Nocturne Indien à Paris

Parti à la recherche d’un Paris en plein automne, en fin d’après-midi, je ne me doutais pas que j’allais vivre une expérience si riche. Tandis que sur les quais de Seine, en arrivant à proximité de l’hôpital Beaujon, le soleil doré illuminait une rangée de marronniers plantés le long de la route, nous roulons tranquillement vers le nord de Paris, rue Ordener, puis rue Custine, en passant du côté de l’escarpée rue du Mont-Cenis et ses escaliers qui ont fait la réputation de Paris au travers de certaines photos. Au coucher du jour, une lumière argentée illumine les rues qui s’éclairent. Rue André del Sarte, Ronsard et Charles Nodier autour du Marché Saint-Pierre, zouzou qui dort profondément à l’arrière, tandis que je regarde les passants qui ont l’air heureux dans ces rues grouillantes.

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Berserkr

rouge orange

En vieux norrois, Berserkr, c’est la peau d’ours. Dans l’histoire nordique, les Berserkr sont de soldats surentrainés à en être fous, prédisposés à la violence et drogués à saturation, dont la folie leur permettait de se battre sans peur et sans douleur, dans des combats au corps à corps et leur rôle était généralement de partir en première ligne pour effayer l’adversaire. Ça, c’est seulement pour l’anecdote. Mais c’est un peu l’état d’esprit dans lequel je me trouve lorsque je pense à ce qui se passe alentour et qui reste le principal moteur de ma démotivation à l’égard de la blogosphère. L’envie de bloguer s’est étrangement dissipée et l’envie de lire d’autres blogs ne m’inspire pour l’instant qu’une sorte de répulsion, comme si d’en avoir bouffé pendant presque 4 ans m’avait donné la nausée à la simple évocation du mot. Et ça n’a pas l’air de s’arranger.


Et tout ceci n’est pas forcément innocent. J’ai lu un billet récent de mon ami Benoit dans lequel il parle du survol.

Parfois, je me dis que la seule façon d’espérer lancer une discussion est de carrément le dire d’entrée de jeu, poser une question. Parce qu’il me semble qu’il y a beaucoup de survols, mais peu d’arrêts prolongés, assez prolongés pour prendre le temps de discuter. On survole beaucoup la blogosphère…

Tout est dit, et après avoir lu ces mots hier soir, j’ai grandement cogité sur ce qu’était réellement l’acte de bloguer et décidément, je me dis que dès lors qu’on a pris le parti de mettre une grande partie de son âme et de son intimité dans une moulinette qui n’a d’autre vocation que d’être publique, on ne peut faire cohabiter certaines choses qui n’ont rien à voir entre elles. L’être est multiple, mais la raison est unique. Un coup d’oeil dans le rétroviseur, et je ne vois derrière moi qu’un écheveau d’idées et un cimetière de blogs aussitôt créés, aussitôt abandonnés. Parce qu’il n’y a pas de cohérence. Comment faire cohabiter un billet sur un peintre douanier comme Louis-Marie Faudacq avec une vaste déconnade sur des clés USB en forme de sushis ? Certaines choses sont faites pour être balancées comme des poissons au fond d’une chalut et d’autre mérite respect et attention, à tel point qu’elle ne devrait pas pouvoir être commentée. Aussi, je ne peux plus bloguer dans ces conditions, au même titre que je ne peux pas non plus continuer à cultiver des embryons de blogs sous cette pépinière de brindilles.

La blogosphère en a pris un sacré coup ces derniers temps, mais je resterai. Je serai toujours là, même lorsque tout ceci ne portera plus de nom. Je suis un blogueur ? Mais avant que les blogs n’existent, j’écrivais déjà, j’ai toujours écrit, et j’écrirai toujours, seule la forme changera. Alors oui, pour l’instant, je ne veux pas me forcer, d’autant plus que j’ai pas mal de boulot, de choses en tête et une nouvelle activité qui me prend beaucoup de temps et d’énergie.

Je ne lis plus beaucoup de blogs, et je lis également moins de livres. Mais je trouve dans le repos une sorte d’équilibre, tandis que naguère je trouvais ma force et mon mordant dans cet état d’excitation intellectuelle constant.

Je me sens plutôt bien, je continue à écrire sans me poser de contrainte et je continue mon petit bonhomme de chemin, et plutôt que le guerrier drogué fonçant sur l’ennemi, je deviens comme cette couleur rouge orangé, d’un calme terrifiant. Et de ce calme suspect naîtra certainement une nouvelle forme d’écriture, exit le blog, exit les noms qui sonnent creux, les choses répétitives et les blocs de granite aussi indesctructible que vides de sens.

Lien: Heimskringla/Ynglinga Saga

Histoire du pêcheur (Antoine Galland)

Antoine Galland est le premier à avoir traduit les Mille et une nuits en français. Morceau choisi.

Il y avait autrefois un pêcheur fort âgé, et si pauvre, qu’à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants, dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin, et chaque jour il s’était fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement. Il partit un matin au clair de lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla et jeta ses filets ; et comme il les tirait vers le rivage il sentit d’abord de la résistance. Il crut avoir fait une bonne pêche, et s’en réjouissait déjà en lui-même ; mais un moment après, s’apercevant qu’au lieu de poisson il n’y avait dans ses filets que la carcasse d’un âne, il en eut beaucoup de chagrin… Quand le pêcheur, affligé d’avoir fait une si mauvaise pêche, eut raccommodé ses filets, que la carcasse de l’âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance, ce qui lui fit croire qu’ils étaient remplis de poissons ; mais il n’y trouva qu’un grand panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction.
– 0 fortune ! s’écria-t-il d’une voix pitoyable, cesse d’être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l’épargner ! Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m’annonces ma mort. Je n’ai pas d’autre métier que celui-ci pour subsister, et malgré tous les soins que j’y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressants besoins de ma famille. Mais j’ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens et à laisser de grands hommes dans l’obscurité, tandis que tu favorises les méchants et que tu élèves ceux qui n’ont aucune vertu qui les rende recommandables. En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier, et après avoir bien lavé ses filets que la fange avait gâtés, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n’amena que des pierres, des coquilles et de l’ordure. On ne saurait expliquer quel fut son désespoir : peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit. Cependant, comme le jour commençait à paraître, il n’oublia pas de faire sa prière en bon musulman, ensuite il ajouta celle-ci :
– Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m’en reste plus qu’une ; je vous supplie de me rendre la mer favorable, comme vous l’avez rendue à Moïse. Le pêcheur, ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu’il devait y avoir du poisson, il les tira comme auparavant avec assez de peine. Il n’y en avait pas pourtant ; mais il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose, et il remarqua qu’il était fermé et scellé de plomb, avec l’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit :
– Je le vendrai au fondeur, disait-il, et de l’argent que j’en ferai, j’en achèterai une mesure de blé. Il examina le vase de tous côtés, il le secoua pour voir si ce qui était dedans ne ferait pas de bruit. Il n’entendit rien, et cette circonstance, avec l’empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, fit penser qu’il devait être rempli de quelque chose de précieux. Pour s’en éclaircir, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il l’ouvrit. Il en pencha aussitôt l’ouverture contre terre, mais il n’en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa devant lui, et pendant qu’il le considérait attentivement, il en sortit une fumée fort épaisse qui l’obligea à reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s’éleva jusqu’aux nues, et, s’étendant sur la mer et sur le rivage, forma un gros brouillard, spectacle qui causa, comme on peut se l’imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. A l’aspect d’un monstre d’une grandeur si démesurée, le pêcheur voulut prendre la fuite ; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu’il ne put marcher.
– Salomon, s’écria d’abord le génie, Salomon, grand prophète de Dieu, pardon, pardon, jamais je ne m’opposerai à vos volontés. J’obéirai à tous vos commandements… Le pêcheur n’eut pas sitôt entendu les paroles que le génie avait prononcées, qu’il se rassura et lui dit :
– Esprit superbe, que dites-vous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles. Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez renfermé dans ce vase. A ce discours, le génie, regardant le pêcheur d’un air fier, lui répondit :
– Parle-moi plus civilement : tu es bien hardi de m’appeler esprit superbe.
– Eh bien ! repartit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité en vous appelant hibou du bonheur ?
– Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je te tue.
– Eh ! pourquoi me tueriez-vous ? répliqua le pêcheur. Je viens de vous mettre en liberté ; l’avez-vous déjà oublié ?
– Non, je m’en souviens, repartit le génie ; mais cela ne m’empêchera pas de te faire mourir, et je n’ai qu’une seule grâce à t’accorder.
– Et quelle est cette grâce ? dit le pêcheur.
– C’est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue.
– Mais en quoi vous ai-je offensé ? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser du bien que je vous ai fait ?
– Je ne puis te traiter autrement, dit le génie ; et afin que tu en sois persuadé, écoute mon histoire : Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se soumirent à lui. Nous fümes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulümes pas faire cette bassesse. Pour s’en venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne et me mena malgré moi devant le trône du roi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnaître son pouvoir et de me soumettre à ses commandements. Je refusai hautement de lui obéir, et j’aimai mieux m’exposer à tout son ressentiment que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu’il exigeait de moi. Pour me punir, il m’enferma dans ce vase de cuivre, et afin de s’assurer de moi et que je pusse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau, où le grand nom de Dieu était gravé. Cela fait, il mit le vase entre les mains d’un des génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à la mer ; ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait avant les cent ans achevés, je le rendrais riche, même après sa mort. Mais le siècle s’écoula, et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis serment d’ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettrait en liberté ; mais je ne fus pas plus heureux. Dans la troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d’être toujours près de lui en esprit, et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature qu’elles pussent être ; mais ce siècle se passa comme les deux autres, et je demeurai toujours dans le même état. Enfin, désolé, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si longtemps, je jurai que si quelqu’un me délivrait dans la suite, je le tuerais impitoyablement et ne lui accorderais point d’autre grâce que de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse mourir : c’est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd’hui, et que tu m’as délivré, choisis comment tu veux que je te tue. Ce discours affligea fort le pêcheur.
– Je suis bien malheureux, s’écria-t-il, d’être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat ! Considérez, de grâce, votre injustice, et révoquez un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même : si vous me donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous les complots qui se formeront contre vos jours.
– Non, ta mort est certaine, dit le génie ; choisis seulement de quelle sorte tu veux que je te fasse mourir. Le pêcheur, le voyant dans la résolution de le tuer, en eut une douleur extrême, non pas tant pour l’amour de lui, qu’à cause de ses trois enfants dont il plaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Il tâcha encore d’apaiser le génie.
– Hélas ! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j’ai fait pour vous.
– Je te l’ai déjà dit, repartit le génie, c’est justement pour cette raison que je suis obligé de t’ôter la vie.
– Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit que qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas en est toujours mal payé. Je croyais, je l’avoue, que cela était faux : en effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société ; néanmoins, j’éprouve cruellement que cela n’est que trop véritable.
– Ne perdons pas le temps, interrompit le génie ; tous tes raisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites que je te tue. La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheur s’avisa d’un stratagème :
– Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure, par le grand nom de Dieu, qui était gravé sur le sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j’ai à vous faire. Quand le génie vit qu’on lui faisait une adjuration qui le contraignit de répondre positivement, il trembla en lui-même, et dit au pêcheur :
– Demande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi. Le génie, ayant promis de dire la vérité, le pêcheur lui dit :
– Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase ; oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu ?
– Oui, répondit le génie, je jure par ce grand nom que j’y étais, et cela est très véritable.
– En bonne foi, répondit le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds : comment se peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier ?
– Je te jure pourtant, repartit le génie, que j’y étais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t’ai fait ?
– Non, vraiment, dit le pêcheur, et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez voir la chose. Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée s’étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage, et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une succession lente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien au-dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur :
– Eh bien ! incrédule pêcheur, me voici dans le vase : me crois-tu présentement ? Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb, et ayant fermé promptement le vase :
– Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour, et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le même endroit d’où je t’ai tiré puis je ferais bâtir une maison sur ce rivage, où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté. A ces paroles offensantes, le génie, irrité, fit tous ses efforts pour sortir du vase ; mais c’est ce qui ne lui fut pas possible : car l’empreinte du sceau du prophète Salomon, fils de David, l’en empêchait. Aussi, voyant que le pêcheur avait alors l’avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa colère.
– Pêcheur, lui dit-il d’un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis. Ce que j’en ai fait n’a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement.
– 0 génie, répondit le pêcheur, toi qui étais, il n’y a qu’un moment, le plus grand, et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu’au jour du jugement. Je t’ai prié au nom de Dieu de ne me pas ôter la vie, tu as rejeté mes prières je dois te rendre la pareille.

Encore une rousse

Pour une fois que je trouvais de la place dans le train sur le chemin du retour, il a fallu que je tombe sur la personne qui allait me mettre mal à l’aise. Avec l’intention ferme de poursuivre la lecture de mon bouquin, j’ai été dérangé par la personne qui était assise en face de moi. Je ne l’ai pas regardé tout de suite, mais j’ai vu qu’elle était toute de noir vêtue. Je sentais son regard posé sur moi. J’ai relevé les yeux, et j’ai senti non pas un regard perçant, mais bien plutôt quelque chose de bovin dans ces deux yeux globuleux. Ses cheveux roux, légèrement crépus étaient attachés en queue de cheval, ses yeux avaient cette étrange expression vide et désagréable qu’ont les poissons rouges et tout en elle semblait épais, son nez rond, ses lèvres énormes. Cela détonnait d’autant plus qu’elle était toute fine, toute maigre. Plusieurs fois, j’ai quitté les pages du livre pour voir où on en était, mais rien à faire, elle me fixait bizarrement. J’ai alors remarqué que ses yeux étaient légèrement rougis, et je me suis demandé un instant si elle n’était pas shootée. J’avais rarement vu autant de défauts physiques dans le même visage. Ce regard avait vraiment quelque chose de dérangeant et à tout moment, je m’attendais à voir dépasser un filet de bave d’entre ses lèvres… Flippante à souhait.

