Ce livre est épuisé. Un livre épuisé, ça me fait toujours sourire. J’imagine un livre à bout de souffle, complètement rincé, hors d’usage, ayant couru une partie de sa vie comme un dératé et arrivé aux derniers jours de sa vie, épuisé. Terminé. Et porte la mention définitivement épuisé. Rien ne pourra y faire, il faut vous y faire, passez à autre chose et tutti quanti.
Pauvre bouquin, va…

Alors voilà, je me retrouve là comme un idiot, réveillé en pleine nuit par une rage de dent venue d’on ne sait où, d’on ne sait pourquoi, cherchant à tâtons une boîte d’antalgiques dans l’épaisse obscurité d’une salle de bain aveugle, et un peu plus tard, à huit heures par le chat qui a décidé qu’il devait manger ; bien vite il a compris que ce n’est pas parce que je me lève que je le nourris. Un sale coup à son ego calculateur et programmé pour emmerder le monde.
Au fur et à mesure que la semaine a passé, le temps s’est détérioré, les nuages se sont accumoncelés dans le ciel et ce matin n’a plus rien à voir avec le matin du précédent lundi, celui pendant lequel, toutes fenêtres ouvertes j’ai nettoyé mon parquet et mes sols, rangé tout ce qui dépassait et certainement le jour où je me suis le moins ennuyé seul ici parce que j’étais le plus dynamique. Il fait moche ce matin, ce samedi. Il me semblait pourtant que les samedis étaient censés être toujours ensoleillés. J’ai dû me tromper de jour, ou d’adresse, j’ai dû mal lire. Il ne va pas falloir que ça dure sinon ça va me miner sérieusement. Il me reste deux jours, deux jours de week-end qui sont en réalité mes deux derniers jours de congés, à cette différence près qu’aujourd’hui, je sais que personne n’est en train de travailler au bureau, ce qui me semble moins appréciable. Pour se sentir en vacances, il faut sentir les autres souffrir au travail, sinon c’est un peu décevant.
Mon fils m’a demandé son chocolat puis finalement est reparti se coucher. Porte simplement son caleçon, s’est endormi devant la télé hier au soir, les pieds sur mes genoux. Il avait un air angélique, les mains jointes sous sa joue. Me demande ce qu’est un énergumène et tout de suite après si je peux lui apporter un mouchoir, s’il te plait mon papa… Chantonne en peignant à la table de la salle à manger, il sait qu’il peut la salir allègrement, le verre se nettoie facilement mais il fait tout de même attention à “ne pas dépasser“. C’est peut-être tout simplement ça — non pas qu’il me faut — que je dois avoir, que je devrais avoir, je ne sais pas et je crois qu’il est temps que j’arrête de me poser des questions, j’ai passé ma semaine à ça et j’ai dû me ruiner la santé, au moins la mentale car l’autre va plutôt pas mal pour le moment.
Je risque juste l’enfermement… Le grand enfermement disait Michel Foucault…
Quand je pense à Foucault, celui qui a bercé mes années de fac puisqu’il avait créé le département φhilosophie dans lequel j’étudiais, je repense aux années de désillusion politique des années 80 au regard de la situation actuelle et je me demande comment nous avons pu en arriver là, à un tel marasme moral, à l’enfermement — pour le coup — de l’esprit dans sa propre fin.
Photo © Yogasanft
Mais ce bouquin finalement, celui qui par la fait du hasard est complètement épuisé, j’ai réussi à me le procurer. Mon abonnement à la bibliothèque renouvelé, j’ai pu l’emprunter. Le Gange, par Amina Okada (conservateur en chef au musée des Arts asiatiques-Guimet) avec des photos de Fred Kohler, aux éditions AGEP datant de 1990.
Le Gange prend sa source au lieu-dit Gaumukh (la Bouche de Vache), situé à l’extrémité du glacier Gangotri à 4200 mètres d’altitude (30 kilomètres de long pour 2 à 4 kilomètres de large), dans le district d’Uttarkashi(1) dans la région de l’Uttarakhand(2), frontalière de la Chine. Ce lieu, en raison du fait que le Gange est fleuve sacré, est l’objet de pèlerinages importants pour les sādhus(3) qui viennent admirer les chutes du Bhāgīrathī(4) à Gangotri(5), là où la petite rivière saute au milieu de la ville, creusant et ravinant la pierre couleur d’ocre.
En réalité, Gaumukh est la source de la rivière Bhāgīrathī , un important affluent du Gange(6) qui n’est en fait que la réunion du Baghirati et de l’Alaknanda.
Photo © Himjo
Je me rends compte que j’ai acheté pas mal de livres ces derniers temps. Trop peut-être, mais avec un petit budget, donc je suis assez content. Il faudrait que je n’achète plus rien d’ici la rentrée, ce serait vraiment bien de pouvoir placer l’argent là où il devrait. Je repense à une discussion que j’ai entendu il y a quelques semaines, sur la propriété, ou plutôt le fait d’être propriétaire, au sens où on l’entend ici. Posséder un bien immobilier (le préfixe im- me fait sourire, c’est comme s’il indiquait a priori l’immatérialité) est une sorte de panacée, c’est le but social ultime, l’idée de la réussite sociale et le signe que les vieux jours sont quasiment assurés. Quelle foutaise de merde !
Regardons les choses en face. Être propriétaire aujourd’hui signifie un endettement sur vingt ans minimum, aux mêmes conditions que la location, avec pas mal de contraintes en plus ; taxes foncières, inconvénients onéreux de la copropriété s’il y a lieu, bref, des tas d’emmerdes. Et ça veut dire quoi être propriétaire d’un bien immobilier. Un appartement ? Plusieurs murs dont on se partage les faces avec des voisins bruyants ? Une maison ? Quatre murs plantés sur un terrain dont on serait propriétaire, sujets à la destruction, au vol et à la dégradation ? Je ne comprends pas. Là où l’on vit est un lieu transitoire et illusoire, qui ne doit avoir aucune matérialité dans la représentation de notre existence. Je vis dans un appartement, dont je suis locataire, mais je n’en veux pas et surtout, je ne veux pas être attachés de quelque manière que ce soit, financièrement, juridiquement, sentimentalement à ces murs. Non, je ne veux pas être propriétaire d’un bien immobilier — je ne suis pas certain que ce soit un bien…
Le sādhu est dit homme de bien mais il ne possède rien. Le seul bien que j’aimerais pouvoir posséder est celui qu’on peut faire au reste de l’humanité. Comme Saint-François d’Assise, j’aimerais être propriétaire du chant des oiseaux, de ma robe de bure et de mon bâton de pèlerin. Je ne possède que quelques livres, des carnets et une besace, un bouddha en équilibre sur un pied en laiton et un anneau d’argent que je porte à la main gauche ; le reste n’a qu’une existence relative à mes yeux. Les clefs, ordinateurs, appareils divers… Lorsque je regarde autour de moi, chez moi, je ne vois que des objets dont je ne saurais que faire si toutefois je devais partir, vite — ou pas —, rien auquel je sois suffisamment attaché pour me dire que cela pourrait me manquer un jour.
Je t’assure, je suis beaucoup plus heureux sans rien.
Notes:
Termes Hindi
(1) उत्तरकाशी
(2) उत्तराखण्ड
(3) साधु « homme de bien, saint homme »
(4) भागीरथी नदी
(5) गंगोत्री
(6) गंगा
Etape n°1: Visualiser la région de Gangotri sur Google Maps.