Belle d'ennui – trois actes

Alanguie

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1- A la volée un jour de pluie fine et harassante – rencontre au hasard du flux des passants, elle ne me regarde pas, me happe tout de même, un assemblage – quelque chose de connu comme un souvenir récalcitrant, elle est passée devant moi sans m’effleurer en captivant mon regard brillant, apeuré et triste, soutenu par une tendresse factice, déjà elle s’engouffre dans le tunnel du métro à toute vitesse – à une allure qui lui est certainement familière, elle a l’assurance de ces gens qui font le même trajet tous les jours. Les portes du train se ferment net après mon passage furtif et elle s’asseoit à quelques mètres de moi, ne me regarde surtout pas – elle ne regarde rien, pas même devant elle, son regard transperce tout vers un horizon qu’elle est certainement la seule à connaître – et que personne n’a envie de connaître. Je la dévisage.
Elle porte un blouson de peau sur lequel vient se nouer une écharpe de laine épaisse et écrue, un jean serré et des baskets usées – à son bras blanc et fin, une montre dont le bracelet métallique renvoie un éclat argenté – elle lit distraitement en le feuilletant un journal gratuit – son attitude m’attire comme l’aiguille d’une boussole et je m’emballe de la même manière – ses grands yeux bleus contrastant avec le rosé de ses pommettes plates, ses cheveux bruns coupés courts. Je ne me suis pas retenu de regarder ses fesses lorsqu’elle est passée tout à l’heure, rebondies et hautes sur ses jambes longues et fines. Un sac en peau lui aussi, passé sur l’épaule et dans la main une pomme qu’elle a pris la précaution d’envelopper dans un mouchoir en papier blanc.
Quatre stations plus loin, elle sort à toute vitesse – à peine le temps de la suivre, déjà je sors mon appareil photo et je la suis sur la trottoir de l’avenue qu’elle remonte avec prestance – une petite fée trépidante au milieu de la foule, en zigzaguant…
Je la dépasse en courant – la frôle – un parfum ! Je continue sur vingt mètres en la suivant du regard de peur qu’elle ne s’échappe, j’ajuste la focale, mise au point et je l’attends. Une dizaine de pas, huit – sept – six. Une rafale de clichés frontaux fait cliqueter bruyamment l’appareil, je ne m’arrête pas – elle me voit, s’interroge, elle comprend, grimace, son visage se durcit d’un seul coup et oubliant sa douceur qui paraissait si fine, hargneuse me saute dessus et me frappe sur la joue – effrontée qui me déchire la peau.
Un série superbe…

2- Au restaurant, je lui ai demandé de venir – elle est venue – contre toute attente, au grand restaurant orné de tentures couleur de sable tamisé, bien au-dessus de mes moyens – même les appliques murales paraissaient au-delà de mes moyens. Regard terne par-dessus mon épaule, elle a quand même fait l’effort de se maquiller, mais rien ne saurait masquer cette étrange attitude nonchalante et la familière pratique de l’ennui partagé avec sa conscience la plus intime.
Regarde tes photos je lui dis, c’est celles que j’ai prises tout à l’heure. Mais elle ne regarde même pas – n’a pas décroché un mot depuis qu’on est arrivé – la garce.
Qu’est-ce qui se passe ? Si tu ne voulais pas venir, rien ne t’obligeait à accepter mon invitation… Elle pose son menton sur sa main. C’est pas ça, je suis fatiguée. Je crois la voir lever les yeux au ciel.
C’est ça, t’es fatiguée.
Elle ne parle pas beaucoup, l’air d’une tigresse au repos à l’ombre d’un rocher. Elle ne parle pas beaucoup et se fout de moi en fait – je ne sais pas ce qui m’a pris de l’inviter, je n’ai pas grand chose à faire ici avec elle, et inversement. Et moi je continue, je fais défiler les clichés et cette idiote se lève soi-disant pour aller se repoudrer le nez ou je sais pas trop quoi – je reste là comme un imbécile, mon paquet de photos à la main.
Comment veux-tu parler avec une fille qui ne s’intéresse à rien. « J’en ai pas grand chose à foutre de tes photos à la con, qu’elle finit par me dire quand elle revient des toilettes.
– Mais tu t’es pris une ligne de coke ou quoi ? Pourquoi tu me dis ça ? Elles sont bien mes photos non ? Et puis ton expression neutre ! Regarde, tu le fais super bien…
Ouais c’est ça, je t’emmerde, tu me fais chier avec tes photos, qu’est-ce tu crois, tu penses que tu vas te faire du fric avec ?
– Ow ow ow, tu te calmes, qu’est-ce qui se passe ? In-cro-yable, grossière avec ça…
– Rien, j’ai pas envie d’être avec toi, je te connais pas, je sais pas qui tu es et je sais pas ce que tu veux et je sais même pas pourquoi tu m’as invité au resto ni pourquoi tu m’as prise en photo – t’es juste un gros con qui fantasme sur mon cul, c’est ça ?
– Ouais, c’est ça. » Je me sens dépité, j’ai plus envie de parler, alors je remballe mes photos dans ma sacoche en vrac comme un tas de feuilles de morte saison et je fais un signe au garçon pour qu’il débarrasse tout ça dans le lave-vaisselle, je ramasse pas les couverts, et tu m’apportes l’addition s’il te plait que je me tire, je te laisse t’occuper de mademoiselle je me fous de tout…
Elle est superbe – ses yeux clairs de topaze et sa peau diaphane, je lui jette un dernier coup d’œil à cette jolie que je n’ai pas envie de laisser, mais vraiment elle m’a l’air beaucoup trop conne pour moi, j’ai eu ma dose dans le passé et je préfère m’en débarrasser. Je la laisse avec le dessert qui arrive avec le serveur, je paie tout et je me tire.
Les rues sont déjà sombres, ma sacoche en travers de la poitrine – les mains dans les poches – il tombe de fines gouttes argentées comme des flocons de neige en tourbillonnant, constellant mon manteau de laine noire d’opercules argentées… descends la rue vers la bouche de métro. Envie de disparaître soudain, rattrapé… Continue reading “Belle d'ennui – trois actes”

