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1- A la volée un jour de pluie fine et harassante – rencontre au hasard du flux des passants, elle ne me regarde pas, me happe tout de même, un assemblage – quelque chose de connu comme un souvenir récalcitrant, elle est passée devant moi sans m’effleurer en captivant mon regard brillant, apeuré et triste, soutenu par une tendresse factice, déjà elle s’engouffre dans le tunnel du métro à toute vitesse – à une allure qui lui est certainement familière, elle a l’assurance de ces gens qui font le même trajet tous les jours. Les portes du train se ferment net après mon passage furtif et elle s’asseoit à quelques mètres de moi, ne me regarde surtout pas – elle ne regarde rien, pas même devant elle, son regard transperce tout vers un horizon qu’elle est certainement la seule à connaître – et que personne n’a envie de connaître. Je la dévisage.
Elle porte un blouson de peau sur lequel vient se nouer une écharpe de laine épaisse et écrue, un jean serré et des baskets usées – à son bras blanc et fin, une montre dont le bracelet métallique renvoie un éclat argenté – elle lit distraitement en le feuilletant un journal gratuit – son attitude m’attire comme l’aiguille d’une boussole et je m’emballe de la même manière – ses grands yeux bleus contrastant avec le rosé de ses pommettes plates, ses cheveux bruns coupés courts. Je ne me suis pas retenu de regarder ses fesses lorsqu’elle est passée tout à l’heure, rebondies et hautes sur ses jambes longues et fines. Un sac en peau lui aussi, passé sur l’épaule et dans la main une pomme qu’elle a pris la précaution d’envelopper dans un mouchoir en papier blanc.
Quatre stations plus loin, elle sort à toute vitesse – à peine le temps de la suivre, déjà je sors mon appareil photo et je la suis sur la trottoir de l’avenue qu’elle remonte avec prestance – une petite fée trépidante au milieu de la foule, en zigzaguant…
Je la dépasse en courant – la frôle – un parfum ! Je continue sur vingt mètres en la suivant du regard de peur qu’elle ne s’échappe, j’ajuste la focale, mise au point et je l’attends. Une dizaine de pas, huit – sept – six. Une rafale de clichés frontaux fait cliqueter bruyamment l’appareil, je ne m’arrête pas – elle me voit, s’interroge, elle comprend, grimace, son visage se durcit d’un seul coup et oubliant sa douceur qui paraissait si fine, hargneuse me saute dessus et me frappe sur la joue – effrontée qui me déchire la peau.
Un série superbe…
2- Au restaurant, je lui ai demandé de venir – elle est venue – contre toute attente, au grand restaurant orné de tentures couleur de sable tamisé, bien au-dessus de mes moyens – même les appliques murales paraissaient au-delà de mes moyens. Regard terne par-dessus mon épaule, elle a quand même fait l’effort de se maquiller, mais rien ne saurait masquer cette étrange attitude nonchalante et la familière pratique de l’ennui partagé avec sa conscience la plus intime.
Regarde tes photos je lui dis, c’est celles que j’ai prises tout à l’heure. Mais elle ne regarde même pas – n’a pas décroché un mot depuis qu’on est arrivé – la garce.
Qu’est-ce qui se passe ? Si tu ne voulais pas venir, rien ne t’obligeait à accepter mon invitation… Elle pose son menton sur sa main. C’est pas ça, je suis fatiguée. Je crois la voir lever les yeux au ciel.
C’est ça, t’es fatiguée.
Elle ne parle pas beaucoup, l’air d’une tigresse au repos à l’ombre d’un rocher. Elle ne parle pas beaucoup et se fout de moi en fait – je ne sais pas ce qui m’a pris de l’inviter, je n’ai pas grand chose à faire ici avec elle, et inversement. Et moi je continue, je fais défiler les clichés et cette idiote se lève soi-disant pour aller se repoudrer le nez ou je sais pas trop quoi – je reste là comme un imbécile, mon paquet de photos à la main.
Comment veux-tu parler avec une fille qui ne s’intéresse à rien. « J’en ai pas grand chose à foutre de tes photos à la con, qu’elle finit par me dire quand elle revient des toilettes.
– Mais tu t’es pris une ligne de coke ou quoi ? Pourquoi tu me dis ça ? Elles sont bien mes photos non ? Et puis ton expression neutre ! Regarde, tu le fais super bien…
– Ouais c’est ça, je t’emmerde, tu me fais chier avec tes photos, qu’est-ce tu crois, tu penses que tu vas te faire du fric avec ?
– Ow ow ow, tu te calmes, qu’est-ce qui se passe ? In-cro-yable, grossière avec ça…
– Rien, j’ai pas envie d’être avec toi, je te connais pas, je sais pas qui tu es et je sais pas ce que tu veux et je sais même pas pourquoi tu m’as invité au resto ni pourquoi tu m’as prise en photo – t’es juste un gros con qui fantasme sur mon cul, c’est ça ?
– Ouais, c’est ça. » Je me sens dépité, j’ai plus envie de parler, alors je remballe mes photos dans ma sacoche en vrac comme un tas de feuilles de morte saison et je fais un signe au garçon pour qu’il débarrasse tout ça dans le lave-vaisselle, je ramasse pas les couverts, et tu m’apportes l’addition s’il te plait que je me tire, je te laisse t’occuper de mademoiselle je me fous de tout…
Elle est superbe – ses yeux clairs de topaze et sa peau diaphane, je lui jette un dernier coup d’œil à cette jolie que je n’ai pas envie de laisser, mais vraiment elle m’a l’air beaucoup trop conne pour moi, j’ai eu ma dose dans le passé et je préfère m’en débarrasser. Je la laisse avec le dessert qui arrive avec le serveur, je paie tout et je me tire.
Les rues sont déjà sombres, ma sacoche en travers de la poitrine – les mains dans les poches – il tombe de fines gouttes argentées comme des flocons de neige en tourbillonnant, constellant mon manteau de laine noire d’opercules argentées… descends la rue vers la bouche de métro. Envie de disparaître soudain, rattrapé… Continue reading “Belle d'ennui – trois actes”