Lenz – Georg Büchner

Photo © Giorgio Raffaelli

Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grises, étendues vertes, rochers, sapins. L’air était trempé et froid ; l’eau ruisselait le long des rochers et sautait en travers du chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’atmosphère humide. Des nuages passaient dans le ciel, mais tout était d’une densité… puis le brouillard montait, vapeur humide et lourde qui s’insinuait dans l’épaisseur des fourrés, si molle, si flasque.

Lenz est un personnage étrange que j’ai eu l’occasion de rencontrer sous la plume de Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe. N’ayant pour habitude de lire des auteurs allemands, je me suis demandé quelle vision déformée je pourrais avoir de cette nouvelle incroyablement riche, écrite pas Georg Büchner d’après une lettre de Johann Friedrich Oberlin, dans laquelle on découvre l’errance d’un jeune homme (Jakob Michael Reinhold Lenz) perdu dans la forêt humide et froide des abords de la frontière franco-allemande. Le récit est, on le sent clairement, écrit d’un seul tenant et m’a laissé sceptique et froid, malgré d’évidentes qualités littéraires.
Finalement, c’est dans la note de Jean-Pierre Lefebvre que je trouve une explication à ce texte à la fois beau et glacial comme une bourrasque de vent neigeux.

L’essentiel demeure cependant l’irruption. Celle d’un homme un beau jour quelque part chez un autre. L’événement du 20 janvier. La date-schibboleth. L’événement qui souvent se présente dans la bouche de l’insensé, ou l’énigme de l’absurde. Les mots de l’insensé comme la majesté de l’absurde doivent être recueillis dans la transparence réelle qu’octroie parfois la nature. Sans fanfreluches poétisantes. Dans cette montagne aride et rude, les toponymes eux-mêmes en disent souvent la rupture, se terminent par bruch, bach, rupt

Le paquet-message de Kipling

A l’affût de toute anecdote concernant ceux du Cercle (du récit qui donne un beau visage), que ce soit Borges ou Kipling, j’ai trouvé ces mots ce matin, dans l’Histoire de la lecture d’Alberto Manguel.

Alors qu’il m’écoutait lire un poème de Kipling, “Bisesa” (dans L’homme qui voulut être roi), Borges m’interrompit après une scène où une veuve hindoue envoie à son amant un message composé de plusieurs objets emballés ensemble. Il en souligna la justesse poétique et se demanda à haute voix si Kipling avait inventé ce langage concret et cependant symbolique.

India WomanPhoto © Mirjam Letsch

Un numéro renvoyait à une note en fin d’ouvrage :

A l’époque, ni Borges ni moi ne savions que le “paquet-message” de Kipling n’était pas une invention. D’après Ignace J. Gelb (The History of Writing, Chicago, 1952), au Turkestan oriental, une jeune femme envoya à son amant un message consistant en une poignée de thé, une feuille d’herbe, un fruit rouge, un abricot sec, un morceau de charbon, une fleur, un morceau de sucre, une aile de faucon et une noix. Le message signifiait : “Je ne peux plus boire de thé, je suis aussi pâle que l’herbe sans toi, je rougis quand je pense à toi, mon cœur brûle comme le charbon, ta beauté est celle d’une fleur, ta douceur celle du sucre, mais ton cœur est-il de pierre ? Je volerais vers toi si j’avais des ailes, je suis à toi telle une noix dans ta main.”

Un peu plus loin, une citation que je ne peux laisser passer, d’Ezechiel Martínez Estrada :

Lire est une des formes les plus délicates de l’adultère.

Vous aurez de mes nouvelles (Jean-Paul Dubois)

Portmeirion beach – Photo © Ken Douglas

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Le gardien me tendit un bol de café, j’en avalai une gorgée brûlante et, après avoir remercié le vieil homme, j’allais me recoucher. Tout allait peut-être se passer plus vite que je ne l’avais pensé. J’avais compté sans Adams. Grâce à lui, le temps qui me restait me paraîtrait moins long. Dans l’après-midi, alors que je marchais sur la plage, je remarquais que mes empreintes sur le sable étaient très légères. Cela n’avait rien à voir avec mon poids ou ma façon de marcher. Non, cela tenait à ma façon de vivre, d’effleurer l’existence. J’étais quelqu’un qui ne laissait pas de traces. Quelqu’un qui laissait les choses lisses.
” Prends soin de toi “

