Au début, il y avait non pas le verbe, mais l'appartement 46

Dans un appartement au numéro pair d’une rue sombre d’un quartier aux nuits agitées mais dont la bigarrure avait une coloration suave et excitante dès lors que le chaos de la journée fuyait pour se ranger au fond d’un tiroir comme une chaussette dont il faut se débarrasser, sur la porte sur laquelle étaient vissées deux chiffres de laiton – pas de nom sur la porte – pas même de sonnette sur l’embrasure, sur le seuil de cet appartement que rien ne permettait de distinguer des autres, se trouvait un homme seul, assis nonchalamment sur son canapé dans une pièce quasiment vide – était-ce une garçonnière, certainement pas – dont les murs avaient été fraichement repeints d’un gris neutre absorbant la lumière du soleil comme une éponge et restituait à la nuit une clarté feutrée sans artifice, qu’aucun tableau, aucune étagère ne venait troubler.
L’appartement 46 ne différait en rien des autres de son étage, ou de l’immeuble, voire du quartier, c’était juste un autre appartement, le même que tous, le même que celui de son voisin de palier, disposé de manière absolument symétrique au regard de la cage d’escalier, simplement – simplement – derrière cette porte, l’homme assis sur son canapé regardait une femme assise par la fenêtre de son balcon, une femme qu’il pouvait voir de l’autre côté de la rue, dans l’immeuble d’en face, un immeuble dont la façade avait exactement les mêmes motifs que celui dans lequel il se trouvait, même si au fond, il s’en moquait royalement puisqu’il ne la regardait jamais.
Cet appartement commençait à traîner derrière lui une réputation sulfureuse – celle que lui avait conféré un homme libre aux désirs ardents et incontrôlables que beaucoup imaginaient, que certains entendaient et que d’autres jalousaient car ils n’en connaissaient rien d’autre que les étranges rumeurs qui circulaient dans la cage d’escalier, en grande partie grâce aux bons soins de Madame Duflot, concierge en chef des lieux et grande distributrice de ragots devant l’éternel. Mais lui, assis sur son canapé, n’en savait rien, car il était libre comme aucun homme ne l’a jamais été et il n’écoutait pas les mots qui pouvaient être entendus, même chuchotés de bas en haut de l’escalier, car rien de tout ça ne l’intéressait, jusqu’au moindre regard fuyant ou indiscret dont il pouvait être l’objet au détour de la porte de l’ascenseur ou dans les courbures du grand escalier de pierre, dans lequel résonnaient ardemment toutes sortes de pensées sulfureuses, mais toujours en deçà de la réalité…
Cet appartement, c’est le numéro 46, quatrième étage, troisième porte à gauche. Un appartement réputé.
Derrière sa porte, on pouvait entendre ces mots répétés plusieurs fois : cette année sera luxueuse… cette année sera luxueuse…
Qui sait quelle forme peut prendre le luxe…

Luxe et sexe

Note de bas de page: ce billet est en forme de coup de fouet, une impulsion pour me forcer à écrire enfin un peu plus…

Sato Shintaro et Pawel Jaszczuk

Sato Shintaro

Le Japon de nuit comme on a rarement l’occasion de le voir, chez Shintaro Sato. Une réédition d’un billet léger que j’ai écrit il y a quelques mois (euh non, deux ans en fait), car j’ai passé à nouveau un moment très agréable en visionnant les couleurs éclatantes et la vision chaotique de la ville japonaise sous les feux des lumières, la lueur du fatras des enseignes publicitaires.

Sato Shintaro

Via BLDG.

Et je profite de ce thème sur la nuit japonaise pour faire un détour par un photographe polonais, Pawel Jaszczuk, qui, vivant au pays du soleil levant, a une vision très particulière des nuits tokyoïtes, au travers notamment de séances très spéciales.

pawel jaszczuk

Jones & Laughlin

Bibliothèque François Miterrand

[audio:http://theswedishparrot.com/ftp/Kraftwerk-The_Robots.mp3]

