Carnet grenat, juste une bulle

Ce soir, je suis parti du boulot le cœur léger, l’âme en paix, la musique joyeuse. J’ai terminé mon premier carnet grenat et nécessairement tout de suite commencé un autre.

Rien ne distingue un carnet de l’autre. Ils sont identiques en tout, se ressemblent comme deux frères et pourtant, tout les oppose tout le temps, en tout temps et partout.

Je n’ai réussi à y mettre dedans que ce que je voulais vraiment dire, débarrassé de toute animosité ou de toute rancœur. Une écriture saine dans un corps sain. Il faut que je dise ces choses que j’ai lues hier soir.

J’ai renoncé à avoir un coin à moi, en ce monde, un home, un foyer, la paix, la fortune. J’ai revêtu la livrée, parfois bien lourde, du vagabond et du sans-patrie.

Isabelle Eberhardt, Mes journaliers
18 janvier 1900

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Pour terminer ce carnet, de manière un peu définitive, et passer au prochain, j’en livre les derniers passages, qui me plaisent énormément.

Le voyage que je fais chaque jour n’est qu’une idiotie. Je n’y vois aucune femme aux mains tatouées de henné, aucune femme ceinte de saris gonflés ou portant sur les hanches un enfant nu et bedonnant. Je n’y vois aucun animal paissant paisiblement sur les bords d’une rivière sédimentaire en crue ou les pieds dans la mangrove comme ce buffle d’eau. Aucun enfant ne me court après pour me réclamer des stylos, me vendre un grigri en papyrus tressé ou me montrant ses moignons ensanglantés pour me soutirer quelques piécettes.

Mon voyage n’est rien de tout cela et ce que j’en attends mille fois plus que du simple exotisme dépaysant, de l’« étranger », c’est pouvoir m’écorcher les genoux, sentir la terre sous mes ongles, me frotter, me racler, me coudre au monde comme si je n’étais qu’une de ses couilles dont on l’aurait privé à l’adolescence, arrachée d’un coup de dents furieux, tranchée au surin au milieu de la nuit.

Et je reste un peu muet…

Moka au bar à bord du Bénarès-Tokyo express

C’est étrange. Il est un peu plus de 13h30 et je suis devant mon PC, que j’ai relâché le temps de déjeuner. Ma messagerie est ouverte sur un message en souffrance « Chère  M…, il était une fois, avant que je parte en congés… » J’aime le lyrisme dans toutes les formes d’écrit. Je regarde le message que je n’ai pas terminé et qui reste comme un virgule flottante au dessus de la page blanche ; le curseur clignote sans désarmer. Il m’attend, tapant du pied d’impatience et ma lecture s’en trouve distraite. Je suis reparti — rien n’est innocent — sur les bords de la Yamuna(1) ou du Gange à Vanarasi(2), sur le ghât face au large fleuve.
J’ai commencé un nouveau livre que j’ai trouvé par hasard dans les rayons de la FNAC, Le Bénarès-Tokyo par Olivier Germain-Thomas que je ne connaissais pas du tout et qui m’ouvre des perspectives immenses.
Au détour d’une phrase, une fin de paragraphe, il balance, saugrenu et cynique:

Le blanc est l’humour de l’avenir.

J’éclate de rire sans prévenir et me fait peur tout seul, un moment d’angoisse sur les bancs du RER. Un peu plus loin, il ose citer Montaigne qui me semble être le compagnon de fortune (ou de galère) des voyageurs.

« Je n’aime point de tissures, où les liaisons et les coutures paraissent ;
tout ainsi qu’en un beau corps, il ne faut qu’on puisse compter les os et les veines. »

Photo © Dey

Avant d’arriver chez moi, je suis pris d’une étrange fatigue, range mon livre et sort mon petit carnet bleu, relis quelques fragments à l’envi, ne sachant si je dois en rire ou en pleurer.