Autrefois séduit par l’Amérique m’inquiète et récemment par Vous plaisantez Monsieur Tanner, j’ai réitéré avec succès l’expérience Jean-Paul Dubois. Malgré un nom purement passe-partout, Dubois est un écrivain que j’affectionne particulièrement car beaucoup de choses dans son écriture ne sont pas typiquement de tradition française. Il est de ceux qui écrivent avec l’accent américain, comme d’autres parlent le français avec l’accent québécois. Ses nouvelles, pour la plupart, sont écrites avec du ketchup et de la sauce barbecue, en disent peu mais avec la justesse et la précision laconique des grands auteurs américains, jusqu’au décor, transposable n’importe où, de manière intemporelle, que ce soit sur une plage du Pacifique, dans le désert du Nevada ou bien dans une chambre de bonne parisienne. Un ton juste, des situations improbables, drôles à l’excès mais renfermant toujours une dimension dramatique, et comme dans Vous plaisantez Monsieur Tanner, sous la légèreté de ton, on y décèle une incroyable solitude, celles des hommes seuls qui ne se satisfont pas de leur sort. A lire de toute urgence.

Je crois que je rêvais de quelque chose d’agréable, quelque chose qui n’avait rien à voir avec ma vie. Et puis je me suis réveillé. En écartant les rideaux, je me demandais comment se passaient les choses dans l’immeuble d’en face. Si les types y arrivaient à chaque fois. Si leur femme éprouvaient vraiment du plaisir. Le téléphone a sonné, il était presque midi.
– Je voudrais prendre le reste de mes affaires.
Les Fourmis

Reliquât

Je me suis aperçu qu’il me restait encore quelques pages à lire.
Je n’avais pas tout à fait terminé Lolita.
C’est étrange de se rendre compte, quelques jours après que l’œuvre est inachevée dans sa lecture.
Elles ont été oubliées, elles n’ont pas été lues, ces dernières pages.

Lo

Photo © Monica Semergiu

Quelquefois… Allons Bert, combien de fois ? Pouvez-vous vous rappeler quatre ou cinq de ces occasions, davantage peut-être ? Ou bien aucun cœur humain n’aurait-il pu survivre à deux ou trois ? Quelquefois (je n’ai rien à dire en réponse à votre question), tandis que Lolita faisait ses devoirs à la va-vite en suçant un crayon, paresseusement assise en travers d’une chauffeuse les deux jambes par-dessus l’accoudoir, je me départais de toute ma retenue professorale, balayais toutes nos querelles, oubliais toute ma fierté masculine – et rampais littéralement sur les genoux jusqu’à ton fauteuil, ma chère Lolita ! Tu me jetais un drôle de regard – qui ressemblait à un point d’interrogation gris et velu : «Oh, non, encore» (incrédulité, exaspération) ; car tu ne daignais jamais admettre que je puisse, sans nourrir quelques desseins spécifiques, désirer enfouir mon visage dans ta jupe écossaise, ma doucette ! La fragilité de tes charmants bras nus – comme je brûlais de les enlacer, tels quatre membres adorables et limpides, ma pouliche ployée, et de prendre ta tête entre mes mains indignes, d’étirer la peau de tes temps en arrière des deux côtés, de baisers tes yeux bridés, et – «De grâââce, fiche-moi la paix». Je me relevais alors et tu me suivais du regard, tordant délibérément ton petit visage pour singer mon tic nerveux. Mais qu’importe, qu’importe, je ne suis qu’une brute, qu’importe, poursuivons mon misérable récit.

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Lolita, de Vladimir Nabokov, est un roman phare, un de ces monuments de la littérature dont on connait l’existence, dont on pense connaitre les grandes lignes si on ne l’a pas lu et dont on ne ressort pas indemne après l’avoir lu – moment où l’on se rend compte que tout ce que pouvait penser ou imaginer sur cette histoire est éloigné de la réalité. Lolita, c’est une histoire qui se découpe sur des strates différentes, qui se lit sur plusieurs niveaux.

Le personnage de Humbert Humbert, incarné à l’écran dans le film de Stanley Kubrick par un James Mason magnifique, a cette faculté d’être montré à la fois comme un satyre pédonévrosé – comme il se décrit lui-même – et comme une victime d’une petite garce nommé Dolores Haze, jeune nymphette troublante et consentante qui lui mettra les nerfs à rude épreuve. Tout au long de l’histoire, on assiste à sa lente dégradation au contact de la provocante jeune fille (lorsqu’ils se rencontrent, elle n’a que douze ans), l’érosion d’un homme mûr et sûr de lui, hautain, pratiquant un français impeccable dont le texte est émaillé, jusqu’à sa fin, sa perte, son amour perdu, sa grande frustration, et le meurtre… Il faudra attendre de longues pages, au travers d’une incompréhensible errance américaine pour comprendre à quelle point celle qu’on imagine en victime est en fait un démon manipulateur. Lolita n’est pas un livre sur lequel on peut dire plus.

