Une nuit à Goboto de Jack London

Jack London

Non, il n’est pas question ici de ce projet qui désormais fait partie des lettres mortes, mais du texte lui-même. Il se trouve que ma bibliothèque a rouvert ses portes après quatre mois de travaux, et j’ai donc pu emprunter à nouveau ce petit livre, cet introuvable de Jack London.
Ayant mal lu les indications notées sur le livre, j’ai enfin compris la raison pour laquelle on ne le trouve nulle part. Il a été distribué en cadeau aux abonnés du magazine Lire en je sais plus quelle année. Je sais que ce sont des choses qui ne se font pas, mais si je livre aujourd’hui ce texte que je me suis amusé à scanner ce matin, c’est uniquement parce que je trouve que ce serait dommage de ne pas faire profiter de ce texte à des gens qui aiment London et qui ne pourraient se procurer le livre. Ambiance portuaire, Corto Maltese et barriques de rhum…
Ecrit en 1911 et publié pour la première fois dans le Saturday Evening Post. Télécharger le zip

Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

Erik Orsenna et son portrait du Gulf-Stream

La première fois que j’ai entendu parler d’Erik Orsenna, c’était lorsqu’il était conseiller culturel de François Mtiterrand, dans les années 80. Les personnages comme lui, proches des grands de ce monde, dans les quasi-secrets d’Etat, sont des gens fascinants de par leur proximité des plus hautes affaires de l’Etat. Il fait partie de ces gens, tels que Jacques Attali ou Régis Debray[1] pour qui j’éprouve à la fois un vif intérêt mais aussi une certaine méfiance, car ce sont des gens capables de tout et surtout du meilleur. Je connaissais Orsenna écrivain, sans pour autant avoir lu aucun de ses livres… Il faisait partie de ces gens qu’on voyait sur les plateaux de télévision, auprès de Bernard Pivot ou de Bernard Rapp et qui parlait avec une telle aisance qu’on ne pouvait faire autrement que de laisser son oreille vagabonder au rythme de ses paroles, la mâchoire légèrement pendante. Aussi, lorsque j’ai appris qu’il avait écrit un livre sur le Gulf-Stream[2], je me suis encore plus méfié. L’incursion d’un romancier dans un domaine aussi confidentiel et surtout aussi peu vendeur que la mer ne pouvait que me laisser encore plus méfiant. Quelques années auparavant, mais pas beaucoup, j’étais tombé en pâmoison devant l’excellent Besoin de mer de Hervé Hamon. Aussi, lorsque j’ai lu la quatrième de couv’ du livre d’Orsenna, je me suis dit que c’était là un livre pour moi. Dans l’ordre logique des choses, j’ai appris qu’il était résident de la petite île majestueuse de Bréhat, et l’été dernier, je le croisais par hasard à la librairie du Renard à Paimpol, en polo bleu marine et bermuda… De quoi désacraliser un homme qui depuis peu est académicien.

Portrait du Gulf Stream : Eloge des courants, Seuil 2005
Erik Orsenna est écrivain de marine et conseiller d’Etat. Il préside le Centre de la mer (La Corderie Royale, Rochefort).

Carte du Gulf-Stream datant de 1858

Photo originale en version haute définition visible sur le site de l’Université du Texas

De retour à Paimpol cet été, je me suis dit qu’il serait logique que j’achète ce livre là où j’avais vu l’homme. C’est un acte significatif pour moi, comme lorsque je me suis acheté Mon frère Yves de Pierre Loti à Paimpol, tout près de la maison dans laquelle il vivait lorsqu’il a également écrit les fameux Pêcheurs d’Islande. Le gardant sous le coude, j’avais également décidé de l’endroit et du moment où je me plongerai dans cette lecture. Pour moi, il n’était pas question de le lire ailleurs que dans le train qui allait me ramener à Paris. Je me suis donc lancé une fois installé dans le train, et je m’émerveillai à chaque page de tant d’érudition et de simplicité. Parler des courants marins est une gageure, le sujet n’est pas forcément très démocratique, mais lorsqu’on est amoureux de la mer, on plonge facilement dedans. Je me souviens de ce passage, situé au raz de Sein où Orsenna se définit lui-même comme un collectionneur de courants marins[3]. Quoi qu’il en soit, ce livre est l’expression d’un amour profond pour quelque chose d’impossiblement appréhensible, un courant qui parcourt la mer, influe sur la navigation et surtout décide en partie du climat de l’Europe et réchauffe (de manière relative) les côtes de l’Atlantique.