[…] Puis on nous initia aux secrets de l’élément en fusion. Le spectacle était à couper le souffle : malgré une technique parfaite et bien rodée, nous avions l’impression que les choses se passaient de façon aussi primitives que dans les forges de Wieland. Coke, pierre à chaux et fonte brute cuisent dans des fours ouverts, on nettoie ce mélange avec de grands jets d’air comprimé qui répandent de formidables gerbes d’étincelles dans tout l’atelier. Puis le four bascule et l’acier liquide coule en un flot aussi clair que de l’eau dans un énorme chaudron. Derrière un parapet, nous observions les hommes près de nous : vêtus de combinaisons d’amiante, les yeux protégés par des verres bleutés, ils se précipitaient vers l’avant et jetaient des pelletés de minerai de manganèse dans ce mélange incroyablement bouillonnant. Une grue approcha, souleva le chaudron vers les moules et les remplit de ce métal en fusion qui, comprimé en lingots, fut plongé encore tout incandescent dans des bains puis lancé dans une rigole. Un lingot rougeâtre fut catapulté à travers d’immenses ateliers, sais par d’énormes pinces, laminé, relancé, tel un serpent incandescent, et quand il arriva au bout de la rigole les ouvriers l’attrapèrent et le découpèrent en rubans d’acier plus facile à manipuler.
La visite de l’usine dura quatre heures. A la fournaise succédait le vent glacial de janvier qui pénétrait dans les ateliers grands ouverts, la blancheur aveuglante des fours alternait avec la lumière violette de l’atelier de l’étain, le sifflement assourdissant des flammes avec le bruit régulier et agaçant des machines spécialisées, l’odeur du charbon et de souffre avec celle des bains chimiques où l’acier est nettoyé et amalgamé.
Au crépuscule, une foule d’ouvriers quittèrent l’usine en même temps que nous, d’autres arrivaient en masse pour l’équipe de nuit. Les policiers armés contrôlaient leurs papiers.

Anne-Marie Schwarzenbach
Loin de New-York

La Parole d'Anaximandre

Cette nuit je me suis réveillé parce que mon fils m’appelait, il devait être quelque chose comme deux heures et de sa petite voix endormie, il m’a dit qu’il avait envie de faire pipi, alors j’ai allumé la lumière et je l’ai entendu descendre avec légèreté de son lit et nous nous sommes parlé – je lui ai demandé si tout allait bien, s’il se sentait bien – peur de la fièvre – et puis il m’a dit qu’il n’avait pas fermé la porte, je lui ai dit c’est pas grave, laisse tomber, non Papa, je vais la fermer quand-même et il est remonté dans son lit avec autant de légèreté et il s’est couché et m’a dit que je pouvais éteindre la lumière alors j’ai eu l’impression qu’il s’est rendormi comme une masse tandis que moi je me disais avec raison que j’avais bu trop de café et trop de thé aussi certainement et déjà je me sentais ne pas me rendormir et commencer à ruminer, je me disais que de toute façon, je ne me rendormirais pas tout de suite et j’en ai pris mon parti, alors j’ai ouvert les yeux en grand comme si je tentais de voir dans le noir quelque chose qui n’existait pas et je me suis mis à penser très fort à quelque chose auquel je pourrais penser sans forcément me forcer et immédiatement et naturellement, c’est à écrire que j’ai pensé, j’ai pensé à toutes ces choses qui criaient en moi et qui ne demandaient qu’à sortir d’une façon ou d’une autre, et au loin, j’entendais le chat qui miaulait, certainement parce que sa gamelle était vide et pendant quelques minutes, j’écoutais cette lamentation qui ressemblait au râle d’un animal blessé au coeur de la forêt – en me disant que je ne pouvais pas rester comme ça, le regard rivé au plafond dans une vague torpeur – la torpeur n’existe pas chez toi, c’est une illusion de ta conscience… – et les bras croisés sur la poitrine et je me suis alors dit que je ne pouvais rien faire d’autre que me lever, prendre un cahier et commencer à écrire ces flots de mots intangibles et incertains qui me vrillent les tempes et me donnent l’impression que le sang coulent trop fort et trop vite dans mes veines, mes veines bleues que je peux sentir palpiter avec méfiance sous ma peau, oui mais par quel bout commencer – on s’en fout, écris, c’est tout, il n’y a pas de “bout” dans ce contexte précis – et je commence à débiter ces phrases qui sonnent vachement bien, ouais, je sens quelque chose pointer le bout de son nez, je ne sais pas vraiment ce que c’est, un truc que je n’ai jamais rencontré, les conjectures aussi se pointent, elles arrivent, je pourrais presque les toucher du doigt et pendant ce temps-là, mon fils respire fort, à la limite du ronflement.
Bon.
Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, je ne sais pas moi, que je me décide à me lever pour me changer les idées, boire un coup, pas rester comme ça sans dormir, ça veut dire quoi hein, rien, voilà, alors je me suis dit que je pouvais peut-être lire un peu, nan, à mon avis c’est à cause de ce que j’ai lu que je n’arrive pas à dormir, j’ai reçu comme une dose d’ecstasy dans les veines, les yeux grands ouverts toujours rivés au plafond, bon, ce n’est pas grave tout ça en soi non, ça n’a pas de conséquence, au pire, je risquais quoi, être un peu vaseux le lendemain, traîner la savate au boulot, ouais, rien de fatidique, en fait, j’étais juste un peu angoissé, je pense, face à ce que je devais faire le lendemain, mais c’est le genre de chose qui ne m’inquiète pas plus que ça, j’apprends à composer avec les échéances.
Je me suis retourné en écoutant les râles de mon petit bout de chou, j’essayais de l’imaginer blotti contre moi comme la nuit dernière où il est venu se coller contre moi avec son petit pyjama de velours, tendre et innocemment vautré contre moi, les pieds coincés entre mes cuisses comme s’il recherchait le lieu le plus confortable du monde. Il s’est retourné d’un seul coup et je me suis pris trois ou quatre doigts dans l’oeil, que j’avais bien évidemment ouvert… Alors j’ai juste lancé un cri inhumain de bête sauvage qui venait de se prendre la patte dans un hâchoir à viande, et je pense que j’ai dû réveiller quelques mecs sur le point de s’endormir, quelque part dans une hutte sur les rives du Fleuve Yang-Tzé.

