La Belle pouvait boire mais, comme j’étais à peine capable de vider une petite coupe, elle y avait renoncé depuis son arrivée chez nous; tout au plus vidait-elle quelques coupes le soir avec mon épouse. En revanche, elle partageait mon goüt pour le thé et pour le
jiepianen particulier. Gu Zijian de Bantang en choisissait chaque année la meilleure qualité pour nous l’envoyer; ce thé a la particularité d’avoir des feuilles en forme d’écailles ou d’ailes de cigale. Nous faisions chauffer de l’eau de source à feu modéré dans un petit chaudron. Elle veillait à tout elle-même et, quand elle soufflait sur le feu, je ne manquais pas de lui réciter les vers de Zuo Si sur les mignonnes filles qui soufflaient devant leur chaudron, ce qui la faisait rire de bon coeur. Quand l’eau se mettait à faire des bulles pareilles à des yeux de crabe ou des écailles de poisson, elle choisissait des coupes de porcelaine brillantes comme la lune et lisse comme des nuages qui ajoutaient encore à notre plaisir. Quand nous savourions notre thé dans la paix des fleurs ou du clair de lune, l’arôme dégagé par les feuilles vertes immergées était celui d’un magnolia couvert de rosée ou d’une herbe d’immortalité jetée dans les flots. Nous partagions alors les joies d’un Lu Yu ou d’un Lu Dong.
La dame aux pruniers ombreux, Mao Xiang. Editions Philippe Picquier Poche