Associer le doux chant de l’italien aux charmes d’une photographie triée sur le volet et commentée de la plus belle façon qui soit, voilà le pari réussi d’Hippolyte Bayard, dont le nom ne laisse pas forcément supposer qu’il s’exprime dans la langue de Goldoni dont le nom répond à la question posée par la titre du billet (oui, je sais). Un blog simplissime qui donne envie d’explorer les pistes qu’il laisse entrouvertes, comme par exemple ces superbes images signées Frédéric Delangle.
The things i do, the things i see
Deux versants d’une même personne, deux visions différentes dans les choses que je fais, les choses que je vois.
D’un côté, un travail consciencieux sur la granularité du monde, sa rudesse dans une vision picturale assise.
De l’autre côté, des images volées dans des films ou des livres, un travail de recueil de l’univers ambiant.
On retrouve de nombreux clichés sur boahaza.net, le site de Boaz Aharonovitch, des travaux d’une vision de tous les jours dans ce que le quotidien a de plus simple au travers d’images claires et familières. Aucune prétention, juste du factuel.
:: H & A ::
Le principe des sites que l’on trouve sur Tumblr est tout simplement de publier ce qu’on veut en respectant l’indication de la provenance. Voici une immense communauté d’amoureux des images, du pire au meilleur qui permet d’entrer dans l’univers d’une personne au travers des images qu’elle choisit.
:: H & A :: est un de ces sites et j’aime particulièrement les couleurs des photos, la touche fraîche et tropicale de certaines des photos qu’on y trouve. Un lieu que j’aime hanter.
Scarabaeoidea
Photo © Midnight Digital
Peut-être ai-je perdu une part de mon âme à ne plus désirer écrire… Peut-être me suis-je un peu laissé gagner par la moribonderie d’un ciel noir et d’une pluie glaciale au-dessus de ma tête… Mais je garde en tête ces mots d'Edgar Varèse, The present day composer refuses to die.
Alors plutôt que prédire la fin propre d’un univers familier ne faisant que me caresser avec le baûme lénifiant de l’oisiveté, je me laisse bercer par les espoirs d’une renaissance complète.
Dans la lumière blafarde du hall d’entrée, une tache noire rampe sur le carrelage. Un petit scarabée à la carapace irisée s’est faufilé sous la porte.
Bruits de pas dans le silence d'une nuit feutrée
Le silence m’étourdit, l’inactivité me pèse et le fait de n’être plus tout à fait dans le même univers me manque cruellement. Je ne me reconnais même plus.
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Je continue d’écrire dans des petits carnets noirs, d’une écriture penchée et pratiquement indéchiffrable qui me permet de ne pas être lu dans le train. Je parle de la façon de rire de tout et de tout ce que je vois, de révolutions, des photos d’Alexandre Mikhaïlovitch Rodtchenko et de son nouveau regard, de ce que je lis, des épopées que je me découvre, de Nicolas Bouvier et d’Ella Maillart, de Gilles Lapouge et de James Joyce.
J’écoute beaucoup les gens parler, jusqu’à ce vendeur de protéines pour chiens culturistes que j’entendais vitupérer sur le trottoir, il a toujours de bons mots pour moi “Ouais le mec il était énervé, il est monté sur ses grandes jambes…” Pas su si c’était de l’humour…
J’ai aussi voyagé dans des terres inconnues jusqu’à me perdre et me faire vomir de dégoût. J’ai tenté des choses qui ne m’ont pas plu. J’ai tenté de m’intégrer dans l’écriture collective mais ce format ne me plait pas. J’ai aussi écouté deux cents fois le dernier album de Portishead (Third) sur lequel je n’arrive pas à trouver le moindre défaut et je m’extasie sur la voix de Beth Gibbons. En secret je lis Surfer pour ses photos de rouleaux sur l’horizon du Pacifique qui ne manque jamais de me rappeler les mots du Pli de Gilles Deleuze. J’ai aussi pris le temps de regarder les photos de Franck Petronio et surtout le regard torride de Ryann.
