C’est étrange. Il est un peu plus de 13h30 et je suis devant mon PC, que j’ai relâché le temps de déjeuner. Ma messagerie est ouverte sur un message en souffrance « Chère M…, il était une fois, avant que je parte en congés… » J’aime le lyrisme dans toutes les formes d’écrit. Je regarde le message que je n’ai pas terminé et qui reste comme un virgule flottante au dessus de la page blanche ; le curseur clignote sans désarmer. Il m’attend, tapant du pied d’impatience et ma lecture s’en trouve distraite. Je suis reparti — rien n’est innocent — sur les bords de la Yamuna(1) ou du Gange à Vanarasi(2), sur le ghât face au large fleuve.
J’ai commencé un nouveau livre que j’ai trouvé par hasard dans les rayons de la FNAC, Le Bénarès-Tokyo par Olivier Germain-Thomas que je ne connaissais pas du tout et qui m’ouvre des perspectives immenses.
Au détour d’une phrase, une fin de paragraphe, il balance, saugrenu et cynique:
Le blanc est l’humour de l’avenir.
J’éclate de rire sans prévenir et me fait peur tout seul, un moment d’angoisse sur les bancs du RER. Un peu plus loin, il ose citer Montaigne qui me semble être le compagnon de fortune (ou de galère) des voyageurs.
« Je n’aime point de tissures, où les liaisons et les coutures paraissent ;
tout ainsi qu’en un beau corps, il ne faut qu’on puisse compter les os et les veines. »
Photo © Dey
Avant d’arriver chez moi, je suis pris d’une étrange fatigue, range mon livre et sort mon petit carnet bleu, relis quelques fragments à l’envi, ne sachant si je dois en rire ou en pleurer.
Je comprends ce que j’ai. Mes journées passent lentement, je n’étais plus habitué.
Je suis seul. Je n’étais plus habitué.
Je suis solitaire, comme toujours.
Et ce qui me ronge est que j’ai déjà commencé mon voyage tandis que je reste ici, incapable de rompre les amarres, enfermé autant dans l’espace que dans mon esprit.
Je souffre sans vraiment m’en rendre compte, une violence sourde et handicapante.
Je vais mourir d’être ici.
Le contraire de ce que dit Depardon : « Bien seul, mais bien libre »
Je me dis que seuls les noms comptent. Ne comptent pas. Les noms de lieux, les noms propres, les noms de l’histoire. Des visages me disent l’ailleurs ; cet Indien l’autre jour, un grand gaillard bedonnant au visage paisible, un de ces hommes tels qu’on pourrait en rencontrer sur les rives de l’Indus ou à Dehli(3), un sourire certainement éternel fiché sur son visage. Ou cette femme aux yeux superbes qui parle russe tout doucement dans son téléphone. Elle a cette discrétion que d’autres ne connaissent jamais.
En prenant ce train de banlieue, ce sont d’autres paysages que je vois, les rives du Gange, ou les abords de cristal du Taj Mahal(4) à Agra(5), les crêtes de l’Himalaya(6) ou au pied du Fuji-san(7).
Pendant ce temps, il pleut sur la Seine.
Je vois en chaque homme, chaque femme, chaque enfant que je croise des origines et des terres que je crois connaître.
Chacun me dit que personne n’est réellement de là où il vit.
Finalement j’arrive chez moi avec les chaussures trempées ; je laisse sur le parquet de l’entrée mes chaussettes humides et je me retrouve à glisser comme sur une piste de bowling, manquant de peu de me fracasser le crâne contre le chambranle du couloir. L’éthique du voyage se déroule dans tout ceci.
Notes :
(1) Yamuna यमुना
(2) Vanarasi वाराणसी
(3) New Dehli नई दिल्ली
(4) Taj Mahal ताज महल
(5) Agra आगरा
(6) Himalaya हिमालय
(7) Fujiyama 富士山
Etape n°2: Visualiser Jaisalmer et le lac Gadisar sur Google Maps.
Cette langue, l’Hindi, me fascine avec cette barre haute qui lie chacune des lettres entre elles, des mots comme des tringles sur lesquels sont accrochés des rideaux aux volutes douces.
il est très beau ce texte tiré de ton petit carnet bleu .
Merci Hélène