Suite et fin soupçonneuse des Notes triviales prises au fur et à mesure des jours pour tromper l’ennui et faire un peu semblant.
Il n’y a rien, sinon lui-même, qui puisse empêcher un être vivant de noircir du papier. Si vous en avez réellement le désir, vous irez jusqu’au bout. Refus et sarcasmes vous fortifieront. Plus on vous mettra de bâtons dans les roues, plus votre volonté s’endurcira, à l’image de l’eau bouillonnante qui emporte les digues. Quant aux échecs, ne vous en souciez pas ; ils égayeront vos doigts de pieds pendant que vous dormirez ; ils injecteront votre regard et vous permettront de tutoyer la Mort. Vous mourrez en hérétique, et l’on célèbrera votre gloire en enfer. Les mots portent chance. Fréquentez-les, crachez-les. Soyez le bouffon du royaume des Ténèbres. C’est crevant. Vraiment crevant. Et hop, on attaque un autre paragraphe…
Charles Bukowski, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du navire
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C’est sur ces mots qu’à son tour, il a voulu quitter le navire. Sauter par-dessus bord, en se posant la question de savoir ce qu’il allait faire par la suite. Bien. Ça c’est une chose.
Un matin de grève improvisée – le temps froid et venteux d’un hiver qui ne se décide pas à s’installer, ou à repartir, la pluie tombant par rafales comme de minuscules aiguillons sur le quai goudronné – il pouvait y voir le reflet de l’immeuble en construction, derrière l’ancien passage à niveau et les zébrures de lumière dans le petit matin décroissant, la danse des feux des voitures amassées les unes derrières les autres déposant tous les cinq mètres une femme pomponnée et toute fraîche du matin.
Le moniteur qui affiche ordinairement les horaires des trains et les gares desservies est éteint, ou en panne, ça arrive souvent, et il n’y avait personne derrière le guichet – le guichet automatique n’acceptait pas les pièces alors il s’est envolé par dessus les barrières et s’est retrouvé là à attendre avec une foule anormale un train qui ne semblait pas vouloir respecter son horaire.
Lorsqu’enfin celui-ci est arrivé, il était plus court que d’habitude et déjà plein. Tous les sièges étaient occupés, alors il a attendu que tout le monde s’engouffre à l’intérieur et s’est placé dans le petit recoin qui ne laisse la place que pour les pieds, entre la porte et la première marche de l’escalier qui va vers l’étage supérieur – certain dans ce sens de ne pouvoir être acculé dans des endroits farfelus lorsque la foule allait commencer à affluer lors des arrêts aux gares d’après.
Photo © Stuck in Customs
Ah oui ! Et puis il y avait la mer, son irrépressible besoin de mer, de la voir et de la sentir, de la sentir couler entre ses doigts de pieds avec le soleil en face qui se couche sur une petite plage normande. Pas grand chose en somme. Moi je le connais bien et je sais qu’il avait envie que ce soit clair dans son esprit et que s’éloigner un peu de la ville pouvait l’aider à poursuivre, calmement et loin du vacarme de sa vie.
Pas grand-chose hein, pas de quoi s’inquiéter.
Il lisait un livre de Tibor Fischer, un livre froid et cynique, et il n’a pas pu empêcher d’éclater de rire lorsqu’il tomba sur cette phrase :
La mort ne devrait pas être arrogante. Pas élégante. Pas sexy. Pas impressionnante du tout. La mort ne devrait ressembler à ce vétérinaire. À un mec ennuyeux. Ennuyé. Lassé des rôles que jouent les gens, lassés des gens eux-mêmes. Chauve. Gros. Mal habillé. Sans rien à dire. Aucune manière de chevet. Pas de projets d’avenir. Pas d’argent. Aucun caractère. Jamais on ne l’inviterait pour un match de foot. Une bite de la taille d’une cacahuète. La gueule du mec qui tient le guichet de l’ANPE. Du petit éboueur qui ne parle pas. La mort devrait circuler en bus et n’avoir jamais rien à dire d’amusant quand elle faisait le queue.
Tibor Fischer, Ne lisez pas ce livre si vous êtes stupide
Heureusement, il conservait un peu sur lui, pour toutes les circonstances, une vision heureuse des choses. Une sorte d’arme secrète contre les saletés de la vie, un couteau suisse rempli de blagues autre gaudrioles en tout genre.