Heureusement, elle a fini par s’endormir, me laissant un instant tranquille, jusqu’à ce qu’elle ce qu’elle se lève pour descendre.

Je ne veux pas qu’on me regarde comme ça…

Alexandre Pouchkine

Quatre nouvelles à la Russe:
– Le pope et son valet Balda
– La tsarine et les sept frères
– Le pêcheur et le petit poisson doré
– Le tsar Clairsoleil et son fils

Le pope et son valet Balda

Il était une fois un pope qui ne plaisait pas vraiment au Bon Dieu parce qu’il était paresseux et très avare. Un jour, il se rendit à la foire. Il traînait d’un étal l’autre, cherchant visiblement quelque chose qui ne s’y trouvait pas, quand Balda l’aperçut. Balda ne trouvait pas de travail ces derniers temps. Quand il vit le gros ventre du pope et sa bouche encore grasse des saucisses de son petit déjeuner, il se dit que peut-être il avait là l’occasion de trouver un emploi.
– Que vous êtes matinal, mon père ! s’exclama-t-il en s’inclinant respectueusement devant le pope. Cherchez-vous quelque chose ?
– Je cherche un valet, mais pas n’importe lequel ! Mon valet devra faire la cuisine, le ménage, il devra couper du bois, labourer mes champs, prendre soin de mes chevaux, mener les moutons au pâturage et traire les vaches. Mais surtout, qu’il ne vole pas dans mon garde-manger et qu’il ne boive pas en cachette à mes tonneaux ! Je ne veux pas qu’il me coûte plus que les services qu’il me rend. Allez, laisse-moi passer ! Tu ne peux rien comprendre à ce que je raconte.
– Mais si, je comprends très bien, répondit Balda avec enthousiasme. Je suis celui que vous cherchez ! Je travaillerai pour une simple assiette de purée. La seule chose que je vous demande, c’est de pouvoir vous donner trois gifles à la fin de mon année de service.
– Ça alors ! s’étonna le pope. Je n’ai jamais entendu une chose pareille ! Un valet gifler un homme de Dieu ? N’est-ce pas là un péché ? Je dois y réfléchir. Mais comme le pope était très avare, sa réflexion fut de courte durée : trois gifles, ça ne coûtait rien. Alors, il tapa la main de Balda et l’affaire fut conclue. Balda travaillait beaucoup. Il se levait avant l’aube et allait labourer les champs. De retour avant le chant du coq, il donnait à boire aux chevaux et s’affairait dans la cuisine. Bientôt, le feu crépitait dans l’âtre, la terrasse était balayée, la salle rangée, le fumier sorti, les animaux allongés sur de la paille fraîche… Balda n’arrêtait pas. Il mettait des gâteaux dans le four, faisait sauter des crêpes et invitait toute la famille à prendre un délicieux petit déjeuner. La femme du pope chantait les louanges de Balda. Sa fille, une jeune demoiselle belle comme une image, l’appelait par ici et par là, et Balda, avec le sourire, faisait ses quatre volontés. Le pope paresseux ne sortait plus de son lit. Ainsi le temps passa très vite… L’année de service de Balda s’achevait, le pope pensa avec inquiétude aux trois gifles promises. Il ne dormit plus, ne mangea plus…
– Que t’arrive-t-il ? lui demanda sa femme. Le pope fut soulagé de pouvoir tout lui raconter.
– J’ai une idée, dit-elle, je crois savoir comment éviter les trois gifles. Demande à Balda d’exécuter une tâche qu’il ne saura pas faire. Il aura ainsi rompu son contrat et toi le tien !
– Tu es une femme merveilleuse ! s’exclama le pope réjoui, et il fit venir Balda sur-le-champ.
– Ton contrat arrive à sa fin, dit-il, et tu auras bientôt droit à ta récompense, mais avant, il faut que tu fasses encore quelque chose pour moi. Il y a des années, j’ai signé un accord avec les diables, ils devaient me payer un impôt, mais ils ne l’ont jamais fait. Va chercher ce qu’ils me doivent ! Balda ne protesta pas. Il partit vers la mer. Arrivé sur la grève, il frappa la surface de l’eau avec une corde.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama Lucifer sortant de sous terre.
– Mes hommages, seigneur de l’enfer, grimaça Balda. J’ai l’intention d’agiter les vagues de la mer avec cette corde magique, de provoquer une tempête en enfer et d’en sortir tous les diables comme des taupes de leur terrier.
– Que t’avons-nous fait ? demanda Lucifer très inquiet. Pourquoi veux-tu nous punir d’une manière aussi épouvantable ?
– Vous avez signé un accord avec le pope, mais vous n’avez pas tenu vos engagements.
– Si nous avons oublié quelque chose, protesta Lucifer, nous nous acquitterons de notre dette. Mais je t’en prie, laisse-nous en paix ! Tu es venu chercher de l’argent ? Eh bien ! Avant que tu n’éternues trois fois, mon petit-fils sera là et s’occupera de ton affaire. Sur ce, il disparut sous terre. Balda, satisfait, éternua bruyamment. Et le petit-fils de Lucifer apparut devant lui, ronronnant comme un chat.
– Mon grand-père a perdu la tête, dit-il. Qui a jamais entendu dire que les diables payaient des impôts aux mortels ? Tu te moques de nous. Balda ne se laissa pas impressionner et il se remit à frapper la mer de sa corde.
– Attends, attends ! cria le diable. Je te propose un marché. Je vais apporter de l’or. Nous allons faire le tour de la mer en courant et le vainqueur le gardera.
– Toi alors, tu n’es pas bête ! dit Balda en riant. Tu es sûr que l’homme ne peut pas dépasser le diable et que tu vas par ce moyen éviter de payer ta dette ! Je n’ai pas envie de courir aujourd’hui, ajouta-t-il, et je vais laisser ma place à mon petit frère. Balda s’enfonça dans la forêt de bouleaux toute proche. Il se cacha dans les buissons et attrapa deux lapins. Il les mit dans son sac et retourna près du diable.
– Mon petit frère est impatient de comparer sa rapidité avec la tienne, déclara Balda en tenant un lapin par les deux oreilles.
– Je n’ai pas peur d’une chose aussi minuscule, dit le diable avec mépris.
– Méfie-toi ! répliqua Balda. Le diable et le lapin partirent. Le diable courait, sans oser se retourner. Le lapin, lui, dès qu’il avait senti qu’il était libre, était rentré chez lui dans la forêt. Pendant ce temps, Balda se reposait, allongé sur la plage, il comptait les nuages. Soudain, il entendit un roulement comme si un troupeau de chevaux s’approchait de lui. Il plongea sa main dans le sac et en sortit le deuxième lapin.
– Repose-toi, petit frère, lui dit-il en le caressant. Tu voudrais courir encore, mais le diable en a assez pour aujourd’hui. Le diable, essoufflé, faillit pleurer tant il était en colère.
– Comment est-ce possible ? bégaya-t-il. Comment a-t-il pu arriver avant moi ? Je ne l’ai même pas vu me dépasser.
– Mon petit frère est si rapide qu’on n’arrive même pas à le voir, dit le malin Balda. Mais assez de bavardages, va chercher l’or ! Le diable rentra chez lui et dut subir les sévères reproches de son grand-père.
– Un diable ne donne jamais d’argent à un homme cria ce dernier hors de lui. Il faut trouver un moyen de le tromper. Pendant qu’ils cherchaient comment ils pourraient bien faire, Balda s’impatientait. Il frappa la surface de l’eau avec sa corde.
– Retourne voir ce fou furieux, ordonna Lucifer à son petit-fils, ou il va inonder l’enfer.
– Arrête, Balda ! supplia ce dernier en arrivant. Tu aura ton or mais à une condition. Nous allons lancer un bâton. Chacun choisira son but. Celui qui l’atteindra avec le plus de précision, gardera l’or. Quel but choisis-tu ?
– Le nuage, là-bas ! répondit Balda. Je l’atteindrai en plein milieu ! Non seulement j’aurai mon or, mais vous pourrez vous attendre au pire !
– Au pire ! soupira le diable, affolé. Et il courut voir son grand-père pour prendre conseil. Soudain, un bruit terrible retentit au-dessus de leur tête. Balda fouettait littéralement la surface de la mer avec sa corde !
– Vous essayez encore de me duper, diablotins hurlait-il d’une voix de stentor. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Je vais vous verser sur la tête la mer entière avec tous ses monstres marins ! Lucifer tira son petit-fils par l’oreille et l’obligea à retourner parlementer.
– Calme un instant ta colère, murmura le petit diable.
– Sais-tu à qui tu parles ? hurla Balda. Je suis le valet du grand pope. Et toi, enfant du diable, tu vas faire ce que je te dis.
– Que proposes-tu ? demanda le diable.
– Tu vois ce cheval dans la prairie ? dit Balda sarcastique. Eh bien, soulève-le et porte-le jusqu’où tu pourras. J’en ferai autant. Que le meilleur gagne ! Si tu perds, je veux mon or sur-le-champ en espèces sonnantes et trébuchantes. Le diable gonfla ses pectoraux et se plaça sous le cheval. Il eut beau mobiliser toutes ses forces, souffler, suer, il ne parvint à le soulever que de quelques centimètres. Il fit quelques pas, tituba et s’écroula par terre.
– Diable stupide ! dit Balda. Ce que tu arrives à peine à soulever avec tes bras, je le soulève entre mes jambes ! Balda sauta sur le dos du cheval et partit au galop dans la prairie. L’animal semblait voler et ne touchait presque pas le sol de ses sabots. Le diable s’enfuit, tremblant de peur.
– Vite ! Vite, Lucifer, donnez-lui de l’or ou nous sommes perdus ! criait-il. « Rien ne sert de discuter », pensa Lucifer, mortifié. Et il lança sur terre, aux pieds de Balda, un sac d’or, plus gros que le ventre du pope. Balda mit le sac sur son dos et rentra joyeusement à la maison. Le pope le vit arriver de loin par la fenêtre. Cette fois, il devait se préparer à recevoir ses trois gifles ! Il avait tellement peur que, ne trouvant pas d’autre solution, il alla se cacher sous les jupes de sa femme. Mais Balda le sortit de sa cachette en le tirant par l’oreille.
– Voici ton or, dit-il. Comme les bons comptes font les bons amis, je réclame ma paye.
– Je ne veux pas de cet argent, pleura le pope, c’est celui du diable ! Garde-le ! Balda n’en démordait pas. Il voulait sa paye. A la première gifle, le pope se retrouva au plafond. A la deuxième gifle, les mots se mirent à se mélanger dans sa tête, tant et si bien qu’il en perdit l’usage de la parole. A la troisième gifle, il devint totalement idiot.
– Tu as vécu du dur labeur d’autrui sans rien donner en échange, lui dit alors Balda. Eh bien, tel est pris qui croyait prendre ! C’est ton tour maintenant de ne rien avoir en échange : même avec l’or du diable, tu ne pourras te racheter la raison !