Parmi les anecdotes et les légendes relevées autour des courants, en voici quelques unes qui ont particulièrement retenu mon attention.

Depuis 1753, Benjamin Franklin est… le maître des Postes de sa ville (…) Ses employés postiers ne savent plus répondre à la colère de leur clientèle. Pourquoi les bateaux qui transportent le courrier d’Angleterre en Amérique sont-ils tellement plus lents que les navires marchands américains ? Pourquoi faut-il les attendre deux ou trois semaines de plus ?

C’est ainsi qu’on apprend que Benjamin Franklin fut un de ceux qui s’intéressa de près à notre cher courant marin et qui mettra en évidence que ces retards sont dus à l’influence du courant, qui en l’occurrence est un courant porteur.

Orsenne nous parle à un moment d’un certain Pape qui se nomme de fait Henry Stommel, un universitaire spécialiste de l’océanographie, dont il nous dit, laconiquement:

Et quand il trouvait la mer un peu vide, le Pape inventait des îles…

Nous renvoyant vers une référence de livre dont le titre donne l’eau à la bouche: Lost Islands: The Story of Islands That Have Vanished from Nautical Charts, University of British Columbia Press, 146 pages, 1984.

Dans ce livre, il n’est pas seulement question du Gulf-Stream, mais des courants en général et de leur formation, expliquée soit par la météorologie, soit par le dessin du fond marin, soit par la géographie entreprise sous un angle logique. Aussi lorsque Orsenna nous raconte une anecdote, alors qu’il partageait encore les secrets d’alcôve de l’Elysée, racontée par le vice-amiral Pierre François Forissier, on tombe de haut. L’auteur demande au marin comment les sous-marins utilisent les courants. L’homme de mer lui raconte une histoire, une histoire remontant aux Phéniciens qui s’étaient déjà rendus compte que le détroit de Gibraltar, ce goulet qui marque l’entrée de la Méditerranée, était profondément battu par des courants marins forts. Aussi, pour pouvoir affronter les vents violents venant de l’Ouest et les courants de surface concomitants et ainsi passer le détroit, les Phéniciens ont plongé les mains dans l’eau, ou plutôt leurs amarres, et ils se sont rendus compte qu’avec la profondeur, un puissant courant entraînait l’amarre à contre-courant, d’est en ouest. La solution était toute trouvée. Ils allaient accrocher des sacs de pierres à leurs bateaux, se laissant ainsi traîner par le courant, plus fort que le courant de surface et le vent conjugués.

maelstrom

L’homme n’est pas avare lorsqu’il s’agit de partager son savoir, il nous invite à voyager et à découvrir des courants au nom aussi exotiques qu’oniriques: le Saltstraummen[4], le Corryvreckan [5] ou le Old Sow Whirlpool[6]. Voici le trio de têtes des courants marins les plus violents du monde. Sans parler du Fromveur, plus proche, qui parcourt l’extrémité de notre Finistère.

Le livre est tout de même un peu alarmant, sans être alarmiste et nous met devant dees conclusions qui peuvent faire peur. Le Gulf-Stream nous réchauffe, mais qu’adviendrait-il s’il cessait de couler dans notre direction ?

Liens:

 

Notes

[1] Auteur de l’excellentissime Vie et mort de l’image, Une histoire du regard en Occident sur lequel j’ai passé un peu temps pour mon mémoire de maîtrise.

[2] Découvert au hasard d’une promenade dans la rue de Morlaix où l’on peut voir une des plus célèbres maisons à Pondalez.

[3] A cette lecture, je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Oser une lecture deleuzienne d’Orsenna est peut-être gonflé, mais la dynamique des flux, cet amour prononcé pour les courants me fait penser aux flux deleuziens, aux flux coupés, notamment lorsqu’il est question de cette initiative pendant la guerre qui consistait à vouloir construire une muraille pour couper le Gulf-Stream et refroidir le climat européen.