Je comprends ce que j’ai. Mes journées passent lentement, je n’étais plus habitué.
Je suis seul. Je n’étais plus habitué.
Je suis solitaire, comme toujours.
Et ce qui me ronge est que j’ai déjà commencé mon voyage tandis que je reste ici, incapable de rompre les amarres, enfermé autant dans l’espace que dans mon esprit.
Je souffre sans vraiment m’en rendre compte, une violence sourde et handicapante.
Je vais mourir d’être ici.
Le contraire de ce que dit Depardon : « Bien seul, mais bien libre »

Je me dis que seuls les noms comptent. Ne comptent pas. Les noms de lieux, les noms propres, les noms de l’histoire. Des visages me disent l’ailleurs ; cet Indien l’autre jour, un grand gaillard bedonnant au visage paisible, un de ces hommes tels qu’on pourrait en rencontrer sur les rives de l’Indus ou à Dehli(3), un sourire certainement éternel fiché sur son visage. Ou cette femme aux yeux superbes qui parle russe tout doucement dans son téléphone. Elle a cette discrétion que d’autres ne connaissent jamais.

En prenant ce train de banlieue, ce sont d’autres paysages que je vois, les rives du Gange, ou les abords de cristal du Taj Mahal(4) à Agra(5), les crêtes de l’Himalaya(6) ou au pied du Fuji-san(7).
Pendant ce temps, il pleut sur la Seine.

Je vois en chaque homme, chaque femme, chaque enfant que je croise des origines et des terres que je crois connaître.
Chacun me dit que personne n’est réellement de là où il vit.

Finalement j’arrive chez moi avec les chaussures trempées ; je laisse sur le parquet de l’entrée mes chaussettes humides et je me retrouve à glisser comme sur une piste de bowling, manquant de peu de me fracasser le crâne contre le chambranle du couloir. L’éthique du voyage se déroule dans tout ceci.

Notes :
(1) Yamuna यमुना
(2) Vanarasi वाराणसी
(3) New Dehli नई दिल्ली
(4) Taj Mahal ताज महल
(5) Agra आगरा
(6) Himalaya हिमालय
(7) Fujiyama 富士山

Etape n°2: Visualiser Jaisalmer et le lac Gadisar sur Google Maps.

Cette langue, l’Hindi, me fascine avec cette barre haute qui lie chacune des lettres entre elles, des mots comme des tringles sur lesquels sont accrochés des rideaux aux volutes douces.

Moka au bar aux sources du Bhāgīrathī à Gaumukh ou à Gangotri

Ce livre est épuisé. Un livre épuisé, ça me fait toujours sourire. J’imagine un livre à bout de souffle, complètement rincé, hors d’usage, ayant couru une partie de sa vie comme un dératé et arrivé aux derniers jours de sa vie, épuisé. Terminé. Et porte la mention définitivement épuisé. Rien ne pourra y faire, il faut vous y faire, passez à autre chose et tutti quanti.
Pauvre bouquin, va…

reload

Alors voilà, je me retrouve là comme un idiot, réveillé en pleine nuit par une rage de dent venue d’on ne sait où, d’on ne sait pourquoi, cherchant à tâtons une boîte d’antalgiques dans l’épaisse obscurité d’une salle de bain aveugle, et un peu plus tard, à huit heures par le chat qui a décidé qu’il devait manger ; bien vite il a compris que ce n’est pas parce que je me lève que je le nourris. Un sale coup à son ego calculateur et programmé pour emmerder le monde.
Au fur et à mesure que la semaine a passé, le temps s’est détérioré, les nuages se sont accumoncelés dans le ciel et ce matin n’a plus rien à voir avec le matin du précédent lundi, celui pendant lequel, toutes fenêtres ouvertes j’ai nettoyé mon parquet et mes sols, rangé tout ce qui dépassait et certainement le jour où je me suis le moins ennuyé seul ici parce que j’étais le plus dynamique. Il fait moche ce matin, ce samedi. Il me semblait pourtant que les samedis étaient censés être toujours ensoleillés. J’ai dû me tromper de jour, ou d’adresse, j’ai dû mal lire. Il ne va pas falloir que ça dure sinon ça va me miner sérieusement. Il me reste deux jours, deux jours de  week-end qui sont en réalité mes deux derniers jours de congés, à cette différence près qu’aujourd’hui, je sais que personne n’est en train de travailler au bureau, ce qui me semble moins appréciable. Pour se sentir en vacances, il faut sentir les autres souffrir au travail, sinon c’est un peu décevant.
Mon fils m’a demandé son chocolat puis finalement est reparti se coucher. Porte simplement son caleçon, s’est endormi devant la télé hier au soir, les pieds sur mes genoux. Il avait un air angélique, les mains jointes sous sa joue. Me demande ce qu’est un énergumène et tout de suite après si je peux lui apporter un mouchoir, s’il te plait mon papa… Chantonne en peignant à la table de la salle à manger, il sait qu’il peut la salir allègrement, le verre se nettoie facilement mais il fait tout de même attention à “ne pas dépasser“. C’est peut-être tout simplement ça — non pas qu’il me faut — que je dois avoir, que je devrais avoir, je ne sais pas et je crois qu’il est temps que j’arrête de me poser des questions, j’ai passé ma semaine à ça et j’ai dû me ruiner la santé, au moins la mentale car l’autre va plutôt pas mal pour le moment.
Je risque juste l’enfermement… Le grand enfermement disait Michel Foucault
Quand je pense à Foucault, celui qui a bercé mes années de fac puisqu’il avait créé le département φhilosophie dans lequel j’étudiais, je repense aux années de désillusion politique des années 80 au regard de la situation actuelle et je me demande comment nous avons pu en arriver là, à un tel marasme moral, à l’enfermement — pour le coup — de l’esprit dans sa propre fin.