Notes triviales prises au fur et à mesure des jours pour tromper l'ennui et faire un peu semblant

Voilà. C’est une époque révolue. A Monterey, 17 juin 1967.
Quand je l’écoute, je me dis que personne ne fera jamais rien comme elle…

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janis_joplin

Un pull-over rose moulant à col roulé, elle lit une BD ; seins ronds parfaitement soulignés. Seulement des phylactères autour d’elle.

Pantalon gris à fines rayures, des cheveux poivre et sel, un blouson gris qui semble tout droit sorti de l’armée russe pendant la guerre de Crimée.

Chemise noire et cravate rouge, petite moustache bien taillée, trois-quart noir en feutre, il porte avec sa cinquantaine le clinquant du pégriot, ou du maquereau.


Montures de lunettes épaisses, un manteau de velours doublé en fourrure, il semble retranscrire sur son cahier des notes enregistrées sur un lecteur portable.

Assise à côté de moi, une peau mate délicieuse et uniforme, toute de blanc vêtue, odeur sucrée de miel, insupportable et dérangeante.

Jeune fille brune aux cheveux bouclés, visage fin d’ange à la peau blanche, balance la tête en écoutant de la musique. Personne autour, du moins le croit-elle.

Une autre, blonde grande et fine, même attitude, même solitude. Personne autour, du moins le croit-elle. Son image dans la vitre lorsque le métro file à toute vitesse dans les tunnels sombres.

Rue Louis Rouquier, au 15, un immeuble datant de 1891, très fin, avec un encorbellement métallique peint en vert métropolitain finement sculpté, et derrière des stores de marine, un buste tournant le dos à la fenêtre. Au 39, un étrange immeuble mêlant art déco et gothique flamboyant ; au rez-de-chaussée, un studio d’enregistrement.

Un boucher porte cape blanche à capuche.

J’ai beaucoup écrit aujourd’hui. Rempli de sensations intenses, d’images qui m’étranglent de satisfaction, de souvenirs obscènes de ces visions diurnes et harassantes.

Le métro entre dans la station – crissements interminables des freins sur les roues métalliques – le premier wagon de la rame dépasse, il est arrêté et plus un bruit dans la station, silence de mort. Deux petits phares jaunes en guise d’unique signe de vie. Le conducteur ne bouge pas d’un poil derrière sa vitre fumée.

Un baiser interminable et langoureux dont le flux est coupé par les portes qui se ferment, un au-revoir, le train qui part, il court le long du quai pour la suivre du regard et tendre une main fébrile. Un vieux cliché mais qui fonctionne toujours.
Laurent est à Montréal. Moi je reste là.

Nouveaux produits, nouveaux comportements et nouvelles habitudes. Depuis l’arrivée des journaux gratuits, les sièges vides dans les trains et les métros sont truffés de ces feuilles de choux abandonnées, mais ça ne ressemble pas à de la négligence, plutôt à un passage de relais.

Le Siège Social de l’Alliance des Travailleurs a été réhabilité. Rue Anatole France. Jolie seconde vie. Mais elle abritera certainement des bureaux très chics. Anecdotique.

