La vie dans une goutte d'eau

C’était pour lui le dernier de tous, le dernier des jours. Ce soir, c’est terminé. Il lui a fait un dessin hier, avec amour, et une fois emballé, il lui a porté au matin et après, je ne sais pas, je n’y étais plus, c’est son histoire à lui et je n’en saurais certainement pas plus. Il gardera ça avec lui une partie de sa vie je l’espère.

Dernier jour de petite école, je lui demande s’il n’est pas trop triste.

Ben de quoi ?
Tu n’iras plus jamais de ta vie à la maternelle. L’année prochaine, c’est la grande école.
Mais si Papa, j’y retournerai, quand je serai à la retraite…
Ah bon ?
Oui, quand je serai à la retraite, j’irai visiter toutes les écoles dans lesquelles je suis allé.
(…)

J’essaie de me raconter des histoires dans le train. J’essaie de terminer L’homme sans talent d’Yoshiharu Tuge ; un japonais s’assied en face de moi. Je le range et n’arrive pas plus à lire mon Kawakami ; mon esprit se dissout. Je me sens bien mais à bout de forces et je n’arrive plus à rassembler ce que je suis. Besoin de temps pour moi, besoin de me concentrer.

« Quand tu auras enfin visité
Tous les sanctuaires de la terre
Tu reviendras chez toi regarder
La vie dans une goutte d’eau
Déposée par la pluie d’automne
Sur une feuille de bananier »

Ôe Tômatsu

Ce qui fait Ryôan-ji

C’est un fait admis, le jardin de pierres de Ryôan-ji est considéré comme le plus beau, le plus grand jardin zen du monde asiatique. Toutefois, son exposition, le fait de son incroyable renommée et qu’il ne puisse être admiré que derrière une vitre qui doit agréger les miasmes du monde entier, cet ensemble a de quoi parasiter la beauté du lieu et sa symbolique toute puissante.
Ce jardin recèle en lui tellement de puissance dans sa représentation de l’harmonie naturelle que sa signification en reste presque inatteignable, si toutefois il y a quelque chose de plus à comprendre que le simple fait qu’il représente la nature. Ryôan-ji toutefois comporte une petite surprise ; en effet, ce sont en tout quinze pierres disséminées dans le jardin, mais d’où que l’on se place, on n’en voit toujours que… quatorze. Une parabole efficace sur la vérité ?

You see what I mean – Trois

Trois, pas plus…

n° 28 Trois

Trois

« You see what I mean » comme une affirmation, ou comme une question, une question qui amène une réponse à l’autre bout du monde, ou plutôt deux questions qui interrogent le monde et par lequel on répond avec l’œil du spectateur au travers de l’objectif. C’est le défi auquel nous nous plions Fabienne et moi, une fois par semaine autour d’un thème choisi d’un commun accord. L’orientation choisie, nous nous faisons la surprise de l’image avec notre personnalité, notre regard, notre sensibilité, pour donner naissance à de nouvelles perspectives qui étonneront certainement autant les visiteurs curieux que les auteurs.