Photo © Yogasanft

Mais ce bouquin finalement, celui qui par la fait du hasard est complètement épuisé, j’ai réussi à me le procurer. Mon abonnement à la bibliothèque renouvelé, j’ai pu l’emprunter. Le Gange, par Amina Okada (conservateur en chef au musée des Arts asiatiques-Guimet) avec des photos de Fred Kohler, aux éditions AGEP datant de 1990.
Le Gange prend sa source au lieu-dit Gaumukh (la Bouche de Vache), situé à l’extrémité du glacier Gangotri à 4200 mètres d’altitude (30 kilomètres de long pour 2 à 4 kilomètres de large), dans le district d’Uttarkashi(1) dans la région de l’Uttarakhand(2), frontalière de la Chine. Ce lieu, en raison du fait que le Gange est fleuve sacré, est l’objet de pèlerinages importants pour les sādhus(3) qui viennent admirer les chutes du Bhāgīrathī(4) à Gangotri(5), là où la petite rivière saute au milieu de la ville, creusant et ravinant la pierre couleur d’ocre.
En réalité, Gaumukh est la source de la rivière Bhāgīrathī , un important affluent du Gange(6) qui n’est en fait que la réunion du Baghirati et de l’Alaknanda.

Photo © Himjo

Je me rends compte que j’ai acheté pas mal de livres ces derniers temps. Trop peut-être, mais avec un petit budget, donc je suis assez content. Il faudrait que je n’achète plus rien d’ici la rentrée, ce serait vraiment bien de pouvoir placer l’argent là où il devrait. Je repense à une discussion que j’ai entendu il y a quelques semaines, sur la propriété, ou plutôt le fait d’être propriétaire, au sens où on l’entend ici. Posséder un bien immobilier (le préfixe im- me fait sourire, c’est comme s’il indiquait a priori l’immatérialité) est une sorte  de panacée, c’est le but social ultime, l’idée de la réussite sociale et le signe que les vieux jours sont quasiment assurés. Quelle foutaise de merde !
Regardons les choses en face. Être propriétaire aujourd’hui signifie un endettement sur vingt ans minimum, aux mêmes conditions que la location, avec pas mal de contraintes en plus ; taxes foncières, inconvénients onéreux de la copropriété s’il y a lieu, bref, des tas d’emmerdes. Et ça veut dire quoi être propriétaire d’un bien immobilier. Un appartement ? Plusieurs murs dont on se partage les faces avec des voisins bruyants ? Une maison ? Quatre murs plantés sur un terrain dont on serait propriétaire, sujets à la destruction, au vol et à la dégradation ? Je ne comprends pas. Là où l’on vit est un lieu transitoire et illusoire, qui ne doit avoir aucune matérialité dans la représentation de notre existence. Je vis dans un appartement, dont je suis locataire, mais je n’en veux pas et surtout, je ne veux pas être attachés de quelque manière que ce soit, financièrement, juridiquement, sentimentalement à ces murs. Non, je ne veux pas être propriétaire d’un bien immobilier — je ne suis pas certain que ce soit un bien…
Le sādhu est dit homme de bien mais il ne possède rien. Le seul bien que j’aimerais pouvoir posséder est celui qu’on peut faire au reste de l’humanité. Comme Saint-François d’Assise, j’aimerais être propriétaire du chant des oiseaux, de ma robe de bure et de mon bâton de pèlerin. Je ne possède que quelques livres, des carnets et une besace, un bouddha en équilibre sur un pied en laiton et un anneau d’argent que je porte à la main gauche ; le reste n’a qu’une existence relative à mes yeux. Les clefs, ordinateurs, appareils divers… Lorsque je regarde autour de moi, chez moi, je ne vois que des objets dont je ne saurais que faire si toutefois je devais partir, vite — ou pas —, rien auquel je sois suffisamment attaché pour me dire que cela pourrait me manquer un jour.
Je t’assure, je suis beaucoup plus heureux sans rien.

