Raconteurs d'histoires et éléphants maladroits

Texas flood

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Je me suis dit que j’allais arrêter d’écrire quelques temps, histoire de reposer un peu mon esprit et de me défaire de toutes ces idées aliénantes qui m’obsèdent et qui ces derniers jours m’ont empêché de dormir, parce que je suis comme ça – un peu comme tout le monde – ce qui me mine ou me déplaît m’empêche de dormir et plus le sommeil irrattrapable s’accumule, plus la perte de performance s’accroît à tout point de vue, alors pour tenter de garder les yeux ouverts et simuler un semblant de lucidité, un entrain qui me permettrait de ne pas sombrer et de continuer à marcher, je fais des plans, j’imagine de petites constructions, j’organise ma vie sous forme de tableaux desquels — je respire un coup — desquels j’extrais d’emblée toute forme de souffrance – une ataraxie positiviste, et… je me surprends, je l’avoue, à rebondir de façon spectaculaire, alors, oui, je m’en rends compte, je perds de cette énergie qui me traversait parfois, autrefois, avant ce mois de juin fracassant, mais je commence à en gagner, d’une toute autre forme, par ailleurs. Donc, après avoir suivi des pistes qui se sont révélées être des chemins trop compliqués, pour ne pas dire que ce sont des fausses pistes, je me suis aperçu que je cherchais quelque chose là où il n’y avait rien. Toute cette périphrase n’est destinée, au bout du compte, qu’à dire que je vais me remettre sérieusement à écrire — dans un seul but que je me suis avoué tout seul.

Je fais simplement une petite parenthèse à propos d’un livre sorti en octobre, écrit par Christian Salmon, Storytelling, un livre qui après la lecture de Servitude et Simulacre de Jordi Vidal, viendra brosser un tableau parfait que je livrerai en hommage à certaines personnes dignes du plus profond des mépris, un mépris dont il faut, comme le disait Chateaubriand, savoir être économe au vu du nombre de nécessiteux.

Bobine

Trees

Je ne sais plus qui disait que l’écriture d’un journal ou d’un roman ne peut provenir que de l’extraction du quotidien et qu’elle ne peut relater que le flux des jours dans leur continuité, comme une bobine de fil qu’on déroule lentement, fil sur lequel on trace des petits traits comme pour y marquer les événements de notre vie.
Je ne sais plus non plus qui disait qu’on peut faire énormément de mal en écrivant.
Pas plus que je ne me rappelle qui a dit que le désir de vengeance était quelque chose de mal et qu’il fallait l’enfouir au fond de soi pour le transformer en quelque chose de positif.
C’était peut-être moi.
Par contre, je me rappelle clairement qui a dit :

“Qui a dit que c’était mal de vouloir se venger ?”

