Le diable et la haute mer

Photo © Mgjefferies

L’humour et la connaissance précise de la marine de Kipling. Un enchantement dont j’arrive encore à me réjouir à chaque instant.

L’Haliotis avait le choix et ce qu’il choisit déclencha le dénouement.
Escomptant son moindre tirant d’eau, il essaya de se tirer dans le nord vers un bas fond propice.
L’obus, qui arriva en traversant la cabine du premier mécanicien, fut un cent-vingt-cinq à charge, non d’éclatement mais de tir.
On avait visé pour qu’il passât en travers de sa route et c’est évidemment pourquoi il était venu flanquer par terre le portrait de la femme – fort jolie fille d’ailleurs – du premier mécanicien.
Il réduisant en bois à allumettes la toilette d’acajou de cet officier, franchit le couloir de la chambre des machines, et, frappant un grillage, tomba juste devant la machine avant, où il éclata, coupa net les boulons reliant la bielle avec la manivelle antérieure. On se doute des conséquences. […]
En bas, on entendait qu’il se passait quelque chose.
Ça ronflait, ça cliquetait, ronronnait, grondait, tocquetait.
Le bruit ne dura guère plus d’une minute.
C’était les machines qui, sous l’inspiration du moment, s’adaptaient aux circonstances.
M. Wardrop, un pied sur le grillage supérieur, se pencha pour prêter l’oreille et laissa échapper un grognement douloureux.
On ne stoppe pas en trois secondes des machines marchant à douze noeuds à l’heure, sans y jeter du désarroi.
Dans un nuage de vapeur, l’Haliotis chassa sur son erre en geignant comme un cheval blessé.
Rien à faire.
L’obus à charge réduite avait réglé la situation.

Rudyard Kipling,
in Un beau dimanche anglais.

Traduit par Albert Savine, 1931,
Albin Michel

Le texte original est disponible sur le projet Gutenberg, sous le titre The Devil and the deep sea, in The day’s work.

Etranger dans son propre pays

Mes lectures d’été m’ont conduit à prendre un peu de distance avec légèreté en lisant un livre dont je savais pertinemment qu’il ne me ferait pas de noeuds au cerveau tout en me laissant à la fin de la lecture, moins idiot que je ne l’étais au départ. Après la lecture de Motel Blues, je me doutais que lire American Rigolos* de Bill Bryson ne me décevrait pas.

Photo © Kodama

Bryson, né Américain, revient aux Etats-Unis après avoir passé 20 ans de sa vie dans la campagne anglaise. Personne mieux que lui ne peut décrire avec autant d’impartialité son pays dans ses travers comme dans ses qualités puisque c’est son pays, un pays étrange qui a changé pendant ces 20 ans d’absence, et dans lequel il se sent parfois étranger. En 1996, un ami journaliste lui demande d’écrire des petites chroniques sur la vie aux USA, chroniques destinées à être publiées au Royaume-Uni, et au bout du compte, ce sont 75 pièces des trois ou quatre pages chacune, bourrées d’un humour tendre et tout britannique, nous apprenant ce que sont les Etats-Unis dans toute leur absurdité. Il m’avait fait hurler de rire dans Motel Blues, il m’a attendri, fait peur et fait rire aux larmes dans celui-ci. Mais sous l’humour se cache aussi l’énergie feutrée du désespoir et l’angoisse de vivre dans un pays qui semble avoir perdu la raison.

Mes concitoyens se sont si bien accoutumés aux progrès constants de la technologie que dans les années soixante ils en sont arrivés à imaginer que les machines devraient tout faire à leur place.
Je me rappelle avec précision le jour où j’ai compris que ce n’était pas forcément une très bonne idée. En 1961 ou 1962, mon père avait reçu pour Noël un couteau électrique, un des premiers modèles, donc un engin assez impressionnant. Peut-être ma mémoire me joue-t-elle des tours, mais il me semble bien le voir en train d’enfiler des gants de chantier et de mettre des lunettes de protection avant de brancher la prise. Une chose est sûre : au moment où il a voulu découper la dinde, celle-ci s’est désintégrée dans un nuage de charpie blanche et la lame a attaqué le plat dans une gerbe d’étincelles bleues. Puis l’appareil a sauté des mains de mon père, traversé la table et disparu de la pièce tel un Gremlin. Je crois qu’on ne l’a jamais revu, mais certains prétendent l’avoir entendu parfois, tard dans la nuit, se cogner contre un pied de table.