Deux fois aujourd’hui, je me suis montré d’une galanterie soignée, distinguée et discrète, sans ostentation. J’ai reçu en retour deux grands sourires tendres.

Trouvé un jeu très très drôle. J’achète un journal quotidien, Libération, et je le pose sur mon bureau dans la journée. Je lis les nouvelles fraîches deux semaines après.

J’ai failli me faire renverser par une conne qui préférait regarder les maisons du quartier plutôt que de regarder sa route. Elle a ralenti alors j’ai cru qu’elle voulait me laisser passer, mais elle a redémarré tandis que j’étais au milieu de la rue. L’espace d’un instant, je me suis vu mort, propulsé sur le capot, démembré, ou pire, les deux genoux brisés.

Suite des notes réalistes.

Bruce Chatwin et ses Moleskine

Moleskine

Je pris une douche et préparai mon sac. J’y entassai une pile de mes vieux carnets noirs. C’étaient les carnets qui m’avaient servi pour le livre sur les nomades et que j’avais conservés quand j’ai brûlé le manuscrit. Je n’avais pas ouvert certains d’entre eux depuis au moins dix ans. Ils renfermaient un méli-mélo de notations presque indéchiffrables, de « pensées », de citations, de brèves rencontres, de notes de voyage et d’embryons d’histoire… Je les avais apportés en Australie car je comptais bien m’isoler quelque part dans le désert, loin des bibliothèques et du travail des autres hommes, et jeter un regard neuf à leur contenu.

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Notes réalistes

Il a neigé toute la nuit. Vingt bons centimètres au réveil, un frisson sur l’échine – tout le corps refroidi et le chauffage au sol qui s’est abstenu. A la radio, j’apprends que Charlton Heston est mort. Et sur Libé.

Dans les coulisses de «Libération» (Heston, on a un problème…)
par Gérard Lefort – lundi 7 avril 2008

Au service Culture de Libération, aucune nécrologie n’est prête à l’avance. Sauf pour Julien Gracq et pour quelqu’un d’autre… Et quand elles existaient, notamment au service Cinéma, elles s’évanouirent dans les limbes de l’informatique suite à une vidange malheureuse. Cette improvisation à chaud donne l’avantage d’une certaine fraîcheur émotive mais expose aussi à quelques approximations («Non, chéri, Jean Vilar n’est pas le père d’Hervé Vilard»), surtout quand le grand mort a la mauvaise idée de disparaître vers 21 h 30, soit une petite heure avant le bouclage du journal. Charlton Heston ayant eu la délicatesse de mourir «dans les temps», dimanche matin (heure de Paris), sa nécrologie est moins précipitée. Mais déclenche les réflexes habituels entre le «Oh non, pas lui !», un début de fou rire à pasticher la scène de la visite aux lépreuses dans Ben-Hur et le décompte inquiet de ceux qui restent : «Quelqu’un a le portable de Kirk Douglas ?» Pour la photo, le dilemme fut bref entre le déluge d’images d’agences et le portrait inspiré que nul autre n’aura, puisqu’il fut commandé par Libération à Richard Dumas en 1997.

Ma première pensée est de me dire qu’il est dommage qu’il n’emporte pas avec lui le bourbier de la NRA.

Let it snow...

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Le plus grand de tous les écrivains n’a sans doute jamais écrit une seule ligne.

Hier soir, j’ai passé ma première soirée dehors en terrasse, face aux tours illuminées de la Défense, sans la mer à l’horizon ni le cri des sternes au dessus de la tête, il faisait encore un peu frais mais la journée a été lumineuse ; le vendredi soir arrivé il y avait dans l’air une ambiance de laisser-aller tant attendu, quelque chose qui a fait surface. L’estomac bien rempli, une tasse de café brûlant sur les lèvres, je commençais à ressentir les prémices de la belle saison au milieu de milliers de lucioles carrées tapissant le ciel et illuminant tout autour. Il fallait que je me sente bien ; la fatigue fatigue saine de cette fin de semaine me remplissait comme une cuvette de chiotte bouchée. A l’écart des foules, je me suis trainé le long du tube de lumière et de verre duquel je pouvais voir tout un monde évoluer sous mes pieds à une heure tardive. Imperceptible et discret, planant au-dessus de leur tête, j’éprouvais une puissance infinie de ne plus être vu, ne faire partie d’aucun champ de perception. Ce matin, je suis un peu énervé. Mais vivant et fort.
Ces deux dernières années ont été fort constructives pour moi.