[4] Au large des Lofoten, Norvège

[5] Aux alentours de l’Île de Jura, dans les Nouvelles-Hébrides, Australie

[6] Au Nouveau-Brunswick, Canada

Motel Blues

Je n’ai pas l’habitude, et j’aime encore moins ça, de parler des livres que je suis en train de lire, même si je sais qu’au fond je n’en serai pas déçu et que je ne risque somme toute pas grand chose, mais il faut absolument que je dévoile au grand jour cette découverte. Comme souvent chez moi, les livres que je lis sont des découvertes nées d’un mot entendu, d’un conseil lancé à la cantonade, bref, d’un moment suspendu que je finis toujours par attraper au vol. Quelques jours avant d’entrer dans la librairie La Procure à Saint-Sulpice (oui, je sais, c’est une librairie catholique, et alors ? C’est une bonne librairie), j’ai discuté avec Fabienne de Bill Bryson, inconnu parmi les inconnus dans mon bataillon culturel, pour des raisons qui ne regardent personne – non mais, et je n’avais encore entré la totalité des orteils qui composent mes deux pieds dans ce petit temple de la lecture que je tombais sur le rayon Voyages, un simple étal posé à l’entrée, entre l’alarme incendie et le détecteur d’objets volés. Sur une pile en particulier se trouvait un livre à la couverture marron et jaune, a priori pas très engageant, mais sur laquelle était collée une étiquette Notre coup de coeur. Le coup de coeur des libraires d’une échoppe catholique pouvait me laisser croire que j’allais tomber bien bas si toutefois je me Procure-ai ce livre. Le nom sur la couverture ne me disait rien, mais le titre, Motel Blues me plut tout de suite. Bill Bryson, Bill Bryson, bon sang, mais c’est bien sur ! L’auteur en personne. Fabienne ne m’avait pas spécialement parlé de l’oeuvre du bonhomme, simplement de Bill Bryson. Alors je me suis jeté à l’eau, pensant que ça ne pouvait pas totalement être un hasard.

burma shave

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/Burma%20shave.mp3]

Et depuis que j’ai commencé à le lire, principalement dans le train, je me surprends à éclater de rire face à tant d’humour. Comme je le disais, parler d’un livre qu’on n’a pas fini n’est pas facile. Je ne peux en aucun cas vous raconter l’histoire, si ce n’est que c’est une traversée des Etats-Unis depuis Des Moines, Iowa[1], dans une grosse Buick. Hilarant, Bill[2] Bryson dépeint un monde de bouseux et de simples d’esprit, mais avec tendresse, jamais méchamment, et très sincèrement c’est à hurler de rire, un livre dans lequel il est impossible de s’ennuyer, même si au bout du compte on tient entre ses mains un document d’une rare valeur ethnographique.

Je me demande si les gens du coin adoptent ces prononciations parce que ce sont des culs-terreux sans éducation ou bien si, connaissant parfaitement la prononciation correcte, ils s’en fichent carrément et se moquent de passer pour des culs-terreux sans éducation.

Absolument décapant et jubilatoire, on appréciera aussi son humour pince sans-rire.

La serveuse arriva. Vous avez choisi ?
– Excusez-moi, il me faut encore quelques minutes.
– Sans problème, dit-elle, prenez votre temps.
Elle disparut de mon champ de vision, compta jusqu’à cinq et revint. Vous avez choisi, maintenant ?
– Désolé, j’ai vraiment besoin de plus de temps.
– ça va, dit-elle et elle repartit.
Cette fois-ci, elle dut bien compter jusqu’à vingt mais j’étais toujours loin d’avoir compris les centaines d’options qui s’offraient à moi, heureux client de la Pizza Hut, quant elle revint prendre la commande.
– V’s êtes pas du genre rapide, vous ! fit-elle remarquer gaiement.
J’étais gêné. Désolé, je ne suis plus dans le coup, je… je sors de prison.
Ses yeux s’agrandirent. Sans blague ?
– Oui, j’ai assassiné une serveuse qui me bousculait.

Alors on comprendra aisément que j’ai une irrésistible envie de parler de ce bouquin. Ce matin, dans le train, les yeux encore éblouis par cette petite blonde aux cheveux désordonnés faisant claquer ses talons penchés sur l’asphalte neuve, dont je n’ai même pas vu le visage, et écoeuré par trop de parfums trop frais, je ne savais plus si je devais rester à écouter Tom Waits[3] ou lire Bill Bryson. Tom ou Bill, Bill ou Tom, Boll ou Tim ? Finalement, l’envie de sourire l’a emporté sur le blues lancinant….

