親友
Il était assis l’autre bout de la rame de métro, ce midi tandis que je me rendais au travail, les jambes écartées et les mains tellement serrées l’une contre l’autre que les jointures de ses doigts blanchissaient. Une ombre du passé, un souvenir soudain qui remonte à la surface, un visage familier – je pense que j’ai penché légèrement la tête et froncé les sourcils pour fixer son visage et tenter de mettre un nom sur ces traits rudes, ce nez profilé comme un couteau, ces lèvres fines, de tout petits yeux sombres (verts en fait) profondément enfoncés dans leurs orbites – son crâne rasé – son crâne rasé ? Oui. Rasé. L’air était étouffant. Je suis certain que c’était lui. Christophe.
Lorsque j’étais à la fac, je me suis assis à côté de ce grand type aux cheveux frisés, à la peau luisante lorsque je regardais son profil à la lumière, il transpirait – il faisait chaud dans cette petite salle où nous étions entassés pour écouter les cours passionnants de Jacob Rogozinski – Heidegger, les idiotismes, l’ἀ–λήθεια et les Holzwege. Je me souviendrai toujours de cette tenue qu’il portait ce jour-là – une classe incroyable – de belles chaussures bien cirées, un pantalon cigarette à fines rayures repassé, avec un pli, une chemise blanche impeccable et une veste imperméable à col droit anthracite – autant dire qu’il détonnait un peu dans les couloirs de Saint-Denis – même moi, j’avais l’air d’un paysan à ses côtés.
Nous nous sommes tout de suite plus et le cours à peine terminé, nous sommes allés boire un verre dans un bar du centre. Il ne buvait pas car il avait des problèmes avec l’alcool, il devenait très vite agressif. Nous avons beaucoup parlé – il agitait ses grandes mains en parlant et son visage prenait des expressions démesurées – il me parlait de Jacques Poulain, de Boris Pasternak, mais il avait du mal à saisir les cours d’Alain Badiou. Christophe, l’étudiant sans bac qui avait accédé à la fac avec son expérience professionnelle. Souvent le soir après les cours, nous prenions un verre ensemble et nous parlions toujours énormément, je prenais des notes pour ne pas oublier le flot de nos paroles, je notais tout ça sur mon cahier de cours comme si ce n’était que la continuité des études. Christophe, un garçon fascinant, d’une intelligence rare et fine, somptueuse, il était beau et drôle, nous passions notre temps à faire des joutes verbales et à rire de nos jeux de mots idiots et quatrième degré, à regarder en silence les filles passer et je le voyais gratter son menton toujours mal rasé qui produisait ce bruit caractéristique de poils de barbe – nous étions bien tous les deux – on faisait très intellectuels décadents et nonchalants.
Oui il était beau et doux, Christophe – et puis un jour, je ne l’ai plus revu – il avait disparu – à moins que ce ne fût moi – nous nous sommes perdus de vus – plus rien – du jour au lendemain. Et puis il se trouvait là, devant moi mais un je ne sais quoi de dérangeant. Il avait le crâne rasé, sa peau avait une couleur mate mais il semblait incroyablement nerveux, toujours très bien habillé, mais foncièrement nerveux, agité de soubresauts malsains. Je pense qu’il ma vu et qu’il m’a reconnu. Nous avons plongé notre regard dans celui de l’autre, mais j’ai fini par baisser les yeux, comme accablé par toutes ces années d’absence, loin l’un de l’autre, où nous avons manqué tant de choses ensemble et que nous ne pourrons plus rattraper. J’ai réprimé un sanglot et mes yeux se sont recouverts d’un voile humide.
Je ne l’ai plus regardé. Un dernier regard, juste ce dernier regard lorsque je suis descendu du métro – lui continuait son chemin – nous nous sommes quittés comme ça sans rien – c’était peut-être mieux comme ça – je ne sais pas – il me manque – j’aurais aimé vivre encore tellement de choses avec lui.