Alors pour tout un tas de raisons, des bonnes et des mauvaises, j’ai décidé de recommencer provisoirement à écrire provisoirement ici.
Désert
Photo © Hamed Saber
La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde
Exit

Photo © C.P. Storm
Fermeture définitive prévue pour mi-juin.
Prenez ce que vous voulez et sauvez-vous en courant (c’est pas le titre d’une chanson ça ?).
Sayonara.
et tout à coup il se retourna et se demanda si toute cette histoire n'était pas… non, rien, en fait c'était tout à fait autre chose
Suite et fin soupçonneuse des Notes triviales prises au fur et à mesure des jours pour tromper l’ennui et faire un peu semblant.
Il n’y a rien, sinon lui-même, qui puisse empêcher un être vivant de noircir du papier. Si vous en avez réellement le désir, vous irez jusqu’au bout. Refus et sarcasmes vous fortifieront. Plus on vous mettra de bâtons dans les roues, plus votre volonté s’endurcira, à l’image de l’eau bouillonnante qui emporte les digues. Quant aux échecs, ne vous en souciez pas ; ils égayeront vos doigts de pieds pendant que vous dormirez ; ils injecteront votre regard et vous permettront de tutoyer la Mort. Vous mourrez en hérétique, et l’on célèbrera votre gloire en enfer. Les mots portent chance. Fréquentez-les, crachez-les. Soyez le bouffon du royaume des Ténèbres. C’est crevant. Vraiment crevant. Et hop, on attaque un autre paragraphe…
Charles Bukowski, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du navire
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C’est sur ces mots qu’à son tour, il a voulu quitter le navire. Sauter par-dessus bord, en se posant la question de savoir ce qu’il allait faire par la suite. Bien. Ça c’est une chose.
Un matin de grève improvisée – le temps froid et venteux d’un hiver qui ne se décide pas à s’installer, ou à repartir, la pluie tombant par rafales comme de minuscules aiguillons sur le quai goudronné – il pouvait y voir le reflet de l’immeuble en construction, derrière l’ancien passage à niveau et les zébrures de lumière dans le petit matin décroissant, la danse des feux des voitures amassées les unes derrières les autres déposant tous les cinq mètres une femme pomponnée et toute fraîche du matin.
Le moniteur qui affiche ordinairement les horaires des trains et les gares desservies est éteint, ou en panne, ça arrive souvent, et il n’y avait personne derrière le guichet – le guichet automatique n’acceptait pas les pièces alors il s’est envolé par dessus les barrières et s’est retrouvé là à attendre avec une foule anormale un train qui ne semblait pas vouloir respecter son horaire.
Lorsqu’enfin celui-ci est arrivé, il était plus court que d’habitude et déjà plein. Tous les sièges étaient occupés, alors il a attendu que tout le monde s’engouffre à l’intérieur et s’est placé dans le petit recoin qui ne laisse la place que pour les pieds, entre la porte et la première marche de l’escalier qui va vers l’étage supérieur – certain dans ce sens de ne pouvoir être acculé dans des endroits farfelus lorsque la foule allait commencer à affluer lors des arrêts aux gares d’après.
Photo © Stuck in Customs
Ah oui ! Et puis il y avait la mer, son irrépressible besoin de mer, de la voir et de la sentir, de la sentir couler entre ses doigts de pieds avec le soleil en face qui se couche sur une petite plage normande. Pas grand chose en somme. Moi je le connais bien et je sais qu’il avait envie que ce soit clair dans son esprit et que s’éloigner un peu de la ville pouvait l’aider à poursuivre, calmement et loin du vacarme de sa vie.
Pas grand-chose hein, pas de quoi s’inquiéter.
