à la grenouille la langue qu’elle comprend. La grenouille lui rend le fragment d’hostie, et la jeune fille recouvre la parole. Le jeune homme fut fêté, choyé, comme vous pensez. On voulait le retenir ; mais les deux prêtres ayant annoncé leur intention de continuer leur voyage, il se décida à partir avec eux. Le voyage fut long, mais il n’offrit pas d’autre incident digne d’intérêt. En arrivant à Rome, les trois voyageurs apprennent que le pape est mort et qu’il s’agit de lui donner un successeur. Les prêtres s’empressent de rejoindre leurs confrères. Quant au jeune homme, que cette élection intéresse peu, il va se promener tout seul sous les arbres. Les arbres étaient pleins d’oiseaux et les oiseaux causaient sur les affaires du jour. Ce qu’il entendit l’étonna fort ; mais il n’en dit rien à ses compagnons de voyage lorsqu’il se retrouva avec eux le soir. Pour eux, ils ne désespéraient pas d’être élus l’un ou l’autre.
– Si je suis nommé pape, disait l’un au jeune homme, je te fais mon décrotteur.
– Et mois je te fais mon trotteur (mon courrier), disait l’autre. Le jeune homme ne répondait rien, mais il savait à quoi s’en tenir. Le lendemain, les candidats à la papauté se réunirent dans un jardin ; le jeune homme y entra avec eux. Une portion du ciel (sic : un nuage, sans doute ?) devait s’abaisser sur celui que Jésus voudrait choisir pour gouverner son église. Au moment voulu, on vit en effet une portion du ciel s’abaisser. Elle passa sur la tête du premier prêtre, elle passa sur la tête du second et elle se posa sur la tête du jeune homme. On reconnut ainsi la volonté de Dieu, et le jeune homme fut proclamé pape. Les oiseaux l’avaient instruit de ce qui l’attendait lorsqu’il était allé se promener seul sous les arbres. Retournons à ses parents. La pauvre mère était morte de chagrin de voir que son mari dans un accès de colère déraisonnable avait fait tuer leur unique enfant. Lui-même regrettait profondément ce qu’il avait fait. Personne ne l’avait dénoncé à la justice, mais le remords le tourmentait. Il résolut de s’en ouvrir à un prêtre, et il alla se confesser. Le confesseur lui déclara qu’il ne pouvait l’absoudre d’un si gros péché et l’engagea à s’adresser à l’évêque. Le père va trouver l’évêque ; mais celui-ci refuse également de l’absoudre et lui dit de s’adresser au pape. Il se décide à aller à Rome ; il y arrive un jour de fête et demande à parler au pape. On lui répond qu’on ne parle pas ainsi à Sa Sainteté. Il insiste. Le pape entend l’altercation et intervient. Il reconnaît très bien son père, mais il n’en témoigne rien et lui dit de se confesser à un prêtre romain. Le père se rend en effet au confessionnal. Il s’accuse de son crime, dont il a un profond repentir. Le confesseur lui dit que, pour première pénitence, il doit donner tout son bien à celui qu’il a engagé à commettre un meurtre sur la personne de son fils, et qu’il doit lui-même se retirer dans un cloître. Le père consent à tout. On lui conseille alors de s’adresser au pape qui peut seul lui donner l’absolution. Il se rend au confessionnal du pape. Celui-ci le voit tellement affligé qu’il lui pardonne.
– Votre fils n’est pas mort, lui dit-il. Il occupe un haut rang dont il vous est même redevable. Si vous n’aviez pas été si cruel pour lui, il ne serait pas aujourd’hui souverain pontife. Embrassez-moi, mon père !

(Conté par la mère Georges, âgée de 72 ans ; elle est repasseuse à Cherbourg, mais elle a été élevée à la campagne, et c’est là qu’elle a appris ce conte et les suivants.)

Trois contes Normands

Par Henry Carnoy, écrits en 1885
– Le loup et les biquets
– Les trois roses et les trois chiens
– Les petits garçons et le Diable