L’humour de Bryson contraste terriblement avec celui de ces concitoyens, avec qui il désespère de pouvoir plaisanter. C’en est affligeant:

Tout a commencé de manière très innocente. Peu de temps après notre emménagement, un des arbres de notre voisin est tombé. Un matin, j’ai remarqué qu’il le débitait et en chargeait les morceaux sur la galerie de sa voiture. C’était un arbre très touffu et les branches débordaient largement du toit.
– Et alors ? On essaie de camoufler sa voiture ? lui ai-je lancé, très pince-sans-rire.
Il m’a dévisagé un moment.
– Mais non, pas du tout, m’a-t-il expliqué le plus sérieusement du monde. La tempête de l’autre soir a fait tomber notre arbre et maintenant je dois emmener les branches à la décharge.

Bryson a une explication, que l’on trouve également chez Anne-Marie Schwarzenbach **:

L’ironie est ici le mot clé, bien sûr. Les Américains ne l’emploient pas beaucoup. (Ici je fais de l’ironie : en réalité ils ne l’emploient jamais.) On peut presque s’en réjouir. L’ironie est cousine du cynisme, et le cynisme n’est pas un trait vertueux. Les Américains – pas tous, mais bon nombre d’entre eux – n’aiment ni l’une ni l’autre. Leur attitude dans la vie de tous les jours est confiante, directe et littérale au point d’en être attendrissante. Ils ne s’attendent pas à ce que les conversations dérivent en joutes verbales sophistiquées. Tout écart les déstabilise.

* Le titre original est “I’m a stranger here myself, notes from a big country
** in Loin de New-York

Mais de quoi parlent-ils ?

R: et je trouve ça bien de prendre le temps d’expliquer
F: tu trouves pas ça chiant des fois ?
R: non, mais certainement parce que je suis curieux de nature et que lorsque je ne sais pas quelque chose, je n’ai pas la vanité de refuser qu’on me l’apprenne
R: ouh putain, elle était compliquée celle là
F: okay
R: uhuhu
R: je vais la noter parce que je ne sais pas si je serai capable de refaire une phrase aussi complexe ces 20 prochaines années sans prendre de la coke
F: sans oublier un mot, en plus !
R: oui alors là je mérite une médaille

Défaut de transmission

Je me pose souvent des questions, je ne sais pas faire grand-chose d’autre. Mes dix doigts sont peu souvent sollicités pour des activités manuelles et je passe une bonne partie de mon temps à réfléchir, c’est un de mes grands défauts. Le problème, quand on réfléchit, c’est qu’on se pose des questions (ce qui est, j’en conviens, une attitude incompatible avec la religion) et les questions amènent des remises en questions, non pas forcément de soi, mais de ce qu’on pense. Et j’ai longtemps cru que la culture, pour ne citer qu’elle, était destinée à satisfaire de vils instincts d’autosatisfaction, mais je me suis trompé, et il n’est pas exclu que par la suite, je revienne encore sur cette opinion.

J’ai passé samedi soir une soirée horrible. En fait, j’étais invité par mon ami Laurent pour son anniversaire, et nous avons passé une soirée fraîche dans son appartement décoré avec simplicité mais avec beaucoup de goût, ce qui, pour un garçon est suffisamment rare pour être remarqué. Nous avons bien mangé, bien bu, etc. et je me suis rendu compte qu’en plus des sujets de discussion traditionnels sur lesquels il ne faut pas deviser entre amis, c’est à dire la religion, la politique et l’amour – hein ? – il fallait également éviter de parler culture. Etrange, me direz-vous, car que reste t-il ? Le travail, ça va cinq minutes, le cul, ça ne se fait pas…

Dizzie

Tout est parti en vrille – à mon sens – lorsque la copine du frère de Laurent a demandé ce qu’était qu’un bobo ? Toutes les définitions y sont passées, du tout au n’importe quoi, et pour une fois, la discussion prenait un tour étrange, car personne n’avait envie de rire, tout le monde semblait étrangement impliqué et trop sérieux à mon goût. Je n’ai pas pu m’empêcher de réagir lorsque j’ai entendu des inepties du genre “ce sont des gens qui ont des idées de gauche et qui…” ou alors “ce sont des gens qui ont de l’argent et qui…“, voire même “ce sont des gens qui sont dans le milieu de la culture et qui…“… Arghhhhh, VOS GUEULES !!! Silence !! Premièrement, on s’en fout des bobos. “Oui mais moi je suis une bobo et j’assume bien…“. OK, super, sujet suivant. Bref, les bobos, c’est pas le sujet. En l’occurrence, c’est que les deux personnes avec qui je tentais d’avoir une discussion sont deux personnes qui se considèrent comme des bobos, même si l’un des deux s’en est vigoureusement défendu – avec force “Ah mais de quoi on parle là, je ne comprends pas…“, et accessoirement, ce sont deux relations de travail* avec qui nous entretenons une relation de haine cordiale basée sur peu de choses (ils détestent mon humour, ou plutôt ils ne rigolent qu’au leur, faible et basé sur la répétition, et je ne fréquente pas les mêmes lieux – ajouté à cela qu’ils ne connaissent strictement rien à ma vie, ni à ce que je fais en dehors du travail et qu’ils me considèrent comme une sorte d’animal sans vie, mais les apparences sont parfois trompeuses et contrairement à eux, je n’expose pas ma vie privée et sexuelle sur la place du marché). Là où je me suis insurgé, c’est lorsqu’il a été question de culture, puisque selon leurs termes, le bobo est dans le milieu de la culture, sous-entendu que la culture c’est un peu comme la merde, il faut avoir les deux pieds dedans pour la sentir. Mais de quoi parlons nous ? Du dernier vernissage d’untel ? De l’exposition Yves Klein ? Du dernier livre de Houellebecq ? Le problème avec les gens qui ont de l’argent et ne se privent pas, c’est qu’ils ont un peu trop tendance à croire qu’il suffit de s’acheter une cafetière Nespresso (What else ?), d’écouter Mylo (qui n’est par ailleurs qu’un tromblon de sous-culture bruyante), de ne pas s’habiller chez Hennes and Mauritz (H&M pour ceux qui n’auraient pas compris), d’habiter dans le XXè ou dans le Marais et de connaître plein de monde dans le monde de la CULTURE (criez pour vous rendre compte de l’effet) ou de manger dans des lieux branchés pour être un bobo, ou quoi que ce soit d’autre…