La Parole d'Anaximandre

Cette nuit je me suis réveillé parce que mon fils m’appelait, il devait être quelque chose comme deux heures et de sa petite voix endormie, il m’a dit qu’il avait envie de faire pipi, alors j’ai allumé la lumière et je l’ai entendu descendre avec légèreté de son lit et nous nous sommes parlé – je lui ai demandé si tout allait bien, s’il se sentait bien – peur de la fièvre – et puis il m’a dit qu’il n’avait pas fermé la porte, je lui ai dit c’est pas grave, laisse tomber, non Papa, je vais la fermer quand-même et il est remonté dans son lit avec autant de légèreté et il s’est couché et m’a dit que je pouvais éteindre la lumière alors j’ai eu l’impression qu’il s’est rendormi comme une masse tandis que moi je me disais avec raison que j’avais bu trop de café et trop de thé aussi certainement et déjà je me sentais ne pas me rendormir et commencer à ruminer, je me disais que de toute façon, je ne me rendormirais pas tout de suite et j’en ai pris mon parti, alors j’ai ouvert les yeux en grand comme si je tentais de voir dans le noir quelque chose qui n’existait pas et je me suis mis à penser très fort à quelque chose auquel je pourrais penser sans forcément me forcer et immédiatement et naturellement, c’est à écrire que j’ai pensé, j’ai pensé à toutes ces choses qui criaient en moi et qui ne demandaient qu’à sortir d’une façon ou d’une autre, et au loin, j’entendais le chat qui miaulait, certainement parce que sa gamelle était vide et pendant quelques minutes, j’écoutais cette lamentation qui ressemblait au râle d’un animal blessé au coeur de la forêt – en me disant que je ne pouvais pas rester comme ça, le regard rivé au plafond dans une vague torpeur – la torpeur n’existe pas chez toi, c’est une illusion de ta conscience… – et les bras croisés sur la poitrine et je me suis alors dit que je ne pouvais rien faire d’autre que me lever, prendre un cahier et commencer à écrire ces flots de mots intangibles et incertains qui me vrillent les tempes et me donnent l’impression que le sang coulent trop fort et trop vite dans mes veines, mes veines bleues que je peux sentir palpiter avec méfiance sous ma peau, oui mais par quel bout commencer – on s’en fout, écris, c’est tout, il n’y a pas de “bout” dans ce contexte précis – et je commence à débiter ces phrases qui sonnent vachement bien, ouais, je sens quelque chose pointer le bout de son nez, je ne sais pas vraiment ce que c’est, un truc que je n’ai jamais rencontré, les conjectures aussi se pointent, elles arrivent, je pourrais presque les toucher du doigt et pendant ce temps-là, mon fils respire fort, à la limite du ronflement.
Bon.
Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, je ne sais pas moi, que je me décide à me lever pour me changer les idées, boire un coup, pas rester comme ça sans dormir, ça veut dire quoi hein, rien, voilà, alors je me suis dit que je pouvais peut-être lire un peu, nan, à mon avis c’est à cause de ce que j’ai lu que je n’arrive pas à dormir, j’ai reçu comme une dose d’ecstasy dans les veines, les yeux grands ouverts toujours rivés au plafond, bon, ce n’est pas grave tout ça en soi non, ça n’a pas de conséquence, au pire, je risquais quoi, être un peu vaseux le lendemain, traîner la savate au boulot, ouais, rien de fatidique, en fait, j’étais juste un peu angoissé, je pense, face à ce que je devais faire le lendemain, mais c’est le genre de chose qui ne m’inquiète pas plus que ça, j’apprends à composer avec les échéances.
Je me suis retourné en écoutant les râles de mon petit bout de chou, j’essayais de l’imaginer blotti contre moi comme la nuit dernière où il est venu se coller contre moi avec son petit pyjama de velours, tendre et innocemment vautré contre moi, les pieds coincés entre mes cuisses comme s’il recherchait le lieu le plus confortable du monde. Il s’est retourné d’un seul coup et je me suis pris trois ou quatre doigts dans l’oeil, que j’avais bien évidemment ouvert… Alors j’ai juste lancé un cri inhumain de bête sauvage qui venait de se prendre la patte dans un hâchoir à viande, et je pense que j’ai dû réveiller quelques mecs sur le point de s’endormir, quelque part dans une hutte sur les rives du Fleuve Yang-Tzé.

Les doigts dans la porte

Highway

Il fait lourd. Une énorme chape de béton au-dessus de la tête. D’un gris sombre et menaçant.
Je n’ai pas réussi à me plonger dans mon livre. Quelque chose me retenait. Une sombre pensée. Les vitres sales. Mal assis. L’esprit qui vagabonde. Lorsque je sors de la gare, quelques gouttes fines et sans conséquences me tombent dessus. Il fait chaud.
Je fais prendre le bain à mon fils et je m’assieds à côté de lui, mais je ne suis pas vraiment là. Je le regarde, ses petites joues roses et ses cheveux mouillés en bataille. Le menton posé dans le creux de la main, je regarde le carrelage derrière lui. Je ne pense plus. Fatigué. Continue reading “Les doigts dans la porte”

Delerm du temps

Delerm est une feignasse. Il écrit un livre de 94 pages tous les cinq ans. Le genre de livre qu’on ne met pas plus d’une semaine à écrire tant les pages sont aérées, traversées par d’immenses courants d’air typographiques. Aussi, je me dis que quand on ne fait que ça de sa vie, quand on a tout son temps pour écrire, peut-être peut-on se fouler un peu plus. Je m’étais mis dans l’idée de ne lire pendant une certaine période que des petits livres, voire des fascicules. M’en voilà revenu. Delerm est une feignasse, je répète, d’une flemme molle et d’une écriture qui l’est tout autant. C’est un livre sur les petits riens (Enregistrements pirates) sur tous ces signes qui font sens, volés à la vie du quotidien. C’est mou et sans difficulté, et sans beaucoup d’émotions non plus, rien n’accroche. Parfois, on éprouve un soubresaut, mais ça ne dure pas, ce n’est pas non plus une révolution. C’est dommage parce que ça commençait bien avec cette femme qui promène son chien, les mains dans les poches. Continue reading “Delerm du temps”