Les gens véhiculent tous les clichés possibles et imaginables à leur insu, creusant un écart entre ce dont ils veulent se détacher et leurs aspirations, ce qui leur confère une lisseur* intime terriblement prégnante. Ceci a valeur de déclaration universelle, il n’y a pas lieu de penser que c’est une question de conjoncture ou une question locale. Le Français n’est pas une exception, du moins l’espérai-je.

* lisseur: ce n’est pas parce qu’un mot n’existe pas qu’il ne faut pas l’inventer.

En sortant du métro bondé, un des boutons de mon caban s’accroche à l’un des passants du trench-coat d’une fille que je bouscule. En forçant un peu, elle finit par m’apostropher.
« Monsieur, vous m’embarquez avec vous… dit-elle sur un ton très maitrisé.
– C’est une question, lui demandé-je ?
– Non.
– Dommage… »

Temps de brûme et de soleil, les verts lumineux des arbres, les roses des fleurs accrochées aux branches, un manteau trois-quarts mandarine, les yeux fatigués pleins de larmes, une joie futile accrochée aux lèvres. Quand je baille, il y a comme une déformation acoustique. Björk change de voix.

Elle porte sur elle le raffinement du noir, des gants aux talons aiguille, une finesse qui confine à la folie du détail. S’asseoit entre deux autres personnes. Est-elle en deuil ? Les yeux tournés vers la noirceur du tunnel, vers l’ombre ténébreuse des rails sur le sol, elle semble d’une tristesse ineffable, une tristesse qui a la vanité de la rendre follement belle.

Un manteau cloche à la Audrey Hepburn, les cheveux ramenés en arrière comme dans les années 50. Elle lit Anna Karenine…
La machine à café me demande sur un ton péremptoire de faire l’appoint, mais têtu, je lui donne quand même une pièce de 50cts à manger, elle me sert mon café et ne me rend pas la monnaie, la chienne. Ici le café est de plus en plus cher, de plus en plus court et de plus en plus dégueulasse.
Quelqu’un a oublié sa paire de bas sur la fontaine à eau. Elle traine là depuis hier. C’est vrai que c’est l’endroit rêvé pour retirer une paire de bas filés.

Mosaïques

Suite des Notes heuristiques et lapidaires.

Écrire nu

40th Street

Retour au lit. Et à l’insomnie. Cette femme. Comme je l’aimais ! Les sinuosités de son corps, la faim dans son regard traqué, la fourrure de son col, les échelles de son collant, l’oppression dans la poitrine, la couleur de son manteau, l’éclair de son visage, le picotement au bout de mes doigts, la filature élastique dans la rue, la lueur froide des étoiles, le mouvement têtu du croissant de lune, le goût de l’allumette, l’odeur de la mer, la douceur de la nuit, les dockers, le claquement des boules de billard, les notes perlées de musique, les ondulations de son corps, le rythme de ses talons, son pas décidé, le vieux avec son livre, la femme, la femme, la femme.
J’ai eu une idée. J’ai rejeté mes couvertures et bondi hors du lit. Une idée fantastique ! Elle m’a emporté comme un avalanche, une maison qui s’écroule, un vitre qui explose. J’étais fébrile, fou d’excitation. Il y avait des feuilles de papier et des crayons dans un tiroir. Je les ai ramassés avant de foncer à la cuisine. Il faisait froid dans la cuisine. J’ai allumé le four et laissé sa porte ouverte. Assis nu, j’ai commencé à écrire.

John Fante, La route de Los Angeles

Notes heuristiques et lapidaires, Fenêtres sur le monde

Raymond Depardon - Voyages

Raymond Depardon – Voyages

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La langue sur les dents, lisses comme le désespoir. Une question me vient: « Y a-t-il un rapport entre Eros et érosion ? »
Nicolas Bouvier : « Le marxisme me semble vraiment un message venu du froid. Dans les pays chauds, ça ne donne aucun résultat. » Source.
J’ai mis longtemps à comprendre que je pouvais écrire en regardant les gens dans la rue, pas en étant assis derrière mon écran d’ordinateur. Qu’il fallait que j’invente des histoires, que je créé des personnages, que je plante des décors.

Ce matin par la fenêtre le ciel est clair par endroits, immenses draperies de gris métal ondulantes sur quelques rares taches bleues nimbées de lumière de sable, la pluie a décidé de se chasser toute seule. Prêt à partir, j’ai mis dans ma poche intérieure de quoi écrire dans le train. Je sais que je vais avoir froid aux mains en marchant jusqu’à la gare, à moins que je ne réussisse à attraper le bus en cours de route. La radio crache un morceau de Charleston posé sur l’actualité comme une cuiller de miel sur de la pâtée pour chien.

