L’organe du mal absolu

Il n’en faut pas plus pour m’obséder. J’ai visionné hier soir le troisième volet du Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi et c’est avec surprise que j’ai constaté que dans la version expurgée, une scène avait été honteusement coupée. Cette scène correspond au chapitre X du livre 5, nommé The Black Gate Opens. Je comprends d’autant moins qu’elle ait été coupée au vu du contexte.

Mouth of Sauron

En effet, Aragorn décide d’attaquer les Orques à la Porte Noire du Mordor pour que l’Oeil de Sauron se détourne de Frodon dont personne n’a plus aucune nouvelle et qui gravit les pentes escarpées de la Montagne. La communauté de l’Anneau se retrouve devant la porte et en sort un personnage effrayant qui se nomme lui-même la Bouche de Sauron. N’ayant pas lu le livre en entier, j’ai tout de même retrouvé le texte original et la description qu’en fait Tolkien diffère légèrement de ce que Peter Jackson a porté à l’écran. Mais dans cette scène, la Bouche de Sauron jette à la figure de Gandalf, la cotte de maille en mithril de Frodon, laissant ainsi croire que celui-ci est mort, ce qui va bien sur motiver ses amis à se battre jusqu’au bout. Le personnage de Jackson est d’une hideur hors du commun, affublé d’une bouche que l’on pourrait croire privée de lèvres, aux dents immensément longues et gâtées, dont le contour semble être maculé de sang coagulé. Son heaume lui couvre les yeux, dont il n’a pas besoin puisqu’il n’est que l’expression d’une partie de Sauron, lui même surmatérialisé par son oeil et les déplacements de sa tête sont rapides. La bouche semble elle même figée dans un rictus narquois et forcé découvrant les dents. La scène est presque comique. Mais elle l’est encore plus lorsqu’Aragorn, de rage, passe derrière le personnage toujours en train de parler et le décapite d’un coup rapide.

Tolkien dit que ce qui se trouve là n’est pas un Ringwraith[1] mais bien un être humain, dont le nom n’est dans aucune mémoire et que lui-même a oublié. Ce personnage, le Lieutenant de la Tour de Barad-dyr, n’est plus rien, entièrement dévoué à Sauron, il devient un de ses organes, Sauron voyant le monde de son Oeil matérialisé sur la tour, il parle au travers de ce fantôme. La bouche est surreprésentée, extraite ici pour en faire un objet de terreur et exprimer directement toute la dimension maléfique de Sauron. A plusieurs reprises dans la roman et dans le film, l’oeil apparait, mais la bouche n’apparait qu’une seule fois – et pour cause, la parole est subitement coupée – pour une raison bien précise ; Sauron a un message à délivrer. Il a déjà à son actif les défaites du gouffre de Helm et de Minas-Thitith et les vainqueurs sont aux portes de son domaine ; son seul moyen de déstabilisation est de leur faire croire que Frodon est entre leurs mains. La bouche n’est pas simplement organe, elle la voix qui annonce, qui dit, alors que tout le mal ne se manifeste que par l’horreur et la force brutale. C’est une sorte d’événement alors que nous sommes presque à la fin de l’histoire. Le dénouement est proche.

There was a long silence, and from wall and gate no cry or sound was heard in answer. But Sauron had already laid his plans, and he had a mind first to play these mice cruelly before he struck to kill. So it was that, even as the Captains were about to turn away, the silence was broken suddenly. There came a long rolling of great drums like thunder in the mountains, and then a braying of horns that shook the very stones and stunned men’s ears. And thereupon the middle door of the Black Gate was thrown open with a great clang, and out of it there came an embassy from the Dark Tower.
At its head there rode a tall and evil shape, mounted upon a black horse, if horse it was; for it was huge and hideous, and its face was a frightful mask, more like a skull than a living head, and in the sockets of its eyes and in its nostrils there burned a flame. The rider was robed all in black, and black was his lofty helm; yet this was no Ringwraith but a living man. The Lieutenant of the Tower of Barad-dyr he was, and his name is remembered in no tale; for he himself had forgotten it, and he said: ‘I am the Mouth of Sauron.’ But it is told that he was a renegade, who came of the race of those that are named the Black Nomenureans; for they established their dwellings in Middle-earth during the years of Sauron’s domination, and they worshipped him, being enamoured of evil knowledge. And he entered the service of the Dark Tower when it first rose again, and because of his cunning he grew ever higher in the Lord’s favour; and he learned great sorcery, and knew much of the mind of Sauron; and he was more cruel than any orc.