Abordant le thème de la pédophilie et de l’inceste, le livre a failli ne jamais être publié, et malgré ses efforts, Nabokov finit par trouver une aide précieuse dans la personne de Maurice Girodias qui prit le risque de publier le sulfureux ouvrage pour la première fois en France – et fut frappé de plein fouet par la censure dès sa sortie en 1955. Ce n’est qu’en 1958 qu’il sortira aux Etats-Unis, et atteindra 50 millions de ventes ; une curiosité.

Le décalage horaire d'Olivier Barrot

Olivier Barrot

Monsieur Olivier Barrot, c’est une personne profondément respectable qui sous ses allures discrètes, vêtu d’un costume de tweed sobre et élégant, cache une érudition profonde et sélective, qu’il fait passer avec passion dans l’émission Un livre, un jour qu’il produit depuis 1991. Admirateur de Valery Larbaud, il est également l’auteur d’une vingtaine de livres dont le charmant Décalage Horaire, une ode au voyage sous une forme qu’il est rare de voir encensée.

Olivier Barrot voyage en avion, et aime l’idée de faire trois fois le tour du monde en moins de six mois, de poser le pied par terre puis de repartir, l’important, dit-il, étant d’être ailleurs. Une autre façon de voyager, des sauts de puces provoquant un soudain dépaysement en ayant la sensation parfois enivrante de souffrir de la fatigue du jet lag
Le décalage horaire c’est également voyager avec des livres, de vieilles éditions qui l’accompagnent comme d’anciens compagnons de fortune, dans un mouvement qu’il rapproche des deux œuvres majeures d’Homère, L’Illiade et L’Odyssée, deux piliers d’une même architecture ouvrant les portes du temps et de la notion d’espace.

J’ai bien aimé à Gülüfsan, « le pays des fleurs », le bistrot du marché, les brochettes de mouton, la salade de concombre et d’oignons, la bière locale pression. Les serveuses en jean, comme à Londres ou à Paris, arborent un tee-shirt explicite : « Coca-Cola Turkménistan. »

Son voyage à lui, ce sont des petites touches d’humanité, des moments fugaces de différences ou de similitudes, un monde de couleurs chatoyantes et suaves.
Et citant une vieille dame agréablement parfumée de Shalimar de Guerlain, qu’il connaît et qu’il respecte énormément, il réussit même à la faire mentir sur la notion même de voyage…

En date du 21 septembre 1927, Hélène Hoppenot écrit dans son journal : « Un voyage si court n’est que la parodie d’un vrai voyage. Ne plus s’occuper de rien, osciller entre le ciel et la mer, voilà le vrai bonheur. »

Extrêmement expressionniste et incroyablement corps

Je me suis lancé un peu par hasard dans la lecture de ce livre (Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer), dont il faut dire que la couverture, aux éditions Points Seuil, est foncièrement laide et peu attractive. Pourtant, sans connaître l’auteur, mais simplement sur ouï-dire, j’ai eu envie de le lire. La quatrième de couverture ne m’a pas attiré plus que ça non plus. L’histoire d’un petit garçon de 9 ans, surdoué, passionné de l’œuvre de Stephen Hawking et des Beatles et dont le père est décédé dans les attentats du 11 septembre 2001, l’histoire avait tout pour me rebuter et me faire reposer le livre si on ne m’en avait pas parlé. L’auteur lui-même est énervant. Jeune, bardé de diplômes, pressenti comme étant une étoile montante de la littérature, c’est typiquement le profil du type qui tape sur le système.
J’y suis donc allé avec une certaine méfiance, à tâtons, comme lorsqu’on goûte un gratin de choux de Bruxelles et ce que j’y ai découvert m’a vraiment surpris. L’histoire, le fil de l’histoire ne m’a pas plus accroché que ça, je veux dire que je ne m’y suis pas attardé, quelque chose m’a fait manqué l’intérêt que j’aurais pu y trouver, si tant est toutefois qu’il y en ait vraiment un.
Non, ce que j’ai trouvé dans ce livre, à part des illustrations du texte sous forme de photos, des caprices typographiques pas toujours justifiés à mon goût (il paraît que dans l’édition brochée, les noms des personnages ainsi que le nom des couleurs étaient imprimés en couleur – j’y ai échappé, Dieu soit loué, comme le poulet), des pages blanches, des pages noircies, tout un ensemble de surprises qui, disons-le carrément, donnent parfois l’impression d’un remplissage, ce que j’y ai trouvé c’est un expressionnisme de l’écriture[1].