J'ai pris le train de dix-huit heures vingt-six ou un autre

A 5h30, je me réveille, vraiment mal dans ma peau, accablé de sommeil.
A 6h60, sans avoir pu me rendormir, après avoir tourné une heure, entourbillonné dans la couette un peu lâche et frippée, je me lève sans attendre que le réveil crache sa musique.
A 7h71 je suis sous la douche. Frotte partout, dans les coins.
A 8h01 en train de commencer à me préparer pour partir. Je traîne, je désagrège mes flux, je regarde par la fenêtre pendant que mon expresso coule.
Mon fils ne se presse pas, comme tous les matins, ça m’énerve et je commence à fulminer doucement.
A 8h20, je suis devant l’école pour le déposer. Nous nous embrassons. Tous les jours, c’est un déchirement.
A 9h30, j’arrive au boulot déjà exténué, les yeux qui brulent, la migraine qui me cajole. Je ne me lève que pour aller faire chauffer l’eau pour le thé.
A 13h00, ou un peu avant, je lève le camp pour aller me chercher de quoi déjeuner, j’ai mis mon nez dehors cinq minutes, le temps de souffler un peu.
A 13h87, je reviens devant mon PC et je mange mes pâtes au curry en surfant distraitement quelques minutes, et déjà je recommence à bosser, je n’aime pas perdre mon temps.
Parfois je discute sur MSN avec des inconnu(te)s.
L’après-midi, c’est le marathon. Je fonce jusqu’à 16h30 sans relever la tête, une pause de cinq minutes et je repars.
Ce soir je pars tôt, 17h50, ça fait pâle comparé aux 20h00 réguliers. Mais je vais chercher mon fils à l’école. Je vois toujours les mêmes têtes, toujours les mêmes inconnus.
A 18h96, je passe l’aspirateur, je lave le sol, fais la vaisselle, étends le linge, change la litière qui pue l’enfer, désodorise avec un flacon de mûre sauvage.
A 21h74, je me mets à table. A 21h30 je couche mon fils, lui donne son lait du soir et je sors mon portable pour commencer à bosser.
Ce soir je fais des tableaux croisés dynamiques pour visualiser les fichiers agrégés par niveau.
Il faut que je rende tout ça demain pour respecter le planning que je m’impose tout seul comme un grand. Barré je suis.
Je referme mon portable à minuit, j’ai les yeux effondrés.
Qui me demandait l’autre jour si mes journées n’avaient pas plus de vingt-quatre heures ? Parfois non, parfois, je m’endors à 21h00 devant la télé comme une immense bouse, en sueur, exsudant mes douleurs de la journée avant de tituber vers mon lit.

J’adore ma vie
autant que la maudis

You see what I mean – En face

Je tente de comprendre qui sont ces gens qui évoluent au travers des vitres, de l’autre côté de la vie, dans l’autre immeuble. Un vis-à-vis pas tout à fait à vis, mais quand-même, du septième étage, pas besoin d’être complètement en face de chez eux pour voir ce qui se passe sur leur balcon ou dans leur cuisine. Il y a un couple qui a refait sa cuisine en vert acidulé et qui attise ma curiosité, ils ont souvent des invités et passent leur temps à faire la cuisine. Il y a un couple de personnes âgées dont la disposition des meubles n’a rien à voir avec chez moi. Ils ont inversé salon et salle à manger, à moins que ce soit moi qui n’ai pas fait comme les autres. Les stores se ferment tous les soirs à 19h00 pétantes. Mais surtout au quatrième étage, il y a cette femme brune aux cheveux courts, une belle et grande femme au teint hâlé, au maintien hautain, et qui malgré cela cueillait des feuilles de menthe sur son balcon ce matin en peignoir bleu ciel, désacralisée mais toujours belle. En face, il y a toujours des inconnus dont on ne voit que des bouts de vie, dont on pense connaître de minimes tranches fines d’existence, dont on prend l’habitude, des inconnus dont on connaît les lumières, les horaires, dont on voit le lieu de vie en totale symétrie, des meubles différents, des rideaux aux couleurs qui ne nous plairaient pas, mais malgré tout le temps qu’on pourra passer à tenter de comprendre leur vie, ce seront toujours des inconnus. Et ils seront toujours en face.