Il lisait un livre de Tibor Fischer, un livre froid et cynique, et il n’a pas pu empêcher d’éclater de rire lorsqu’il tomba sur cette phrase :
La mort ne devrait pas être arrogante. Pas élégante. Pas sexy. Pas impressionnante du tout. La mort ne devrait ressembler à ce vétérinaire. À un mec ennuyeux. Ennuyé. Lassé des rôles que jouent les gens, lassés des gens eux-mêmes. Chauve. Gros. Mal habillé. Sans rien à dire. Aucune manière de chevet. Pas de projets d’avenir. Pas d’argent. Aucun caractère. Jamais on ne l’inviterait pour un match de foot. Une bite de la taille d’une cacahuète. La gueule du mec qui tient le guichet de l’ANPE. Du petit éboueur qui ne parle pas. La mort devrait circuler en bus et n’avoir jamais rien à dire d’amusant quand elle faisait le queue.
Tibor Fischer, Ne lisez pas ce livre si vous êtes stupide
Heureusement, il conservait un peu sur lui, pour toutes les circonstances, une vision heureuse des choses. Une sorte d’arme secrète contre les saletés de la vie, un couteau suisse rempli de blagues autre gaudrioles en tout genre.
Ils reprirent le chemin de la boîte de nuit tandis que Ralph continuait à se plaindre. Il était passé au commissariat et avait demandé s’il y avait à Nice des zones dangereuses qu’un touriste ferait mieux d’éviter. « “Non, monsieur” ; soi-disant, il n’y a aucun problème de drogue dans la région. J’ai bien failli leur dire que moi, j’en avais un de taille ; je n’en trouvais nulle part. J’ai même tenté le vieux truc de m’adresser au premier Noir qui passe, mais il a essayé de me vendre des sculpture africaines. »
Tibor Fischer, Ne lisez pas ce livre si vous êtes stupide
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Alors voilà, c’était une autre ère pour lui. Même s’il passait des putain des journées et des putain de nuits, il avait la chance de pouvoir encore sourire, et tendrement même.
Un matin, il se promenait à Paris, enfin non, il ne se promenait pas vraiment, il était en fait arrivé en avance à son rendez-vous du côté de Barbès, alors il flânait dans le froid vers la rue du Faubourg Poissonnière. Au 90 de la rue Rochechouart il découvrit avec plaisir un cour intérieure pavée bordée de pots larges contenant de petits arbustes aux feuilles vert-tendre, des lauriers-roses et des troènes, quelques clématites aussi, et des lampadaires vissés aux murs, en applique, devaient, le soir tombé, rendre à ce quartier son âme de vieux Paris. Un peu plus bas, il vit passer un troupeau de petites anglaises, qui à neuf heures du matin et dans la froidure d’une matinée d’avril, ne trouvaient rien de mieux à faire que déambuler en shorts, en jupes courtes et jambes nues ou robes d’été, toutes autant qu’elles étaient, avec un bon goût vestimentaire que l’on connait aux Grands-Bretons. Cette vague sensualité débordante, de seins rondelets débordants de leur gangue de tissus peu épais, de lunettes de soleil mangeant les joues, de cuisses tendres au duvet blanc que le soleil rendait argenté, le ramena quelques instant en arrière – parce qu’il avait cette fâcheuse tendance à passer du vulgaire au raffinement -, alors qu’il avait échangé furtivement un sourire avec une femme plus âgée que lui, certainement mariée, vivant dans une belle maison en pierre de meulière. Elle avait un beau visage clair aux yeux noisette lumineux, une bouche aux lèvres fines légèrement maquillées d’un trait de rose parme qu’elle se mordait un peu nerveusement comme le font les enfants lorsqu’ils ne savent pas quoi faire. Il souriait bêtement en repensant à elle et descendit la rue du Delta avec une sérénité affichée sur le visage.
Le lendemain matin, il était pressé, mais malade. Rien à voir, mais il était passablement énervé, fatigué, rompu, mais déterminé à se rendre au travail. Alors il marchait vite. Trop vite.