La tsarine et les sept frères

Il était une fois un tsar très puissant, dont l’épouse était extrêmement belle. Il l’aimait par-dessus tout et ne pouvait imaginer la quitter un seul instant. Un jour, un homme, jaloux de son bonheur, vint dire au seigneur du pays voisin que le tsar préparait une offensive contre lui, qu’il rassemblait sur ses frontières une grande armée et qu’il allait bientôt l’attaquer. Le seigneur décida aussitôt de le devancer. Quand le tsar apprit que son voisin avait levé ses troupes, il fut accablé. Depuis toujours, il n’avait cesse de maintenir la paix. Il partit donc avec sa suite pour régler ce malentendu et conclure une paix durable avec le seigneur voisin. La tsarine supportait très mal d’être séparée de son mari. Elle restait tout le jour assise à sa fenêtre à regarder le paysage. Ainsi vit-elle successivement fondre la glace sur la rivière, fleurir les arbres au printemps, mûrir le blé sous le chaud soleil de l’été, tomber les feuilles en automne, puis danser les premiers tendres flocons de neige de l’hiver. Neuf mois s’étaient écoulés et le tsar n’était toujours pas revenu. Le jour de Noël, la tsarine donna naissance à une magnifique petite fille. Les cloches sonnèrent pour fêter l’heureux événement et, comble de bonheur, le tsar rentra enfin de son long voyage. Il avait conclu une paix durable avec son voisin. Mais le bonheur est fugace. Quand on croit le tenir, il s’enfuit comme un oiseau apeuré. Lorsque la tsarine aperçut le visage de son bien-aimé, son coeur s’arrêta de battre. Elle lui sourit pour la dernière fois et mourut dans ses bras. Le tsar faillit perdre la raison, tant son chagrin était grand. Le temps guérit, dit-on, toutes les peines. Un an passa, puis deux, puis trois… et un jour, le tsar prit une autre femme pour s’occuper de sa petite fille. Elle était belle comme l’étoile du Berger et ses yeux brillaient de mille feux comme des diamants. Mais elle était aussi orgueilleuse et cachait son âme noire sous une gentillesse feinte. La nouvelle tsarine possédait un miroir magique. Elle passait le jour entier à s’y admirer.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demandait-elle sans cesse.
– C’est toi, ma maîtresse, la plus belle de toutes, répétait le miroir. La tsarine n’avait pas même un regard pour la fille du tsar qui grandissait de l’autre côté du palais. C’était maintenant une jeune fille aux yeux limpides, aux sourcils noirs et bien dessinés, à la peau blanche comme les perles. De plus, elle était modeste et agréable. Quand elle promit son coeur au jeune prince Yélissi, son père en fut heureux. Il lui offrit pour dot une douzaine de châteaux forts et sept villes, puis il prépara la noce. La deuxième tsarine se prépara elle aussi. C’était comme si elle allait elle-même se marier. Elle mit sa plus somptueuse robe, brodée de perles, et se regarda, satisfaite, dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle de toutes les femmes, répondit-il, c’est la jeune princesse. A son éclat rien n’est pareil. Une immense colère envahit la tsarine.
– Arrête de mentir, stupide miroir ! hurla-t-elle. Comment oses-tu me comparer à cette jeune personne ? Elle, la plus belle ? Regarde donc mes yeux ! Ils brillent comme des diamants. Et mon visage ? On dirait une rose épanouie. Avoue ! Je n’ai pas d’égale au monde.
– Tu ne pourras pas faire d’un mensonge une vérité, ni d’une vérité un mensonge. La plus belle de toutes les femmes est la jeune princesse. La tsarine, furieuse, jeta le miroir sous son lit et appela Tchernoukha, sa femme de chambre.
– Ecoute-moi bien, lui dit-elle. Tu vas attirer la princesse au plus profond de la forêt, l’attacher à un arbre et la laisser à la merci des animaux sauvages. Elle ne mérite pas autre chose ! Tchernoukha fut saisie d’effroi, mais n’osa protester. Elle craignait cette maîtresse cruelle qui n’hésitait pas à la fouetter. Quelques instants plus tard, elle s’approchait de la princesse, lui chuchotait à l’oreille qu’elle avait quelque chose de mystérieux à lui montrer et lui donnait rendez-vous dans la forêt. Comme les plumes sont liées aux oiseaux, la curiosité est liée aux femmes. La jeune fille se rendit donc à travers les marécages dans la forêt profonde. La domestique se saisit d’elle et l’attacha à un arbre avec une corde.
– Tchernoukha, pourquoi es-tu si fâchée ? demanda la jeune fille, la voix tremblante. Si je t’ai fait du mal, dis-le-moi, je te demanderai pardon à genoux. La femme de chambre, qui n’était pas méchante, ne put résister : elle détacha la jeune princesse.
– Va où tes yeux te guident, la supplia-t-elle. Ne reviens pas au palais, ta belle-mère te tuerait ! Bientôt, on commença à chercher la princesse. Les gardes fouillèrent le palais de fond en comble, mais en vain : la princesse était introuvable. Pendant ce temps, la pauvre jeune fille errait dans la forêt à travers les buissons épineux. A l’aube, épuisée, elle aperçut une cabane. Elle allait s’approcher quand un chien aboya et s’élança vers elle. La princesse prit peur, mais le chien lui fit fête comme s’il la connaissait depuis toujours. Il l’entraîna vers une courette bien tenue, juste à côté d’un petit jardin plein de fleurs. La maison était silencieuse, comme si tout le monde dormait.
– Il y a quelqu’un ? demanda la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille poussa la porte qui émit un léger grincement et jeta un coup d’oeil à l’intérieur : de jolis tapis brodés ornaient les murs, une grande table de chêne trônait au centre et le feu crépitait dans un vieux poêle.
– Il y a quelqu’un ? répéta la princesse. Mais personne ne lui répondit. La jeune fille pensa que les habitants de cette maison avaient dû sortir un moment et décida de les attendre. Pour passer le temps, elle donna un coup de balai sur le sol, nettoya la mèche de la lampe à huile, coupa du bois et raviva le feu dans le poêle. Elle n’avait pas dormi de la nuit et, comme elle était très fatiguée, elle s’allongea sur un banc pour se reposer. Elle s’endormit aussitôt. Le temps passa comme l’eau de la source. Au loin, les cloches sonnèrent les douze coups de midi. Le portail du jardin grinça et, sur le seuil de la maison, apparurent sept frères vigoureux.
– Comme c’est propre ! s’exclama le plus âgé d’entre eux en secouant la tête. On dirait que quelqu’un est passé par ici. Qui es-tu, cher hôte ? N’aie pas peur, montre-toi. Si tu es un vieillard, nous serons volontiers tes petits-enfants. Si tu es un jeune homme, tu seras notre frère. Si tu es une femme âgée, nous te serrerons dans nos bras comme notre mère et si tu es une jeune fille, tu seras notre soeur. La jeune princesse se réveilla, se leva de son banc, sourit à ses hôtes en leur souhaitant le bonjour et les pria de l’excuser d’avoir franchi leur porte en leur absence. Les sept frères en restèrent médusés. Ils n’avaient jamais vu une telle beauté.
– Que les bras m’en tombent, chuchota le cadet, si ce n’est pas la jeune princesse, la fille de notre tsar que l’on cherche partout. Les sept frères prirent soin de la princesse. Ils lui donnèrent la place d’honneur à leur table, lui offrirent des gâteaux et coururent chercher du cidre. La princesse mangea peu, mais de bonne grâce. Puis ils l’installèrent dans une charmante chambre sous les combles et lui offrirent un lit confortable, pour qu’elle s’y repose. Un jour suivait l’autre… La jeune fille ne s’ennuyait jamais : elle faisait de la couture, lavait le linge, nettoyait la maison et cuisinait ce que les sept frères ramenaient de la chasse. Ces derniers étaient pleins d’énergie. Ils ne restaient jamais longtemps à la maison. Ils chassaient, parcourant la forêt profonde en tous sens, se battaient contre les Tatars et les Turcs, mais rentraient toujours avec plaisir à leur logis. Les sept frères étaient tombés amoureux de leur charmante maîtresse de maison. Ils faillirent même se battre pour elle ! Et puis un jour, après avoir longtemps discuté entre eux, ils frappèrent doucement à la porte de la chambre sous les combles.
– Vas-y, parle ! dirent six des frères au plus âgé d’entre eux.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda la princesse en riant. J’espère que vous ne tremblez pas de peur devant une jeune femme ! Dites-moi ce que vous avez sur le coeur. – Princesse, déclara le plus âgé des frères, tu es notre chère soeur, tu t’occupes de nous comme une mère le ferait. Mais un homme a des yeux et un coeur et ne peut résister longtemps devant la beauté et la grâce. Je vais te l’avouer sans grands discours. Nous t’aimons tous, chère princesse. Choisis parmi nous selon tes sentiments. Les autres ne se fâcheront pas, et tu resteras leur soeur comme avant.
– Je vous aime tous, autant les uns que les autres, répondit doucement la princesse, vous m’avez si bien accueillie ! Vous êtes sages et courageux, mais j’ai déjà donné ma parole au prince Yélissi que j’aime de tout mon coeur. Le silence s’installa dans la pièce. Puis, soudain, les sept frères éclatèrent de rire.
– Princesse, dit l’un d’entre eux, excuse notre bêtise. Nous ne savions pas que tu étais fiancée. Oublie ce que nous t’avons dit. Nous serons tes frères fidèles. Pendant tout ce temps, au palais, la tsarine était toujours fâchée avec son miroir. Mais ses flatteries lui manquaient. Aussi le sortit-elle de dessous son lit.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– La plus belle, répondit le miroir, c’est la jeune princesse qui vit chez les sept frères dans une maison de l’autre côté de la forêt. La tsarine enragea, ses cris retentirent dans tout le palais.
– Infâme traîtresse ! hurla-t-elle à l’adresse de Tchernoukha qu’elle avait fait appeler. Comment as-tu pu me mentir avec tant d’effronterie ? Pars sur-le-champ dans la maison des sept frères ! Et fais disparaître la princesse ou je te mets dans les mains du bourreau ! Tchernoukha, affolée, n’avait plus qu’à obéir. Elle se déguisa en vieille religieuse et partit pour la forêt. La princesse était assise près de la fenêtre et regardait dehors en rêvant, quand le chien se mit à aboyer. Lui, d’habitude si calme, hurlait comme un loup en voyant venir une vieille religieuse. Elle se leva pour calmer l’animal, mais rien n’y fit. Il grogna même quand elle voulut s’approcher de la religieuse pour lui donner un morceau de pain.
– Qu’as-tu aujourd’hui, mon chien ? s’étonna la princesse. Laisse-moi passer, tu ne me reconnais plus ? Mais le chien grognait toujours, tous crocs dehors. La princesse n’eut pas d’autre solution que de lancer le morceau de pain à la vieille femme par-dessus la tête du chien enragé.
– Dieu te protège, murmura la religieuse. J’ai quelque chose à te donner en échange de ton morceau de pain. Elle sortit de dessous son habit une belle pomme rouge et la lança à la jeune fille.
– Bon appétit ! dit-elle. Tu verras, cette pomme est douce et juteuse. Puis, elle fit demi-tour et repartit vers la forêt. La princesse rentra dans la maison, suivie par le chien qui grognait toujours.
– Tais-toi, mon chien ! Calme-toi, dit-elle distraitement en s’asseyant a son rouet. Elle regarda la pomme brillante qui sentait si bon. Elle la coupa en deux. A l’intérieur se cachait une belle étoile de graines brun foncé. « Cette étoile va sûrement m’apporter du bonheur », se dit la jeune fille. Et elle croqua dedans. Dans l’instant même, elle poussa un petit cri et tomba par terre. Les sept frères revinrent bientôt de la chasse. Ils appelèrent leur soeur chérie, mais, à leur grande surprise, elle ne répondit pas. Le chien se mit à hurler à la mort sur le seuil de la porte.
– Vite, mes frères ! s’écria le plus âgé. Il est arrivé quelque chose ! Ils se précipitèrent à l’intérieur de la maison et découvrirent la jeune fille couchée à terre. Elle ne bougeait plus, ne respirait plus.
– Réveille-toi, petite soeur ! dirent-ils tous ensemble en lui caressant les joues et en arrosant son front de larmes. Le chien grogna de nouveau. Il attrapa la pomme qui avait roulé sous le banc et y planta ses crocs avec rage. Il hurla de douleur et s’effondra. Les frères comprirent alors que la pomme était empoisonnée. Ils s’agenouillèrent à côté de la princesse et se mirent à prier. Puis, ils l’enveloppèrent dans un suaire, posèrent son corps sans vie sur un lit et l’ornèrent des plus belles fleurs de la prairie. Ils veillèrent pendant trois jours et trois nuits. Tout au long de ces heures, ils espéraient que leur soeur allait se réveiller et que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar. Le quatrième jour, ils couchèrent le corps de la princesse dans un cercueil en pur cristal et le portèrent dans la forêt. Ils ne voyaient plus rien à travers leurs larmes et trébuchaient sans cesse, mais ils parvinrent néanmoins dans un labyrinthe de rochers où ils plantèrent six colonnes, sur lesquelles ils suspendirent le cercueil avec des chaînes d’or.
– Dors, chère soeur, belle princesse. Ton prince Yélissi ne te prendra plus jamais dans ses bras, ton aimable sourire ne nous enchantera plus. Dors, soeurette, tu appartiens à Dieu désormais. Au palais, la tsarine se regardait dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ? demanda-t-elle.
– C’est toi, ma maîtresse, répondit celui-ci. La méchante femme se mit alors à danser et à tourbillonner comme un vol de papillons multicolores. Le prince Yélissi était accablé par le chagrin. Il errait de par le monde. Certains le prenaient pour un fou, d’autres riaient de lui, mais rien n’altérait son désir de retrouver sa bien-aimée. Un jour, épuisé par une longue marche, il s’allongea dans l’herbe, les yeux levés vers le ciel.
– Cher soleil, murmura-t-il, tu voyages du matin au soir, tu regardes la fourmilière humaine, tu peux voir chaque coin perdu de la terre, aie pitié de moi. N’as-tu pas vu quelque part la jeune princesse, ma belle fiancée ? Le soleil secoua sa tête dorée.
– Je suis vraiment désolé, répondit-il, mais je n’ai vu ta belle fiancée nulle part. Qui sait si elle est encore en vie… Peut-être qu’elle se cache pour je ne sais quelle raison, peut-être veut-elle tout simplement te faire souffrir un peu. Ou peut-être encore ne sort-elle que de nuit… Demande à la lune, elle voit tout ce qui se passe la nuit. Le jeune prince remercia le soleil et attendit patiemment la venue de la nuit.
– Lune, appela-t-il dès qu’elle se montra au-dessus des montagnes, voyageuse nocturne, tu marches dans la foule des étoiles, tu chasses les ombres noirs de la nuit, tu vois tous les coins sombres. N’as-tu pas aperçu ma belle fiancée ? Mais la lune secoua sa chevelure argentée.
– Je suis désolée, dit-elle tristement, mais je ne l’ai pas vue. Peut-être est-elle passée au moment où le vent m’a soufflé de la poussière dans les yeux. Lui qui est partout te sera sûrement de bon conseil. Yélissi partit aussitôt à la rencontre du vent :
– Vent, cher vent ! lui dit-il. Tu chasses les nuages dans le ciel et les vagues à la surface de la mer, tu passes à travers chaque fente, tu sais tout, tu as été partout. N’as-tu pas vu ma chère et belle fiancée ?
– Je suis navré de t’apprendre une si mauvaise nouvelle, dit le vent en soupirant. J’ai vu ta fiancée. Elle repose dans un cercueil de cristal au coeur d’un labyrinthe de rochers. Elle est pâle et inanimée. Et le vent s’envola au loin, laissant le prince à son chagrin. Celui-ci resta longtemps immobile, foudroyé par la douleur, puis il réunit ses dernières forces pour monter sur son cheval et partit chercher la tombe de sa fiancée. Il voulait voir encore une fois son beau visage et lui faire un dernier adieu. Son voyage fut long et difficile, mais il finit, un jour, par arriver en vue du labyrinthe de rochers. Dans le cercueil de cristal, suspendu par des chaînes d’or, reposait la belle princesse. Elle avait l’air de dormir. Le prince ne put retenir son chagrin. Il se jeta sur le cercueil et frappa de ses poings avec une telle violence que le cristal se brisa. La belle princesse soupira et ouvrit les yeux !
– J’ai dormi si longtemps ! s’étonna-t-elle. Elle trembla et tendit les bras vers Yélissi qui la serra contre son coeur, la couvrit de baisers, puis la souleva et l’emmena très loin du labyrinthe de rochers, dans une prairie inondée de soleil. Quelques instants plus tard, ils galopaient ensemble vers la cour du tsar. La tsarine, comme chaque matin, contemplait son reflet dans son miroir.
– Miroir, précieux miroir, dis-moi qui est la plus belle ?
– La plus belle est la jeune princesse, répondit le miroir. La tsarine poussa des cris de démente et jeta au loin son miroir qui alla se briser contre un mur. Puis elle sortit de sa chambre et se trouva face à la jeune princesse. Elle était plus belle que jamais, et l’éclat de cette beauté fut si intense que la tsarine ne put le supporter. Son coeur jaloux et méchant s’arrêta de battre. Elle tomba par terre comme une herbe coupée. Que vous dire de plus ? La noce fut magnifique, on dansa, on se régala de plats exquis, on but de délicieuses boissons rafraîchissantes. Le soleil en personne souhaita bonheur et amour au prince Yélissi et à sa belle et tendre femme. J’y étais, mais le lendemain à l’aube, je suis reparti de par le monde.