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Pas besoin de titre

Je n’ai pas pour habitude de commenter l’actualité, parce que je ne suis pas suffisamment assidu pour pouvoir avoir un regard critique, parce que je ne veux pas être taxé d’opportuniste, parce que je n’aime pas, tandis que je m’efforce de faire croire ici que le monde n’est que beauté et bons sentiments, rompre l’harmonie de ce lieu que j’habite de mon esprit, mais parfois je fais une percée, particulièrement choqué par ce que je vois, sans que qui que ce soit n’ait à me donner les clefs pour déchiffrer.
Simplement, je crois que ces images-là, il faut les voir, s’en imprégner, parce qu’elle signifie plus que tous les commentaires qu’on pourra faire sur la situation. Continue reading “Pas besoin de titre”

Moka au bar sur les hauteurs de la Nouvelle Fleur ou aux racines de l'orthodoxie éthiopienne à Axoum

Payez-moi pour que je parte en voyage, que je vous ramène de superbes images prises au hasard d’une rencontre, le genou d’une fille dépassant d’une colonnade ambrée et que je vous écrive des textes à vous faire rêver plutôt que de me laisser continuer à vous raconter ma vie palpitante de casanier fauché.
Naïvement, je pensais qu’il y avait encore un empereur en Chine ou en Mandchourie — il parait que ce n’est pas très beau d’ailleurs la Mandchourie (满洲 Mǎnzhōu ou 满族国 Mǎnzú guó, pays ou royaume du peuple mandchou – ᠮᠠᠨᠵᡠ ᡤᡳᠰᡠᠨ manju gisun) mais ce doit être une pauvre réflexion de touriste déçu et incapable de savourer — tout ça parce que j’ai lu les lignes d’un homme qui fantasme cette rencontre avec l’Empereur du Milieu. J’ai reposé le livre et me suis demandé où pouvait se trouver cet homme, où serait sa place dans le bastion du communisme capitaliste, alors j’ai posé la question à François qui secrètement a bien dû se foutre de moi — je suis vraiment à côté de la plaque en ce moment. Mais au moins ma candeur pourrait-elle me servir de prétexte à écrire de grandes sagas sans queue ni tête.

Photo © Turkairo

A présent, quelques pas dans ceux de l’homme aux semelles de vent, en Abyssinie. Pas forcément facile de rattacher ces anciennes civilisations avec la géopolitique contemporaine. Il y a encore un mois, je ne savais pas situer l’antique Abyssinie sur une carte — et pour quoi faire de toute façon ? On me reprocherait encore mon absence définitive et irrémédiable de culture scientifique — et aujourd’hui j’apprends que le mythique pays de la reine Makeda, plus connue sous le nom de Reine de Saba (‘מלכת שבאMalkat Shva, ንግሥተ ሳባ Nigista Saba), qui n’est autre que l’Ethiopie (ኢትዮጵያ ou የኢትዮጵያ ፌዴራላዊ ዲሞክራሲያዊ ሪፐብሊክ) — celle de Hailé Selassié (ኃይለ፡ ሥላሴ), du Ras Tafari, d’Arthur Rimbaud ou d’Hugo Pratt (l’homme qui disait: J’ai treize façons de raconter ma vie et je ne sais pas s’il y en a une de vraie, ou même si l’une est plus vraie que l’autre.) — est le seul pays d’Afrique a avoir son propre alphabet, le Ge’ez (ግዕዝ) et sa langue, l’amharique (አማርኛ amarəñña), est la seconde langue sémitique la plus parlée dans le monde après l’arabe, parlée également et étrangement en Israël, mais après tout, le mari de la Reine de Saba, n’était-il pas le fameux Roi Salomon ? Le peuple d’Abyssinie et le Negus (ንጉሥ) en particulier ne se disent-ils pas les descendants directs de Moïse ?

Photo © Turkairo

La capitale de l’Ethiopie est une ville nouvelle. Addis Abeba (ou Addis Ababa (ኣዲስ ኣበባ), nouvelle fleur en amharique) est construite sur un haut plateau, entre 2600 et 2800 mètres depuis le règne de Ménélik II (ምኒልክ) qui décida de rompre la tradition (ou plutôt était-ce son épouse, l’impératrice Taytu Betul) et ne plus habiter l’antique capitale, Axoum (Aksoum, Aksum, አክሱም) que l’on considère encore aujourd’hui comme la capitale de l’église éthiopienne orthodoxe et que certains n’hésitent pas à voir comme le lieu, le réceptacle de l’Arche d’Alliance (אֲרוֹן הָעֵדוּת, Aron ha’Edout, “Arche du témoignage”), enlevée par Ménélik Ier, fils de Salomon et Makeda (car non, l’Arche d’Alliance ne se trouve pas dans un entrepot de l’armée américaine comme nous l’a longtemps laissé croire Indiana Jones)