Then the Messenger of Mordor laughed no more. His face was twisted with amazement and anger to the likeness of some wild beast that, as it crouches on its prey, is smitten on the muzzle with a stinging rod. Rage filled him and his mouth slavered, and shapeless sounds of fury came strangling from his throat. But he looked at the fell faces of the Captains and their deadly eyes, and fear overcame his wrath. He gave a great cry, and turned, leaped upon his steed, and with his company galloped madly back to Cirith Gorgor. But as they went his soldiers blew their horns in signal long arranged; and even before they came to the gate Sauron sprang his trap.
Drums rolled and fires leaped up. The great doors of the Black Gate swung back wide. Out of it streamed a great host as swiftly as swirling waters when a sluice is lifted.

La bouche est ici l’organe du mal absolue. Pour la première fois, on le voit se matérialiser autrement que sous la forme d’armées immenses, de spectres sans visage. De plus, elle est ici pour énoncer les termes que Sauron veut imposer pour regagner la Terre du Milieu par l’échange de Frodon. Expression de la lâcheté, elle se fait l’expression d’un marchandage. La bouche est le médium par lequel s’exprime la voix, c’est la voie. De tous temps, la bouche a pris une place importante dans les croyances des hommes puisque c’est souvent le vecteur d’un transit entre le monde des vivants et celui des morts. Dans la Grêce Antique, on glissait une pièce dans la bouche des morts pour qu’ils puissent s’acquitter symboliquement de leur obole à Charon qui leur faisait traverser les fleuves des enfers. Dans les contes occidentaux, la bouche absorbe des oeufs sacrés, crache des serpents ou des diamants. Dans la liturgie catholique, elle est le réceptacle du corps du Christ. C’est là le siège d’un double mouvement, passage entre l’intériorité et le monde extérieur. Destinée à se nourrir, elle se voit aussi troublée par les vomissements et les crachats, expressions de l’abject intérieur. Toutefois, elle demeure quand même le siège d’un des actes fondamentaux de l’humanité: la parole, le dire. C’est la raison pour laquelle la Bouche de Sauron ne peut pas être un spectre, mais un humain. Seuls les humains sont porteurs de paroles, si sombre et maléfique soit-elle.

Peter Jackson a finalement quelque peu rendu justice au texte original, puisque lorsque Gandalf dit qu’ils refusent de se plier au marché de Sauron, le Lieutenant de la Tour de Barad-dyr se contente de pousser un grand cri. Dans le film, Aragorn prend l’être maléfique par surprise et lui coupe la tête d’un coup net. La bouche tombe. La parole est ainsi coupée, et l’on y voit clairement toute la dimension symbolique de cet acte.

A bien des égards, le Seigneur des Anneaux est un roman précurseur dans le sens où il préfigure la plupart des thématiques abordées ensuite dans les romans de fantasy. Ecrit en 1954 pour la première partie (la communauté de l’anneau), le fil rouge du livre est le combat contre le mal absolu, mais apparait en filigrane, une thématique plus profonde. Il y est question de la faiblesse des humains face à la tentation du pouvoir et de leur vanité, et il apparait clairement que ceux-ci ne pourront retrouver leur grandeur qu’en montrant leur honnêteté et en s’affrachissant de l’emprise de la magie et de la sorcellerie. La chute de Sauron n’est pas seulement le moment de la victoire du bien sur le mal, mais principalement, l’avènement de l’Âge des Hommes, l’âge où les humains auront réussi à ne plus placer leur destin entre les mains des sorciers ; ils doivent conquérir leur liberté en repoussant tout ce qui influe sur le cours de leur destin et ne s’en remettre qu’à eux-mêmes. On verra cette thématique incroyablement développée dans le cycle du Champion éternel chez Michael Moorcock, notamment à la fin du cycle d’Elric le Nécromancien, où le héros (en fait un anti-héros) se retrouvera seul à la fin des temps, ayant entre ses mains la possibilité de choisir entre son destin et la fin de l’univers. Pour en revenir au sujet de ce billet, je trouve dommage que l’on ait coupé cette scène qui apporte un éclairage très symbolique à l’histoire.

Liens:

  1. La Bouche de Sauron
  2. La vidéo
  3. Le Seigneur des Anneaux sur Wikipedia
  4. John Ronald Reuel Tolkien
  5. Le film
  6. Lord of the Rings
  7. Michael Moorcock
  8. Elric of Melniboné

Notes

[1] Un des neufs Seigneurs de l’Anneau, les Nazgul

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