Le pêcheur et le petit poisson doré

Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue que même les plus pauvres auraient refuser d’occuper, mais eux ne s’en plaignaient pas. Depuis trente-trois ans, le vieil homme et sa femme étaient heureux ensemble. Parfois ils se chamaillaient, mais cela n’avait jamais beaucoup d’importance. Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu’il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Dans la vie, les mauvaises périodes alternent avec les bonnes. Or, au moment où commence cette histoire, rien n’allait. C’était comme si tous les poissons de la mer étaient partis vers d’autres océans. Le vieil homme avait beau s’obstiner, il ne pêchait plus rien. Un matin, il jeta son filet, mais ne remonta à la surface que de la boue.
– Qu’est-ce que cela veut dire ! marmonna-t-il, furieux, en lançant à nouveau son filet.
– Aie, Ô, que c’est lourd ! souffla-t-il soudain plein d’espoir. Mais dans le filet, il n’y avait qu’un tas d’algues vertes.
– Je vais essayer une troisième fois, se dit-il, en pensant à sa femme qui n’avait rien à manger. Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l’eau en tentant de le sortir. Il mobilisa toutes ses forces, tira, tira… Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il ne vit frétiller au milieu des mailles qu’un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s’il était d’or pur.
– Maudit poisson ! se lamenta le pêcheur. Ma femme va t’avaler en une bouchée et moi, je n’aurai même pas une écaille à me mettre sous la dent !
– Laisse-moi retourner dans la mer, dit alors le poisson, je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux. Le vieil homme sursauta. Depuis le temps qu’il était pêcheur, il n’avait jamais entendu un poisson parler !
– Eh bien, soit, va-t’en ! Nage où bon te semble, dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. De toute façon, on se serait étranglé avec tes arrêtes ! Il se faisait déjà tard. Le vieil homme ramassa son filet et rentra chez lui. Sa femme l’attendait. Les casseroles vides étaient posées près du feu. Le vieil homme ne savait pas quoi faire pour la consoler. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré qui parlait d’une voix si douce.
– Il m’a promis d’exaucer chacun de mes voeux, lui dit-il, mais rien ne m’est venu à l’esprit.
– Quel imbécile tu fais ! s’écria-t-elle. Rien ne t’est venu à l’esprit ! Tu pouvais au moins demander un baquet neuf, le nôtre a plus de trous que tes chaussures ! Retourne au bord de l’eau et demande cette faveur à ton petit poisson doré ! Il n’y avait rien à répliquer, le vieil homme retourna sur le rivage. En chemin, il se répétait sans cesse le souhait de sa femme pour ne pas l’oublier.
– Poisson, joli petit poisson doré, appela-t-il en direction des vagues. Viens, je t’en prie, je dois te parler. La mer s’agita et le petit poisson doré sortit des profondeurs. – Tu en fais du bruit, dit-il, je ne suis pas sourd. Aurais-tu un souhait à formuler ? N’aie pas peur, exprime ton voeu le plus secret. Je t’ai donné ma parole et je la tiendrai. – Ne te fâche pas, soupira le vieil homme. Ma femme n’est pas contente, elle dit que nous avons besoin d’un baquet et que j’aurais pu te le demander. Si tu n’en trouves pas un neuf, qu’importe, du moment qu’il n’ait pas de trou.
– Sois tranquille, dit gentiment le poisson, un baquet se trouve facilement. Rentre chez toi. Le pêcheur rentra chez lui en sautillant comme un jeune homme. Sa femme allait être contente. En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d’avoir l’air réjouie, elle était furieuse.
– Quel idiot ! Quel âne ! Quel bon à rien ! hurla-t-elle en plongeant son bras dans l’eau pour y chercher un chiffon qu’elle lui jeta à la figure.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda le vieil homme stupéfait. Depuis trente-trois ans que nous vivons ensemble tu n’as jamais été comme ça !
– Tais-toi, triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ? Regarde dans quel état est la nôtre. A quoi nous sert d’avoir un nouveau baquet, nous n’allons tout de même pas habiter dedans ! Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer.
– Poisson, joli petit poisson doré, murmura-t-il.
– Que me veux-tu ? répondit le petit poisson d’une voix douce.
– Ne te fâche pas, gentil poisson, bredouilla le vieil homme, mais ma femme désire une maison neuve. Elle ne fait que se lamenter et me traite d’idiot.
– Une maison n’est pas un prix trop élevé pour m’avoir sauvé la vie, répondit aimablement le poisson. Rentre chez toi, j’espère que ta femme sera satisfaite. Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. Quelle ne fut pas sa stupeur de voir, à la place de leur vieille masure en terre battue, une belle maison de bois avec un toit solide, une cave et un grenier. Sa femme l’attendait à l’entrée, assise sur un banc.
– N’as-tu donc pas de cervelle ? vociféra-t-elle. Sa colère était si grande qu’elle faisait des étincelles et c’est miracle si le vieux pêcheur ne prit pas feu.
– Qu’ai-je encore fait ? s’étonna-t-il. N’as-tu pas ce que tu voulais ?
– Tu n’es qu’un nigaud ! Demander au poisson une maison, alors qu’il t’a dit qu’il exaucerait n’importe lequel de tes voeux ! Qu’il garde sa maison, je préfère un château !
Le pauvre pêcheur tremblait maintenant de peur devant sa femme. Elle qui était si calme et gentille s’était transformée en furie. Plongé dans ces pensées, le vieil homme retourna vers la mer. Qu’allait penser le poisson ? se demandait-il avec inquiétude. Pour se redonner courage, il se dit que le poisson ne le mangerait pas et que ce serait bien pire s’il rentrait à la maison sans avoir contenté sa femme.
– Poisson, joli poisson, appela-t-il d’une voix timide.
– Que veux-tu encore ? demanda le poisson doré quelques instants plus tard. N’ai-je pas exaucé ton voeu ?
– Si, bredouilla le pauvre pêcheur, mais ma femme n’est pas contente. Elle ne veut plus d’une maison, elle veut un château. Elle veut porter des habits de velours et de soie, avoir de la vaisselle d’or et des verres de cristal, elle veut être entourée de valets… Elle mériterait une correction, mais je n’ose pas.
– Tu es un brave homme, dit le petit poisson. Retourne chez toi, ta femme sera satisfaite. Et sur ce, il disparut dans les vagues bleues de la mer. Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d’albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets et, jamais satisfaite, les giflait ou leur tirait les cheveux pour se faire obéir. Le vieil homme ne voulut pas en croire ses yeux. Le spectacle était trop affligeant.
– C’est moi, lui dit-il d’une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. Es-tu satisfaite maintenant ? La vieille femme le regarda avec mépris.
– Que veux-tu, misérable ? Retourne à l’écurie ! Change le fumier, porte de l’eau et de la nourriture aux chevaux. Quand tu auras fini, tu pourras dormir avec eux sur la paille. Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu’était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l’écurie. Une semaine passa… puis une autre… Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Elle changeait de vêtements à longueur de journées et passait son temps à s’admirer dans les miroirs. Les domestiques étaient intarissables de compliments, mais tous, dans son dos, disaient du mal d’elle. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l’écurie.
– Par ta faute, dit-elle d’une voix désagréable, je ne suis qu’une comtesse insignifiante. Si tu avais eu un peu de plomb dans la cervelle, tu aurais demandé au poisson de me faire tsarine. Il n’est pas trop tard pour bien faire, retourne au bord de la mer !
– Tu es devenue folle ? s’écria le vieil homme avec colère.
– Tais-toi, déguenillé ! répliqua sèchement la méchante femme. Comment oses-tu parler de cette façon à ta maîtresse ? File ! Ou tu seras fouetté ! Le pauvre pêcheur n’avait plus qu’à obéir.
– Poisson, joli poisson doré, murmura-t-il. Je suis si confus… mais ma femme voudrait plus encore…
– Que veut-elle ? demanda aussitôt le poisson.
– Ma femme veut devenir tsarine, dit-il en rougissant de honte.
– Je vais t’aider, répondit le poisson, ayant pitié du brave homme. Ta femme veut devenir tsarine, elle le sera, mais c’est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d’elle. Le pauvre pêcheur n’eut même pas le temps de le remercier, le petit poisson doré avait disparu dans les vagues.
– Ce serait vraiment un comble si ma femme me traitait d’imbécile, pensait-il en rentrant chez lui tout heureux. Au détour du chemin, il resta soudain comme pétrifié. Devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux. Le vieil homme gravit l’escalier monumental et entra dans une vaste salle de réception. Trônant au bout d’une longue table, au milieu de comtes et de comtesses, sa femme tenait à pleine main, comme un sceptre, une énorme cuisse de canard. Un serviteur remplit son verre d’un vin de belle couleur, puis s’inclina jusqu’au sol. La vieille femme mangeait bruyamment, en claquant la langue, puis essuyait sa bouche grasse à même sa jupe. Le vieil homme était si heureux qu’il eut envie de rire.
– Tsarine, dit-il avec respect, j’espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts et que vous me laisserez une place à votre table. Pauvre vieillard ! Il n’était pas au bout de ses peines.
– Disparais de ma vue, misérable ! hurla la vieille femme à son adresse. Ne vois-tu pas que je gouverne ? Elle claqua des doigts et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors. Une semaine passa… puis une autre… et la vieille femme se lassa d’être tsarine. Elle ordonna aux gardes d’aller chercher son mari.
– Retourne voir ton poisson doré, hurla-t-elle dès qu’il eut franchi la porte, et dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! Le poisson doré sera mon serviteur. Le vieil homme n’osa pas répliquer. Il s’inclina et sortit. Il marcha très lentement jusqu’au bord de la mer et s’assit sur la grève. Que faire ? Il avait honte, mais n’avait pas d’autre solution que d’obéir à sa femme. A voix basse, il appela le poisson. L’horizon devint noir comme l’encre, le vent hurla et la mer se déchaîna. – Que me veux-tu encore ? demanda le poisson en colère.
– Ma femme est certes un peu bizarre, mais personne n’est parfait, bredouilla le vieux pêcheur. Pourrais-tu encore une fois exaucer son voeu ? Elle désire devenir la reine de la mer et que tu sois son serviteur. Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l’eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
– Ma femme va être contente, se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu. Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n’y avait plus qu’une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères. La vie est ainsi faite : qui veut trop, n’a rien.