collier de perles

Tu veux quelque chose en particulier ? a-t-il demandé sur mon bras.
Je veux tout en particulier, ai-je dit.
Des magazines d’art?
Oui.
Des magazines de nature ?
Oui.
Politiques ?
Oui.
Autre chose ?
Oui.
Je lui dis de prendre une valise pour pouvoir rapporter un exemplaire de chaque genre.
Je voulais qu’il puisse emporter ses affaires.
Dans mon rêve, le printemps suivait l’été, qui suivait l’automne, qui suivait l’hiver, qui suivait le printemps. Je lui ai préparé un petit déjeuner. Je me suis efforcée qu’il soit délicieux. Je voulais qu’il ait de bons souvenirs, de sorte qu’il revienne peut-être un jour. Ou au moins que je lui manque.
J’ai essuyé le bord de l’assiette avant de la lui donner. Je lui ai étalé la serviette sur les genoux. Il n’a rien dit. Quand l’heure est venue, je suis descendue avec lui.
Il n’y avait rien sur quoi écrire, alors il écrivit sur moi.

Les personnages sont d’une profondeur excessive mais nécessaire à la tension que l’auteur semble vouloir faire passer pour tendre son histoire, même si le petit Oskar est profondément agaçant, malgré son mal-être et sa fausse candeur ; c’est typiquement le genre de môme à qui on a envie de donner des gifles. Sa mère, effacée, toute en relief, oscillant entre les pleurs et robustesse reste finalement un personnage d’arrière-plan qui laisse peu de traces. En revanche, deux personnes se démarquent nettement dans des échanges de lettres, dans des mots incroyablement forts, charnels et brutaux. Tout d’abord, la grand-mère d’Oskar, que finalement on voit assez peu intervenir dans le cours de l’histoire, puis le Locataire, un personnage vigoureux, manipulant la terre et ne parlant pas, aux mots Oui et Non tatoués dans les paumes des mains. Ces deux spectres du passé sont comme des liaisons avec le présent et le futur, d’une tension, d’une profondeur rarement exprimée dans un livre et j’ai tout de suite ramené cette sensation à celle que l’on éprouve face à la peinture expressionniste.
Il y a aussi dans ce livre un rapport au corps et à l’écriture qui ne m’a pas échappé. Les thématiques de l’écriture, de la chair, de l’écriture dans (et de) la chair y sont fortement représentés, bien que sous-jacents, dans des accents qui rappellent la pensée du de chiasme tactile, du touchant et du touché de Merleau-Ponty.

Certains livres laissent pantois car leur histoire est forte. Ici, on sait d’emblée que tout sera distendu par un contexte dramatique, aux traits forcés, et au sortir de la lecture, au demeurant relativement facile, on finit épuisé par tant d’émotions et d’intensité, le tout encapsulé dans une écriture à la puissance rare.
Je pensais n’avoir pas grand-chose à dire de ce livre, mais finalement, j’en tire une grande satisfaction, même si je sais, ou je me doute, que j’aurais certainement du mal à retrouver une telle illusion.

Notes:
[1] L’expressionnisme est la projection d’une subjectivité qui tend à déformer la réalité pour inspirer au spectateur une réaction émotionnelle. Les représentations sont souvent basées sur des visions angoissantes, déformant et stylisant la réalité pour atteindre la plus grande intensité expressive. Celles-ci sont le reflet de la vision pessimiste que les expressionnistes ont de leur époque, hantée par la menace de la Première Guerre mondiale. Les œuvres expressionnistes mettent souvent en scène des symboles, influencées par la psychanalyse naissante et les recherches du symbolisme. (Source Wikipédia)

La merveilleuse histoire du général Johann August Suter (L'Or, Blaise Cendrars)

Burnished GoldPhoto © Rexton

Je copie le chapitre suivant dans un gros cahier à couverture en parchemin qui porte des traces de feu. L’encre a pâli, le papier a jauni, l’orthographe est peu sûre, l’écriture, pleine de paragraphes et de queues compliquées, est difficile à déchiffrer, la langue est pleine d’idiotismes, de termes de dialecte bâlois, d’amerenglish. Si la main, d’une gaucherie attendrissante, a souvent hésité, le récit suit son cours, simplement, bêtement. L’homme qui la trace n’a pas une plainte. Il se borne à raconter les événements, à énumérer les faits tels qu’ils se sont passés. Il reste toujours en deçà de la réalité.

