L’ordinateur rend-il stupide ?

Vers 1882, Friedrich Nietzsche acheta une machine à écrire – une Mailing-Hansen Writing Ball, pour être précis. Sa vue baissait, et il lui était de plus en plus pénible et douloureux de fixer son regard sur un page, sans compter les maux de tête que cela provoquait. Il avait été contraint de réduire les moments consacrés à l’écriture et craignait même d’avoir à y renoncer. La machine à écrire le sauva, au moins pour un temps. Une fois qu’il eut maîtrisé l’emploi des touches, il fut capable d’écrire les yeux fermés, utilisant seulement le bout des doigts. Les mots purent à nouveau couler de son esprit vers la page. Mais la machine eut un effet subtil sur son travail. L’un des amis de Nietzsche, un compositeur, remarqua un changement de style. Sa prose déjà laconique devint encore plus serrée, plus télégraphique. « Peut-être parviendrez-vous avec ce nouvel instrument à un nouvel idiome ? » lui écrivit son ami qui notait au passage que pour sa part, ses « pensées » musicales dépendaient beaucoup de la qualité de l’encre et de la plume. « Sous l’influence de la machine, écrit le spécialiste de Friedrich Nietzsche, A. Kittler, sa prose est passée des arguments aux aphorismes, des pensées aux jeux de mots, de la rhétorique au style télégraphique […]. » Tandis que nous nous reposons sur les ordinateurs pour être nos intermédiaires dans notre compréhension du monde, c’est notre propre intelligence qui devient artificielle. »

Cet article, je l’ai trouvé dans Philosophie Magazine du mois d’octobre. L’auteur en est Nicholas Carr qui se prétend écrivain, dans Atlantic Monthly d’août 2008. C’est un texte que je n’aime pas, au-delà de son aspect anecdotique. Premièrement, je le trouve complètement anti-significatif. Nietzsche n’est pas spécialement le genre d’auteur qui peut servir d’exemple à quoi que ce soit. Ensuite, c’est un texte plein de virgules et vraiment les virgules ont tendance à m’emmerder. Et pour finir, je suis quasiment certain que je ne lirais jamais aucun livre de ce Monsieur Kittler car je trouve son postulat complètement ridicule – et accessoirement je me demande également pourquoi Nietzsche n’avait pas les moyens de se payer un secrétaire ?

PPhoto &copy ThatGirl
Kittler considère apparemment au travers de la mutation de l’écriture de Nietzsche que celle-ci se dégrade précisément parce que son énumération cache la gradation. Il est tout à fait possible – je ne suis spécialiste d’aucun écrivain et surtout pas de Nietzsche qui est un être hautement complexe autant que le sont ses œuvres – que l’auteur de la Naissance de la tragédie ait vu son écriture se transformer avec le passage à la machine comme on peut être presque certain que certains écrivains n’écriraient aujourd’hui pas sans ordinateur. Toutefois, je ne vois pas quoi il se permet de juger la qualité de l’écriture. L’aphorisme, le jeu de mots ou l’écriture lapidaire sont ils à contre-emploi de la littérature ? M’est avis que Kittler n’a jamais dû lire Céline ou Georges Perec, ni Kerouac très certainement (Kittler est-il seulement un contemporain ?). Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il considère la transformation comme un déclin.
En dernier, je dirais que l’ordinateur développe au contraire l’intuitivité, une certaine vision du monde qui se développe en réseau, en grille, selon des formats que l’immanence du monde ne permet pas toujours de percevoir de manière naturelle. Je sais que personnellement travailler sur des tableaux ou des bases de données m’a permis de développer un sens structurel de la donnée que je ne maîtrisais pas du tout auparavant. Ça force à la rigueur, à l’observation, à la problématique qu’il faut résoudre en dehors du champ de ses propres compétences. Et même, j’ai réussi à écrire plus vite qu’avec un stylo. Et tout simplement… écrire.

7 Replies to “L’ordinateur rend-il stupide ?”

  1. Argumentaire fallacieux d’un énième réactionnaire nostalgique du romantisme de l’encre qui sèche sur le papier. C’est classique.

    J’adore l’écriture manuscrite, j’ai pratiqué la calligraphie et je suis bien tentée de m’y remettre (note perso: demander au bon Dieu d’allonger la journée à 30h), mais l’ordinateur est un excellent outil d’écriture. J’ai tendance à faire des brouillons dégueulasses, à rayer des phrases entières, à faire plein de fautes quand j’écris trop vite : à mettre au propre c’est un enfer. La touche backspace élimine toutes ces perturbations qui empêchent d’y voir clair.
    Mes carnets de voyage sont manuscrits, j’ai toujours des carnets dans mon sac. L’écriture manuscrite est pour moi celle du secret et du nomadisme. Mais ça ne m’a pas empêchée de rédiger de grandes lettres d’amour très senties sur le pc avant de les manuscrire.