Voleur de rêves

Ils sont partout, trainent ça et là, les mots, les verbes, les adjectifs, volatiles et délétères, comme des songes posés sur des fils électriques après un long voyage, heureux d’être tout simplement.
Elles sont légions, légères, frivoles et tendres, colorées et pleines de significations, bavardes comme des pies, solitaires parfois, me font penser à des iris caressés par le vent, pliées comme des roseaux, des images et des photos à profusion.
Les odeurs qui s’en dégagent aussi.
Les sons me passent dessus, glissent sur moi.
D’autres choses “glissent comme un poisson vivant entre mes mains…”
Je badine, je papillonne, je vole entre les mots, j’écoute le vent au dehors et non, vous ne rêvez pas, je dérobe tout, je me repais de vos mots et de vos sensations. J’ai un travail mais mon métier est tout autre ; je suis un voleur de rêves…

Dos d'âne

Minuscules écrits autour de personnages d'un quotidien qui n'aurait pas de nom

1.

Deux femmes sont debout dans le couloir du RER. Elles parlent entre elles dans une langue qui me semble totalement inconnue. Elles ont une peau noire assez claire et un nez retroussé. Incapable de me concentrer, j’essaie de trouver une ressemblance avec une langue que je connais, mais au milieu du discours fluide, sont intercalés des mots français et des mots créoles qui rendent mon écoute difficile. Au bout d’un moment, après m’être imprégné de ce flux agréable, je me rends compte que c’est du portugais, mais pas n’importe lequel, un portugais du Brésil, doux et léger, pas râpeux comme peut l’être celui des campagnes portugaises. Je les regarde parler entre elles, apparemment de tout et de rien, la conversation a l’air moins passionnante que la musicalité avec laquelle elles s’expriment.

2.

Je la remarque tout de suite parce qu’elle parle fort dans son téléphone alors que le silence règne dans le train. C’est le genre de fille que la discrétion n’étouffe pas. On a vite fait de catégoriser les gens et celle-ci fait partie de l’espèce de plus en plus répandue de Petassus Maximus, ça se voit tout de suite. Elle porte sur elle un morceau de tissu informe rayé noir et or qui lui va du bas des épaules au haut des genoux qui n’arrête pas de découvrir ses épaules, ce qui est certainement l’effet recherché. Gloss sur les lèvres, lunettes de soleil teintée, bagues énormes, elle est toute jeune et déjà complètement envasée dans le monde de l’apparence. Je ne retiendrai qu’une seule chose d’elle, son parfum doux que j’ai pu sentir malgré la distance. Un parfum reconnaissable puisque j’ai déjà pu le sentir des dizaines de fois.

3.

Train de 8h11. Sur le quai du train, elle ne peut qu’attirer les regards. Elle porte un pantalon court qui s’arrête sous le genou, fait d’une étoffe lisse et luisante comme le satin. Légèrement évasé à partir du genou, il enveloppe ses fesses avec magnificence, dans une courbe parfaite, laissant deviner des formes généreuses qu’elle doit savoir agréables au regard. Un jour, j’ai dit à une femme concernée par mes dires que j’adorais les femmes qui épousaient parfaitement leur pantalon. C’est exactement le cas. Lorsque de profil, je regarde avec envie ce magnifique fessier, je peux deviner la courbe de sa cuisse, ses fesses bombées et relevées, et de face, l’étoffe serrée peut même laisser deviner le dessin délicat de ses lèvres. Décidément trop absorbé par cette vision heureuse, je délaisse son visage que je trouve quelconque et sans intérêt. Certaines femmes ne sont parfois qu’en partie désirables.