Pourtant, c’est sur le trottoir d’en face qu’il vit une fille d’à peine seize ans montée sur des talons hauts, trop hauts pour elle comme pour n’importe qui, se tordre la cheville et s’étaler de tout son long en se repliant comme une girafe à qui on aurait brisé les genoux, mais il ne fit rien, détourna le regard et entendit derrière lui une voix de femme s’adresser à l’insecte qui se débattait sur le sol : “Bah alors !”, non pas sur le ton de l’inquiétude, mais quasiment du reproche. Alors il sourit. Par pûre moquerie. Par pûre méchanceté parce qu’il n’avait pas envie de se prendre de pitié pour quelqu’un qui se rend aussi ridicule. La joie lui fit revenir le sang au visage et il y repensa le soir-même sur le chemin du retour, dans le couloir du métro tandis qu’il marchait derrière une fille à l’accoutrement strict, collants et jupe gris sous laquelle dansait une paire de fesses ample et chantante dessinées par les marques d’une culotte qui était peut-être grise aussi ; elle avait dans la main une revue de sudoku et il se demanda si une fille qui faisait des sudoku dans le train était réellement si intéressante que ça, même si ses fesses étaient avenantes et continuait de lui faire envie avec son mouvement de balancier ininterrompu. C’est alors qu’il entendit quelqu’un derrière lui se vautrer comme un vieux sac lourd sur le béton peint. Deux fois ce jour là il était tellement fatigué qu’il a indiqué le mauvais chemin à des passants.
L’enfer ce ne sont pas les autres, mais lui.
Encore une fois, il a pris le train mais du côté du Champ de Mars, station qu’il ne connaissait pas et il se demanda s’il était sur le bon quai, alors il a couru pour rejoindre le haut de la station mais il s’est arrêté brusquement pour demander à une jolie fille qui attendait là s’il était sur le bon quai. Il s’attendait à ce qu’elle l’accueille avec un peu d’hostilité, mais elle avait plutôt l’air d’être contente qu’on lui adresse la parole. Ils se sont souri.
Photo © Confused vision
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J'avais tellement envie de ne rien te dire que ça me faisait mal

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Il s’est trouvé que ça c’est trouvé comme ça, c’était pas plus compliqué que ça, juste l’envie de ne pas parler parce que les mots sont chargés d’une sorte de puissance lorsqu’ils sont proférés à la volée dans l’air comme ça quand tu chantes ou que tu parles parfois même un peu trop fort, un peu au-dessus du lot un peu au-dessus de tout. Je me suis tellement perdu dans les mots, dans les histoires du passé dans les méandres du temps, un temps que je ne maîtrisais pas, des circonvolutions spécieuses et sans arrêt en décalage que j’ai fini par tout laisser tomber. Tu sais.
Quand je regarde derrière moi et que je vois la place vacante laissée, tout ce néant qui n’a plus de signifiant, j’essaie de me raccrocher à ce que je peux, et à défaut, j’efface à grands coups de gomme tout ce qui me déplait comme sur un grand carnet de croquis taché de mauvaises esquisses baveuses, je tire des traits, je biffe et caviarde, laisse des trainées de gomme qui s’enroulent autour d’elles-mêmes comme de petits étrons grisâtres lâchés là. J’efface et ce qui n’est pas encore effacé le sera forcément un jour. Je me souviens de tes mots (toi en particulier) lorsque tu m’as dit que je ne laissais pas de trace là où je marchais mais que nécessairement ce que j’écrivais ne pouvait que toucher et ne pas laisser insensible, mais je ne le fais pas exprès, tout ce que je fais, c’est écrire, déposer là quelques mots qui pour moi sont comme ma chair et mon sang et après les gens en font ce qu’ils en veulent, c’est vrai, moi je m’en fous après tout qu’on me lise ou non, qu’on me dise qu’on a lu et qu’on a trouvé ça bien, et puis je m’en fous d’autant plus que pour moi écrire n’est pas un besoin vital, je pourrais très bien m’en abstenir après tout, c’est juste que j’aime ça alors voilà, je te donne tout ça et ça peut très bien ne pas te plaire, ne pas te plaire du tout, mais que veux-tu que j’y fasse, ce n’est pas mon problème. Moi tout ce qui me plait c’est la corporéité de l’écriture lorsqu’elle est en phase avec le corps avec la chair en relation directe avec l’expression de ma pensée comme si elle n’était qu’un corps qui bouge et qui danse, transi d’émotion sensuelle, transporté par l’orgasme et tu ne diras pas le contraire chacun de mes mots contient ça en lui toute la potentialité des carnations tu le sais parfaitement parce que tu le ressens quand tu lis, allez dis-le, tu peux le dire, et puis merde, ce n’est pas bien grave parce que ça ne change rien à ce que je suis. Je m’en contre carre. Avec cette expression qui vient de mon père, je m’en contre carre. Super. J’adore.