Le bus a des mouvements chaloupés, violents, j’arrive au fond du véhicule et je me vautre sur un de ces fauteuils propres à faire aimer les voyages courts. Une fille vulgaire admire ses lèvres dans un miroir de poche, leur fait faire toutes sortes de contorsions étranges dont je n’arrive pas à saisir le sens. Peut-être a-t-elle les lèvres gercées. J’ai le soleil dans l’œil – je rêve au pays du soleil éternel. Celui qui me met les coudes dans les côtes sur les banquettes du train semble avoir la bougeotte, ses mouvements brusques me dérangent, je déteste ça, j’ai envie de l’interpeler et lui demander se calmer un peu. Les cocaïnomanes dès le matin, très peu pour moi. Le train s’arrête, panne d’électricité, en pleine voie, le silence se fait, un silence lourd et reposant, sans soufflerie, sans bruits de frottements, de rails, de métal pincé, écartelé, un silence qui me donne soudain envie de dormir, répit de quelques secondes avant de repartir; le chauffeur est une brute, il freine comme un sauvage. J’ai pris avec moi le seul livre que je pensais être capable de pouvoir lire aujourd’hui. Fante, encore. Welsh n’est pas passé, Vieuchange est fait pour le soir, avec un bon oreiller sous la tête, et je n’ai pas tellement envie de m’investir à nouveau dans quelque chose qui m’est totalement inconnu. Fante est un peu comme un membre de la famille, suffisamment connu pour ne pas me déplaire, suffisamment profond pour ne pas me laisser sur ma faim. C’est un peu comme la trompette de Miles Davis ou la voix de Tom Waits, un jeu quotidien, une voix qui parle doucement à l’oreille avec familiarité. Le doux confort tranquille des visions sans surprise.

Temps gris neutre, journée gris neutre. Au travers de ma fenêtre, j’ai une soudaine impression de platitude comme dans un tableau de Matisse. Vue sans relief.

Ce midi, je mange seul et en silence, je ne sais pas si c’est bon pour ce que j’ai mais au moins, j’ai la légère sensation de flotter dans une sorte de bulle sans repli dans laquelle je peux me sentir à mon aise. Personne sur le plateau, à ma nouvelle place je domine tout. J’ai toute latitude. Une plage de sable noire, la question récurrente qui se pose “peut-on aimer en dehors de Paris la romantique ?” et l’autre également “Ai-je vraiment l’envergure d’un écrivain ?”. Des questions, du sable, le bruit des voitures cinq étages plus bas qui me parvient parfois comme le bruit du ressac, je me laisse bercer par la douce chaleur qui m’envahit après le repas.

Ce mois de mars n’en finit pas de s’étirer comme un vieux collant filé ou une vieille culotte à l’élastique craqué. Pourtant, parfois, j’aimerais que le temps s’étire de manière différente, avec la grâce corrompue d’une belle femme qui ôte ses sous-vêtements chics après un dîner mondain.

Une femme toute fine, toute en longueur, avec un pantalon court près du corps. J’ai du mal à me concentrer sur mon livre. Ses souliers pointus sur des collants clairs. A la naissance de ses cuisses, cette chair plus opulente et légèrement déformée par l’assise. Quelque chose de terriblement sensuel.

Des cuisses comme ça, des jambes comme ci, une poitrine comme ça, le visage comme ci et des cheveux de telle couleur… Le désir, un impossible carcan.

Le bus m’est passé devant, alors j’attends le prochain comme une feignasse qui se respecte. J’ai le temps d’en voir passer des voitures et des gens, heureux de rentrer chez eux. Soleil de fin de journée, douce caresse d’un printemps encore timide. Mes yeux plissent de fatigue.

Gun

John à la mer, John à quatre pattes en train de renifler et de se demander s’il ne pourrait pas écrire un poème sur le bord de l’océan à Pacific Palissages et moi tourmenté des boyaux qui me demande toutes les cinq minutes si je ne vais pas finir par vomir dans le train sur ma voisine d’en face tellement je suis mal et j’ai peur de continuer à me vider comme je me suis vidé cette nuit. A côté, des collants noirs dans des talons hauts. Vision absurde. J’ai encore la nausée, ma lecture glisse en moi tout doucement. Non, là, je voudrais écrire, m’asseoir à ma table de travail et pianoter sur le clavier jusqu’à plus soif. Derrière moi une fille raconte ses vacances en Bretagne, trop de mots en trop peu de temps, je suis noyé – envie de silence qui me replonge dans un cocon de douceur. La conjugaison des odeurs, des bruits et de tous les éléments visuels de mon espace direct finit par m’exaspérer – trop plein d’informations croisées.
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L'année du sommeil, le monde du silence, les stigmates de l'errance

Draps

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Feist, The Water

Voici venu le temps où l’on doit se remettre en question – le devoir est-il réellement présent ? – ou tout au moins se poser des questions sur ce que l’on a fait, sur l’éventuelle bonne marche de sa propre vie – ai-je été bon ou mauvais ? -, d’où l’immense trouble dans lequel on se jette soi-même. Un trouble inutile.