Un homme qui dort

Tu te lèves le matin avec la tête dans le pâté en te demandant si ce n’est pas ce genre de journée où tu ferais mieux de rester couché parce que décidément une bonne journée ne peut pas commencer avec un léger mal de crâne et l’impression qu’on ne va jamais émerger, mais finalement, tout est calme, il fait beau temps, le vent ne souffle pas, et aucun nuage ne vient encombrer l’horizon, et puis tu te sens reposé, la nuit précédente nuit sans sommeil gommée d’un coup d’un seul, pfiout, partie, envolée, ça va bien, tu te regardes dans le miroir pour une fois, et tu regardes ta peau que tu viens de raser, une peau lisse, agréable au toucher et puis tu ne te trouves pas trop mal dans le reflet, c’est tout toi, charmant et calme, il faut bien l’avouer, les tourments de côté, pour une fois, on peut bien se permettre ça de temps en temps, et oh surprise, tu as de l’argent sur ton compte, alors ouf, ouais, ça, ça fait du bien, c’est pas si souvent, la voix de Tamara dans les oreilles, tu vas rendre un livre à la bibliothèque et malgré le fait que tu aies trois bonnes semaines de retard parce que tu l’avais oublié sur ta table de nuit, la bibliothécaire ne dit rien, elle peut te passer ça pour cette fois, et puis elle est contente que tu fasses amende honorable, bonne attitude, et en passant, tu rends son sourire à Claire qui enregistre les livres d’un air désinvolte, et puis tu reprends ta voiture – tu te rendras compte plus tard que tu as oublié de passer au garage pour prendre ton bouchon d’huile, mais c’est pas bien grave – et tu prends des photos, one shot, ça va tout seul, tu es à l’affût, prêt à dégainer, les photos se prennent toutes seules, des photos que tu n’auras pas besoin de retoucher, sur la route, ta tête est vide, tu ne penses à rien, tes emmerdes de côté, une mise entre parenthèses passagère histoire de reprendre ton souffle et tu passes quelques minutes à tenter de reconstruire savamment le souvenir de celle qui t’a fait croire que tu pourrais un jour être heureux, et tout s’effondre comme un château de sable renversé par les flots, alors oui, bien sûr, tu n’en mourras pas, on ne meurt pas de ces choses là, mais quand même, tu traînes avec toi un sacré bagage et tu te dis que tu n’as pas de bol, en fait non, tu te dis que tu vas en souffrir pendant pas mal de temps, parce que ces choses que tu n’as pas vécues, tu les traîneras avec toi toute ta vie en sachant que tu es passé à côté, et ça fera mal autant que ça t’a fait mal le premier jour, tu vas morfler mon gars, cette souffrance là, tu vas la porter vissée sur ta gueule pendant pas mal de temps, et puis tu te demandes si tu ne l’as pas cherché, si ce n’est pas toi qui as provoqué la tempête, et les minutes passent sur l’autoroute, tu t’engouffres sous terre, tu vas errer dans les rayons d’une libraire et tu vas craquer pour un livre rare d’Anne-Marie Schwarzenbach, un autre de Nicolas Bouvier et pourquoi pas quelque chose d’un peu plus anglais, plus léger, qu’en sais-tu, tu vas regarder les maillots de bain, mais rien ne te plait, alors tu vas acheter de la bouffe à emporter pour croquer un morceau assis à l’ombre sur l’esplanade, caché derrière tes lunettes noires, un souffle frais venant de temps en temps de la gauche, un courant d’air frais sur la droite, tu te laisserais bien aller à piquer un roupillon sur les dalles de béton, et tu te fous un peu de l’heure qu’il est parce qu’après tout, ça fait bien cinq jours que tu bosses sur le même bilan, dix-huit tableaux croisés remplis de chiffres que tu ne comprends même plus tellement tu as eu les yeux rivés dessus et tu te demandes où se trouve la faille, à quel moment tu as merdé, et tu n’en as pas dormi parce que tu demandais à quel moment tu allais bien pouvoir t’en sortir et passer à autre chose, alors tu ne regardes pas l’heure et tu profites de l’air ambiant, simple et naturel, tu te demandes pourquoi tout te semble si beau et que tu te sens si bien, mais surtout tu évites de te laisser bercer parce que tu te demandes à quel moment ça va basculer et pourquoi ça va finir par mal se passer… Tu te poses la question, jusqu’au moment où tu t’endormiras, au terme d’une journée bien remplie.

Photo © Ptrob59