Tu vois j’aime bien les dance floors parce qu’ils sont silencieux autant qu’ils sont licencieux lorsqu’ils ne sont plus que mouvements intenses et délibérations de la chair, quintessence de la séduction la plus élémentaire aux sons telluriques – on dit comment maintenant, telurik non ? – des percussions qui résonnent dans la poitrine et les corps qui se démènent dans une gigantesque vague de sueur et d’odeurs ne parlant qu’un seul langage, disant tout bas lorsque la musique assourdit et cache les mots « J’ai juste envie de toi » voilà c’est juste ça et pour moi l’écriture c’est ça c’est dire ça, « J’ai juste envie de toi ».
Bret Easton Ellis disait « il n’y a rien de pire qu’être contredit et défoncé »… Contentons-nous de n’être rien de tout ça. On a besoin d’ouvrir les yeux. Enfin, surtout moi.
Belle d'ennui – trois actes

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1- A la volée un jour de pluie fine et harassante – rencontre au hasard du flux des passants, elle ne me regarde pas, me happe tout de même, un assemblage – quelque chose de connu comme un souvenir récalcitrant, elle est passée devant moi sans m’effleurer en captivant mon regard brillant, apeuré et triste, soutenu par une tendresse factice, déjà elle s’engouffre dans le tunnel du métro à toute vitesse – à une allure qui lui est certainement familière, elle a l’assurance de ces gens qui font le même trajet tous les jours. Les portes du train se ferment net après mon passage furtif et elle s’asseoit à quelques mètres de moi, ne me regarde surtout pas – elle ne regarde rien, pas même devant elle, son regard transperce tout vers un horizon qu’elle est certainement la seule à connaître – et que personne n’a envie de connaître. Je la dévisage.
Elle porte un blouson de peau sur lequel vient se nouer une écharpe de laine épaisse et écrue, un jean serré et des baskets usées – à son bras blanc et fin, une montre dont le bracelet métallique renvoie un éclat argenté – elle lit distraitement en le feuilletant un journal gratuit – son attitude m’attire comme l’aiguille d’une boussole et je m’emballe de la même manière – ses grands yeux bleus contrastant avec le rosé de ses pommettes plates, ses cheveux bruns coupés courts. Je ne me suis pas retenu de regarder ses fesses lorsqu’elle est passée tout à l’heure, rebondies et hautes sur ses jambes longues et fines. Un sac en peau lui aussi, passé sur l’épaule et dans la main une pomme qu’elle a pris la précaution d’envelopper dans un mouchoir en papier blanc.
Quatre stations plus loin, elle sort à toute vitesse – à peine le temps de la suivre, déjà je sors mon appareil photo et je la suis sur la trottoir de l’avenue qu’elle remonte avec prestance – une petite fée trépidante au milieu de la foule, en zigzaguant…
Je la dépasse en courant – la frôle – un parfum ! Je continue sur vingt mètres en la suivant du regard de peur qu’elle ne s’échappe, j’ajuste la focale, mise au point et je l’attends. Une dizaine de pas, huit – sept – six. Une rafale de clichés frontaux fait cliqueter bruyamment l’appareil, je ne m’arrête pas – elle me voit, s’interroge, elle comprend, grimace, son visage se durcit d’un seul coup et oubliant sa douceur qui paraissait si fine, hargneuse me saute dessus et me frappe sur la joue – effrontée qui me déchire la peau.
