Je tente d’y mettre un peu les formes. C’est un jour un peu particulier, comme le sont tous les autres jours. Je me suis réveillé ce matin avec une drôle d’impression, ce genre d’impression qui vous dicte que quelque chose d’important est en train de se passer. Oui, j’ai des envies de voyage, mais je n’ai toujours pas les moyens de voyager, rien de nouveau là-dessous. Lundi, j’ai passé la journée avec Florence et ses enfants, une collègue avec qui je ne travaille plus depuis environ un an et demi et nous avons beaucoup parlé. Le temps a passé vite, j’étais bien avec elle, à ses côtés, une amie, quelqu’un de rare. Elle a la peau bronzée comme si en retournant vivre dans le sud, elle avait repris sa couleur naturelle ; elle revit et porte en elle quelque chose de plus serein qu’autrefois, des histoires personnelles sans doute, des histoires de femme ; elle me demande si elle a grossi. Non, je réponds non même pas par politesse. Elle parle beaucoup Florence, ça m’arrange, je ne suis pas d’un naturel bavard et je ne suis pas fort pour mener une discussion ; je suis peut-être trop impatient pour passer du temps sur un seul sujet. Je ne m’ennuie pourtant pas avec elle. Tout m’est agréable ; le sourire de sa petite fille est un bonheur. Je me rappelle de Florence le jour où elle m’a embauché. Je me rappelle ses lunettes, sa jupe, son air assuré. Une jolie fille. Un sacré bout de femme. Des années après, finalement, rien n’a vraiment changé même si elle vous dira forcément le contraire. Non, rien n’a changé en fait. Si ce n’est qu’aujourd’hui, nous nous parlons, nous nous confessons, elle n’est plus ma responsable mais mon amie. Je veux que les choses restent comme ça.
Un rayon de soleil. Les gouttes de pluie sur les pivoines sont les larmes de joie d’une chair à vif.
Olivier Germain-Thomas, Le Bénarès-Kyôto
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Et puis surtout, si rien n’a vraiment changé, c’est quand même un peu comme si je pouvais voir les mêmes personnages, les mêmes décors, mais comme au travers d’un prisme, ou plutôt, au travers d’un miroir, dans lequel tout à coup on perd ses repères parce qu’on voit tout par symétrie.
De mon côté, je n’arrive pas à éclore. Je me regarde dans le miroir et je n’y vois plus celui que je voyais avant, rien à voir. Même mon regard a changé. Je suis peut-être plus triste non ? Je suis peut-être un peu moins inconstant, plus tourmenté, plus en proie à des impulsions que je ne connais pas, et par transparence, je me découvre également un calme intérieur, une force et une manière de me poser que je ne connais guère plus. C’est très étrange à décrire. C’est comme si je pouvais à la fois sentir le vent dans la plaine et son odeur sur ma peau d’un côté et de l’autre, le silence d’une chaude journée et le soleil au-dessus de la tête de l’autre.
Rien de contradictoire, mais des choses différentes s’imbriquant…
Photo © Mattvn
Je sais, je verse dans le bouddhisme depuis quelques mois, mais rien de dangereux dans tout cela, je ne suis pas dans un schéma qui me dépasserait et quoi qu’il en soit, je ne suis jamais dans la réponse, mais toujours trop dans la question pour me laisser tordre aussi facilement par une religion. Simplement, lorsqu’on découvre le bouddhisme et son pendant animiste japonais, le shintô et que l’on fait connaissance des kami, on a tout à coup envie de se connecter à cette spiritualité qui, une fois passée l’apparente et exotique excentricité, n’est qu’une manière intime de vivre la nature. Ni plus ni moins qu’un autre versant du pythagorisme.
J’ai fait mes premiers pas et je constate avec étonnement qu’après avoir appris mes premiers kanji, mes hiragana et mes katakana, je commence à avoir une compréhension assez intuitive et naturelle du japonais. Je souris à l’idée que ça finisse par rentrer sans trop forcer. Je ne sais pas jusqu’où je pourrais l’apprendre, mais ce qui est certain c’est qu’un jour, je partirai vivre au Japon, qui sait pour combien de temps. Il y a quelques temps encore, je me disais que je passerai un an au Japon. Aujourd’hui, je me dis que j’y finirai certainement mes jours, avec la connaissance intime et respectueuse que j’en ai. Je ne rêve pas d’un Japon à prendre en photo, mais d’un Japon de rencontres, d’hommes et de femmes qui se mettent à parler et d’un Japon encore plein d’esprits malicieux et cruels, où les vieux meurent de l’arthrite des rizières.
A présent, j’ai envie de prendre mon temps, rien ne pourra me retenir.
Je n’ai pas la vie devant moi, j’ai une vie devant moi.