    Je crois surtout que c’est le medium non maîtrisé qui a un impact sur ce qu’on produit. Lorsqu’on est à l’aise avec un outil, il s’efface, devenant intermédiaire transparent entre notre intention et notre production.

  2. Romuald > peut-être me trompè-je mais il me semble que tu confonds, dans ta réaction, l’auteur de l’article, Nicholas Carr, et l’auteur de la citation, M. Kittler. Ce dernier – en analysant l’oeuvre de Nietzsche – constate simplement un glissement du style dû, selon lui, à l’emploi d’une machine à écrire. Je ne vois pas où il aurait dit que l’écriture de Nietzsche “se dégrade”. Il faut noter qu’à la question de son ami compositeur, Nietzsche aurait répondu: ““You are right,” Nietzsche replied, “our writing equipment takes part in the forming of our thoughts.”” Là encore, pas de jugement quant à la valeur du style (j’ai repris la citation en anglais de l’article original de Carr). En revanche, c’est Carr qui, dans son article (“Is Google making us stupid?” – Google, hein, pas l’ordinateur ni même l’Internet…) utilise cette anecdote pour étayer son argument. Selon Carr (j’ai lu son article très vite donc j’extrapole un peu), parce qu’on a à disposition une multitude d’informations (via Google) en permanence, on ne prend plus la peine de mémoriser lesdites informations: quand on en a besoin, on va vérifier, pas besoin de les connaître par coeur. Ainsi, selon lui, l’omniprésence de ce flux d’infos modifie la façon dont nous utilisons notre intelligence. Et sur ce point, je suis d’accord avec lui.

    Mitternacht: tu dis (permets que je te tutoie) deux choses auxquelles je souscris entièrement:
    – “La touche backspace élimine toutes ces perturbations qui empêchent d’y voir clair.”

    et

    – “L’écriture manuscrite est pour moi celle du secret et du nomadisme.”

  3. Et c’est là que je me rends compte que j’aurais dû lire l’article dans le texte plutôt que de le reprendre bêtement depuis un magazine qui pour le coup raconte une histoire complètement différente de celle dont je parle. En fait non, je n’ai pas confondu les deux protagonistes, Carr et Kittler. Pour le coup, ce n’est pas au niveau du style qu’il y a glissement mais au niveau du sens.
    Il n’y a peut-être pas de jugement de valeur dans l’analyse de Kittler, mais on a quand même fortement l’impression que le glissement observé chez Nietzsche constitue un mal pour son écriture. J’y vois quand même une moralisation de la formularité de son style. Quant au reste de l’article, pour le coup, je vais le lire dans le texte.
    Mitternacht, je suis également d’accord avec toi sur l’écriture manuelle, rien ne saurait plus exprimer ces choses intimes que la machine déshumanise.

  4. “Je dirais que l’ordinateur développe une certaine vision du monde selon des formats que l’immanence du monde ne permet pas toujours de percevoir de manière naturelle.”

    Bien vu.

    On peut imaginer que l’ordinateur devienne notre 6° sens dans un futur plus ou moins proche. Nous ne sommes que la première génération à percevoir le monde via Internet.

    Les enfants de nos enfants ne feront peut-être plus de distinctions claires entre le monde perçu par les sens et le monde perçu à travers un média qui s’appelle “Internet” aujourd’hui, et qui sera peut-être une puce cérébrale dans 100 ans. (On retrouve cette idée dans les bouquins d’Orson Scott Gard, un des rares auteur de S.F que j’aime bien).

    Comment écrirons-nous alors, comment penserons-nous ?
    Y aura-t-il une touche backspace dans notre cerveau ?

  5. Mais tout à fait, j’imagine que les générations futures auront intuitivement le fonctionnement de l’ordinateur, et quand je vois déjà la réaction et l’intérêt que peut susciter une machine chez des petits d’à peine un an, je me dis qu’une mutation est en train de marcher…

  6. Rien à voir avec le couscous mais j’ai trouvé un dessin très amusant sur le krach en cours :
    http://contreinfo.info/article.php3?id_article=2238
    Je voulais vous le faire partager.
    (Tout le reste de l’article est très bien aussi, et même le site est très bien, l’économie n’es pas vraiment ma tasse de thé, mais on y trouve des articles de fond qui éclairent ce qu’on vit sous un autre angle.)
    Voilà, c’était mon message hors-sujet du vendredi soir.

    Bon week-end, je vous quitte, je dois ouvrir des huîtres…

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