Un série superbe…
2- Au restaurant, je lui ai demandé de venir – elle est venue – contre toute attente, au grand restaurant orné de tentures couleur de sable tamisé, bien au-dessus de mes moyens – même les appliques murales paraissaient au-delà de mes moyens. Regard terne par-dessus mon épaule, elle a quand même fait l’effort de se maquiller, mais rien ne saurait masquer cette étrange attitude nonchalante et la familière pratique de l’ennui partagé avec sa conscience la plus intime.
Regarde tes photos je lui dis, c’est celles que j’ai prises tout à l’heure. Mais elle ne regarde même pas – n’a pas décroché un mot depuis qu’on est arrivé – la garce.
Qu’est-ce qui se passe ? Si tu ne voulais pas venir, rien ne t’obligeait à accepter mon invitation… Elle pose son menton sur sa main. C’est pas ça, je suis fatiguée. Je crois la voir lever les yeux au ciel.
C’est ça, t’es fatiguée.
Elle ne parle pas beaucoup, l’air d’une tigresse au repos à l’ombre d’un rocher. Elle ne parle pas beaucoup et se fout de moi en fait – je ne sais pas ce qui m’a pris de l’inviter, je n’ai pas grand chose à faire ici avec elle, et inversement. Et moi je continue, je fais défiler les clichés et cette idiote se lève soi-disant pour aller se repoudrer le nez ou je sais pas trop quoi – je reste là comme un imbécile, mon paquet de photos à la main.
Comment veux-tu parler avec une fille qui ne s’intéresse à rien. « J’en ai pas grand chose à foutre de tes photos à la con, qu’elle finit par me dire quand elle revient des toilettes.
– Mais tu t’es pris une ligne de coke ou quoi ? Pourquoi tu me dis ça ? Elles sont bien mes photos non ? Et puis ton expression neutre ! Regarde, tu le fais super bien…
– Ouais c’est ça, je t’emmerde, tu me fais chier avec tes photos, qu’est-ce tu crois, tu penses que tu vas te faire du fric avec ?
– Ow ow ow, tu te calmes, qu’est-ce qui se passe ? In-cro-yable, grossière avec ça…
– Rien, j’ai pas envie d’être avec toi, je te connais pas, je sais pas qui tu es et je sais pas ce que tu veux et je sais même pas pourquoi tu m’as invité au resto ni pourquoi tu m’as prise en photo – t’es juste un gros con qui fantasme sur mon cul, c’est ça ?
– Ouais, c’est ça. » Je me sens dépité, j’ai plus envie de parler, alors je remballe mes photos dans ma sacoche en vrac comme un tas de feuilles de morte saison et je fais un signe au garçon pour qu’il débarrasse tout ça dans le lave-vaisselle, je ramasse pas les couverts, et tu m’apportes l’addition s’il te plait que je me tire, je te laisse t’occuper de mademoiselle je me fous de tout…
Elle est superbe – ses yeux clairs de topaze et sa peau diaphane, je lui jette un dernier coup d’œil à cette jolie que je n’ai pas envie de laisser, mais vraiment elle m’a l’air beaucoup trop conne pour moi, j’ai eu ma dose dans le passé et je préfère m’en débarrasser. Je la laisse avec le dessert qui arrive avec le serveur, je paie tout et je me tire.
Les rues sont déjà sombres, ma sacoche en travers de la poitrine – les mains dans les poches – il tombe de fines gouttes argentées comme des flocons de neige en tourbillonnant, constellant mon manteau de laine noire d’opercules argentées… descends la rue vers la bouche de métro. Envie de disparaître soudain, rattrapé… Continue reading “Belle d'ennui – trois actes”