En regardant derrière soi, on ne voit parfois que la somme imperceptible, la fausse appréhension d’un monde que l’on n’arrive pas à saisir dans son intégralité, que l’on laisse pantelant dans le sillage de nos pas assourdis, comme si l’empreinte n’avait guère plus de substance qu’un battement de cil ou que le vol d’un papillon matitudinal. On ne se rend pas toujours compte du mal qu’on fait, des traces qu’on laisse dans la chair de l’autre, pas plus que les autres ne se rendent compte de ce qu’il font. Il y a dans ce jeu de dupes infernal un aveuglement certain en ce qui concerne le mal de la chair. On se met à regretter, à devenir incroyablement susceptible, à vouloir des revanches incompréhensibles, à fomenter des coups d’état émotionnels. Ne reste que l’errance.

Depardon, l'errance

En lisant les mots de Depardon sur l’errance, je me demande tout à coup si ce n’est pas cet état précis qui me ronge:

Je parlais de mon projet au Docteur Grivois, qui dirigeait encore à cette époque le service psychiatrique de l’Hôtel-Dieu à Paris où j’avais tourné le film Urgences.
Il connaissait bien l’errance des errants qu’on amène à l’hôpital.
– Est-ce qu’on peut être normal et errer ?
– L’errance, c’est une conduite, sans but déclaré. Moi, je considère que l’errance est un phénomène normal dans l’humanité, comme si le fait d’être ensemble, partout, engendrait de l’errance. Mais il y a une errance très différente, une façon psychotique d’errer. On parle d’errance, ici à l’Hôtel-Dieu, car l’errance est étroitement liée à l’entrée en psychose. Souvent ça tourne mal. Cette errance-là nous ne la voyons jamais ou très tard. Justement parce qu’elle est assez normale.
– Qu’est-ce que vous faites pour eux ?
– Il y un moment où tout bascule, c’est le moment où ils se disent : je suis le centre du monde. Je les vois à un stade où cela ne va plus du tout, ils ont perdu le sommeil, ils ne mangent plus, ils sont sales et cela peut durer de quelques jours à quelques semaines. Alors ils ont besoin d’être assistés. Leur famille est à leur recherche. On n’a pas le droit de les laisser. Peut-être dans certaines cultures, en Afrique par exemple, c’est mieux toléré. Je n’en suis pas sûr.
– Pourquoi en soignez-vous plus à l’Hôtel-Dieu qu’ailleurs ?
– Parce que Paris est la capitale d’un pays très centralisé. Notre-Dame et l’Hôtel-Dieu sont au centre de Paris. Notre-Dame, c’est quand-même la maison de Dieu et l’Hôtel-Dieu à côté ! Beaucoup d’errances françaises convergent donc vers Paris.
– Et les Parisiens ?
– Eux, ils vont vers l’ouest, comme le soleil… [1]

Et lorsqu’il s’interroge sur le sens de ce mot, l’errance, voici ce qui me pose question:

Pour la définition d’errements, cela devenait plus confus. Il y avait «s’égarer, faire fausse route, se tromper» et la racine du latin médiéval – iterar – «voyager, aller droit son chemin». [2]

Iterare en bas-latin n’est-il pas également la forme verbale de la répétition, comme si l’errance n’était finalement qu’une répétition du voyage ? La répétition dans l’erreur ? J’y vois plus clair tout à coup.

Et au risque de passer encore pour un grand cynique désabusé, il ne reste plus qu’à souhaiter pour l’avenir à tout ceux que j’aime ou que j’apprécie que tout se passe pour le mieux, et pour les autres, que leur bonheur soit proportionnel à leur potentiel d’humanité. Je pense à deux personnes en particulier en cette fin d’année, histoire de me flageller une dernière fois. Une qui m’a oublié sans le faire exprès, l’autre qui a tout fait pour. Il est temps pour moi d’enterrer les restes de ces cadavres pourrissants et de revenir à la vie.

L’année prochaine sera visuelle… ou ne sera pas. A l’instar de ces belles journées d’hiver sans soleil, mes jours seront chaleureux et humains, des temps de contemplation, des journées où la lumière restera allumée pour guider les bateaux de pêcheurs, et comme le disent les habitants de Tromsø, il n’y a pas de mauvais temps, il n’y a que de mauvaises tenues.