Le tsar Clairsoleil et son fils

Il y a longtemps, dans une pauvre chaumière, vivaient trois soeurs, toutes plus belles les unes que les autres. Elles étaient courageuses et travaillaient du matin au soir. Leur maison était propre et accueillante, ce qui ravissait leur grand-mère Bazilicha, qui aimait rester assise près du poêle à ne rien faire. Un soir, comme à leur habitude, les trois soeurs filaient le lin à leur rouet quand l’aînée, s’abandonnant à la rêverie, murmura :
– Quel bel homme que le tsar Clairsoleil ! On dit qu’il cherche une épouse, gracieuse et travailleuse. S’il pouvait me choisir, je cuisinerais moi-même notre banquet de mariage et j’y inviterais le peuple tout entier.
– Moi, dit la cadette en riant, je fabriquerais une toile très fine et j’offrirais du drap au peuple tout entier.
– Moi, soupira la benjamine, je donnerais tout simplement à mon époux un beau fils, plein de santé. Or, comme le hasard fait bien les choses, le puissant tsar Clairsoleil, qui passait par là, entendit les propos des trois soeurs par la fenêtre restée ouverte et en fut fort ému. Sans hésiter, il entra dans la chaumière.
– C’est toi que je veux pour épouse, dit-il en tendant les bras vers la benjamine. Quant à vous, chères et douces soeurs, vos voeux seront exhaussés. Tu pourras filer le lin tout le jour, dit-il à l’une, et toi préparer tous mes banquets, dit-il à l’autre. Ce qui fut dit fut fait. Le tsar emmena les trois soeurs au palais, l’une tissa des toiles d’une grande finesse, l’autre prépara des mets délicieux et la troisième, devenue tsarine, attendit un enfant. Mais par malheur, le pays fut attaqué par l’ennemi. La mort dans l’âme, le tsar Clairsoleil dut quitter sa femme et partir défendre son pays. Le temps passa et, un jour, la tsarine donna naissance à un très beau garçon en pleine santé. Sans plus attendre, elle écrivit à son époux pour lui apprendre la bonne nouvelle. Mais la naissance de cet enfant ne réjouissait pas tout le monde. Les deux aînées, devenues jalouses du bonheur de leur cadette, voulurent lui nuire.
– Comment faire ? demandèrent-elles à la vieille Bazilicha, jalouse elle aussi.
– C’est facile, répondit celle-ci. Nous allons faire boire le messager et, quand il sera ivre, nous échangerons la lettre de la tsarine contre une autre. Elles firent ce qu’elles avaient convenu. Quand, sur le champ de bataille, le tsar Clairsoleil lut le message, il faillit devenir fou de douleur. Il y était écrit : « Grand tsar, hier, ta mauvaise épouse t’a donné un successeur. Mais ce n’est ni un fils, ni une fille, c’est un monstre mi-grenouille mi-souris. Nous ferons ce que tu nous ordonneras. » La douleur du tsar fit bientôt place à la colère, mais son amour pour la belle tsarine lui fit reprendre ses esprits. « N’agissez pas dans la hâte, écrivit-il à ses conseillers. Je déciderai moi-même que faire de l’enfant quand je reviendrai de guerre. » Le messager chevauche sur son cheval rapide en cachant sur son coeur le précieux message du tsar. Mais, ô malheur, la vieille et méchante Bazilicha l’attendait aux portes de la ville. Elle l’attira dans une taverne et le fit boire. Elle le fit boire tant et tant que, devenu inconscient, il ne se rendit pas compte qu’elle ouvrait sa chemise pour prendre la lettre du tsar et la remplacer par une autre. C’est un message cruel que lurent les conseillers du tsar. « Moi, Clairsoleil, je vous fais part de ma volonté : jetez dans les vagues de l’océan l’enfant et sa mère. Ceci est un ordre, exécutez-le ! » Les conseillers furent horrifiés. Mais que pouvaient-ils faire ? La volonté du tsar était sacrée. A pas lents, la mort dans l’âme, ils se dirigèrent vers les appartements de la tsarine. Ils ne se laissèrent dissuader ni par les larmes de la jeune femme, ni par le merveilleux sourire du petit garçon. Ils firent construire un grand tonneau, y enfermèrent la mère et l’enfant et le firent jeter dans les vagues de l’océan. Mais le tonneau ne sombra pas, il flotta, emportant au loin la tsarine et son petit garçon. La jeune femme serrait fort son enfant et les larmes qui coulaient de ses yeux inondaient le visage du petit tsarévitch. Comme elles étaient chaudes, et pleines d’amour, elles firent grandir l’enfant. Il devint très vite un jeune homme beau et intelligent.
– Belles vagues qui parcourez l’étendue de la mer, supplia-t-il, ayez pitié de la tsarine et du jeune tsarévitch. Emmenez-nous vers la rive, épargnez nos pauvres vies ! La mer alors se souleva et une grosse vague rejeta le tonneau vers une plage déserte. Il roula sur le sable mouillé. Une dernière larme de la tsarine coula sur le visage du tsarévitch et il y trouva les forces nécessaires pour soulever le couvercle du tonneau et le faire éclater en mille morceaux. Ils avaient voyagé au gré des flots, pendant des jours et des jours et ils étaient affamés. Le tsarévitch coupa les deux branches du seul arbre qui poussait dans cette île déserte. De l’une il fit un arc, de l’autre une flèche. Il enleva de son cou le cordon auquel était pendue une croix et l’utilisa pour tendre son arc. Puis, avec son arme de fortune, il partit à la chasse. Il marcha, escalada des rochers, longea la grève sans rencontrer âme qui vive. Soudain, il entendit des cris perçants venant de la mer. C’étaient ceux d’un beau cygne blanc. Un énorme rapace, serres ouvertes, tournait et s’apprêtait à fondre sur lui. Le tsarévitch eut pitié du cygne, il banda son arc et transperça le corps du rapace de sa flèche. L’oiseau, touché en plein coeur, s’abattit dans l’eau comme une pierre. Réunissant ses dernières forces, il ne réussit qu’à griffer le cou élancé du cygne avant de disparaître dans les profondeurs de la mer. Puis, ce fut le silence. Le tsarévitch soupira. Il venait de perdre son unique flèche.
– Ne regrette rien, lui dit alors le cygne. Je te remercie de m’avoir sauvé la vie. Tu viens de tuer un méchant sorcier. Moi non plus, je ne suis pas ce que tu crois. Je saurai te récompenser. Je te viendrai toujours en aide. Bientôt tous tes soucis prendront fin. Le cygne battit lourdement des ailes et s’envola vers l’horizon rougi par le soleil couchant. Le jeune homme prit le chemin du retour, triste de n’avoir rien trouvé à donner à manger à sa mère. Mais celle-ci ne lui fit aucun reproche et l’accueillit avec un sourire. La nuit tombait et tous deux s’allongèrent sur le sable pour dormir. Le tsarévitch fut réveillé par les premiers rayons du soleil. Il n’en crut pas ses yeux : devant lui s’élevaient de puissants remparts, deux tours blanches comme l’écume de la mer, un palais aux coupoles dorées et des églises aux toits argentés. Tout excité, il réveilla sa mère.
– Mère, ma chère mère, dit-il en la prenant par la main, le cygne blanc a tenu parole. Tous nos soucis vont prendre fin. Entrons dans cette ville magnifique, les gens ne nous laisseront sûrement pas mourir de faim. Dès que la tsarine et son fils franchirent les portes de la ville, les cloches se mirent à sonner à tout rompre. Une foule enthousiaste accourut de tous côtés et les popes à genoux remercièrent le ciel. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés. Des carrosses descendirent des comtes et des chevaliers qui s’inclinèrent respectueusement devant le jeune homme et sa mère. Entouré de religieux en grande tenue, le patriarche en personne déposa une couronne finement ciselée de pierres précieuses sur la tête du tsarévitch et, lui donnant sa bénédiction, il l’amena jusqu’à un trône d’or et le fit asseoir. Et c’est ainsi, comme dans un rêve, que le jeune homme devint le maître de la ville aux tours dorées et prit le nom de Kvidon. Le temps passa et, un jour, apparurent à l’horizon les voiles blanches d’un navire. A son bord, les marins étonnés regardaient fixement devant eux, sans en croire leurs yeux.
– Ne nous sommes-nous pas trompés de chemin ? demanda l’un d’entre eux. Cette île a toujours été déserte ! Regardez cette ville, ce palais aux tours blanches et aux coupoles dorées ! Un tir de canon ordonna au navire de jeter l’ancre dans le port et son capitaine n’osa pas refuser. Dès que les marins mirent pied à terre, des messagers s’approchèrent d’eux, leur annonçant que le puissant seigneur Kvidon désirait les recevoir. Au cours du généreux banquet qui leur fut offert, le jeune tsarévitch posa mille questions. Il demanda à ces hommes d’où ils venaient, quelles terres ils avaient parcourues, quelles mers ils avaient traversées, quelles marchandises ils transportaient et à quoi ressemblait le pays de l’autre côté de l’horizon.
– Nous avons navigué tout autour de la terre, répondirent les marins en se vantant. Nous avons acheté des peaux de rennes, des peaux d’hermines blanches comme la neige et d’autres de renards polaires. Si le vent continue de souffler dans nos voiles, nous serons bientôt arrivés sur l’île de Bayan, puis nous naviguerons vers l’est en direction de l’empire du grand tsar Clairsoleil. Kvidon poussa un soupir et but une gorgée d’eau pour faire passer l’amère tristesse qui lui serrait la gorge.
– Bon vent, courageux marins ! dit-il enfin d’une voix ferme. Transmettez au tsar Clairsoleil les salutations cordiales du seigneur Kvidon. Puis il accompagna ses hôtes jusqu’au port. Longtemps, il suivit du regard les voiles blanches du navire. Quand il les vit disparaître, les larmes lui montèrent aux yeux. L’une d’elle tomba dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut sur les vagues.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il. Que regardes-tu à l’horizon ?
– Le navire qui a disparu au loin a emporté une partie de mon coeur. J’aimerais retourner dans mon pays et voir le visage de mon père.
– Ne désespère pas, jeune et beau tsarévitch. Si tu le veux, je te transformerai en moustique. Tu voleras jusqu’au navire, tu te cacheras dans une fente de la coque et pourras retourner chez toi. Le tsarévitch accepta sans hésiter. Le cygne blanc déploya ses ailes, agita la surface de la mer et arrosa le jeune homme de quelques gouttes argentées. Le tsarévitch se transforma alors en un minuscule moustique qui s’envola en sifflant vers le navire. Le vent souffla dans les voiles, le bateau vola vers la terre ferme comme un oiseau blanc. Dès que les marins jetèrent l’ancre dans le port, des messagers arrivèrent pour les inviter à la cour. Peu de temps après, ils s’inclinaient devant le grand Clairsoleil. Son trône était d’or, la salle de réception brillait des mille flammes des chandelles, mais les yeux du tsar étaient plus sombres que le fond de l’océan. Les soeurs de la tsarine, la jalouse fileuse et la mesquine cuisinière, étaient assises à côté du trône. Bazilicha se pavanait.
– D’où venez-vous ? demanda le tsar avec gentillesse. Quels pays avez-vous visités, quelles mers parcourues, quelles merveilles avez-vous admirées ? Les marins racontèrent leur voyage et la plus étrange chose qu’il leur soit arrivée :
– Il y avait jadis, en pleine mer, une île déserte qui n’était rien qu’un amas de rochers au milieu des vagues. Et cette fois-ci, ô miracle, d’imposants remparts s’y élevaient vers le ciel. Il y avait un magnifique palais aux tours blanches et aux coupoles dorées. C’est là que vit le seigneur Kvidon et sa douce et tendre mère. Sache, grand tsar, que ce seigneur t’envoie ses cordiales salutations. Une lueur traversa les yeux du souverain.
– Je souhaiterais voir ce pays mystérieux avant de mourir, dit-il dans un soupir, et je rencontrerais avec plaisir le seigneur Kvidon. Bazilicha et les méchantes soeurs furent saisies par un mauvais pressentiment.
– Tout cela n’est rien ! s’exclama la rusée cuisinière. Ecoutez quelque chose de plus merveilleux encore ! Quelque part dans la forêt profonde il y a un sapin, sous le sapin se trouve une grotte étroite, dans cette grotte vit un écureuil doré qui casse des noisettes dorées. Et dans chaque noisette dorée, l’écureuil trouve un diamant gros comme un poing ! A cet instant, le moustique tournoya autour de la tête de la cuisinière et la piqua à la paupière. Son oeil entier gonfla comme une pastèque mûre. La vieille Bazilicha enleva sa chaussure et leva la main pour en frapper le moustique, mais avant qu’elle ait eu le temps de l’écraser, il s’envola très loin de l’autre côté de la mer. Kvidon rentré chez lui n’était plus qu’un corps sans âme, la tristesse l’avait envahi. Souvent, il venait sur la grève et regardait au loin.
– Pourquoi es-tu triste ? lui demanda un jour le cygne blanc. Kvidon lui raconta la merveille de la forêt lointaine. Sous un sapin au milieu de cette forêt se cache une petite grotte et dans cette grotte un écureuil casse des noisettes dorées dont les fruits sont des diamants.
– Ne te tourmente pas, lui dit le cygne, je connais cette histoire. Il se peut même qu’il s’y cache un peu de vérité. Le cygne battit lourdement des ailes et disparut. Le jeune homme s’apprêtait à faire demi-tour quand, soudain, il s’arrêta pétrifié. Un très haut sapin se dressait devant les portes du palais. Dans ses racines entremêlées se trouvait l’entrée d’une grotte, d’où sortait la tête d’un petit écureuil qui cassait des noisettes dorées contenant des diamants brillants de mille feux. Déjà les gens se pressaient tout autour et la foule murmurait d’excitation. Kvidon remercia le cygne blanc de ce merveilleux cadeau et ordonna au meilleur de ses architectes de bâtir une maison transparente de pur cristal pour le petit animal. Des gardes se relayèrent à son entrée jour et nuit. La plus travailleuse des servantes de la cour reçut pour tâche de soigner le petit écureuil, de lui procurer de douces noisettes et de lui préparer de délicieux gâteaux au miel. Le gardien du trésor en personne eut l’honneur de compter quotidiennement les diamants. Il y en eut très vite tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils formèrent une véritable colline. L’île brillait comme seul le soleil peut le faire. Les marins qui passaient au loin s’interrogèrent sur cette étrange clarté qui les forçait à se protéger les yeux.
– La mer aurait-elle pris feu ? demandait l’un. Est-ce une éruption de volcan ? demandait l’autre. Autant de questions qui restèrent sans réponse jusqu’à ce qu’un tir de canon, leur ordonnant de venir jeter l’ancre au port, leur fit reconnaître la ville aux tours blanches et aux coupoles dorées, la cité du seigneur Kvidon. Comme la première fois, les marins furent invités au palais et Kvidon se montra curieux de leurs aventures.
– Le voyage a été bon, raconta le capitaine. Nous avons acheté sur les rives du Don un troupeau entier de chevaux et, poussés par les vents, nous naviguons à présent vers le pays du tsar Clairsoleil, à l’est de l’île Bayan.
– Transmettez mes sincères pensées au grand tsar, dit le jeune seigneur en souriant tristement. Les marins se régalèrent d’un somptueux festin, puis le jeune Kvidon les raccompagna jusqu’au port. Il resta longtemps à regarder le bateau s’éloigner et, quand celui-ci disparut à l’horizon, une larme chaude coula de ses yeux et tomba dans la mer. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– Mon père me manque, répondit le jeune homme. Je voudrais tant revoir visage.
– Rien de plus simple. Je vais te transformer en mouche et tu pourras voler jusqu’au bateau. Le cygne battit des ailes et arrosa le jeune homme d’une pluie argentée. Kvidon se transforma aussitôt en insecte et alla se cacher dans une fente de la coque du bateau. Le vent fut propice et le voilier arriva bientôt à bon port. Les marchands et les courageux marins furent invités au palais. La petite mouche vola à leur suite. Dans la vaste salle dorée, tous s’inclinèrent profondément devant le grand tsar Clairsoleil. Kvidon remarqua l’infinie tristesse de son père, son regard sombre, qui exprimait une profonde solitude. Par contre, la maligne cuisinière, qui avait toujours l’oeil gonflé par la piqûre du moustique, ainsi que sa soeur la fileuse et la vieille Bazilicha, se rengorgeaient de leur position à la cour. Le tsar salua aimablement les navigateurs et les emmena lui-même vers les tables richement garnies. Au cours du dîner, ils les interrogea sur leur voyage.