Bilbliothèque

Je n’ai pas voulu être condescendant, méprisant ou exclusif – je leur laisse ce privilège – mais la culture, c’est un petit peu autre chose que tout ce que je viens d’énumérer, d’une manière non exhaustive et passablement ironique (oui, j’ai réponse à tout), parce que la culture se niche partout et c’est dans sa transmission et dans le partage qu’elle trouve son essence, c’est à dire exactement le contraire que le milieu dans lequel évoluent ces gens. J’ai dit une chose que je pense vraie, à mon corps défendant, j’ai dit que les bobos étaient des opportunistes qui n’évoluaient dans des milieux branchés plus par intérêt que par conviction et opinion, et je le maintiens a fortiori après cette soirée. J’avais envie de leur dire de visiter mon blog, ne serait-ce que pour avoir une autre approche de la culture, moi qui n’en suis qu’un factotum, mais je n’ai pas voulu qu’ils prennent cela pour la prétention.

Sur ces entrefaites, je vais préparer mes lasagnes, parce que la culture c’est aussi comme ça, c’est comme les domestiques, ça passe aussi par la cuisine.

Courir avec des ciseaux, Augusten Burroughs

ScissorsPhoto © aga2957

Amherst, Massachusetts, en plein coeur des années 70. Augusten est un jeune adolescent évoluant dans un milieu déjanté, entre une mère folle qui déclame des poèmes, la tête de la femme du pasteur entre les cuisses, et un père alcoolique, totalement absent sauf lorsque ses instincts de tueur prennent le dessus et qui semble ne même pas se souvenir qu’il a deux enfants.

Elle n’a répondu à aucune de mes questions. Elle s’est contentée de garder les yeux fixes droit devant elle, quoique sans vraiment regarder la route, ni regarder dans son rétroviseur, et sans allumer une seule More.
Elle était revenue me chercher, exactement comme elle l’avait promis.
Mais seulement… où était-elle ?

En pleine adolescence tranquille, on suit l’évolution d’Augusten dans un monde qu’il n’a pas souhaité rencontrer, celui des adultes. D’abord soustrait à l’autorité (nulle) de son père, il sera ensuite abandonné par sa mère à son psy, lequel devient son tuteur légal. C’est alors qu’il arrive dans un monde étrange et bigarré dans lequel la figure paternelle et bienveillante du Docteur Finch est celle d”un grand illuminé qui a adopté tous les cas sociaux rencontrés sur son chemin et qui lit l’avenir dans ses étrons qu’il fait sécher sur la table du jardin. Augusten, désabusé, rencontrera dans cette famille hors-norme l’amitié avec Natalie, ses premiers rapports sexuels (assez violents) avec Neil, fils adoptif du psychiatre, et surtout la solitude dans un monde dans lequel il a du mal à trouver sa place.

Je me suis assis sur la canapé-lit, dans le noir, puis je me suis relevé pour aller chercher mes cigarettes dans la cuisine, et je suis revenu m’asseoir. J’en ai allumé une et j’ai fixé les ombres des masques africains sur les murs, les dessins à la plume de ma mère, dans leurs cadres, et toutes ces étagères de livres. Le problème, quand on a personne pour vous dire ce qu’il faut faire, c’est qu’il n’y a personne pour vous dire ce qu’il ne faut pas faire. Je venais de le comprendre.