Notes
[1] Raymond Depardon, Errance, Seuil.
[2] ibid.

J'habille les gosses et on y va

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Prends ton manteau et on y va qu’elle dit – oula mais où ça donc ? Ben on va voir le ptit hein mais quel petit je réponds ben celui qui vient de naître y’a trois mois – waow génial, j’avais pas noté ça dans mon agenda et la perspective de passer mon samedi après-midi à aller voir le ptit qui vient de naître y’a trois mois me revitalise d’un seul coup, sur le coup je me dis qu’on va bien se marrer mais je sais que je vais vite déchanter et puis m’ennuyer ferme – on arrive, on sonne ouais c’est nous, entrez allez-y donc, c’est à quel étage déjà ça fait une éternité, merde je sais plus attends je re-sonne ouais c’est à quel étage, ben pfff deuxième ah ok pardon, on arrive, c’est nous. La porte au deuxième s’ouvre, il est derrière la porte, salut toi, je te serre la main ou bien. Allez-y entrez qu’il dit, il a les yeux rouges et des valises sous les yeux asseyez-vous on se fait une bisounette avant ? Ben désolé hein mais le ptit qui vient de naître y’a trois mois est en train de dormir il a mal dormi cette nuit et nous aussi enfin surtout lui parce que moi ça va je dors bien.
Lui : Ouais…
En attendant on va prendre un tithé non qu’est-ce que vous en pensez avec des tigâteaux et puis des titrucs à grignoter parce que moi j’ai faim pas vous ? Alors j’ai plus de thé mais on va en boire un quand-même chéri tu peux faire chauffer de l’eau s’il te plait pour un tithé… blablabla Continue reading “J'habille les gosses et on y va”

Lily Spengler ou le scintillement, un air d'opéra en six actes, dont un sexuel

1. Le silence s’épuise en douceur. La ville meurt petit à petit, les lumières se taisent – appuyé sur la rambarde du pont je ressens les vibrations de ceux qui indolents marchent encore à cette heure non répertoriée – je ne sais pas quelle heure il peut être – le vent me brise les oreilles et s’insinue sous mon manteau comme une traîtrise acérée, la Seine ne fait aucun bruit, elle ne bruisse pas, ni ne plique ploque – elle ne fait que renvoyer les éclairs incisifs des réverbères plantés sur les berges comme autant de bornes kilométriques sur une route ondulante, il est certainement tard, ou tôt, ou peut-être suis-je déjà en enfer, j’allume une dernière cigarette et je recrache la fumée d’un seul coup et je tousse à m’en tordre l’estomac, c’est dégueulasse, je n’en peux plus – mes yeux s’éteignent avec le silence, je ne l’ai pas sentie s’approcher de moi.

[audio:http://theswedishparrot.com/xool/mj_a_cl.xol]

2. Je vois son parfum flotter autour d’elle comme une nimbe mystique, boisé et sauvage, un grand couturier, elle se pose à côté de moi, bras sur la rambarde et regarde au loin comme si la Seine serpentante filait à l’horizon me donnant tout à coup à voir un océan ridulé s’insinuant à l’envi sous nos pieds et l’infini au-delà des ponts aux épaisses jambes, regard malicieux et cheveux au vent glacé, perverse amoureuse adorable, pas un seul regard accordé, juste son odeur féminine et rugueuse, elle entrouvre les lèvres, lèvres flamboyantes pour me dire deux ou quelques mots qui déjà retombent emportés par le flot je ne l’écoute pas, je ne les écoute pas, il fait froid et mes yeux pleurent son image s’enfuit et se brouille, moi vers elle qui me regarde maintenant des yeux noisette sombre intense, pleins d’audace et de fierté, elle a envie de m’aimer, c’est ce qu’elle me dit. C’est ce que je comprends.

La Robe

3. Nous avons marché pendant quelques minutes en fumant et en nous disant des mots que je garde près de moi comme un souffle brûlant, elle me tenait par la main en regardant par terre et en me jetant quelque fois un regard lourd de désir, puis nous sommes allés ici, dans ce lieu que j’aime tant – là où les lumières rosées capturent l’obscurité au ras du sol, là où les lumignons de la couleur des oranges mûres laissent sur les tables basses leurs reflets dorés et apaisants et derrière le bar l’agitation des maids qui sans cesse remettent sur le comptoir des plateaux pleins de légumes crus taillés en longs morceaux que l’on plonge dans des bols de sauce qu’il faut manger accompagnés de quelques de coupes de Champagne – et nous ne parlons pas, rien, pas un mot juste ses yeux fichés dans les miens, de grand yeux dans lesquels je ne vois rien, pas de lendemain mais finalement je ne sais pas, je ne sais rien d’elle et je n’ai pas besoin de lui dire quoi que ce soit – c’est avec son corps qu’elle me parle et qu’elle ondule dans une danse délicate faite de vaguelettes – ses mots sont des attitudes et des cris déchirants de passion – entre deux verres de brume je respire le parfum de ses cheveux – ils me disent de me rapprocher d’elle et de prendre ses lèvres. Elle me les refusera plus d’une fois.