Le loup et les biquets

La Chèvre eut un jour besoin d’aller à la ville vendre son beurre et son fromage.
« Dès que je serai dehors, dit-elle à ses biquets, fermez bien la porte au verrou et n’ouvrez que si l’on vous montre patte blanche. »
Les biquets promirent d’obéir, et la mère les embrassa et les quitta.
Comme elle passait près du bois, compère le Loup l’aperçut.
« Tiens, la Chèvre qui s’en va à la ville ! Ses biquets doivent être seuls au logis. Si je pouvais les croquer, cela tomberait bien, il y a deux jours que je n’ai pas mangé. »
Et le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre.
Pan, pan, ouvrez ! dit-il en contrefaisant la voix de cette dernière.
– Qui est là ?
– C’est moi, votre mère, qui reviens du marché.
– Montrez patte blanche et nous vous ouvrirons.
– J’ai oublié mon panier ; Je vais revenir, dit le Loup en se grattant la tête. »
Puis il alla trouver le compère Renard et lui exposa l’affaire.
« Ce n’est que cela ? j’ai là un sac de farine, trempez-y votre patte et tout sera dit.
– Tu as raison, l’ami, les biquets seront bien attrapés ! »
Sa patte blanchie, le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre.
« Pan, pan, ouvrez !
– Qui est là ?
– Votre mère, la Chèvre.
– Montrez-nous patte blanche et nous vous ouvrirons. »
Le Loup passa la patte sous la porte mais dans le chemin, la farine était partie et la patte était noire. Les biquets refusèrent d’ouvrir.
Le pauvre compère retourna demander avis au Renard.
« Ami, déguise-toi en pèlerin, pour sür qu’on t’ouvrira.
– Mais des habits ?
– J’en ai là de vieux ; je vais te les donner. »
Le Renard habilla le Loup qui pour la troisième fois alla frapper à la porte de la cabane.
La Chèvre était revenue et les biquets lui avaient raconté ce qui était arrivé en son absence.
« Vous avez bien fait de ne pas ouvrir, c’était sans doute le Loup qui venait pour vous croquer. S’il revient, il me le paiera, allez ! »
Et la Chèvre prit une botte de paille et un fagot et les mit dans la cheminée. En ce moment le Loup revenait.
« Pan, pan, ouvrez !
– La porte est fermée et notre mère est à la ville avec la clef. Nous ne pouvons ouvrir. Mais qui êtes-vous ?
– Un pauvre pèlerin qui revient de Jérusalem.
– Nous regrettons bien… mais vous pourriez passer par la cheminée.
– C’est une bonne idée ! dit le Loup. »
Le compère grimpa sur le toit et de là descendit dans la cheminée. Aussitôt la Chèvre alluma la paille et le fagot et le malheureux Loup tomba mort dans le foyer.
La mère et ses biquets le prirent et le jetèrent noir comme boudin dans la rivière voisine.

Les trois roses et les trois chiens

Un brave pêcheur vivait tant bien que mal du maigre produit de sa pêche avec sa femme et ses trois enfants.
Il avait beau se lever matin, prendre ses filets et revenir fort tard de la pêche, il ne rapportait jamais que quelques petits poissons qu’à peine il pouvait vendre.
Depuis quelques jours surtout, il ne jouait que de malheur et la misère était grande dans sa chaumière.
Ne sachant à quel saint se vouer, le pêcheur avait conduit sa barque dans un endroit isolé au pied d’un gros rocher, et, tout en maudissant son existence, il avait jeté ses filets. En les retirant, il sentit une résistance inaccoutumée et il fut tout étonné de ramener un poisson énorme tel que jamais il n’en avait vu. Sa surprise fut bien plus grande quand il entendit le poisson lui dire :
« Je suis le Roi des poissons et c’est moi qui t’ai jusqu’à présent rendu si malheureux à la pêche en éloignant mes sujets de ta barque. Si tu me fais mourir et que tu me manges avec ta femme et tes enfants, il t’en arrivera bonheur. Tu détruiras un charme qui me tient depuis longtemps dans un corps de poisson et je trouverai moyen de t’en récompenser. Rentre chez toi, mets-moi à frire et conserve mes os que tu enterreras juste au milieu de ton jardin. Tu trouveras un trésor en cet endroit. De ma tête sortiront trois chiens fidèles ; tu en donneras un à chacun de tes fils. Puis trois rosiers sortiront de terre ; que chacun de tes enfants ait le sien. Ces rosiers porteront des feuilles et des fleurs d’un bout de l’année à l’autre. Quand un danger menacera l’un de tes fils, son rosier languira et semblera sur le point de mourir. Fais ton profit de ce que je viens de te dire et retourne chez toi. »
Dès qu’il eut cessé de parler, le Roi des poissons mourut.
Rentré chez lui, le pêcheur raconta à sa femme et à ses trois enfants la bonne fortune inespérée qui venait de lui échoir. Puis on s’occupa de préparer l’énorme poisson dont bientôt il ne resta plus que la tête, les os et les nageoires. Un trou fut creusé au milieu du jardin et l’on y trouva un grand coffre rempli d’argent, d’or et de diamants. Puis le pêcheur y enterra ce qui restait du Roi des poissons.
Lorsque le lendemain matin l’homme alla au jardin, il y trouva trois beaux chiens qui le suivirent à la maison.
Il en donna un à chacun de ses fils, selon la recommandation du Roi des poissons. Il en fut de même pour les trois rosiers qui, quelques jours après, poussèrent à l’endroit où les os avaient été déposés.
Le pêcheur n’était plus le pauvre homme d’autrefois. A la place de sa chaumière, il avait fait bâtir un magnifique château. L’aîné de ses fils s’était marié à une riche héritière et les trois rosiers étaient tout couverts de feuilles et de fleurs.
Un jour l’aîné, étant allé à la chasse, trouva un superbe château complètement inconnu des gens des environs. Il en parla le soir à sa femme.
« Oh ! je sais ce que c’est ; mon père m’a dit autrefois que ce château était habité par une vieille sorcière, et que tous ceux qui avaient voulu y entrer n’en étaient pas revenus.
– Je voudrais bien savoir ce que peut renfermer le château et j’ai l’intention de tenter l’aventure dès demain.
– Je t’en prie, ne l’essaie pas. Tu ne reviendrais jamais.
– C’est décidé. Demain je prendrai mon chien et je saurai à quoi m’en tenir. »
Et, malgré les supplications de sa femme, le nouveau marié prit ses dispositions pour aller visiter le château merveilleux.
Il suivit le chemin de la forêt, puis celui du château auquel il ne tarda pas à arriver. Là, personne ne se montra pour lui barrer la route. Il traversa des cours, des corridors, des salles, et partout ce n’étaient que cavaliers, que princes, que jeunes filles immobiles et que, de près, il trouvait de pierre. Enfin, il arriva à une porte auprès de laquelle une vieille femme filait sa quenouille.
« Où vas-tu, jeune homme ?
– Je viens visiter ce château et je voudrais y entrer.
– C’est fort bien. Mais laisse là ton chien et attache-le au fil de ma quenouille. »
Le jeune homme attacha le chien et se trouva aussitôt changé en pierre. La vieille sorcière ricana et se remit à filer.

