Tandis qu’à la télévision s’éloignent avec grâce les quelques notes qu’Ivry Gitlis lance dans le désert caillouteux avec son violon qu’il tend comme un offrande aux dieux païens des immensités arides, je me recueille encore dans le silence des mots de Bouvier. Encore ses mots acheter viagra doctissimo. Encore des mots avec aussi la musique des Déshérités, un inédit de Carl Theodor Dreyer de 1922.
C’est toujours un peu pédant de dire qu’on regarde Arte, ou qu’on l’écoute, mais la juste mesure n’existe pas vraiment dans le paysage télévisuel. Soit on est dans le minable, soit on s’élève un peu et souvent trop.
Bouvier, dans ses Chroniques Japonaises, chapitre XII Livre 1 La lanterne Magique, Yuji parle, ou une leçon de « rien ». Un texte écrit apparemment entre août 45 et octobre 55, entre Tokyo et Hiroshima. Nicolas Bouvier fait parler Yuji, victime de la vie, peut-être aussi de la guerre. Une histoire émouvante de déceptions, de vies simples, brisées, continuées malgré tout. On y lit des histoires de ces gens qui ont vécu blessées mais ne se sont jamais plaint, acceptant l’inhumanité de ceux qui les ont bombardés avec la force tangible du renoncement et l’ombre de l’humilité.
Ce texte m’intrigue et fait du bien à l’âme. Yuji y parle de la lecture de la Bible.
Photo © Stéphane Barbery
Je retournais ces questions dans ma tête en descendant, à pied toujours, vers l’île de Shikoku. Peut-être les chrétiens tenaient-ils la réponse ? Je m’engageai comme interprète chez un missionnaire américain qui installait une école dans la préfecture de Kochi. J’avais très peu à faire et beaucoup à manger. J’employais mon temps libre à dévorer la Bible que je venais de découvrir. Je l’emmenais même aux cabinets. Loth, le feu du ciel sur Sodome, Job… bien ! Mais même Job n’avait pas envoyé sa mère à la fournaise pour satisfaire son goût des sucreries, et il n’était pas Japonais (rire). Le missionnaire, qui connaissait mon histoire et savait que j’étais aux prises avec son livre saint, faisait les cent pas devant la porte fermée, dans l’odeur des tinettes, attendant sans doute que je découvre le passage qui m’ouvrirait les yeux. J’entendais craquer ses chaussures. J’aurais bien voulu tomber sur ce que je cherchais, pour moi, et pour lui rendre un peu de ce que je lui devais ; mais je ne trouvais pas.
Je me représente cet homme qui parle et dont vous ne connaissez pas l’histoire. J’aurais pu recopier l’intégralité du texte si toutefois j’avais eu le temps et l’envie de partager entièrement ce texte, mais la part de mystère doit demeurer un peu pour ne pas se dévoiler entièrement.
Notre dernière propriétaire, derrière la gare de Yotsuya, pas bien loin de votre chambre, était une veuve qui venait de se convertir au christianisme. Elle priait toute la nuit Saint-Antoine de Padoue pour qu’il lui rende ce que la vie lui avait pris : le mari, les enfants, les kimonos de mariage, les sous. Elle hurlait son nom, vociférait, sanglotait, tapait du pied, et ne voyait bien sûr rien venir. D’une nouvelle religion on attend toujours trop (rire). C’était intenable ; quand je me suis plaint, elle nous a mis à la porte. Nos quelques affaires tenaient dans une charrette à bras qu’elle nous a aidé à charger en chantonnant ; elle semblait avoir oublié Saint-Antoine et ses griefs. Au moment de se quitter, elle s’est excusée, a pris ma main qu’elle a élevée à sa bouche comme pour la baiser et m’a mordu en travers de la paume en me sectionnant deux tendons. Au curé et à la police, elle a dit qu’elle ne pouvait plus supporter mon regard. (Il me montre en riant une fine cicatrice blanche qui coupe à angle droit sa ligne de cœur.)
Son histoire a quelque chose de tragique et d’immoral, mais on sent en lui la résignation des gens heureux qui même esquintés par la vie ont dans le regard cette force qui les fait voir loin, bien plus loin que les autres.
Lui, c’est un petit homme sec et musical, aussi transparent qu’un flocon de neige. Un regard d’éthéromane qui s’amuse et qui danse, avec la légèreté spectrale et inquiétante de qui est passé par le feu. Je comprends fort bien qu’on lui ait mordu la main. Lorsqu’on rencontre un être vraiment libre on se sent soudain bien nigaud avec tous ses voyages et ses projets…
Toujours Bouvier et son don du mot juste et transcendant. Un réel bonheur qui me donne de la force.
J’en profite pour présenter ce blog (au repos) agrémenté des très belles photos de Stéphane Barbery.