Notes

[1] Oui, quand on parle d’une ville aux USA, il faut toujours préciser le nom de l’état, sinon on pourrait croire que ça se trouve en dehors des frontières, chez les barbares

[2] Foutus Américains qui ne peuvent s’empêcher de raccourcir leurs prénom. William devient Bill, Thomas devient Tom, Herbert devient Herbie, mais quand ce sont des prénoms simples, c’est pas assez compliqué. Norma Jean devient Marylin, quand on n’en est pas à itérer à la manière de John John ou dans un grand souci d’originalité de perpétuer le même prénom sur quatorze générations en ajoutant un junior.

[3] Etrange coïncidence, lorsque Bryson sort du Kentucky pour entrer dans le Tennessee, il croise une pancarte publicitaire pour la marque Burma Shave, qui est également un de mes titres préférés de Tom Waits.

Jeunesse, Joseph Conrad

jeunesseUn des plus beaux livres qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps. J’avais déjà lu Conrad il y a quelques temps, mais je n’étais alors peut-être pas assez mûr pour cela. Ce qui est très étrange dans cette nouvelle, c’est le commencement. Marlow est attablé avec d’autres hommes et commence tout de suite à parler, jusqu’à la fin. Il n’y a pas vraiment de justification à ce départ précipité, mais cela donne un souffle épique très intéressant. J’adore les récits d’aventures et celui-ci est une vraie galère, mais admirablement racontée, dans un style très pur et concis. Une lecture à enfourcher de suite.
Préface de l’auteur:

« Au coeur des ténèbres » aussi suscita un certain intérêt dès le début, et de ses sources on peut dire au moins ceci : il est bien connu que les curieux vont fureter dans toutes sortes d’endroits (où ils n’ont rien à faire) pour en ressortir avec toute sorte de butin. Cette histoire et une autre qui ne se trouve pas dans ce volume constituent tout le butin que j’ai rapporté du centre de l’Afrique, où vraiment, je n’avais rien à faire.

Et on pompait toujours. Pas de changement de temps. La mer était blanche comme une nappe d’écume, comme un chaudron de lait en ébullition. Pas une échancrure dans les nuages, pas une seule âme même de la taille d’une main, ne fût-ce que pendant dix secondes. Il n’y avait pas de ciel pour nous, il n’y avait pas d’étoiles pour nous, ni soleil ni univers, rien que des nuages rageurs et une mer en furie.

Hwang Sok-Yong

La nouvelle est un genre beaucoup plus familier au lecteur coréen qu’à son homologue français. Cette préférence ne tient pas, selon Hwang Sok-Yong, à une différence de goüt, mais bien plutôt aux conditions socio-économiques qui ont été celles de la production littéraire en Corée jusqu’à aujourd’hui. Les écrivains, explique t-il, ne savaient pas se faire payer. Ils écrivaient une nouvelle et se faisaient offrir un repas en paiement par le journal auquel ils la confiaient. Une nouvelle, un repas… Hwang Sok-Yong, lui, s’est battu pour donner à l’écrivain un statut de travailleur qui doit être payé pour sa production.

Introduction à La route de Sampo


La route de Sampo (Sampo kaneunkil)

Herbes folles

Un récit de l’enfance dans la guerre fratricide coréenne. Des paysages surréalistes, des fous qui errent dans les rues et un enfant qui ne comprend pas le sens d’une guerre qui rallonge les données temporelles, dans un monde que plus personne ne comprend. Un récit autobiographique à peine masqué, à peine transformé.

Marchant d’un pas lourd derrière les adultes dans la poussière des chemins, j’ai vu des morts pourrir comme des chiens sous le soleil. Ils dégageaient la même odeur que la sauce de soja quand on la fait bouillir.

Oeils-de-biche

Les soldats coréens reviennent du Viet-Nam, mais chez eux, personnes ne les considère comme des héros et même chez eux ils sont considérés comme des parias, des profiteurs et des abrutis. C’est l’histoire d’une dépression post-guerre qui est racontée ici, aussi sordidement que possible.

J’ai tout juste saisi le mot taihan dans leur bouche – il revenait sans cesse dans leur bouche – qui veut dire Corée dans leur langue. Je ne m’étais pas rendu compte dès le début qu’ils se foutaient de moi, si bien que je m’en voulais de leur avoir acheté des trucs.