Notes:
Termes Hindi
(1) उत्तरकाशी
(2) उत्तराखण्ड
(3) साधु « homme de bien, saint homme »
(4) भागीरथी नदी
(5) गंगोत्री
(6) गंगा

Etape n°1: Visualiser la région de Gangotri sur Google Maps.

Wuthering Heights

Parce que c’est une femme extraordinaire à la voix jamais égalée, une femme qui m’a fait rêver, et que cette chanson est pleine de bons souvenirs, intemporelle, toujours aussi belle et fraîche.

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Un temps de bord de mer

Il n’arrêtait pas de dire ça un temps de bord de mer, un temps de bord de mer, mais moi ça m’énervait ! D’ailleurs, je ne sais même plus qui disait ça. Certainement quelqu’un que j’ai connu. Enfin bref. Le ciel est d’un bleu angélique(1) comme on en voit rarement. Après cette superbe journée d’hier où le soleil a joué une valse-hésitation jusqu’aux heures les plus tardives (je le sais, j’étais en train de siroter un délicieux Brandy de Jérez Lepanto(2) jusqu’à onze heures du soir — le réveil s’en souvient encore, mon cuir chevelu également), il a reparu cette fois dans son plus simple appareil, dans la vapeur blanche du matin. Il souffle une petit vent qui ne laisse aucune chaleur s’installer plus que de raison. Oui, en fait c’est vrai, c’est un temps de bord de mer, à cette différence près que je ne peux sentir cette odeur si caractéristique d’iode et de très légère humidité que le vent charrie au-delà des dunes et des plages de sable.

Soleil du matin avec le vertige

Je me suis installé un bureau de fortune sur le bord de la table, dans les courants d’air — quelques éternuements m’indiquent d’ailleurs que je devrais fermer quatre ou cinq fenêtres — et à l’ombre des volets que j’ai fermés à moitié pour ne pas laisser entrer une chaleur inopportune. J’ai mon ordinateur, mon carnet et mon stylo, un livre pas très loin, et je vogue pour l’instant surtout au Japon et en Inde — de Calcutta ou de Bénarès je me sens plus éloigné que de Jaipur ou de Srinagar —, une sorte d’envol mystique qui apaise le contact de ma peau avec le monde — parfois douloureux. Une tasse de café ou de thé n’est jamais bien loin et je partage mon temps entre le domaine virtuel du voyage et de la lecture et celui plus concret, mais qui pour le coup me donne une véritable satisfaction, du domestique et du nettoyage. Mon parquet brille et je marche pieds nus dessus sans avoir l’impression de ramasser des tonnes de poils de chat. Je pourrais m’y allonger et regarder l’horizon, une ligne blanche pour l’instant qui se perd dans la chaleur d’une après-midi rare. Profite, mon garçon, profite.

Notes:
(1) Une relecture de dernière minute m’a fait remplacer analgésique par angélique.
(2) Ah ouais, quand même £45 ! J’aurais peut-être pas dû en boire autant, faut dire que ça se boit comme de la petite bière (comme dirait l’autre, si tu veux de la bière, y’en a dans le frigo).