– Depuis le temps que nous parcourons les mers, nous avons vu beaucoup de choses étonnantes, raconta l’un des marins, mais cette fois une merveille nous a coupé le souffle. Jadis, au large, se dressait une île rocheuse et déserte. On ne sait par quel miracle de magnifiques coupoles dorées et des tours blanches se sont dressées vers le ciel. Mais ce n’est pas tout ! Aux portes du palais, il y a maintenant une maison en pur cristal, où un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant que, posés les uns sur les autres, ils forment une véritable colline qui brille au loin comme seul le soleil peut le faire. Des ministres du trésor et de nombreux écrivains publics essaient d’en faire le compte sans jamais y arriver. D’ailleurs, cela a peu d’importance, car chacun peut se servir comme il l’entend. Dans ce pays, chacun des sujets possède autant que son seigneur. On n’y connaît ni l’envie ni la jalousie, on ne sait pas ce qu’est la guerre. Le peuple entier chérit son seigneur, le jeune et beau Kvidon, qui nous a demandé de te transmettre ses pensées les meilleures.
– J’aimerais beaucoup voir cet endroit et rencontrer ce jeune seigneur, dit le tsar en hochant la tête. Les deux méchantes soeurs et leur grand-mère eurent un mauvais pressentiment. Elles chuchotèrent entre elles, bien décidées à trouver un moyen pour empêcher le tsar d’entreprendre ce voyage.
– Même si vous n’avez pas menti et que vous avez vu ce miracle de vos propres yeux, dit la soeur fileuse en éclatant de rire au nez des marins, ce que je vais vous raconter est bien plus merveilleux que votre banale histoire. Dans un pays lointain, la mer s’ouvre parfois, l’eau tourbillonne, et des profondeurs sortent trente-trois jeunes chevaliers. Leurs armures en écaille brillent comme le ciel du petit matin. Noirfléau lui-même guide ces courageux guerriers. Que pensez-vous de ce prodige ? La petite mouche se mit alors à bourdonner et piqua cruellement la paupière de la fileuse. Son oeil se mit immédiatement à gonfler comme un ballon. La vieille Bazilicha retira sa chaussure et leva la main pour en frapper la mouche, mais celle-ci volait déjà par-dessus la mer. Le jeune Kvidon rentra chez lui sain et sauf, mais il était plus triste que jamais. Sa mère essaya en vain de le consoler. Un jour qu’il était assis sur un rocher à regarder l’horizon, une larme coula de son oeil dans la mer. Avant qu’il ait le temps de s’essuyer les yeux, le cygne blanc était là.
– Pourquoi souffres-tu, bon tsarévitch ? lui demanda-t-il. Kvidon lui parla de ce pays lointain, où la mer s’ouvre parfois pour laisser passer trente-trois chevaliers aux armures brillantes, conduits par Noirfléau en personne, le guide des tourbillons marins.
– Ne te tourmente pas, cher enfant, puisque ces chevaliers courageux sont mes propres frères. Celui qui est à leur tête, c’est mon père bien-aimé, dit le cygne avec douceur. Tu les verras très bientôt. Rentre tranquillement chez toi. Le visage de Kvidon s’illumina de bonheur. Il retourna au palais, ordonna à ses cuisiniers de préparer un banquet et se précipita au sommet de la plus haute tour. A cet instant, la surface de la mer se couvrit de sombres et sauvages vagues qui vinrent se fracasser sur les rochers. De l’écume qui jaillissait vers le ciel sortirent trente-trois chevaliers aux armures étincelantes. A leur tête se tenait un vieil homme, aux longs cheveux blancs, qui lui sourit et le salua de la main. Kvidon dévala les escaliers pour aller accueillir ses hôtes. Il s’inclina respectueusement devant eux.
– Je suis venu parce que ma fille me l’a demandé, dit le vieil homme en posant aimablement la main sur l’épaule de Kvidon. Et nous reviendrons tous les jours à l’aube. Nous sortirons du fond de la mer pour te protéger, toi et ton pays. Ainsi, tous les jours, les chevaliers revinrent. Le jeune et beau Kvidon rayonnait de bonheur. – Un voilier blanc à l’horizon ! cria un jour le gardien de la tour, à l’instant même où l’armée éblouissante disparaissait au plus profond des flots. A bord, les marins n’en croyaient pas leurs yeux. Trente-trois chevaliers aux armures étincelantes qui venaient de s’engouffrer dans la mer ! C’était un miracle ! Ils n’eurent pas le temps de se remettre de leur surprise qu’un tir de canon leur ordonnait de venir mouiller dans le port.
– Vers quels horizons vous a mené le vent ? Qu’avez-vous vu ? leur demanda Kvidon au cours du banquet.
– Nous avons fait le tour du monde, répondirent les marins. Nous revenons avec des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et du cuivre. Nous avons hâte de rentrer chez nous, à l’est de l’île Bayan, au pays du grand tsar Clairsoleil.
– Je ne vous retarderai pas, dit le seigneur Kvidon avec tristesse. Il les raccompagna jusqu’à leur navire et resta longtemps à les regarder s’éloigner. Une larme glissa sur son beau visage et tomba dans l’eau bleue. Le cygne blanc apparut aussitôt.
– Pourquoi es-tu si triste ? lui demanda-t-il.
– J’ai le mal du pays, répondit encore une fois le jeune homme, et mon père me manque. Ce voilier a emporté une partie de mon coeur. Le cygne battit la surface de la mer de ses ailes blanches et quelques gouttes mouillèrent le jeune homme. Kvidon disparut. Un petit bourdon brun et or vola vers le navire où il se cacha dans une fente de la coque. Quelques jours plus tard le voilier accostait à bon port. Clairsoleil était assis sur son trône dans un habit magnifique, mais son regard fatigué trahissait une profonde amertume. A côté de lui se tenaient les méchantes soeurs et la vieille Bazilicha.
– Dites-moi, marins, où avez-vous navigué ? demanda le tsar. Avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parier ?
– Il y a un endroit au milieu des mers où se dressaient jadis des rochers hostiles, conta l’un des marins, mais un jour, ô miracle, dans cette île déserte s’éleva une ville magnifique aux gracieuses tours blanches, aux coupoles dorées. Dans une maison en cristal, non loin des portes du palais, un écureuil casse des noisettes dorées et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline étincelante s’élève vers le ciel. Tout cela, vous le savez déjà. Mais ce n’est pas tout. Maintenant, aux premiers rayons du soleil, la mer se couvre de vagues déferlantes, l’eau se fracasse contre les rochers, et dans l’écume blanche apparaît une armée de trente-trois chevaliers aux armures brillant de mille feux. A leur tête se tient un vieil homme aux cheveux blancs comme la neige. Kvidon, le seigneur de l’île, les accueille chaque jour. Ce pays, où tous les sujets sont riches et qui ne connaît pas la guerre, est sous la protection des forces mystérieuses de la mer. Le jeune et beau seigneur qui le gouverne t’adresse ses meilleures salutations et souhaite de tout coeur que ton peuple te chérisse. Le tsar Clairsoleil resta un long moment silencieux.
– Je voudrais tant voir ce pays avant de mourir, dit-il enfin, faire la connaissance du seigneur Kvidon et oublier mon chagrin.
– Ce ne sont que paroles déraisonnables ! s’écria la vieille Bazilicha. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ? Un vieillard à la tête d’une troupe de brigands errant aux portes de la ville en demandant la charité. Bêtises ! Moi, grand tsar, je connais un vrai miracle. Loin, très loin au-delà de sept mers, vit une belle tsarine. Elle a un visage d’ange, ses joues sont fraîches et roses et ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Sa voix est douce comme la brise. Cette jeune femme est plus belle encore que le plus beau des rêves. Entendant comment la vieille intrigante cherchait à embrouiller l’esprit du tsar, le bourdon se mit à s’agiter. Il lui piqua méchamment le nez qui se mit à gonfler et devint aussi gros qu’un melon !
– Attrapez-le, s’écrièrent les deux soeurs en levant leurs poings. Mais le petit bourdon brun et doré volait déjà par-dessus les vagues vers son île. Kvidon arriva sain et sauf chez lui, mais il était toujours aussi triste. Un jour qu’il était assis sur un rocher, une larme coula de ses yeux dans la mer. Aussitôt le cygne blanc apparut.
– Pourquoi es-tu toujours aussi triste ? lui demanda-t-il.
– Je vis seul sans amour. Même le merle s’envole vers le ciel une merlette à ses côtés. Ma main est vide et je ne sais si la main de celle à laquelle je rêve en secret s’y glissera un jour.
– Qui est cette jeune fille à laquelle tu rêves en secret ? demanda le cygne. Je la connais peut-être.
– J’ai entendu parler d’une tsarine au visage d’ange, dont les yeux brillent comme le soleil de midi. Ses joues sont comme des roses. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Son pas est élégant et son sourire pareil à l’aurore. Existe-t-elle vraiment ou est-ce seulement un rêve ?
– Elle existe, répondit le cygne après un moment d’hésitation. Mais réfléchis bien avant de lui dévoiler ta flamme, car elle ne désire que le véritable amour. Kvidon jura sur son honneur. Il était prêt à tout, il ferait le tour du monde si nécessaire, à travers les sept mers, dans la tempête et dans le froid, à la recherche de l’amour. Le cygne se contenta de sourire :
– Tu es plus près de ton bonheur que tu ne peux l’imaginer, dit-il avec douceur. Avec de grands battements d’ailes, il s’envola dans le ciel, puis se laissa tomber la tête la première dans un buisson d’églantiers en fleurs. Ses plumes volèrent comme des flocons de neige et il se transforma en une merveilleuse jeune fille au visage d’ange, au sourire comme l’aurore. Le jeune et beau Kvidon se jeta à genoux devant elle et embrassa ses paumes blanches. Puis, la prenant par la main, il l’emmena chez sa mère.
– Mère, ma chère mère, lui dit-il, bénis notre union, pour que nos jours coulent dans la paix, l’harmonie et le bonheur.
– Que Dieu vous accorde tout ce que vous souhaitez, répondit celle-ci émue par la beauté de la jeune fille et la joie de son fils. Les cloches des tours blanches se mirent à sonner à tout rompre, annonçant alentour la nouvelle du mariage. Les jours et les mois passèrent. Le bonheur de Kvidon était sans faille. Sa douce épouse attendait un enfant.
– Une voile blanche à l’horizon ! cria un matin l’un des gardes de la tour.
– D’où venez-vous, chers amis ? demanda le jeune seigneur aux marins qu’il avait invités à sa table.
– Les vents nous ont poussés très loin. Nous avons navigué dans de traîtres tourbillons, dans la tempête et les ouragans, jusqu’à des pays inconnus. La marée nous jetait sur les rochers et des monstres bizarres essayaient de nous attraper. Mais, Dieu merci, nous avons défié tous les dangers. A présent, nous rentrons chez nous avec de précieuses marchandises. Quand nous aurons dépassé l’île de Bayan, nous mettrons le cap à l’est, vers l’empire du tsar Clairsoleil.
– Saluez-le cordialement de ma part, dit Kvidon. Il paraît qu’il souhaite visiter mon pays, dites-lui que je serai très heureux de le recevoir. Le voilier disparut à l’horizon. Cette fois, le jeune seigneur ne pleura pas, car là où il se trouvait, il était comblé de bonheur. Quelques jours plus tard, le voilier arriva à bon port. Clairsoleil, dans son habit d’or, accueillit aimablement ses hôtes, mais son regard fatigué trahissait toujours une profonde amertume. A ses côtés se tenaient les deux soeurs aux paupières rouges et gonflées et la vieille Bazilicha au nez comme un melon mûr.
– Dites-moi, marins, avez-vous vu des merveilles dont je n’ai encore jamais entendu parler ? interrogea le tsar.
– Nous avons souvent navigué là où un rocher hostile se dressait dans la mer, conta l’un des marins. Une ville magnifique aux coupoles dorées y a fleuri. Aux portes du palais, dans une maison de cristal, un écureuil casse des noisettes et en sort des diamants gros comme le poing. Il y en a tant et tant qu’une colline éblouissante comme le soleil de midi s’élève jusqu’à toucher le ciel. A l’aube, la mer se soulève et, de ses vagues déferlantes qui viennent s’écraser sur les rochers, sort une armée de chevaliers en armures brillantes. A leur tête se tient un vieil homme aux longs cheveux blancs. Le puissant Kvidon les accueille. Le pays est sous la protection des forces mystérieuses de la mer.
– Vous m’avez déjà raconté tout cela, dit le tsar, ne cachant pas sa déception.
– Grand tsar Clairsoleil, ajouta le plus jeune des marins, nous avons gardé le plus beau des miracles pour la fin. Kvidon nous a présenté sa jeune épouse. Son visage est celui d’un ange, ses joues ont la couleur des roses, ses yeux brillent comme le soleil de midi. La lune se couche dans ses cheveux et son front nacré a l’éclat des étoiles. Elle est plus belle encore que le plus beau des rêves ! Le jeune et beau seigneur t’envoie ses sincères salutations et attend ta visite.
– Trouvez-moi un navire, s’écria Clairsoleil, le meilleur de tous, qui puisse sillonner les mers. Nous attendrons des vents favorables et nous naviguerons vers l’ouest. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs essayèrent en vain de dissuader le tsar mais, cette fois, rien n’y fit. La décision de Clairsoleil était ferme.
– Taisez-vous ! hurla-t-il. Je suis las de vos caquetages. Je veux rencontrer Kvidon et voir de mes propres yeux toutes les merveilles qu’on m’a racontées. Quelques jours plus tard, Kvidon regardait par la fenêtre la mer bleue et calme, que seule une légère brise agitait. Soudain, il aperçut à l’horizon des voiles gonflées, blanches comme la neige. Des navires majestueux, toute une flottille, s’avançaient vers son île. Autour des mâts, qui brillaient au soleil, tournaient des cormorans.
– Ma chère mère ! s’écria Kvidon, le coeur rempli de joie. Regardez qui arrive ! Est-ce mon père, l’homme à l’habit brillant comme les étoiles, au front resplendissant de perles, qui se tient sous le baldaquin ? Est-ce le grand tsar Clairsoleil, votre époux bien-aimé ? Une canonnade rompit le silence, les cloches sonnèrent à tout rompre. Une foule se rassembla dans le port pour acclamer le tsar. Clairsoleil posa le pied sur la terre ferme et tendit la main à Kvidon, puis, au milieu des cris de joie, il se dirigea vers le palais. La vieille Bazilicha et les deux méchantes soeurs le suivaient, tremblantes de peur. Kvidon, à les voir, se mit à rire, car il était si heureux que toute colère l’avait quitté. Aux portes du palais, les trente-trois chevaliers aux armures resplendissantes firent au tsar une haie d’honneur et Noirfléau, à la longue chevelure blanche, s’inclina profondément devant lui. Au pied du sapin qui touchait le ciel, l’écureuil dans sa maison de cristal cassait des noisettes pleines de diamants. A cet instant, l’épouse de Kvidon sortit pour l’accueillir. Le tsar n’avait jamais vu une jeune femme aussi belle. Ses joues avaient la couleur des roses. Ses yeux brillaient comme le soleil de midi. La lune se couchait dans ses cheveux et son front nacré avait l’éclat des étoiles. Elle sourit au tsar en lui tendant les bras. La mère de Kvidon s’approcha à son tour. Clairsoleil devient soudain très pâle. Rêvait-il ou était-il éveillé ? Etait-ce sa femme bien-aimée qui se tenait devant lui ? Kvidon, ce beau et fier garçon, était-il le fils qu’elle lui avait promis ? L’amertume, la peine, la tristesse disparurent en un instant de son regard, il serra sur son coeur sa femme, son fils et sa belle-fille. Et la vieille Bazilicha ? Et les méchantes soeurs ? Prises d’une peur bleue, elles s’étaient cachées derrière une armoire ! Quand on les retrouva, elles n’étaient pas belles à voir ! Sales, couvertes de toiles d’araignée, de vrais épouvantails. Le tsar, tout à son bonheur, éclata de rire en les voyant.
– Que le diable emporte ces femmes perfides ! dit-il en détournant la tête. Le festin fut joyeux. Le tsar dansa toute la nuit avec sa femme. J’y étais ! J’ai bu avec Clairsoleil et son fils bien-aimé. J’ai goûté à tous les mets délicieux. Mais j’ai repris mon chemin et, partout où je passe, je raconte cette merveilleuse histoire aux enfants.