L’impression que donne Augusten c’est d’avoir incompréhensiblement les pieds sur terre, même si l’on assiste à la métamorphose d’un adolescent en adulte dans un univers foutraque. Sous l’humour, la fausse naïveté, le regard acéré, se cachent en fait la détresse d’un homme qui a souffert, mais il nous montre que c’est aussi comme ça qu’on avance…

Courir avec des ciseaux a été adapté au cinéma en 2005 par Ryan Murphy, un film avec Annette Benning, Brian Cox, Joseph Fiennes, Alec Baldwin et Gwyneth Paltrow.

Gazette de l'Atlantique Nord

Mon journal, version papier. Des pages manuscrites, scannées, si le coeur vous en dit…
Apparaissent des images au beau milieu du texte, comme des traces d’une vie passagère. Le journal devient lieu de vie, d’interrogations quotidiennes, et aussi de mésententes cordiales. Un lieu qui prend forme et qui s’inscrit désormais dans un vrai projet d’écriture et qui se verra augmenté de diverses choses encore à l’état embryonnaire.

Un journal lyrique.

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Scary ideas

Des images et des vidéos en veux-tu en voilà, de l’humour, des choses pertinentes, le tout dans une belle présentation…

Trouvé chez Thomas.

Scary Ideas

Sur le départ, Magnus Mills (All quiet on the Orient Express)

Je les ai lus dans le désordre, les trois livres de Magnus Mills, mais ce n’est pas grave. Il n’en reste plus. Le titre anglais de celui-ci ne se comprend qu’à la lecture du livre et c’est tant mieux; il est des livres qu’il faut lire, se laisser bercer, et la force de celui-ci réside dans le fait qu’on reste du début à la fin dans une sorte de tension portée par le fait que le narrateur doive partir.

Photo © Iraklis

L’action se situe dans une campagne qu’on présume anglaise, verte, luxuriante, froide et touffue. Notre homme a un projet : partir en Inde, mais auparavant, il décide de passer quelques jours dans un camping au bord d’un lac.
Afin de gagner quelques jours de location, il accepte de rendre un service au propriétaire.
Finalement, son séjour s’allonge, il rend d’autres services contre un hébergement plus long et l’on voit se mettre en place une sorte d’économie basée sur le tric, le service rendu.
Le narrateur se prend au jeu, et l’on sent qu’il se sent bien ici, il trouve sa place, c’est du moins ce que les autres personnages lui laissent croire.
Au fur et à mesure, on voit s’installer une spirale dans laquelle il finit par ne plus pouvoir, ou plutôt par ne plus vouloir dire non.
On lui en demande toujours plus, on le loue, on se l’approprie tel une marchandise et, personnellement, j’y vois là la thématique utilisée dans les deux autres livres: l’aliénation.
Jusqu’à la fin, on se demande s’il finira par partir un jour de ce pays duquel il est devenu citoyen. De l’humour et de la terreur, un style simple et enjoué, frisant souvent avec la noirceur à la manière de ses concitoyens anglais.

Le temps d’arriver assez loin pour installer le mouillage, M. Parker commençait à avoir l’air très malheureux. Il s’était agrippé des deux mains à l’ancre, et il examinait les flots noirs sous ses pieds. Pendant ce temps, Deakin continuait de bricoler la chaîne, l’enroulant en boucles et apportant je ne sais quelles améliorations à la bouée de mouillage.
– Très bien, dis-je. Reculez, Deakin. Nous allons jeter l’ancre.
Avec l’aide de M. Parker, je poussais l’ancre par-dessus bord. Elle coula à pic dans les profondeurs, suivie par la longue chaîne qui cliquetait, et elle disparut en un instant.
Ainsi que Deakin.

La conjuration des imbéciles – John Kennedy Toole

John Kennedy Toole

Lorsque je me suis mis en tête d’écrire un billet sur ce livre totalement hors-norme, je me suis dit que je ne parlerai pas de l’auteur, mais de l’oeuvre uniquement, et à y regarder de plus près, je me rends compte que c’est là un exercice quasiment impossible. John Kennedy Toole est un personnage absolument à part dans l’histoire de la littérature car désespéré de ne trouver d’éditeur pour son manuscrit qu’il considérait comme un chef d’oeuvre, il se donna la mort en 1969. Pourtant, quelques années après sa mort et grâce aux efforts de sa mère pour démarcher les maisons d’édition, l’écrivain Walker Percy décida de publier le manuscrit (A Confederacy of Dunces) qui se verra décerner le Prix Pulitzer de la fiction à titre posthume. Une belle aventure pour le livre, une tragédie pour l’homme. De santé physique et mentale fragile, son état se dégrada tandis qu’il se débattait pour trouver quelqu’un pour l’éditer. Continue reading “La conjuration des imbéciles – John Kennedy Toole”