Photo © Turkairo

Je me plais tous les jours à tenter de déchiffrer ces alphabets que je ne connais pas et que je découvre, qui se dessinent en circonvolution étrange et sans significations ; le ge’ez, le pali (prakrit – प्राकृत), le syriaque (ܠܫܢܐ ܣܘܪܝܝܐ leššānā Suryāyā), l’Araméen, le chinois, le coréen avec ses consonnes et ses voyelles qui posées les unes à côté des autres, combinées en syllabes superposées, dessinent des symétries et des motifs tenant plus de la typographie pure, ses mots qui se terminent par des sons qui ne font pas asiatique comme le eu ou le eum (인천/仁川).

Photo © Turkairo

Au beau milieu de ces rêves d’ailleurs, bêtement indiscipliné, je me rends compte que les gens ont un peu d’épaisseur, et que si les lieux et les langues font l’ailleurs, ce sont avant tout, les gens, les femmes souriantes et les enfants jouant, les vieillards croulant sous le poids des ans et les hommes chassant le gibier sur leurs terres, ce sont avant tout les gens qui font l’ailleurs et leur donnent ces couleurs qui finalement sont les seuls souvenirs que l’on peut ramener dans ses bagages sans risquer de verser dans la contrebande.

Etape n°3 : Voir Axoum sur Google Maps.

Au verre devin

Je relis ce que j’ai écrit. Je retrouve des carnets entamés, oubliés dans des caisses transparentes qui prennent la poussière autant que la lumière.
Je ne me retrouve pas. Ce n’est pas moi qui ai fait ça. On croirait bien venue l’heure de la déréliction. Mais j’imagine que c’est le cheminement normal de tout destin.
Ce soir encore je vais m’endormir l’âme plutôt paisible comme les jours d’avant et les jours d’après risquent alors de ne plus être tout à fait les mêmes. Du haut de ma tour, au vent léger après la chaude journée, minuit passé, je goûte à l’air qui s’apaise avec un dernier verre de vin.

L'arc-en-ciel

Plus bas on rentre chez soi, le clocher de l’église lui, indique pour la seconde fois qu’il est temps d’aller rêver. Moi je somnole déjà dans mes bras.
Le vent commence à se lever, moi il est temps que j’aille me coucher.

You see what I mean – Les pieds dans l'eau

– Vous verrez, vous serez bien ici, vous avez tout le confort tout ce qu’il vous faut, les commerces à proximité, juste en bas vous avez une petite boulangerie qui vous réveillera le matin avec la bonne odeur des croissants, à une centaine de mètres une supérette, une rôtisserie et un café, un charcutier traiteur — de délicieuses bouchées à la reine, croyez-moi — un tabac et un kebab — allez savoir ce qu’il fout là celui là — et vraiment vous vous sentirez ici comme chez vous — comme à la maison comme on dit — en espérant que vous passerez de bonnes vacances. Oh vous savez, ce n’est pas l’hôtel des flots bleus ici mais vous serez bien avec cette petite location, résidence avec les pieds dans l’eau.
– Oui d’accord, mais si on veut se baigner plus ?
Regard consterné de la fille derrière son bureau de l’office du tourisme.
– C’est à dire que je viens de vous le dire, vous aurez les pieds dans l’eau.
– Oui, ça j’ai bien compris, dit le père de famille en serrant plus fort sa sacoche en cuir, mais on veut se baigner plus que les pieds.
– Ah d’accord… Je comprends. Eh bien pour se baigner plus que les pieds…
Continue reading “You see what I mean – Les pieds dans l'eau”