Trois contes Normands

Par Henry Carnoy, écrits en 1885
– Le loup et les biquets
– Les trois roses et les trois chiens
– Les petits garçons et le Diable

Le loup et les biquets

La Chèvre eut un jour besoin d’aller à la ville vendre son beurre et son fromage.
« Dès que je serai dehors, dit-elle à ses biquets, fermez bien la porte au verrou et n’ouvrez que si l’on vous montre patte blanche. »
Les biquets promirent d’obéir, et la mère les embrassa et les quitta.
Comme elle passait près du bois, compère le Loup l’aperçut.
« Tiens, la Chèvre qui s’en va à la ville ! Ses biquets doivent être seuls au logis. Si je pouvais les croquer, cela tomberait bien, il y a deux jours que je n’ai pas mangé. »
Et le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre.
Pan, pan, ouvrez ! dit-il en contrefaisant la voix de cette dernière.
– Qui est là ?
– C’est moi, votre mère, qui reviens du marché.
– Montrez patte blanche et nous vous ouvrirons.
– J’ai oublié mon panier ; Je vais revenir, dit le Loup en se grattant la tête. »
Puis il alla trouver le compère Renard et lui exposa l’affaire.
« Ce n’est que cela ? j’ai là un sac de farine, trempez-y votre patte et tout sera dit.
– Tu as raison, l’ami, les biquets seront bien attrapés ! »
Sa patte blanchie, le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre.
« Pan, pan, ouvrez !
– Qui est là ?
– Votre mère, la Chèvre.
– Montrez-nous patte blanche et nous vous ouvrirons. »
Le Loup passa la patte sous la porte mais dans le chemin, la farine était partie et la patte était noire. Les biquets refusèrent d’ouvrir.
Le pauvre compère retourna demander avis au Renard.
« Ami, déguise-toi en pèlerin, pour sür qu’on t’ouvrira.
– Mais des habits ?
– J’en ai là de vieux ; je vais te les donner. »
Le Renard habilla le Loup qui pour la troisième fois alla frapper à la porte de la cabane.
La Chèvre était revenue et les biquets lui avaient raconté ce qui était arrivé en son absence.
« Vous avez bien fait de ne pas ouvrir, c’était sans doute le Loup qui venait pour vous croquer. S’il revient, il me le paiera, allez ! »
Et la Chèvre prit une botte de paille et un fagot et les mit dans la cheminée. En ce moment le Loup revenait.
« Pan, pan, ouvrez !
– La porte est fermée et notre mère est à la ville avec la clef. Nous ne pouvons ouvrir. Mais qui êtes-vous ?
– Un pauvre pèlerin qui revient de Jérusalem.
– Nous regrettons bien… mais vous pourriez passer par la cheminée.
– C’est une bonne idée ! dit le Loup. »
Le compère grimpa sur le toit et de là descendit dans la cheminée. Aussitôt la Chèvre alluma la paille et le fagot et le malheureux Loup tomba mort dans le foyer.
La mère et ses biquets le prirent et le jetèrent noir comme boudin dans la rivière voisine.

Les trois roses et les trois chiens

Un brave pêcheur vivait tant bien que mal du maigre produit de sa pêche avec sa femme et ses trois enfants.
Il avait beau se lever matin, prendre ses filets et revenir fort tard de la pêche, il ne rapportait jamais que quelques petits poissons qu’à peine il pouvait vendre.
Depuis quelques jours surtout, il ne jouait que de malheur et la misère était grande dans sa chaumière.
Ne sachant à quel saint se vouer, le pêcheur avait conduit sa barque dans un endroit isolé au pied d’un gros rocher, et, tout en maudissant son existence, il avait jeté ses filets. En les retirant, il sentit une résistance inaccoutumée et il fut tout étonné de ramener un poisson énorme tel que jamais il n’en avait vu. Sa surprise fut bien plus grande quand il entendit le poisson lui dire :
« Je suis le Roi des poissons et c’est moi qui t’ai jusqu’à présent rendu si malheureux à la pêche en éloignant mes sujets de ta barque. Si tu me fais mourir et que tu me manges avec ta femme et tes enfants, il t’en arrivera bonheur. Tu détruiras un charme qui me tient depuis longtemps dans un corps de poisson et je trouverai moyen de t’en récompenser. Rentre chez toi, mets-moi à frire et conserve mes os que tu enterreras juste au milieu de ton jardin. Tu trouveras un trésor en cet endroit. De ma tête sortiront trois chiens fidèles ; tu en donneras un à chacun de tes fils. Puis trois rosiers sortiront de terre ; que chacun de tes enfants ait le sien. Ces rosiers porteront des feuilles et des fleurs d’un bout de l’année à l’autre. Quand un danger menacera l’un de tes fils, son rosier languira et semblera sur le point de mourir. Fais ton profit de ce que je viens de te dire et retourne chez toi. »
Dès qu’il eut cessé de parler, le Roi des poissons mourut.
Rentré chez lui, le pêcheur raconta à sa femme et à ses trois enfants la bonne fortune inespérée qui venait de lui échoir. Puis on s’occupa de préparer l’énorme poisson dont bientôt il ne resta plus que la tête, les os et les nageoires. Un trou fut creusé au milieu du jardin et l’on y trouva un grand coffre rempli d’argent, d’or et de diamants. Puis le pêcheur y enterra ce qui restait du Roi des poissons.
Lorsque le lendemain matin l’homme alla au jardin, il y trouva trois beaux chiens qui le suivirent à la maison.
Il en donna un à chacun de ses fils, selon la recommandation du Roi des poissons. Il en fut de même pour les trois rosiers qui, quelques jours après, poussèrent à l’endroit où les os avaient été déposés.
Le pêcheur n’était plus le pauvre homme d’autrefois. A la place de sa chaumière, il avait fait bâtir un magnifique château. L’aîné de ses fils s’était marié à une riche héritière et les trois rosiers étaient tout couverts de feuilles et de fleurs.
Un jour l’aîné, étant allé à la chasse, trouva un superbe château complètement inconnu des gens des environs. Il en parla le soir à sa femme.
« Oh ! je sais ce que c’est ; mon père m’a dit autrefois que ce château était habité par une vieille sorcière, et que tous ceux qui avaient voulu y entrer n’en étaient pas revenus.
– Je voudrais bien savoir ce que peut renfermer le château et j’ai l’intention de tenter l’aventure dès demain.
– Je t’en prie, ne l’essaie pas. Tu ne reviendrais jamais.
– C’est décidé. Demain je prendrai mon chien et je saurai à quoi m’en tenir. »
Et, malgré les supplications de sa femme, le nouveau marié prit ses dispositions pour aller visiter le château merveilleux.
Il suivit le chemin de la forêt, puis celui du château auquel il ne tarda pas à arriver. Là, personne ne se montra pour lui barrer la route. Il traversa des cours, des corridors, des salles, et partout ce n’étaient que cavaliers, que princes, que jeunes filles immobiles et que, de près, il trouvait de pierre. Enfin, il arriva à une porte auprès de laquelle une vieille femme filait sa quenouille.
« Où vas-tu, jeune homme ?
– Je viens visiter ce château et je voudrais y entrer.
– C’est fort bien. Mais laisse là ton chien et attache-le au fil de ma quenouille. »
Le jeune homme attacha le chien et se trouva aussitôt changé en pierre. La vieille sorcière ricana et se remit à filer.

Mais, dans le jardin du pêcheur, l’un des rosiers avait perdu ses feuilles et ses fleurs à l’instant où le chercheur d’aventures avait été changé en pierre. Les deux frères s’en aperçurent et prévinrent leur père.
« Votre frère est en grand danger. Jacques, siffle ton chien, et vole au secours de ton aîné. »
Jacques siffla son chien et se mit à la recherche de son frère. Lui aussi arriva devant le château merveilleux, traversa des cours, des corridors et des salles et trouva la vieille filant sa quenouille.
« Hé, la vieille ! N’avez-vous point vu mon frère aîné venir dans ce château ?
– Si, si. Il est dans cette grande salle. Laisse ton chien et attache-le à mon peloton de fil, et je te laisserai libre d’entrer. »
Jacques attacha le chien et se trouva à l’instant même changé en pierre, tandis que la vieille se remettait à filer.

Le second rosier avait perdu ses feuilles et ses fleurs.
Quand le cadet s’en aperçut, il siffla son chien, dit adieu à son père et se mit à chercher ses frères.
Arrivé au château, il vit les chevaliers et les belles dames alignés le long des murs et il soupçonna quelque piège. Aussi quand la vieille lui dit d’attacher son chien à son peloton de fil, il s’écria :
« Fidèle, mon chien, saute donc à la gorge de cette maudite sorcière ! »
Et le chien prit son élan, saisit la vieille par le cou et l’étrangla. Au même moment le charme fut détruit, et les chevaliers, les princes, les belles dames et leurs chevaux, les deux frères et leurs chiens, revinrent à la vie, tandis que dans le jardin de l’ancien pêcheur, les trois rosiers refleurissaient de plus belle et n’avaient jamais été si beaux.
Les chevaliers et les princesses quittèrent le château après avoir bien remercié le jeune homme.
Les deux plus jolies des belles dames qui étaient là suivirent les jeunes gens et les épousèrent.
Et il y eut des noces si belles, si belles, que depuis que le monde est monde on n’a encore vu leurs pareilles.

