Deux contes de Normandie

Le Lac de Flers (Amélie Bosquet, 1844)
Le Varou (Jean Fleury, 1883)


Le Lac de Flers (Amélie Bosquet, 1844)

Près de la ville de Flers se trouve un bois dans lequel est renfermé un étang, ou plutôt un petit lac. Ce lieu est silencieux et isolé, et le mirage des grands arbres estompe la surface du lac de teintes si sombres qu’on se prend à rêver de quelque effrayant mystère qui se cache, comme un limon impur, au fond de ces eaux dormantes.

Il y a beaucoup, beaucoup d’années, dit la tradition, existait, sur cet emplacement, un couvent, fondé par un pécheur repentant, en expiation de ses péchés. Durant les premiers temps de la fondation, les moines menèrent si sainte vie que les habitants de la contrée environnante accouraient en foule, pour être édifiés de leurs pieux exemples et de leurs touchantes prédications. Mais le couvent devint riche et somptueux, et, peu à peu, les moines se départirent de la stricte observance de leur règle. Bientôt, l’église du monastère demeura fermée, les chants religieux cessèrent de retentir sous ses voütes, une clarté triomphante ne vint plus illuminer ses sombres vitraux, et la cloche de la prière ne fit plus entendre son tintement matinal pour réveiller tous les coeurs à l’amour de Dieu. Mais, en revanche, le réfectoire, réjoui de mille feux, ne désemplissait ni le jour ni la nuit; des choeurs bachiques, où perçaient des voix de femmes, frappaient tous les échos de leur sacrilège harmonie, et les éclats d’une folle ivresse annonçaient au voyageur et au pèlerin qui passaient devant l’¢enceinte du monastère que le sanctuaire de la dévotion et de l’austérité s’était transformé en une Babel d’impiétés et de dissolutions.

C’¢est ainsi, il arriva que, la veille d’une fête de Noël, les moines, au lieu d’aller célébrer l’office, se réunirent pour un profane réveillon. Cependant, quand vint l’heure de minuit, le frère sonneur étant à table avec les autres, la cloche qui, d’ordinaire, se faisait entendre à cette heure pour appeler les fidèles à la messe, commença a sonner d’elle-même ses plus majestueuses volées. Il y eut alors, dans le réfectoire, un moment de silence et de profonde stupeur. Mais un des moines les plus dissolus, essayant de secouer cette terreur glaçante, entoura d’un bras lascif une femme assise à ses côtés, prit un verre de l’autre main, et s’écria avec insolence: « Entendez-vous la cloche, frères et soeurs ? Christ est né, buvons rasade à sa santé! » Tous les moines firent raison à son toast, et répétèrent, avec acclamation: « Christ est né, buvons à sa santé! » Mais aucun d’eux n’eut le temps de boire: un flamboyant éclair, comme l’épée de l’archange, entrouvrit la nue; et la foudre, lancée par la main du Très-Haut, frappa le couvent, qui oscilla sous le choc, et tout à coup s’abîma à une grande profondeur dans la terre. Les paysans, qui s’étaient empressés d’ accourir à la messe, ne trouvèrent plus, à la place du monastère, qu’un petit lac, d’où l’on entendit le son des cloches jusqu’à ce que le coup de la première heure du jour eüt retenti.

Chaque année, disent les habitants du pays, on entend encore, le jour de Noël, les cloches s’agiter au fond du lac; et c’est seulement pendant cette heure, où les moines sont occupés à faire retentir le pieux carillon, que ces malheureux damnés obtiennent quelque rémission aux tourments infernaux qui les consument de leurs plus dévorantes atteintes.

Le Varou (Jean Fleury, 1883)

Il y a dans la commune de Gréville trois vallons parcourus chacun par un ruisseau qui se rend à la mer. Entre deux ce sont des hauteurs qui se terminent par des falaises.
La première de ces vallées venant de Cherbourg est celle du Hubilan, qui était autrefois le domaine favori des fées,
La seconde est la vallée du Câtet, qui aboutit près du trou de Sainte-Colombe.
La troisième est le Val-Ferrand, qui aboutit à la mer en un endroit qu’on appelle le Douet-du-Moulin.
Ce vallon est le plus boisé et le plus sauvage des trois. Il a aussi sa légende.
Le vallon est profond. A mi-hauteur, du côté est, S’élève une habitation perdue au milieu de grands arbres; derrière et à côté, des jardins et des champs en pente rapide; dans la vallée même, un moulin.