Je suis né voyageur, on m’a fait nomade, je me suis rendu esclave d’une vie que je ne voulais pas. A moi de terminer le travail et de redevenir ce pour quoi je suis fait et destiné.
Certains hommes passent leur vie à détruire ce qu’ils sont pour devenir ce qu’ils auraient dû être.
Ce Français, qui est grand et sec, yeux gris, moustaches, presque blondes, mais petites, ma été amené par les carabiniers. M Raimbeaux n’a pas de passeport et n’a pu me prouver son identité. Les pièces qu’il m’a exhibées sont des procurations passées devant nous avec un S(ieur) Labatut, dont l’intéressé aurait été son fondé de pouvoir. Je vous serais (sic) obligé, Monsieur le Consul, de bien vouloir me renseigner sur cet individu dont les allures sont quelque peu louches.
Tels sont les mots du vice-consul de France en Ethiopie, Alexandre Merciniez, rapportés par Olivier Frebourg in un Homme à la mer (2004, Mercure de France), lorsqu’il interpelle à Massaouah celui qui porte le nom d’Arthur Rimbaud, qui déjà ne vit plus sa vie de poète, mais devient expert en commerce au pays de la Reine de Sabah.
Dis-moi quelles sont tes histoires et tes voyages, je te dirais qui tu pourrais être.
Et puis il y a la beauté de la rencontre, la beauté des autres. La simple altérité, pour le reste on verra plus tard. Chaque chose en son temps.
Je mets ma main sur son ventre. Je respire à son rythme.
– Il faut brûler là où ça brûle.
Elle pose sa tête sur mon épaule.
– Je ne veux pas être aimée pour mon sexe.
– On verra plus tard pour l’amour. Commencez par le feu.
Olivier Germain-Thomas, Le Bénarès-Kyôto
Je sais ce que je fais, où je vais, pour une fois. J’aurais pu me dire que je dois partir avec mon appareil photo, mais c’est une contrainte, au delà du fait qu’il faut pour le recharger une source électrique — y a-t-il seulement l’électricité dans les déserts que je traverserai ? — car ce n’est pas simplement l’œil qui voyage, mais l’âme en entier. Il y a quelque chose à attraper, de l’ordre de l’universel.
L’universel n’est pas une illusion ; il est d’approche multiple. Uni à une femme, on peut imaginer avoir intégré son monde. Arrive l’aube…
Encore ceci, avant de revenir aux paysages, je pense maintenant qu’il n’y a pas de « tout autre » dans les cultures, et qu’après avoir gratté les langages, on se trouve devant un homme qui pète et prie, meurt et se ment, court après son ombre.
Olivier Germain-Thomas, Le Bénarès-Kyôto
Je sais donc où je vais, je construis une ontologie du raffinement. Je prépare mon voyage, sous quelque forme qu’il existe. Je me prépare au rythme des saisons, je ne veux guère aller plus vite.
Je lui réponds que, du sud au nord, j’ai eu l’occasion d’avancer à la vitesse du printemps et que j’ai pu ainsi constater que l’ordre des saisons était respecté.
Olivier Germain-Thomas, Le Bénarès-Kyôto
Je ne sais si telle sera ma vie, je ne sais pas à quoi elle ressemblera et surtout, je ne sais pas encore où je vais et il est possible que rien au final ne ressemble à ce que j’imagine, mais j’emmènerai dans mon sac le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier et les Indian Tales de Rudyard Kipling et je finirais peut-être comme le narrateur de cette superbe nouvelle écrite par ce dernier.
Photo © Paco Alcantara
I should like to die like the bazar-woman–on a clean, cool mat with a pipe of good stuff between my lips. When I feel I’m going, I shall ask Tsin-ling for them, and he can draw my sixty rupees a month, fresh and fresh, as long as he pleases, and watch the black and red dragons have their last big fight together; and then..
Rudyard Kipling, The Gate of a Hundred Sorrows
J’aimerais mourir comme la femme du bazar sur une nappe propre, bien fraîche, une pipe de bonne drogue entre les lèvres. Quand je sentirai que je m’en vais, je demanderai cela à Tsin-ling, et il pourra toucher mes soixante roupies, régulièrement, un mois après l’autre, aussi longtemps qu’il lui plaira. Alors je m’étendrai bien tranquille et à l’aise, pour regarder les dragons noirs et rouges combattre ensemble leur dernier grand combat ; puis…
Rudyard Kipling, la Porte des cent mille peines, 1884,
Traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières
Note de bas de page : discrètement, tout doucement, je voulais que ce billet revête une forme particulière parce qu’avec quelques jours d’avance, ce blog fête ses six ans et de plus, c’était le numéro 1500, mine de rien, il lui fallait bien plus de 1500 mots…