Les petits garçons et le Diable

Deux petits garçons étaient un jour au bois à cueillir des fleurs pour s’en faire un bouquet. Ils s’attardèrent dans leur recherche, et lorsqu’ils voulurent retourner à la maison, ils s’aperçurent qu’ils étaient perdus. Ils eurent beau aller de droite, de gauche, d’avant et d’arrière, ils ne purent retrouver leur chemin. Les petits garçons avaient grand-peur.
« Si le loup vient, se disaient-ils, il nous mangera.
– Oui, aussi il nous faudrait trouver quelque cabane de bücheron où passer la nuit.
– Comment faire ?
– Monte sur ce grand chêne et vois si tu n’aperçois pas quelque lumière. »
Le petit garçon grimpa le long de l’arbre et, de branche en branche, arriva au sommet. Il regarda dans toutes les directions et finit par remarquer une lumière brillant dans le lointain. Il prit son chapeau et le laissa tomber dans la direction de la lumière. Puis il descendit et partit de ce côté. Comme il avait des haricots dans sa poche, il en sema sur son chemin de manière à pouvoir le lendemain revenir dans la forêt, et bientôt il se trouva avec son frère devant un magnifique château.
« Pan, pan ! firent-ils.
– Qui est là ? dit une femme qui vint leur ouvrir.
– Nous sommes deux petits garçons égarés dans la forêt, et nous voudrions que vous nous logiez pour la nuit. Demain matin, nous retournerons chez nos parents.
– Vous ne savez donc pas que vous êtes dans la maison du Diable et que, s’il vous voit ici à son retour, il vous mangera ?
– Bonne femme, vous nous cacherez bien, et votre mari n’en saura rien.
– Allons, venez tout de même , je vous mettrai dans un petit cabinet. »
Les petits garçons entrèrent dans le château du Diable ; la bonne femme leur donna à manger un poulet rôti et leur fit boire son meilleur vin ; puis elle les fit coucher dans le petit cabinet dont elle avait parlé. Vers minuit, le Diable rentra.
« Femme, je sens la viande fraîche, la chair de chrétien !
– Tu te trompes, sans doute ; à moins que ce ne soit ce hibou qui a passé tout à l’heure et qui a laissé tomber un os dans la cheminée.
– Non, non, c’est la viande fraîche que je sens ! »
Le Diable fureta partout et finit par trouver les petits enfants.
« Femme, prends ces garçons et mets-les à la broche.
– Ce n’est pas nécessaire pour aujourd’hui ; je t’ai fait cuire un jeune agneau et il est tout prêt à être mangé.
– Alors, ce sera pour demain ; en attendant, mets les enfants dans le tonneau. »
La femme fut forcée de placer les petits dans un tonneau vide mais elle leur donna une queue de rat en leur disant de la présenter au Diable si celui-ci venait avant le jour.
Lorsque le Diable eut fini de manger, il eut encore faim et il alla au tonneau pour y prendre les enfants.
« Donne-moi ton bras, toi, l’aîné ! dit-il à l’ouverture.
– Le voici, dit le petit garçon en avançant la queue de rat.
– Tu as les bras aussi maigres que cela ? Alors, je vais te laisser ici avec ton frère jusqu’à ce que vous soyez grossis.
Le Diable alla se coucher en songeant au bon repas qu’il ferait quand ses prisonniers seraient convenablement engraissés.
Quand les enfants l’entendirent ronfler, ils sortirent du tonneau, mirent beaucoup de bois dans la cheminée et s’enfuirent en montant jusqu’au toit. Puis ils crièrent : « Méchant Diable, méchant Diable, nous sommes sauvés, tu ne pourras jamais plus nous rattraper ! »
Le Diable se réveilla furieux et vit que les deux petits garçons étaient au-dessus de la maison.
« Attendez, attendez, je vais vous reprendre et ne faire qu’une bouchée de votre maigre carcasse ! »
Et il grimpa dans la cheminée. Mais comme il était fort grand et très gros, il ne put bientôt plus ni monter ni descendre, et il poussait des cris épouvantables, sacrant et jurant comme un démon qu’il était.
Les petits garçons se hâtèrent de descendre du toit et de rentrer dans le château. Ils prirent une torche et allumèrent le bois qu’ils avaient mis dans la cheminée.
Bientôt le Diable fut entièrement rôti, et ce fut un démon de moins. La bonne femme était bien heureuse d’être débarrassée de son vilain mari, et elle dansait et chantait comme si elle avait été à la noce.
Le matin venu, elle prit toutes ses richesses et en mit la moitié de côté pour ses petits sauveurs qui, grâce aux haricots qu’ils avaient jetés la veille, purent retrouver la forêt et le chemin de leur maison.
Avec l’or et l’argent du Diable, ils vécurent heureux, et s’ils ne sont pas morts, ils doivent être bien vieux, car ma grand’mère tient leur histoire de sa propre grand’mère morte il y a bien longtemps.

Amateurs de thé en Chine

La Belle pouvait boire mais, comme j’étais à peine capable de vider une petite coupe, elle y avait renoncé depuis son arrivée chez nous; tout au plus vidait-elle quelques coupes le soir avec mon épouse. En revanche, elle partageait mon goüt pour le thé et pour le jiepian en particulier. Gu Zijian de Bantang en choisissait chaque année la meilleure qualité pour nous l’envoyer; ce thé a la particularité d’avoir des feuilles en forme d’écailles ou d’ailes de cigale. Nous faisions chauffer de l’eau de source à feu modéré dans un petit chaudron. Elle veillait à tout elle-même et, quand elle soufflait sur le feu, je ne manquais pas de lui réciter les vers de Zuo Si sur les mignonnes filles qui soufflaient devant leur chaudron, ce qui la faisait rire de bon coeur. Quand l’eau se mettait à faire des bulles pareilles à des yeux de crabe ou des écailles de poisson, elle choisissait des coupes de porcelaine brillantes comme la lune et lisse comme des nuages qui ajoutaient encore à notre plaisir. Quand nous savourions notre thé dans la paix des fleurs ou du clair de lune, l’arôme dégagé par les feuilles vertes immergées était celui d’un magnolia couvert de rosée ou d’une herbe d’immortalité jetée dans les flots. Nous partagions alors les joies d’un Lu Yu ou d’un Lu Dong.

La dame aux pruniers ombreux, Mao Xiang. Editions Philippe Picquier Poche

Ambiances bretonnes

De retour donc, avec près de 300 photos dans ma besace, il faisait un temps affreux, mais j’ai tout de même sorti mon appareil (photo) pour shooter. Je ne suis pas super content du résultat, mais j’ai finalement réussi à sortir quelques petites choses pas trop mal. Beaucoup de retouches pour la lumière et les couleurs, ce que je n’aime pas spécialement faire, mais c’est le seul moyen de rendre quelque chose de potable dans ce cas.


L’Arcouest, commune de Ploubazlanec, c’est le dernier point avant l’Île de Bréhat, un tout petit but de terre avant le large. Il faisait gris, mais le soleil a fini par percer la couche des nuages. J’ai cherché autour de moi et c’est vers l’ouest que j’ai senti que ça se passait.

Pointe de l'Arcouest

A Tréguier, je débarque comme un fleur, dans une ville fleurie. Le dimanche d’avant c’était le pardon de Saint-Yves, une procession en l’honneur d’Yves Helory, patron des avocats. Il y a des bannières noires et or partout sur les maisons, des bannières ornées d’hermines et d’aigles, les armes de la ville.

La cathédrale sous la pluie Maison natale d'Ernest Renan Maison natale d'Ernest Renan Vieilles maisons de la rue Ernest Renan

Dans la petite rue qui descend, je ne résiste pas au charme de la poissonnerie Moulinet et de ses fruits de mer appétissants, toujours frais, mais toujours aussi chers, incroyablement chers compte tenu de la proximité des producteurs. Les prix font parfois penser qu’on est à Paris.

poissonnerie Moulinet poissonnerie Moulinet

Mon fils voulait absolument voir la cathédrale de l’intérieur, grand bien nous en a pris. L’intérieur était encore décoré des bannières des villes de l’évêché, et pour le pardon, des centaines d’arums blancs avaient été déposés au pied de la châsse du Saint, au pied de son son tombeau. L’odeur entêtante envahissait toute la cathédrale.

Cathédrale de Tréguier Tombeau de Saint-Yves - Cathédrale de Tréguier Tombeau de Saint-Yves Tombeau de Saint-Yves Cathédrale de Tréguier

Ensuite, je monte la rue Saint-Yves, quelques maisons arborent encore des arums qui ont du mal à tenir. J’adore les portes de la vieille ville.

Tréguier Tréguier Tréguier

Flesh like marble

Du côté du marché Saint-Pierre, lorsque finalement j’ai réussi à abandonner ma voiture sur le boulevard Rochechouard (ce qui relève de la performance un samedi), je me suis dit qu’il faudrait un jour faire un choix dans cette ville impossible qu’est Paris. Les piétons et les voitures ne peuvent pas cohabiter plus longtemps. Je me souviens d’un temps où marcher à Paris était encore agréable. Que l’on soit d’un côté ou de l’autre, la situation est impossible. Le piéton maugrée car la voiture ne laisse pas les priorités et se comporte comme un phacochère au milieu des flamands roses (la métaphore peut paraître audacieuse, car le piéton ressemble lui aussi souvent à un phacochère, mais il est susceptible). De son côté, l’automobiliste est furieux car lorsqu’un piéton s’engage, il rameute avec lui ses fâcheux congénères et lorsque le troupeau a fini sa course, le feu est passé au rouge.

J’ai fait la bêtise de prendre ma voiture et cette fois-ci, je décide qu’on ne m’y reprendra plus. Terminé. Il va falloir un jour se décider à interdire les voitures à Paris. Tout est à gagner, les piétons seront plus libres de circuler et n’énerveront plus les automobilistes, certains quartiers étant complètement saturés par les deux populations. C’est sans compter les innombrables petites ruelles où les trottoirs sont quasiment inexistants. Bref, je comprends pourquoi je n’aimais pas aller à Paris en voiture, mais ce temps est désormais révolu. Paris se fera désormais à pied.

Ce quartier est vraiment particulier et il me rappelle mon enfance lorsque ma grand-mère m’emmenait chez Reine, chez Dreyfus ou chez Moline, le trio de choc, indéfectibles icônes des acheteurs compulsifs de tissus et autres passementeries. J’aime les gens qui flânent ici, l’air détaché du touriste de passage ou concentré de celui qui fait vraiment ses courses, j’aime ces japonaises qui rient à pleines dents et ces femmes aux cheveux de jais, aux yeux sombres, ces hommes avec leurs mètres en bois qui passent leurs journées à découper du tissu et à distribuer des notes griffonnées sur des petits calepins ressemblant à des billets de tombola, j’aime ces gens qui s’engouffrent par les portes battantes, qui montent et descendent les escaliers, tâtent les tissus, déroulent des mètres de lainages, s’étonnent de la qualité des tissus ou au contraire de leur incroyable côté kitsch.

Un peu plus tard, en partant, j’emprunte la rue Caulaincourt et je passe sur le cimetière de Montmartre, un lieu au charme fou. La rue Caulaincourt a elle-même beaucoup de charme, avec ses épaisses frondaisons. Lorsque le soir commence à tomber, il y fait sombre tout de suite et tout au long de la rue au pied du Sacré-Coeur et jusqu’à la rue Custine, une ambiance de vieux Paris règne, même si les magasins sont désormais très bobo.

Dimanche, c’est dans un autre quartier que je suis allé. Descente à Rambuteau, j’ai descendu la rue de Bretagne qui n’a rien de très sympatique, si ce n’est lorsqu’on arrive devant une grande batisse fraîchement rénové. Sur le trottoir d’en face, on découvre entre deux boutiques, l’entrée d’un marché au nom étrange: le marché des Enfants Rouges. Lorsque nous passons, les gens de la voirie nettoient à grands coups de jets des monceaux de papiers et de fruits pourris, faisant monter une odeur de poisson et d’eau de javel pas très agréable. Dans les parages se trouve une vitrine qui attire mon attention. Ici, on ne vent rien, on entrepose simplement des mannequins…

mannequins

La rue vieille du temple, un peu plus loin, descend vers l’Hôtel de Ville et se rétrécit au fur et à mesure. Nous marchons un peu pour aller à notre destination. Ici, la population est beaucoup plus bigarrée qu’à Montmartre, mais tout ici semble surfait, fortement marqué par un argent facile et absolument hautain. Les gens ici ne sont pas sympathiques et portent sur leurs visages la marque de l’appartenance à une tribu dont peu de gens font partie. Pourtant, ceci n’arrive pas à gâcher l’ambiance particulière de ces rues étroites. C’est étrange.

Nous allons chez Muji, un magasin très tendance proposant des objets au design épuré, mais pas forcément très pertinent dans le choix des objets. Ce qui n’est pas cher est très gadget et ce qui est cher est souvent trop cher pour ce que c’est. Sinon, c’est toujours agréable d’aller y faire un tour, même si l’agencement des deux magasins n’est absolument pas zen et engendre des confrontations inutiles. Ne supportant plus la chaleur et le monde, je sors avec mon fils, qui ne se prive pas pour interpeler les passants et faire son clown. Il a du mal à tenir en place, mais il est tellement mignon.

muji

Il a froid aux mains et sa mère tire les manches de son pull pour les lui protéger, mais cela ne l’empêche pas de prendre son goüter sur le banc d’un parc, ni même de faire une glissade sur le toboggan. Ce petit garnement est tellement irrésistible qu’il arrive même à se faire payer un pot de glace à la vanille par le serveur du Starbucks de la rue des Archives. Entre nos doigts, la chaleur du moka apporte un peu de réconfort et surtout un irrésistible goüt de chocolat blanc et de cannelle.

starbucks

Sur le chemin du retour, dans la chaleur du métro, le petit zouzou commence à s’éteindre, et sur le chemin entre la station et la voiture, il marche doucement à mes côtés. Arrivé devant la voiture, je lui enlève son imperméable, mais je m’aperçois qu’il a déjà les yeux fermés et dort debout. Son sommeil se poursuivra jusqu’à la maison, sur le canapé. Finalement, ça cartoone aura raison de son sommeil, il ne quittera pas le canapé et sa position allongée pour regarder les dessins animés, alors que dans la maison flotte une odeur de soupe à l’oseille qui me transporte des années en arrière. Cette ambiance de dimanche soir constitue un des moments préférés de ma semaine, rien n’y est comme les autres jours, les lumières basses, les esprits reposés et les odeurs mettent ces instants entre parenthèses.

Les petits poissons dans l'eau…

Ayant mangé hier soir des lisettes au barbecue, je ne peux m’empêcher de faire un petit tour d’horizon des poissons délicieux que l’on trouve sur nos marchés. Parce que dans la vie, il n’y a pas que le haddock ! Quoique…

La petite baudroie

Extrêmement rare sur les marchés, c’est un poisson de luxe que personnellement je n’ai trouvé qu’à la criée de La Cotinière, sur l’île d’Oléron. La baudroie ou lotte, est un poisson très charnue dont la tête est systématiquement coupée pour la vente en raison de son caractère passablement… moche… C’est un des poissons les plus fins qu’il soit.

La lisette

Ce n’est ni plus ni moins qu’un petit maquereau, au muscadet, en terrine, c’est un régal. La lisette est un peu trop fine pour la passer au barbecue, elle risque de s’effriter, mais personnellement, je trouve que rien ne vaut cette saveur fumée. Beaucoup plus fin que le maquereau, et de grâce, éviter de massacrer les lisettes en les mangeant avec du vinaigre !!

Le céteau

Attention, le céteau n’est pas une jeune sole, ce n’est ni plus ni moins qu’une variété de sole ne dépassant que rarement les 20 cm. Toute petite, très fine, simplement arrosée d’un filet de citron, elle ravira les palais les plus fins. Encore un produit que vous aurez du mal à trouver en dehors d’Oléron…