4. J’exprime des excuses minables parce que je n’ai pas voulu la voir et sa voix au téléphone me dit que je suis indigne d’elle, c’est certainement vrai alors j’invoque des mots et des dieux spécialement inventés pour elle – mais rien ne la calme – jusqu’à ce que je lui avoue qu’elle me terrifie et me glace sur place, terreur froide – je la sens se raidir et c’est le calme qui l’emporte – elle parle doucement et me demande de venir la voir tout de suite – une incantation – je ne refuse pas comment le pourrais-je – j’ai envie de la voir, elle me ronge comme une ingestion de vitriol détruit mes organes et me vide de l’intérieur – je descends les marches quatre à quatre (la porte ouverte de l’appartement ?) et manque de m’éclater les dents contre la rampe je cours de plus en plus vite à bout de souffle je dévale la rue jusqu’au carrefour prends à gauche et j’arrive à l’arrêt juste au moment où le bus un signe de la main repart m’attend ouvre ses portes – je m’engouffre en sueur…

5. Elle m’ouvre la porte presque nue dans son peignoir de satin, sans complexe et me dit de rentrer me prend la main viens ici toi et je m’exécute sans rien dire la sueur au front j’ai monté l’escalier éreinté et j’ai sonné sans attendre – elle me dit de m’asseoir dans ce fauteuil elle va dans la cuisine faire chauffer de l’eau pour le thé et de temps en temps me regarde comme pour me surveiller faire attention que je ne m’enfuie pas mais je ne pars pas – je ne veux pas je n’en ai pas envie je ne peux pas je suis bien là avec toi – tu veux un thé elle me dit euh non pas vraiment ça fait pisser moi j’en prends un elle me dit avec son sourire celui qui me fait rougir de honte – elle boit son thé et me parle de son chat je n’aime pas son chat il me regarde avec défiance comme si j’étais un intrus éviscérateur de chat alors que je me fous de lui tout ce que je veux c’est qu’il ne s’en prenne pas à mes chaussettes ou à mon caleçon, sale chat de merde avec ses yeux qui me triturent l’âme – elle fait tomber sa tasse alors que je suis en train de reluquer son chat et elle elle se jette sur moi comme une fauve sans prévenir et elle me prend encore la main et m’indique le chemin de sa poitrine et moi comme un fou je prends déjà son peignoir que j’ouvre en grand – sa peau douce ses seins généreux – elle m’emmène avec elle dans la chambre me plaque contre le mur puis se retourne me fait changer de place je ne sais plus quoi faire je ne sais pas ce qu’elle veut, elle me fait tourner la tête, son parfum et ses cheveux – j’ai l’impression de devenir dingue – dingue de son désir pour moi – elle est face au mur et respire fort je sens son souffle elle m’étourdit – ma main glisse sur son ventre et descend le long de ses cuisses, enfermée entre les deux elle me sert fort et m’invite à la fois – ses yeux sont ouverts elle fixe le lit de son regard dur – pendant que je la caresse elle ne cesse de regarder fixement et je la sens terriblement prête respire de plus en plus fort envoûtés par nos odeurs elle me renverse sur le lit et je me cogne contre le sol – elle me prend – elle m’a pris elle m’a volé je suis déjà mort… elle me dit deux mots à l’oreille que je ne comprends pas.

Moogjam

6. Mon téléphone sonne mais ce n’est pas elle – je raccroche. Elle m’a rappelé une fois mais je n’étais pas là et depuis plus rien. son message était laconique et sans substance, tu me manques elle m’a dit I miss you. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, elle est certainement partie au Brésil ou dans un pays où je n’irais jamais et je ne sais pas où je pourrais la chercher et encore moins la trouver pas plus que je ne connais qui que ce soit qui la connaisse, juste une adresse et personne qui sait ce qu’elle est devenue elle est partie volatilisée je ne sais où. Moi aujourd’hui, je ne vis plus parce que je reste avec ce désir d’elle que je n’arrive pas à éteindre et j’ai du mal à oublier cette chambre avec ce petit balcon duquel je pouvais voir tout Paris où je n’ai passé qu’une nuit à peine, nuit violente et nuit violée.
Lily Spengler est partie.
Elle n’a en fait rien dit.