C’est très pittoresque, mais très isolé. Les maisons les plus voisines sont à près d’un kilomètre de là. Quand le moulin marche, quand l’eau qui tombe d’en haut fait tourner les roues à grand bruit, on aurait beau crier, on ne serait pas entendu.
C’est ce qui arriva au milieu du XVIe siècle à un M. de Rikmé, qui était venu s’y établir. Il fut assassiné à coups de hache, et la même hache servit à tuer le meunier dans son moulin. C’était au milieu du jour. Tout le monde était à travailler aux champs. Personne n’entendit rien, ou du moins si l’on entendit, si l’on vit les meurtriers, qui étaient en même temps des voleurs, personne n’en dit rien. On eut recours, en désespoir de cause, à un moyen qu’¢on employait quelquefois avec succès pour découvrir les crimes cachés. Un dimanche, dans toutes les églises du pays, on lut en chaire un monitoire où les faits étaient relatés et où on sommait, au nom de Dieu, les auteurs, victimes ou témoins du crime, de déclarer ce qu’ils savaient, sous peine, s’ils ne s’exécutaient, d’encourir l’excommunication majeure. Le monitoire était lu trois dimanches de suite, avec un appareil propre à frapper les fidèles de terreur. A la fin de la troisième lecture, le prêtre, après avoir adressé une dernière et solennelle sommation à ses auditeurs, jetait à terre le cierge qu’il tenait à la main et l’éteignait en marchant dessus. « Tout est consommé, disait-il, l’excommunication est encourue. Les auteurs du crime, les témoins qui ne se sont pas déclarés sont rejetés de l’Église. »
La terreur fut profonde à Gréville quand le prêtre fulmina cette excommunication, mais personne ne bougea. Les meurtriers ne se trouvaient pas dans l’église; il y avait pourtant dans l’auditoire quelqu’un qui, sans avoir participé au crime, en avait été le témoin involontaire. Si on l’avait regardé, sa pâleur en ce moment aurait pu le trahir, mais personne ne le regarda, et quand il sortit de l’église il était redevenu assez maître de lui-même pour ne pas attirer l’attention sur lui.
Cet individu était un valet de ferme appelé Gliauminot. Il couchait habituellement dans la grange, où il s’était fait un lit dans le blé. Une nuit, comme il dormait – c’était la nuit de Noël, pendant la messe de minuit, au moment où les animaux s’agenouillent, dit-on, dans les étables -, il lui semble tout à coup que quelque chose de lourd se jette sur son dos; il se lève, ouvre la porte et voilà que, malgré lui – il l’a assuré plus tard -, il se met à courir comme un fou à travers les mares, les cavées, les fondrières, les ronces et les buissons, marchant devant lui sans pouvoir s’arrêter, sans pouvoir se diriger et emporté par une force irrésistible. Arrivé à un carrefour à quatre chemins, il se sent cinglé de sept coups de fouet vigoureusement appliqués. Il en est de même à chaque carrefour, mais il ne voit personne. C’est une main invisible qui le frappe.
Il croise plusieurs de ses connaissances; il les reconnaît mais elles ne le reconnaissent pas; il veut leur parler, les sons s’arrêtent dans sa gorge, il ne peut articuler un seul mot. Et puis ces rencontres sont rares. Les chemins par où on le fait courir sont si déserts, si impraticables, que presque personne n’y passe. Gliauminot était valet chez les Vertbois. Un valet qui avait à lui parler alla le chercher à la grange de très bonne heure; il fut étonné de ne pas le trouver, mais il fut bien plus étonné encore quand, au bout d’un moment, il le vit arriver, brisé, éreinté, les mains ensanglantées et crotté jusque par-dessus la tête. – D’où arrives-tu ? lui dit-il. On dirait que tu viens de porter le varou !
– Eh bien!… tu me promets le secret ?
– Certainement.
– Eh bien! tu as deviné: je viens de porter le varou. Voilà ce que l’excommunication m’¢a valu.
Et j’en ai comme ça pour un mois jusqu’¢à la Chandeleur. N’en dis rien, surtout, il ne faut pas qu’on le sache. Mais toi, si tu me rencontrais, par hasard – il faut que ce soit par hasard -, sais-tu ce que tu devrais faire ?
– Oui, il faudrait sauter sur toi et te « faire du sang » entre les deux yeux.
– Si le sang coulait, ne füt-ce qu’une goutte, je serais délivré. Seulement il faudrait être très adroit. Si tu ne réussissais pas, ma peine serait doublée.
– Ah! ça, il paraît que vous êtes plusieurs à porter le varou, car voici ce qu’on m’a raconté pas plus tard qu’hier. Au carrefour qui est entre Gréville et Nacqueville, un domestique trouva, la semaine dernière, un habit de bure en bon état, il le prit. Mais la nuit d’après il fut réveillé par une voix qui lui ordonnait de reporter l’habit où il lavait trouvé. Il le reporta. Un homme qui l’attendait là lui dit: « Tu as bien fait de le rapporter, sans cela c’est toi qui aurais couru à ma place. »
– C’est qu’il avait eu trop chaud et qu’on lui avait permis d’ôter ses habits pour mieux courir. Au reste, si je suis coupable, je suis le moins coupable de tous, et il n’est pas juste que je sois puni tout seul.
– Tu sais donc le secret du Vaouferand ?
– Eh bien! oui. J’étais là, pas loin, j’ai tout vu, mais je n’ai pas osé, je n’oserais pas encore le dire. C’est toujours les pauvres qui souffrent des sottises des grands personnages. Ça me fait plaisir d’apprendre que d’autres que moi sont punis.
Le valet fit sa peine, assure-t-on, et ne dénonça personne, si bien qu’on n’a jamais su au juste quels furent les meurtriers de M. de Rikmè

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