Partir loin de rien

Un homme se chauffe les mains au bord de l’Océan avec un gros galet plat chauffé au soleil. Ses mains sont gelées.
Ce soir, je sors du travail tard, j’ai tout bouclé. J’ai tout verrouillé parce que ce soir, je suis en vacances. Non, je ne pars pas en vacances, mais je suis en vacances. Une semaine loin de tout (ou de rien), loin des études, loin du médiaplanning qui me torture tant, de ces résultats qui peinent à sortir, de cette étude qui n’en finit pas de ne pas finir et de revenir.
Il fait tard et il fait beau, la chaleur a finit par arriver après une semaine langoureuse sous une chape nuageuse d’un gris terne. Je décide que je vais partir ce soir, loin de rien.
Je n’aime plus les temps humides et froids ; aujourd’hui je ne désire plus que du soleil, peut-être parce que je commence à vieillir un peu et que mes désirs changent tout doucement, mon corps prend un peu d’âge.
Un jour, oui, je partirai et je sais que je ne pourrai plus revenir. C’est peut-être pour cette raison que je repousse toujours aux calendes grecques le simple fait d’avoir l’idée et le projet de partir. Ma dernière idée, ma dernière lubie.
Un homme un voyageur.
Je sais que je dois apprendre à écrire sur mes carnets, je dois apprendre à m’en servir comme si j’étais déjà parti et que je n’avais plus de clavier d’ordinateur sous la main pour y consigner ces moments-là de poésie de tous les jours et de tous les lieux. Rien ne sert le voyage comme l’écriture.
C’est peu de choses, le nécessaire pour écrire. Un carnet, un stylo.

Je descends du train comme si je débarquais, après un grand voyage, dans une petite gare de campagne ; j’ai le soleil dans les yeux ; il me fait éternuer deux fois et je prends la route, les yeux plissés et la chaleur envahissant tout doucement mon corps. Il fait bien meilleur que ce matin et déjà j’ai l’impression d’avoir vécu des milliers de choses depuis que j’ai quitté mon appartement alors que je n’ai pas bougé, ce n’était qu’une banale journée pendant laquelle j’étais parti… loin de rien, comme toujours.

Depuis trois jours, dans une soute torride sous la grande cuisine, je dégraissais au tranchoir et au jet de vapeur des turbotières et des lèchefrites de la taille d’un cercueil, assisté d’Alcide et de Francis, deux Noirs martiniquais qui poursuivaient à longueur de journée, dans un français fleuri, joliment désuet, une dialogue truffé de comptines, proverbes, images bucoliques, et exclusivement consacré à la pénétration du pénis dans le vagin. Ces gracieuses litanies érotiques faisaient très bien passer le temps.

Nicolas Bouvier, Chronique Japonaise,
1956 l’année du singe

Moka au bar du Banana Moka Night Café

Evidemment — évidemment comme si c’était évident — personne ne m’a demandé pourquoi “Moka au bar à…”, ce à quoi je répondrais « Mais j’en sais rien moi !!! Quelle question !! » Et pour le coup, je n’ai rien à en dire, je fonctionne au fantasme, à la petite bête qui monte, au centilitre d’alcool par litre de sang, et je me moque de tout avec la plus grande circonspection, et avec aplomb. Tant que j’aime rien ne me fait vaciller.

Je retourne aux sources, aux sources de tout avec le maître qui s’appelait Matsuo Munefusa (松尾宗房) et plus connu sous le nom de Bashō (芭蕉). Révolutionnaire du haiku, il invente le shōfu.

Shōfu, c’est quatre choses distinctes ; sabi (recherche de la simplicité et conscience de l’altération du temps), shiori (suggestions émanant du poème), hosomi (amour des choses humbles) et karumi (une pointe d’humour, car la vie n’est après tout pas si grave…) Un homme qui invente d’aussi belles choses n’aurait pu porter un autre surnom que Bashō qui signifie bananier

Photo © Musapix

Musapix prend d’étranges photos de feuilles de bananier et moi je me débats avec le reste du monde pour continuer à vivre normalement. Je rêve d’une liqueur de banane, certainement achetée dans une boîte à touriste à Las Palmas de Gran Canaria ou à Ténérife, près d’une baraque à frite, une bouteille en forme de régime et un goût trop sucré pour être appréciable, un bouchon qui reste dans la main, l’autre morceau dans le goulot.