Les ambitions d’un champion de ssireum

La campagne coréenne se transforme et avec elle les carrières, les métiers, les parcours. Cette nouvelle raconte l’histoire tourmentée, crasseuse d’un lutteur de ssireum, une lutte traditionnelle coréenne. D’une personne naïve et solide, on comprend les motivations, les espoirs et les désenchantements.

Le grand Ilbong a compris, alors, qu’il n’échapperait pas à la fatalité du bain public. C’était son destin que de récurer la crasse des gens, le nez sur leurs grosses cuisses. Allez frotte ! frotte d’une main, et de l’autre range les couilles de côté, frotte en les contournant, en les maintenant, en les protégeant, frotte, frotte, sseussak, sseussak, ssakssakssak.

La route de Sampo

Le clou du livre. Dans un paysage digne de Dersou Ouzala, on y rencontre trois personnages plus ou moins marginaux. La route de Sampo est l’expression de la désillusion d’un monde qui change trop vite. Un chef-d’oeuvre à elle toute seule, cette nouvelle a fait l’objet en Corée , de films et de chansons. On comprend vite pourquoi.

Des canards sauvages se posaient sur les champs couverts de neige et repartaient. Une maison abandonnée apparut à un détour du chemin. Un pan de ‘mur’ s’était effondré et le toit de chaume avait un large trou. Son propriétaire l’avait sans doute quittée depuis longtemps déjà pour aller vivre ailleurs.

Monsieur Han (Hanssi Yeondaeki)

monsieur Han

Un livre poignant de la part de cet écrivain à fleur de peau que je vous ai déjà présenté avec La Route de Sampo. Monsieur Han est l’histoire d’un homme pris dans la tourmente d’un pays déchiré. Passer du nord au sud, passer pour un traître des deux côtés lorsqu’on ne peut se résoudre à choisir son camp, voici le thème douloureux traîté d’une manière admirable, parfois crue et violente par cet auteur que déjà je considère comme un des plus grands.

Han Yongdok se retournait de temps en temps,. Sa femme qui le suivait à pas menus ressemblait à une frêle figure dans une peinture pointilliste : des flocons s’étaient posés sur ses cheveux ; son visage, toute sa silhouette s’estompaient au fur et à mesure que la couche de neige s’épaississait sur le sol. Lorsqu’il vit cette vaste étendue blanche qui le séparait de sa femme, une angoisse soudaine s’empara de lui et son cÅ“ur se serra. Le spectacle de sa femme le suivant avec ses enfants qui marchaient tantôt devant elle, tantôt derrière, ne lui semblait ni actuel ni réel, c’était comme une photo ancienne aux teintes déjà fanées.

A bout de forces, il pleurait malgré lui et bavait. Quand il baissait le tête et commençait à somnoler, ils lui injectaient par le nez de l’eau dans laquelle ils avaient mélangé de la poudre de piment. Ses journées, interminables, étaient devenues un enfer. Il n’était plus ni professeur, ni réfugié, il n’était qu’un morceau de chair et d’os offert à la cruauté d’une époque en folie.

David Bradford

David Bradford est un personnage hors-norme. Il se définit lui-même comme chauffeur de taxi prenant des photos et photographe conduisant un taxi. En résulte une oeuvre sombre, urbaine et crasseuse, faite d’ombres et de filés, comme si les rencontres nocturnes ou hivernales ne pouvait que laisser des traces s’effaçant après chaque course. En résulte un livre retraçant les parcours de cet homme qui a réussi à saisir l’essence d’une ville dans ce qu’elle a de plus intime. Et je sais de quoi je parle…

David Bradford

Un monde d’odeurs

Une fois n’est pas coutume, je me tape encore le train. En fait j’adore prendre le train. C’est plein de monde et plein de vie, ça change de l’expérience solitaire de la voiture et des embouteillages. Et puis j’adore quand les trains sont annulés, comme ça il y a encore plus de monde qui s’entasse dans les mêmes wagons. On se croirait en partance pour la foire aux bestiaux. Alors dans le vieux train métallique qui va à Gare du Nord, je reste près de la porte, à côté d’un grand type qui ferme les yeux. Et ce connard lève un bras pour attraper la barre, me laissant découvrir tout un monde d’odeurs insoupçonnables !!! Les fragrances délicates du dessous de bras déjà croupi à 7h00 !!! J’ai failli en tourner de l’oeil, et puis je me suis résigné à respirer fortement par la bouche pour éviter le massacre. Désolé, mais je descends à la prochaine, je change de wagon, tiens et puis je change de train du coup. Et là je me retrouve dans un RER qui se bonde au fur et à mesure. C’est ça de laisser les trains à l’arrêt sur le quai, ça se remplit tout seul et tout doucement. J’essaie de ne pas décoller les yeux de mon Hunter S. Thompson, mais je ne peux pas m’empêcher de regarder les gens dans leur fureur du matin. Font chier, tout ça !! Train annulé, retardé, plein de monde, bordel de cul !! Pas beau tout ça. Mais j’adore. Les esprits s’échauffent, tandis que je suis dans le désert du Nevada dans une décapotable au coffre rempli de cachetons prohibés.

