Hier soir, jeudi.
Je ferme ma messagerie instantanée.
Je ferme ma boîte mail. Mets mon téléphone sur messagerie vocale. Mieux comme ça.
Je ferme les écoutilles. Je suis parti. Ereinté, usé, vieilli en peu de temps.
Sorti mon livre posé sur les genoux, un pied sur la banquette d’en face, je m’en fous. Je dois avoir l’air ridicule, pantelant, mon livre pendant dans le vide.
Je m’endors au soleil derrière la vitre. Je tombe de soleil, pas une seule bonne nuit complète depuis un bon mois. Je ne sais pas ce qui se passe. Peut-être un pur hasard.
J’ai suivi en sortant du train cette femme aux épaules découvertes, les fines bretelles de son soutien-gorge noir sur une peau bronzée, couverte d’un fin duvet presque transparent. Des cheveux châtains bien coupés, un nez légèrement retroussé, je l’ai suivie pour m’enivrer de son parfum sucré.
A l’arrêt du bus, un couple d’Indiens avec leur petite fille. Lui porte les cheveux mi-longs, ondulés. Pas très grand, il a un charme fou, un air de Khadafi dans ses jeunes années. Elle porte un sari jaune canari sur un saroual assorti, des sandales laissant voir des bagues aux orteils, sa peau est presque noire ; un cou annelé superbe, sa petite fille lui ressemble terriblement, porte les cheveux courts, retenus sur le haut du crâne par une petite barrette ; elle rit de toute ses dents en tendant à son père les quatre portraits du photomaton qu’elle vient certainement de faire. Ils sont beaux tous les trois et arrivent à m’arracher un sourire.
J’arrive chez moi, il n’y a personne.
Il fait calme. Toutes les fenêtres sont fermées.
Il fait une chaleur sourde et trompeuse.
J’ouvre les fenêtres, ferme les yeux, éteins mon portable, exècre mon ordinateur.
Je nourris la race féline, à grand renfort de croquettes dont la fine poussière odorante s’infiltre sous les ongles. J’attrape la boîte de Pims et je file aux toilettes, m’assois sur le trône en dévorant les quelques biscuits restant dans le paquet en dépliant les pages de la Rubrique à brac de Gotlib ; un cliché. Lire Gotlib aux toilettes.
Parfois je dis merde au monde. Parfois, je ne suis plus là, je me cache, je pratique la soustraction.
Excuse-moi, je dois raccrocher. Il faut que je ferme le rideau. Je m’endors, j’ai envie de vomir. Mes doigts sentent la nectarine, ou bien alors la fraise. Je pense à l’ailleurs, à l’autre lieu, à ceux et celles qui sont autres, là-bas, qui m’attendent ou pas. Le plus étonnant est cette constante répétition des affects et des situations.
Le temps me pèse, l’automne succèdera à l’été et alors, alors on verra.
Il y a toujours une belle femme qui habite dans ce coin-là. Je biffe mes textes, j’arrache des pages et des pages, je ne retiens plus rien que l’essentiel. Il est temps que je lâche prise, regarde ma peau, regarde mes yeux qui n’arrivent plus à pleurer. Je ne dis rien, je n’ai aucune animosité, je ne fais que continuer mon bonhomme de chemin à l’abri des autres.
Parfois même je me prends les pieds dans le tapis.
Il est temps pour moi de prendre le large. Demain, je pars. Dans une autre époque, on m’aurait dit « Bon vent, voyageur » même si ces mots sont ceux de la rupture. Tu te souviens ? On s’est retrouvés depuis ce temps, pas complètement, mais on s’est retrouvés.
Je ne prendrai pas encore la mer, mais je prendrai les voies de terre. J’emporte dans ma besace Cent vues du mont Fuji de Dazai Osamu, Les belles endormies de Kawabata Yasunari que je n’ai pas encore terminé, L’apprenti sorcier de Tahir Shah, Le cap, de Nakagami, L’inde sans les Anglais de Pierre Loti, Le vide et le plein et également Le poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, à ne lire que s’il fait très chaud. On ne sait jamais, il ne faut pas être à cours.
Si tu savais — je passe mes messages en filigrane — comme je suis épuisé, je ne peux même plus réfléchir sereinement. A l’heure qu’il est, j’ai les yeux injectés de sang, ils me brûlent, les nerfs à fleur de peau, prêt à partir dans tous les sens (du terme). Mes affaires sont prêtes, je suis sur le qui-vive et à présent, je risque d’aller me coucher grelotant, des frissons dus à la touffeur, passablement serein, même si un tas de choses s’entrechoquent comme des électrons, des pollutions idiotes.
Demain, je serai encore un peu présent, mais après il ne faudra plus compter sur moi.
D’ici la fin du mois, je ne serais peut-être plus là, ou alors d’ici septembre, je ne paierais peut-être pas mon droit d’être là. Pour ce que j’y fais, de toute façon… En tout cas, j’y réfléchirais à deux fois, je ne compte plus m’embarrasser de l’inutile et je me dis que beaucoup de choses peuvent se trouver ailleurs que là où on les cherche.
J’oublie parfois de dire “je t’aime”. Parfois, j’aimerais plus aimer. Parfois j’aimerais aimer tout simplement, mais j’ai encore du chemin à faire. Des efforts aussi. Et puis il faudra que je songe aussi un jour à être un peu plus humain.
Je te laisse et je ne me retournerai pas pour agiter la main, je déteste les adieux, et même les au-revoir, on finira toujours par se revoir, ou alors je pleurerai bêtement ta perte en me morfondant. Une fois de plus. Et puis je ne suis jamais vraiment seul, à défaut d’aimer être un solitaire.
La vie ressemble à tant d’autres vies déjà vécues.