Mais, dans le jardin du pêcheur, l’un des rosiers avait perdu ses feuilles et ses fleurs à l’instant où le chercheur d’aventures avait été changé en pierre. Les deux frères s’en aperçurent et prévinrent leur père.
« Votre frère est en grand danger. Jacques, siffle ton chien, et vole au secours de ton aîné. »
Jacques siffla son chien et se mit à la recherche de son frère. Lui aussi arriva devant le château merveilleux, traversa des cours, des corridors et des salles et trouva la vieille filant sa quenouille.
« Hé, la vieille ! N’avez-vous point vu mon frère aîné venir dans ce château ?
– Si, si. Il est dans cette grande salle. Laisse ton chien et attache-le à mon peloton de fil, et je te laisserai libre d’entrer. »
Jacques attacha le chien et se trouva à l’instant même changé en pierre, tandis que la vieille se remettait à filer.

Le second rosier avait perdu ses feuilles et ses fleurs.
Quand le cadet s’en aperçut, il siffla son chien, dit adieu à son père et se mit à chercher ses frères.
Arrivé au château, il vit les chevaliers et les belles dames alignés le long des murs et il soupçonna quelque piège. Aussi quand la vieille lui dit d’attacher son chien à son peloton de fil, il s’écria :
« Fidèle, mon chien, saute donc à la gorge de cette maudite sorcière ! »
Et le chien prit son élan, saisit la vieille par le cou et l’étrangla. Au même moment le charme fut détruit, et les chevaliers, les princes, les belles dames et leurs chevaux, les deux frères et leurs chiens, revinrent à la vie, tandis que dans le jardin de l’ancien pêcheur, les trois rosiers refleurissaient de plus belle et n’avaient jamais été si beaux.
Les chevaliers et les princesses quittèrent le château après avoir bien remercié le jeune homme.
Les deux plus jolies des belles dames qui étaient là suivirent les jeunes gens et les épousèrent.
Et il y eut des noces si belles, si belles, que depuis que le monde est monde on n’a encore vu leurs pareilles.