On entend des gens se plaindre d’avoir les pieds écrasés et puis il y a cette jolie rousse aux yeux bleus qui me regarde. Me regarde pas, j’te dis !!! Une autre regarde la couverture de mon livre avec un sourire amusé, dont je ne sais s’il signifie une sorte d’approbation ou de moquerie, et puis je m’en tape en fait. Un gros type descend : Voilà, 90 kilos en moins dans le wagon. Tout le monde se marre. Le type en face de moi, avec sa gueule mal rasée et son odeur d’eau de Cologne finit de me donner envie de vomir quand je me retrouve avec le col de sa chemise élimé sous les yeux, ça pue le rance. Et puis à Porte de Clichy, je descends pour laisser ces veaux se ruer dehors et c’est tout juste si j’arrive à retrouver ma place. Tant pis, j’ai la poitrine à hauteur de nez d’une Indienne de cinquante ans. Et arrive ce qui doit arriver en pareilles circonstances. Envie d’éternuer violemment, et ça fait un bout de temps déjà que j’ai mon bouquin fermé par manque de place. Une main qui tient le bouquin, l’autre qui essaie de trouver un point d’appui sur la paroi lisse de la porte métallique et cette envie qui me chatouille. Je me suis lâché et j’ai éternué en plein dans la face de la petite Indienne. Pour toute excuse, je lui souris de toutes mes dents avec l’air idiot du crétin satisfait… Je me sentais tellement soulagé. Le métro est plein de nabots. Je vais finir par écrire un bouquin, avec tous ces voyages en train (et ça rime en plus)…

Avec sa voix

En me couchant hier soir, j’ai pris plusieurs livres, histoire de grappiller un peu. Je me suis retrouvé au lit avec Joseph Conrad, Soren Kierkegaard, Héraclite et Ernest Hemingway. Il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. J’ai enfin retrouvé les mots de Conrad, dans Youth, dans son étonnante préface écrite en 1917:

Au coeur des ténèbres aussi suscita un certain intérêt dès le début, et de ses sources on peut dire au moins ceci: il est bien connu que les curieux vont fureter dans toutes sortes d’endroits (où ils n’ont rien à faire) pour en ressortir avec toute sorte de butin. Cette histoire et une autre qui ne se trouve pas dans ce volume constituent tout le butin que j’ai rapporté du centre de l’Afrique, où, vraiment, je n’avais rien à faire.

J’adore cette idée qu’un roman ait pu naitre dans des circonstances hasardeuses, au gré d’expériences contrariantes dont apparemment l’auteur n’a aucune nostalgie, et surtout qu’un tel livre ait pu être écrit par quelqu’un dont la présence, de son propre aveu, était totalement incongrue, voire inadéquate. En lisant ces mots, je crois entendre la voix grasseyante de Conrad.

J’ouvre ensuite le journal du séducteur de Kierkegaard et décidément, ce monsieur est ennuyeux, je n’arrive pas à entrer dedans, même s’il faut l’avouer, son style est très léger. Je n’entends pas sa voix me parler.

Je jette mon dévolu sur Héraclite et ses fragments, un livre fâcheux que j’avais acheté quand j’étais encore étudiant, un beau livre illustré sur papier vergé. Je dis fâcheux car Héraclite est un monsieur embarrassant. Ses phrases absolument sibyllines sont pourtant d’une clarté inimaginable. Ses mots sont précis, pointus, absolument clairs, mais le sens est d’une telle profondeur que chaque phrase en est insupportablement chargée de sens et lance mon esprit dans des envolées lyriques sans fondement. Je retrouve un de ces fragments qui m’a tant fait réfléchir:

Taille du soleil; largeur d’un pied d’homme (peri megethous eliou, euros podos anthropeiou)

Héraclite n’a pas l’air, mais c’est un des penseurs les plus profonds de la Grêce antique. En parcourant quelques uns de ces fragments, je me retrouve emprisonné dans une ambiance étrange, pleine de questions et de blancheur. Je lève les yeux et mon regard tombe sur une reproduction d’une petite statue de Zeus. Etrange coïncidence. Sentant que je vacille et que mes certitudes sont à nouveaux ébranlées, je jette Héraclite à travers la pièce.