Adrien Missika et Louis-Cyprien Rials

J’aime cette idée que la culture est une flèche que l’on tire, que l’on ramasse et que l’on retend sur l’arc, de manière à perpétuer le mouvement. C’est donc à la suite de mon précédent billet sur les Kōban (交番) que je vous emmène chez Adrien Missika et Louis-Cyprien Rials.
Le premier est né à Paris et vit à Genève où il a fait des études de photographie. Son travail est assez éclectique mais révèle un traitement de la couleur et de la lumière assez particulier que l’on identifie aisément d’une série à l’autre. Beaucoup de très bonnes choses.

Adrien Missika

Le second, on n’en sait pas beaucoup sur lui, si ce n’est qu’il adore les ruines et la ville dans ce qu’elle a de tentaculaire et de ténébreux, les horizons et les lieux déserts.

Louis-Cyprien Rials

Qbic Hotels – Low Cost Design Hotels

Toujours persuadé qu’on peut s’affranchir du “pas cher-pas beau” et générer de l’agréable à un prix modique, je suis tombé par hasard sur ce site, lequel propose des chambres d’hôtel superbement “designées” pour 39 euros la nuit. Lumières intelligemment pensée, thèmes variés basées sur un principe d’unicité, ici tout est construit de manière à ne pas se sentir dans un Formule 1, ce qu’il y a réellement de pire dans l’hôtellerie. Pour l’instant c’est à Amsterdam, Anvers et Maastricht et bientôt dans d’autres villes et pays.
Le low-cost a de beaux jours devant lui.

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Node n°4 ™ (Là où l'oeil est regard…)

La photo a ceci d’intéressant qu’elle permet une gamme créative immense. Les séries de photos, exposées comme dans une galerie, les images qui se succèdent selon un rythme saccadé, tel un film en noir et blanc dont la projection sur l’écran provoque des tressaillements, voilà ce que représente pour moi la photo, une sorte de dynamique dans le mouvement.
Morceaux venus d’un peu partout. Continue reading “Node n°4 ™ (Là où l'oeil est regard…)”

Todd Hido

Todd Hido fait partie de ces gens que la fioriture embarrasse, que le détail ennuie profondément et que les histoires ne passionnent pas.
Repéré il y a quelques temps chez VVork, je me suis décidé à en savoir plus sur cet homme qui traîte des sujets aussi déroutants que divers et pour qui la question du design de son site n’a pas l’air cruciale.
Né dans l’Ohio en 1968, il est diplomé depuis 1991 de la School of the Museum of Fine Arts de Houston et depuis 1996 du California College of Arts. Consacré par l’exposition de ses photographies au Guggenheim, il est un digne successeur de Stephen Shore, avec ceci en plus que ces sujets se tiennent malgré leur diversité.
Femmes déprimées dans des chambres glauques, racontant peut-être des histoires sordides de prostituées dans des motels miteux, intérieurs vides et sans vie, extérieurs de nuit dans les banlieues pauvres d’une Californie mal connue, maisons habitées uniquement éclairées de l’intérieur, paysages délavés et brumeux, Hido joue avec la lumière, les halos et les ambiances particulières liées aux caprices de la météo, des photos dans lesquelles le soleil ne joue jamais aucun rôle, acteur subalterne de la vie quotidienne.
Il joue avec notre côté obscur, se déplace dans la ville en n’ayant rien de particulier à nous dire, photographie les femmes en ne nous disant rien de leur histoire, laquelle ne peut même pas se lire dans leurs yeux vides et leur expression neutre.

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