La nuit ferme les yeux sur mes désirs et ce qui s’ensuit n’a pas droit de cité…

銭湯, sentō

J’ai profité hier du beau temps et de mon fils pour l’emmener à la piscine. Je n’y avais pas mis les pieds depuis pas mal de temps, depuis un mois de juillet particulièrement chaud et poisseux. Il n’y avait pas grand-monde dans le bassin ; un groupe d’adolescents qui se jetaient de l’eau à la figure, deux petits aux grands yeux qui prenaient des cours de natation, une grand-mère qui faisait des longueurs et des largeurs indistinctement, un quinqua qui peu préoccupé par la présence des autres faisait ses longueurs en dos crawlé et lunettes de plongée et qui distribuait régulièrement d’amples baffes à toute personne se trouvant sur son passage — certainement un de ces cadres sup qui vient ici pour se détendre avant une signature de contrat —, et nous deux.
La piscine était ouverte en grand sur les coups de 16h00 et c’est sous un beau soleil qu’on a pu se baigner au calme, sur le dos ou bien le ventre. Le train passe juste à côté et cet endroit a un air carrément surréaliste au beau milieu de la ville. En marinant petitement dans l’eau aux senteurs de chlore, jetant un coup d’œil de temps à mon fils qui faisant la nage du petit chien progressait lentement d’un bord à l’autre, je sentais mon corps se nettoyer doucement, étrangement dans ce lieu commun, et imaginant la douche que j’allais pouvoir prendre après pour me débarrasser du reste des scories, je savais dans quel bien-être j’allais me trouver en sortant d’ici. Je repensais alors à ces mots de Bouvier lus quelques jours auparavant.

japanese-sento-2Photo © Julia Baier

On paie vingt-trois yens d’entrée, on reçoit un panier pour déposer ses vêtements, puis accroupi devant les robinets en rampes qui font le tour de pièce d’eau, on se savonne et on se rince avant d’aller rejoindre dans la piscine bouillante (quarante-huit à cinquante-deux degrés centigrades) des voisins soudain expansifs et bavards. Nulle part vous ne trouverez les Japonais si accessibles. Certains députés profitent même de ce « relâchement » et vont prendre jusqu’à dix bains par jour juste avant le scrutin pour endoctriner des électeurs béats et désarmés, dans l’eau jusqu’au menton.
Au sento(1) d’Araki-Cho, l’heure de pointe suit la sortie du cinéma local. Les jeunes arrivent en bandes : des casseurs éblouis ou nostalgiques, selon le film qu’ils viennent de voir, occupent le bassin et font des vagues. Vers minuit la place reste aux paisibles, aux vrais amateurs qui marinent, les yeux fermés, ou s’amusent avec les jouets – cygnes en plastique, sous-marins miniatures – oubliés par les gosses.

(1) (銭湯, sentō)

Nicolas Bouvier, Chronique japonaise, 1956, l’année du singe.

If Im not back again this time tomorrow…

Depuis plusieurs jours, je n’arrête pas de relire ces quelques mots étalés sur deux pages, sans pouvoir me persuader d’aller plus loin.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors”. Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann

[audio:http://theswedishparrot.com/xool/nothing.xol]

reveriePhoto © Kathleen Tyler Conklin

Je ne fais strictement rien cet après-midi, rien d’autre que boire du thé à l’amande en écoutant Solaris en boucle. Pris ma douche et me suis allongé sur mon lit en regardant le vent dans les saules.

Une idée du hasard et de la lumière

Ce qui me fait arriver sur telle ou telle image a parfois de quoi surprendre. Ici, j’y suis arrivé car c’est un site qu’on m’a montré au détour d’une conversation.
J’ai été frappé par la correspondance entre ces photos et tout ce que j’y aime. Les teintes, le cadrage, le sujet et la conversation entre l’objectif et l’auteur… Il y a quelque chose de magique dans ces clichés qui dépasse le strict cadre de l’image d’Epinal. De Venice au Pakistan, de Cuba au Maroc, ces photos sont une invitation à faire ses valises et prendre un billet d’avion, à s’armer de dépaysement, à s’oublier dangereusement dans la matière du monde. Alice’s Dream //

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