Et je me venge sur Hemingway, une courte nouvelle nommée Simple enquête, et là, je ne comprends plus ce que je lis, je suis complètement endormi, l’esprit comme le corps. Je relirai cette nouvelle plus tard. Il fait silence, il fait bon, l’air est un peu moite et je m’endors doucement.

Supûtoniku no koibito, les amants du Spoutnik

Les amants du SpoutnikLes amants du Spoutnik

Sous ce titre étrange se cache ni plus ni moins que le formidable roman de Haruki Murakami, Les amants du Spoutnik, un livre au titre étrange qu’on ne peut comprendre qu’en lisant.

De temps en temps, les orbites de nos satellites se croisent, et nous parvenons enfin à nous rencontrer. Nos coeurs réussissent peut-être même à se toucher. Mais juste un très bref instant. Sitôt après, nous connaissons de nouveau la solitude absolue. Jusqu’à ce que nous nous consumions et soyons réduits à néant.


Ma première impression à la fin de la lecture a été que j’avais entre les mains, une sorte de roman préparatoire aux Chroniques de l’oiseau à ressort. Mais c’est plus que ça, évidemment. C’est avant tout une très belle réflexion sur l’acte d’écriture.

Ecrire un roman est presque pareil. Tu peux construire une magnifique porte incrustée d’ossements anciens, cela seul ne donnera pas vie à ton roman. Les fictions ne sont pas de ce monde. Pour relier une histoire à notre monde à nous, il faut une cérémonie magique, un baptême.

Ce livre est l’histoire de deux histoires d’amour qui s’entrecroisent pour n’aboutir à rien. Trois personnages, un aime l’autre qui en aime un autre qui n’aime personne. C’est aussi l’histoire d’une disparition étrange, à la limite du possible et de l’occurrence désabusée d’un homme qui ne fait que passer dans les vies des autres, un personnage qui ressemble étrangement à ce personnage fantomatique des Chroniques, Toru Okada.

Pourtant, je ne serai plus jamais le même. Mon entourage ne s’en rendra pas compte, parce que rien dans mon apparence n’aura changé. Mais quelque chose en moi aura disparu, se sera consumé. Du sang a été versé. Quelqu’un, quelque chose, a quitté l’intérieur de mon être. En baissant la tête, sans un mot. Une porte s’est ouverte, une porte s’est refermée. Une lumière s’est éteinte. Aujourd’hui, celui que j’étais vit son dernier jour. Il contemple son dernier crépuscule. Quand l’aube se lèvera, celui que je suis maintenant aura disparu et un autre habitera ce corps.

C’est un livre duquel on ne ressort pas indemne, ça remue les tripes et donne conscience à quel point nous dépendons des relations que nous avons les autres. C’est un livre rare et intîme, précieux, qui se dévore sans possibilité de s’arrêter alors que le rythme en est très doux. Une chose belle, à lire absolument.

La langue fleurie

J’ai fait mes premiers pas, j’ai appris mes premiers mots d’argot en lisant les romans de Léo Malet, mais c’est véritablement mon grand-père qui était pour moi une vraie source d’inspiration. Je me rappellerai toujours, lorsqu’au détour d’un livre de Céline, je découvrais un mot que je ne connaissais pas, et la tête de mon grand-père lorsque je lui demandai ce que voulais dire la cramouille[1]. Il s’est marré un bon coup et m’a répondu. Vous auriez vu ma tête…

Alors si tézigue aussi, tu ne te sens pas affranchi, si tu penses être un branque ou un cave, si tu patauges avec une radasse ou un wagon, si tu comprends peau de balle tu ne vas quand même pas te padocker idiot, ouvre tes étagères à crayons et tes mirettes, et suis le chemin:

 

Notes

[1] babasse, chaglatte, frifri, moniche