Lire les classiques de la littérature n’a jamais été mon fort et même si plusieurs fois, j’ai vu passer sur des listes de lecture le nom très court de ce roman de Blaise Cendrars, L’Or, je n’avais jamais franchi le pas, reléguant le célèbre manchot aux rayons poussiéreux des bibliothèques, à tort. Continue reading “La merveilleuse histoire du général Johann August Suter (L'Or, Blaise Cendrars)”

Raconteurs d'histoires et éléphants maladroits

Texas flood

[audio:http://theswedishparrot.com/xool/elephant.xol]

Je me suis dit que j’allais arrêter d’écrire quelques temps, histoire de reposer un peu mon esprit et de me défaire de toutes ces idées aliénantes qui m’obsèdent et qui ces derniers jours m’ont empêché de dormir, parce que je suis comme ça – un peu comme tout le monde – ce qui me mine ou me déplaît m’empêche de dormir et plus le sommeil irrattrapable s’accumule, plus la perte de performance s’accroît à tout point de vue, alors pour tenter de garder les yeux ouverts et simuler un semblant de lucidité, un entrain qui me permettrait de ne pas sombrer et de continuer à marcher, je fais des plans, j’imagine de petites constructions, j’organise ma vie sous forme de tableaux desquels — je respire un coup — desquels j’extrais d’emblée toute forme de souffrance – une ataraxie positiviste, et… je me surprends, je l’avoue, à rebondir de façon spectaculaire, alors, oui, je m’en rends compte, je perds de cette énergie qui me traversait parfois, autrefois, avant ce mois de juin fracassant, mais je commence à en gagner, d’une toute autre forme, par ailleurs. Donc, après avoir suivi des pistes qui se sont révélées être des chemins trop compliqués, pour ne pas dire que ce sont des fausses pistes, je me suis aperçu que je cherchais quelque chose là où il n’y avait rien. Toute cette périphrase n’est destinée, au bout du compte, qu’à dire que je vais me remettre sérieusement à écrire — dans un seul but que je me suis avoué tout seul.

Je fais simplement une petite parenthèse à propos d’un livre sorti en octobre, écrit par Christian Salmon, Storytelling, un livre qui après la lecture de Servitude et Simulacre de Jordi Vidal, viendra brosser un tableau parfait que je livrerai en hommage à certaines personnes dignes du plus profond des mépris, un mépris dont il faut, comme le disait Chateaubriand, savoir être économe au vu du nombre de nécessiteux.

Jones & Laughlin

Bibliothèque François Miterrand

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[…] Puis on nous initia aux secrets de l’élément en fusion. Le spectacle était à couper le souffle : malgré une technique parfaite et bien rodée, nous avions l’impression que les choses se passaient de façon aussi primitives que dans les forges de Wieland. Coke, pierre à chaux et fonte brute cuisent dans des fours ouverts, on nettoie ce mélange avec de grands jets d’air comprimé qui répandent de formidables gerbes d’étincelles dans tout l’atelier. Puis le four bascule et l’acier liquide coule en un flot aussi clair que de l’eau dans un énorme chaudron. Derrière un parapet, nous observions les hommes près de nous : vêtus de combinaisons d’amiante, les yeux protégés par des verres bleutés, ils se précipitaient vers l’avant et jetaient des pelletés de minerai de manganèse dans ce mélange incroyablement bouillonnant. Une grue approcha, souleva le chaudron vers les moules et les remplit de ce métal en fusion qui, comprimé en lingots, fut plongé encore tout incandescent dans des bains puis lancé dans une rigole. Un lingot rougeâtre fut catapulté à travers d’immenses ateliers, sais par d’énormes pinces, laminé, relancé, tel un serpent incandescent, et quand il arriva au bout de la rigole les ouvriers l’attrapèrent et le découpèrent en rubans d’acier plus facile à manipuler.
La visite de l’usine dura quatre heures. A la fournaise succédait le vent glacial de janvier qui pénétrait dans les ateliers grands ouverts, la blancheur aveuglante des fours alternait avec la lumière violette de l’atelier de l’étain, le sifflement assourdissant des flammes avec le bruit régulier et agaçant des machines spécialisées, l’odeur du charbon et de souffre avec celle des bains chimiques où l’acier est nettoyé et amalgamé.
Au crépuscule, une foule d’ouvriers quittèrent l’usine en même temps que nous, d’autres arrivaient en masse pour l’équipe de nuit. Les policiers armés contrôlaient leurs papiers.

Anne-Marie Schwarzenbach
Loin de New-York