Les petits garçons et le Diable

Deux petits garçons étaient un jour au bois à cueillir des fleurs pour s’en faire un bouquet. Ils s’attardèrent dans leur recherche, et lorsqu’ils voulurent retourner à la maison, ils s’aperçurent qu’ils étaient perdus. Ils eurent beau aller de droite, de gauche, d’avant et d’arrière, ils ne purent retrouver leur chemin. Les petits garçons avaient grand-peur.
« Si le loup vient, se disaient-ils, il nous mangera.
– Oui, aussi il nous faudrait trouver quelque cabane de bücheron où passer la nuit.
– Comment faire ?
– Monte sur ce grand chêne et vois si tu n’aperçois pas quelque lumière. »
Le petit garçon grimpa le long de l’arbre et, de branche en branche, arriva au sommet. Il regarda dans toutes les directions et finit par remarquer une lumière brillant dans le lointain. Il prit son chapeau et le laissa tomber dans la direction de la lumière. Puis il descendit et partit de ce côté. Comme il avait des haricots dans sa poche, il en sema sur son chemin de manière à pouvoir le lendemain revenir dans la forêt, et bientôt il se trouva avec son frère devant un magnifique château.
« Pan, pan ! firent-ils.
– Qui est là ? dit une femme qui vint leur ouvrir.
– Nous sommes deux petits garçons égarés dans la forêt, et nous voudrions que vous nous logiez pour la nuit. Demain matin, nous retournerons chez nos parents.
– Vous ne savez donc pas que vous êtes dans la maison du Diable et que, s’il vous voit ici à son retour, il vous mangera ?
– Bonne femme, vous nous cacherez bien, et votre mari n’en saura rien.
– Allons, venez tout de même , je vous mettrai dans un petit cabinet. »
Les petits garçons entrèrent dans le château du Diable ; la bonne femme leur donna à manger un poulet rôti et leur fit boire son meilleur vin ; puis elle les fit coucher dans le petit cabinet dont elle avait parlé. Vers minuit, le Diable rentra.
« Femme, je sens la viande fraîche, la chair de chrétien !
– Tu te trompes, sans doute ; à moins que ce ne soit ce hibou qui a passé tout à l’heure et qui a laissé tomber un os dans la cheminée.
– Non, non, c’est la viande fraîche que je sens ! »
Le Diable fureta partout et finit par trouver les petits enfants.
« Femme, prends ces garçons et mets-les à la broche.
– Ce n’est pas nécessaire pour aujourd’hui ; je t’ai fait cuire un jeune agneau et il est tout prêt à être mangé.
– Alors, ce sera pour demain ; en attendant, mets les enfants dans le tonneau. »
La femme fut forcée de placer les petits dans un tonneau vide mais elle leur donna une queue de rat en leur disant de la présenter au Diable si celui-ci venait avant le jour.
Lorsque le Diable eut fini de manger, il eut encore faim et il alla au tonneau pour y prendre les enfants.
« Donne-moi ton bras, toi, l’aîné ! dit-il à l’ouverture.
– Le voici, dit le petit garçon en avançant la queue de rat.
– Tu as les bras aussi maigres que cela ? Alors, je vais te laisser ici avec ton frère jusqu’à ce que vous soyez grossis.
Le Diable alla se coucher en songeant au bon repas qu’il ferait quand ses prisonniers seraient convenablement engraissés.
Quand les enfants l’entendirent ronfler, ils sortirent du tonneau, mirent beaucoup de bois dans la cheminée et s’enfuirent en montant jusqu’au toit. Puis ils crièrent : « Méchant Diable, méchant Diable, nous sommes sauvés, tu ne pourras jamais plus nous rattraper ! »
Le Diable se réveilla furieux et vit que les deux petits garçons étaient au-dessus de la maison.
« Attendez, attendez, je vais vous reprendre et ne faire qu’une bouchée de votre maigre carcasse ! »
Et il grimpa dans la cheminée. Mais comme il était fort grand et très gros, il ne put bientôt plus ni monter ni descendre, et il poussait des cris épouvantables, sacrant et jurant comme un démon qu’il était.
Les petits garçons se hâtèrent de descendre du toit et de rentrer dans le château. Ils prirent une torche et allumèrent le bois qu’ils avaient mis dans la cheminée.
Bientôt le Diable fut entièrement rôti, et ce fut un démon de moins. La bonne femme était bien heureuse d’être débarrassée de son vilain mari, et elle dansait et chantait comme si elle avait été à la noce.
Le matin venu, elle prit toutes ses richesses et en mit la moitié de côté pour ses petits sauveurs qui, grâce aux haricots qu’ils avaient jetés la veille, purent retrouver la forêt et le chemin de leur maison.
Avec l’or et l’argent du Diable, ils vécurent heureux, et s’ils ne sont pas morts, ils doivent être bien vieux, car ma grand’mère tient leur histoire de sa propre grand’mère morte il y a bien longtemps.

Chomo, la sculpture et l'art total

chomo Il était peu connu du grand public, vivait comme un ermite dans la forêt, à l’abri des regards indiscrets et loin du monde parisien de l’art, et pourtant, il était un des plus grands artistes du XXème siècle et a inspiré bon nombre d’artistes.

Chef du “Village d’Art Préludien”, il vivait presque comme un clochard, moitié Facteur Cheval, moitié Dali, et de son recoin de la forêt de Fontainebleau, il a réussi à faire sortir la scultpture de ses galeries pour en faire un art naturel, brut et extérieur. Recycleur à la César, il était pourtant bien plus, une sorte de magicien poète qui parlait de lui à la 3ème personne.

« A ceux qui rentrent le soir couverts de terre dorée, aux têtes penchées quand se couche la lumière là-bas où la pensée et la mémoire se perdent ».

Chomo le grand, marabout des bois, il a profondément marqué toutes mes oeuvres, si modestes soient-elles.

L’homme est mort en 1999, devenu cette fois-ci complètement fou.