Ils reprirent le chemin de la boîte de nuit tandis que Ralph continuait à se plaindre. Il était passé au commissariat et avait demandé s’il y avait à Nice des zones dangereuses qu’un touriste ferait mieux d’éviter. « “Non, monsieur” ; soi-disant, il n’y a aucun problème de drogue dans la région. J’ai bien failli leur dire que moi, j’en avais un de taille ; je n’en trouvais nulle part. J’ai même tenté le vieux truc de m’adresser au premier Noir qui passe, mais il a essayé de me vendre des sculpture africaines. »
Tibor Fischer, Ne lisez pas ce livre si vous êtes stupide
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Alors voilà, c’était une autre ère pour lui. Même s’il passait des putain des journées et des putain de nuits, il avait la chance de pouvoir encore sourire, et tendrement même.
Un matin, il se promenait à Paris, enfin non, il ne se promenait pas vraiment, il était en fait arrivé en avance à son rendez-vous du côté de Barbès, alors il flânait dans le froid vers la rue du Faubourg Poissonnière. Au 90 de la rue Rochechouart il découvrit avec plaisir un cour intérieure pavée bordée de pots larges contenant de petits arbustes aux feuilles vert-tendre, des lauriers-roses et des troènes, quelques clématites aussi, et des lampadaires vissés aux murs, en applique, devaient, le soir tombé, rendre à ce quartier son âme de vieux Paris. Un peu plus bas, il vit passer un troupeau de petites anglaises, qui à neuf heures du matin et dans la froidure d’une matinée d’avril, ne trouvaient rien de mieux à faire que déambuler en shorts, en jupes courtes et jambes nues ou robes d’été, toutes autant qu’elles étaient, avec un bon goût vestimentaire que l’on connait aux Grands-Bretons. Cette vague sensualité débordante, de seins rondelets débordants de leur gangue de tissus peu épais, de lunettes de soleil mangeant les joues, de cuisses tendres au duvet blanc que le soleil rendait argenté, le ramena quelques instant en arrière – parce qu’il avait cette fâcheuse tendance à passer du vulgaire au raffinement -, alors qu’il avait échangé furtivement un sourire avec une femme plus âgée que lui, certainement mariée, vivant dans une belle maison en pierre de meulière. Elle avait un beau visage clair aux yeux noisette lumineux, une bouche aux lèvres fines légèrement maquillées d’un trait de rose parme qu’elle se mordait un peu nerveusement comme le font les enfants lorsqu’ils ne savent pas quoi faire. Il souriait bêtement en repensant à elle et descendit la rue du Delta avec une sérénité affichée sur le visage.
Le lendemain matin, il était pressé, mais malade. Rien à voir, mais il était passablement énervé, fatigué, rompu, mais déterminé à se rendre au travail. Alors il marchait vite. Trop vite.
Pourtant, c’est sur le trottoir d’en face qu’il vit une fille d’à peine seize ans montée sur des talons hauts, trop hauts pour elle comme pour n’importe qui, se tordre la cheville et s’étaler de tout son long en se repliant comme une girafe à qui on aurait brisé les genoux, mais il ne fit rien, détourna le regard et entendit derrière lui une voix de femme s’adresser à l’insecte qui se débattait sur le sol : “Bah alors !”, non pas sur le ton de l’inquiétude, mais quasiment du reproche. Alors il sourit. Par pûre moquerie. Par pûre méchanceté parce qu’il n’avait pas envie de se prendre de pitié pour quelqu’un qui se rend aussi ridicule. La joie lui fit revenir le sang au visage et il y repensa le soir-même sur le chemin du retour, dans le couloir du métro tandis qu’il marchait derrière une fille à l’accoutrement strict, collants et jupe gris sous laquelle dansait une paire de fesses ample et chantante dessinées par les marques d’une culotte qui était peut-être grise aussi ; elle avait dans la main une revue de sudoku et il se demanda si une fille qui faisait des sudoku dans le train était réellement si intéressante que ça, même si ses fesses étaient avenantes et continuait de lui faire envie avec son mouvement de balancier ininterrompu. C’est alors qu’il entendit quelqu’un derrière lui se vautrer comme un vieux sac lourd sur le béton peint. Deux fois ce jour là il était tellement fatigué qu’il a indiqué le mauvais chemin à des passants.
L’enfer ce ne sont pas les autres, mais lui.
Encore une fois, il a pris le train mais du côté du Champ de Mars, station qu’il ne connaissait pas et il se demanda s’il était sur le bon quai, alors il a couru pour rejoindre le haut de la station mais il s’est arrêté brusquement pour demander à une jolie fille qui attendait là s’il était sur le bon quai. Il s’attendait à ce qu’elle l’accueille avec un peu d’hostilité, mais elle avait plutôt l’air d’être contente qu’on lui adresse la parole. Ils se sont souri.
Photo © Confused vision
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